Les pèlerinages des populations tsiganes en France
p. 209-218
Texte intégral
1Cette étude porte sur les pèlerinages des populations tsiganes en France, sur leurs enjeux pour la communauté et pour les pouvoirs publics. Les enjeux politiques sont multiples mais se concentrent essentiellement autour de l’accueil et du stationnement des familles ; ils concernent aussi les questions des négociations, de l’insertion de ces populations et de leur visibilité, des enjeux électoraux. Ces enjeux s’inscrivent dans un contexte politique actuel plutôt défavorable à leur mobilité, qui peut être perçue comme une menace par les pouvoirs publics.
2Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient d’éclaircir ce que l’on entend par populations tsiganes. Le terme tsigane est utilisé comme terme générique recouvrant trois groupes aux particularités propres et qui auraient pour origine lointaine l’Inde. Ces groupes se sont diversifiés au cours de migrations historiques en Europe : les gitans, majoritaire dans le sud, les manouches, majoritaire dans le Nord, et les roms majoritaire dans les pays de l’Est. Malgré les très fortes disparités culturelles qui en découlent, ces groupes ont gardé la conscience d’appartenir à une même communauté et partagent des éléments culturels communs. Le pluriel « populations tsiganes » est privilégié du fait qu’il n’existe pas une population tsigane homogène mais qu’il s’agit d’un groupe très hétérogène, recouvrant des réalités considérablement variées, entre les groupes, selon les familles. On entend souvent le terme « gens du voyage » pour désigner ces populations tsiganes. Ce terme résulte d’une fabrication de l’administration française pour désigner des populations répondant à un statut juridique spécifique. Il apparaît pour la première fois dans la loi de 1969 pour remplacer l’ancien terme de nomade jusqu’alors utilisé. Aussi, alors que certaines populations tsiganes, (notamment les personnes sédentaires) sont exclues de cette désignation, certaines personnes ont le statut de gens du voyage sans être tsiganes (ainsi les forains). Ce terme n’a pas de réalité culturelle ou ethnique.
3Traditionnellement, les populations tsiganes ont toujours adopté la religion des pays qui les accueillaient, orthodoxes en Grèce, musulmans en Turquie, ou catholiques en Europe de l’Ouest. Ils intègrent la religion des pays où ils vivent, tout en restant en marge des institutions religieuses, avec une façon de vivre la religion à part. Aussi, depuis leur arrivée en France autour du XVe siècle, les populations tsiganes en France sont traditionnellement catholiques.
4Cependant, depuis les années 1950, après des siècles d’attachement au catholicisme, beaucoup de familles rejoignent la mouvance pentecôtiste au sein de la Mission Évangélique Tsigane – la MET –, reconnue par la fédération protestante de France. Les raisons de cet essor sont multiples. Les pasteurs sont directement issus de leur propre communauté, alors que dans la religion catholique, les rachaï – prêtres – ne sont pas tsiganes. Les raisons de ce succès sont également issues du monde catholique où les tsiganes se sentent marginalisés, incompris, mal accueillis dans les églises, dans lesquelles l’authenticité de leur foi est parfois mise en doute. S’ils font appel à l’Église pour les baptêmes et la messe pour les morts, ils se marient très peu à l’église. Toutefois, nous consacrerons cette étude au monde tsigane catholique et non pas au développement de la mouvance pentecôtiste.
5La religion est une des trois raisons principales poussant au voyage. Les deux autres étant d’une part les motivations familiales, mariage, décès, baptême, maladie, et d’autre part les raisons économiques avec la nécessité de se déplacer vers la clientèle. Depuis les années 1950 on note un regain des mobilités religieuses, qui deviennent mieux structurées. Les pèlerinages se multiplient.
L’église catholique et les tziganes : entre universalité et spécificité
6L’aumônerie nationale des gens du voyage est née en 1948, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, de la volonté de quelques prêtres, religieuses, laïcs interpellés par la situation des populations tsiganes, essentiellement à la sortie des camps après la guerre. Cette communauté en sort très affaiblie et traumatisée et a besoin de se reconstruire. L’Église s’intéresse alors de plus près à cette population, qui s’est révélée très croyante. Le père Barthelemy, un des premiers à se consacrer au monde tsigane, reconnaît que la structure paroissiale commune ne favorise pas l’évangélisation adaptée à un monde mal connu, mal intégré ou nomade. La difficulté est alors de trouver sa place en tant que voyageur dans une église sédentaire. Aujourd’hui, la pastorale des gens du voyage est l’une des composantes du Service National de la Pastorale des Migrants et des Personnes Itinérantes. L’aumônerie vise à mieux encadrer la foi des populations tsiganes et organise les pèlerinages. Elle est consciente que les pèlerinages sont un des modes privilégiés de son action.
7Les orientations actuelles de l’Église envers ces populations découlent du Conseil Pontifical des migrants et itinérants. Ce dernier a publié un document en 2009 dans lequel l’Église considère que les tsiganes ont besoin d’une pastorale spécifique, tout en maintenant l’idée que la mission de l’Église est universelle. La combinaison de spécificité et d’universalité est quelque chose de fondamental dans cette pastorale. Un parallèle entre la Bible et la condition des tsiganes est amorcé par le Conseil, à travers l’image d’un tsigane marqué par la persécution, l’exil, la souffrance, les discriminations. Les déplacements des tsiganes seraient un rappel symbolique du cheminement permanent de la vie vers l’éternité, où tout homme sur terre est pèlerin. L’Église valorise alors les tsiganes comme étant un groupe particulier de peuple pèlerin de Dieu, qui mériterait une attention spéciale. On retrouve ce discours au cours de quelques pèlerinages. L’Église cherche les moyens les plus appropriés pour annoncer l’évangile aux populations tsiganes. Elle reconnaît la nécessité de se plonger dans leur monde, beaucoup de religieux partageant la vie des voyageurs sur leurs terrains de stationnement. Pour accueillir les populations tsiganes, l’Église rappelle qu’elle valorise la culture de mobilité et de pèlerinage. Elle met en avant l’alliance de Dieu et de l’itinérance des hommes. La figure de berger et sa vie en grande partie itinérante a une place privilégiée dans la révélation biblique. C’est dans ce contexte itinérant qu’advint la confirmation de l’alliance de Dieu avec son peuple sur le Mont Sinaï. Selon l’Église, le cheminement est une caractéristique de l’attitude de tout homme dans son rapport à Dieu. La vie de Jésus est marquée par le voyage et son ministère entier est marqué par les déplacements d’une région à l’autre pour évangéliser. Le Conseil Pontifical des migrants et itinérants insiste sur la condition du Chrétien qui est un grand pèlerinage vers le royaume de Dieu. « Éternels pèlerins sur les routes du monde », c’est en ces termes, qu’en 1965, le Pape Paul VI accueille à Rome les gitans venus de toute l’Europe afin de célébrer son 68e anniversaire. Le pape leur rappelle qu’ils sont au cœur de l’Église et non en marge.
8La difficulté de l’Église réside dans le fait que son organisation est pensée pour un monde sédentaire. Les personnes sont intégrées dans un diocèse, une paroisse. Ceci dit, s’il existe une pastorale spécifique, Vincent Bassereau, prêtre à Toulouse, rappelle qu’il ne s’agit en aucun cas d’une Église dans l’Église, que c’est pleinement l’Église, que cette dernière est universelle, tout en respectant la singularité de ce monde1. Toutefois, certains tsiganes déplorent l’existence de cette pastorale qui les rejetterait encore plus. Ils ne comprennent pas pourquoi le prêtre de la paroisse les renvoie sans cesse à l’aumônier des gens du voyage, ceci même pour des personnes sédentaires.
9Les pèlerinages sont des motivations fortes au voyage pour les populations tsiganes. Il s’agit d’un acte religieux essentiel. Le mauvais accueil qui leur est parfois réservé dans les églises les incite à se retrouver entre eux pour prier à leur manière. Le père Denis Membray note que « les groupes minoritaires ont besoin de se retrouver pour vivre leur foi ».
Fonction et pratiques des pèlerinages tziganes en France
10Considérons les pèlerinages tsiganes en territoire français. La particularité de la France par rapport aux autres pays européens est sa politique envers la circulation des populations tsiganes. La circulation y est autorisée, contrairement à beaucoup de pays européens où elle y est interdite (ainsi la Roumanie ou l’Espagne). L’État a cependant mis en place plusieurs lois sévères et vexatoires afin de contrôler les populations tsiganes qui voyagent et de les en dissuader. La loi de 1912 oblige les nomades à se munir d’un carnet anthropométrique à tamponner à chaque arrivée et départ, loi abrogée et remplacée par la loi de 1969 toujours d’actualité qui remplace ces carnets par des carnets ou des livrets de circulation. Mais jusqu’à présent, même si de plus en plus de familles se sédentarisent, les déplacements perdurent toujours. La spécificité française est bien de prendre en compte le voyage dans ses dispositifs d’accueil qui permettent aux familles de faire halte et de repartir, ceci depuis la loi Besson de 19902. Ces éléments sont décisifs pour appréhender l’accueil des populations sur les lieux de pèlerinage.
11Depuis les années 1950, les mobilités des populations tsiganes sont bouleversées en raison des transformations que connaissent nos sociétés : urbanisation croissante réduisant l’espace, territoire de plus en plus planifié, obligation scolaire, disparition des métiers traditionnels, prix de l’essence. Malgré tout, le voyage reste un état d’esprit ; même sédentarisés, les tsiganes conservent un mode de vie marquée par la mobilité. Face à ce contexte de mobilité freinée, il se trouve que les pèlerinages permettent et facilitent le voyage. En effet, ce n’est plus la famille qui doit gérer le stationnement, avec tous les enjeux liés au risque des expulsions, mais les organisateurs des pèlerinages. Les familles peuvent retrouver un peu de mobilité à travers les rassemblements religieux. Pour les voyageurs c’est l’occasion de stationner dans un cadre sécurisant. Et pour les semi-sédentaires ou sédentaires, que ce soit en maison ou en caravane, c’est l’occasion de renouer avec une tradition nomade, l’occasion de revivre la vie nomade positivement.
12Dans le cadre des populations tsiganes catholiques, les pèlerinages sont un temps fort du vécu de la foi, aussi important qu’une réunion d’église, il s’agit de la manifestation religieuse principale. Les familles tsiganes fréquentent peu l’église. Les populations tsiganes ont leurs propres pèlerinages annuels, très peu sont mixtes avec les gadjé – comme contre-exemple on peut citer celui du Mont Saint Michel. En plus des deux grands pèlerinages nationaux que sont les Saintes Maries de la Mer en mai et Lourdes en août, il existe plus d’une soixantaine de pèlerinages locaux. Ce nombre varie du fait que chaque province organise les pèlerinages de son territoire, aussi certains disparaissent et de nouveaux apparaissent. Certaines familles sillonnent la France pendant la belle saison de pèlerinage en pèlerinage, créant des réseaux d’itinéraires spécifiques et reliant les lieux saints entre eux. Ces pèlerinages sont saisonniers. Les deux pèlerinages nationaux ouvrent et ferment la saison des pèlerinages.
13Le pèlerinage a trois fonctions reconnues : une fonction religieuse, une fonction familiale et une fonction commerciale. S’ajoute également une fonction de rassemblement communautaire.
14Claude Dumas, un prêtre issu de la communauté tsigane, présente le pèlerinage comme un déplacement particulier, nécessitant une rupture dans la vie de tous les jours3. Il s’agit, pour les croyants, d’un déplacement de un ou plusieurs jours pour rencontrer le sacré dans un lieu porteur d’espérance, de grâce, de remerciements. Claude Dumas souligne toutefois que si le pèlerinage est avant tout un acte religieux, c’est aussi l’occasion de retrouver la famille, des connaissances. En effet, une des caractéristiques majeures des pèlerinages tsiganes est que ce sont des déplacements collectifs, plus exactement des pèlerinages familiaux. C’est tout le groupe familial qui se déplace – groupe plus ou moins élargi – : on retrouve la parenté dispersée en France. M. Bertrand explique la décision de participer à un pèlerinage par le fait que l’on vit dans une communauté dont on suit les usages, par l’héritage familial ou local reçu. Le fait de partir en pèlerinage peut correspondre à un réflexe social de comportement répondant à des sollicitations internes et externes, personnelles ou collectives d’une communauté. Le pèlerinage est porteur d’une tradition familiale : « Ma mère, mon père, mes grands-parents sont venus ici bien avant moi, et moi je continue avec mes enfants, parce que chez nous, nous l’avons toujours fait. » C’est aussi un lieu de rencontres entre jeunes gens. On y vient pour faire la fête, faire de la musique autour de grillades.
15Ainsi, outre l’intérêt religieux proprement dit, les pèlerinages ont plusieurs intérêts pour les familles tsiganes qui y participent. Intérêt de rassemblements occasionnels de la parenté, mais aussi intérêts économiques. Le rassemblement de nombreuses personnes permet à de nouvelles dynamiques économiques d’émerger, facilite l’apparition de nouveaux circuits et la rencontre de nouvelles personnes. De plus, le déplacement étant onéreux, les familles commerçantes peuvent et doivent continuer à travailler durant cette période. Daniel Elzière, responsable de l’aumônerie, explique que : « tous ne font pas de commerce, mais que ceux qui vendent des jeans à Strasbourg, en arrivant à Lourdes s’installent aussi au marché, arrivent le camion chargé4 ». Lors des gros pèlerinages, ces rassemblements sont alors de fabuleux marchés, des lieux de rencontres, d’échanges, d’ententes, d’accords. La fonction commerciale se greffe sur la fonction religieuse. Les pèlerinages sont marqués par des temps religieux et des temps quotidiens. Entre les événements religieux, les familles vaquent à leurs occupations habituelles, voire profitent des vacances : plage aux Saintes Maries, rivière à Lourdes. Cette organisation du pèlerinage, entre moments religieux, vie quotidienne, vie de famille est particulière à cette population.
16Enfin, les pèlerinages tsiganes ont aussi pour vocation de rassembler les tsiganes à l’échelle de la communauté entière. Les rassemblements religieux réunissent la communauté tsigane dans son ensemble, avec un rassemblement des différents groupes gitans, manouches, rom, selon les implantations locales. Cette fonction prend toute son ampleur lors des deux grands pèlerinages nationaux. On se fait voir en tant que tsigane et on en est fier. Le clan appartient à un ensemble plus large, le pèlerinage transcende les différences, on est dans quelque chose de plus vaste, selon Robert Cuillé5. Ces rassemblement permettent à la communauté de se sentir unie, par exemple lorsqu’elle marche sous les bannières communes lors des processions. Le pèlerinage devient alors la propriété des voyageurs. Il s’agit de développer une sensation de force, d’affirmer la fierté d’être ce que l’on est, même si durant les pèlerinages il n’y a aucune revendication affichée, que ce soit politique ou identitaire. C’est quelque chose qui se joue de manière implicite, discrète. à travers une visibilité positive, les tsiganes se présentent comme une entité et ils donnent à voir une image positive du groupe, à travers la religion.
L’inégale implication des communes dans la préparation des pèlerinages nationaux
17La question de l’encadrement des déplacements à l’occasion des pèlerinages est cruciale pour tous les acteurs impliqués : populations tsiganes, aumôniers, responsables provinciaux, élus, riverains. Les enjeux et interventions politiques ne sont évidemment pas les mêmes selon le rayonnement du pèlerinage et sa dimension. Pour donner un ordre de grandeur, on parle de 30 000 personnes aux Saintes Maries de la Mer – incluant aussi la foule de touristes, qui représente presque plus de la moitié des personne –, et de 8 000 personnes à Lourdes. Les chiffres sont très précis sur le nombre des caravanes à Lourdes car la mairie assure un comptage systématique, comptage qui commence juste à se faire aux Saintes Maries de la Mer. Daniel Elzière déclare : « Nous sommes l’équivalent d’une ville de 7 000 à 8 000 personnes avec nos anciens, nos bébés, nos malades, notre jeunesse6. » Les pèlerinages locaux rassemblent généralement de 50 à 500 personnes. Les modes d’organisation et de gestion sont alors différents. Notamment, l’accueil est très différent à Lourdes et aux Saintes Maries de la Mer. Selon les deux municipalités, les politiques d’accueil diffèrent, ce qui joue beaucoup sur les préparations et par conséquent sur les conditions de présence. Les tsiganes se sentent mieux accueillis à Lourdes qu’aux Saintes.
18Aujourd’hui, le pèlerinage des Saintes Maries de la Mer se déroule du 19 au 25 mai. Il est connu pour ses deux processions du 24 – celle de Sara – et 25 mai – celle de Marie Salomé et Jacobé –. La procession de Sara est d’institution relativement récente, elle date de 1935, alors que les premiers témoignages de la présence tsigane datent de 1855. Au début, les prêtres ne les accompagnaient pas publiquement. Pendant longtemps les populations tsiganes ont été exclues de ces processions. Ils étaient seulement autorisés à se retrouver dans la crypte autour de la statue de Sara. Si l’histoire de Sara reste un mystère pour les historiens, les tsiganes la considèrent comme leur sainte, et l’ont adopté comme patronne et protectrice. Aujourd’hui ce pèlerinage a pris une telle importance qu’il est devenu l’emblème d’une communauté.
19Le pèlerinage des gens du voyage à Lourdes existe depuis 1956. Les pèlerins viennent pour rendre hommage à Marie qui serait venue adresser un message à Bernadette Soubirou à la grotte de Lourdes. Lourdes reçoit six millions de visiteurs par an. Lourdes n’est donc pas un pèlerinage uniquement tsigane, à la différence du pèlerinage des Saintes Maries : le pèlerinage tsigane se fond dans la masse des autres pèlerinages.
20Le pèlerinage de Lourdes est préparé en amont avec tous les acteurs concernés : la préfecture de Tarbes, la mairie de Lourdes, les services de la gendarmerie et de la police, les pompiers, les responsables de l’aumônerie des gens du voyage. Par contre tout ce qui a trait aux événements proprement religieux est travaillé entre l’aumônerie nationale des Gens du voyage et les Sanctuaires. Le programme est donc défini longtemps à l’avance. Cette rigueur d’organisation date d’il y a 10 ans ; avant cela le pèlerinage était chaotique selon les mots du maire. Pour cadrer le pèlerinage, le maire s’est déplacé à Toulouse, accompagné du commissaire de police de Lourdes, pour rencontrer l’aumônerie nationale des gens du voyage. C’est de là qu’est née l’organisation terrain par terrain, sur la base de médiateurs volontaires, dont les noms et coordonnées sont listés. Ceci dans le but de responsabiliser les populations tsiganes. Depuis, trois rencontres sont organisés en amont. Et durant le pèlerinage, le maire se rend tous les jours sur les terrains. Le maire insiste bien sur le fait qu’une collectivité territoriale ne peut toutefois pas être organisatrice de pèlerinage et que son rôle est seulement de favoriser l’accueil des populations tsiganes de façon à ce qu’il y ait le moins de dérangement possible pour la ville : « On est dans une fonction extra-ordinaire qu’il faut gérer au mieux pour le bien-être de tous. » Aucun autre pèlerinage n’est traité par la mairie. C’est également le seul pèlerinage qui coûte de l’argent à la commune. Le maire reconnait que la clé de la réussite de ce pèlerinage est le dialogue entre tous les acteurs. Son rôle intervient aussi dans les pouvoirs de police pour l’organisation de ce type d’événement sur son territoire. Ici encore, le dialogue ville-police est mis en avant. Il s’agit de définir les terrains, le nombre de place de chacun, et leur géographie. Tout ceci est fixé à Lourdes par un arrêté municipal. Toute cette préparation se fait toujours en étroite collaboration avec l’aumônerie et la direction du pèlerinage. À Lourdes, un médiateur est nommé, et pendant la période il ne fait que ça : de la médiation entre les familles, les groupes, les lieux, les espaces de vie : « Ce n’est pas une organisation modèle, mais ça se veut modèle7. »
21Aux Saintes Maries de la Mer, ces rencontres en amont n’existent pas. Le pèlerinage est organisé par les aumôniers de la région PACA et du Languedoc Roussillon, qui se réunissent deux fois en amont pour concevoir le programme et préparer les inscriptions. Mais cette préparation se fait sans véritable concertation avec la mairie et la police, qui préparent le pèlerinage de leur côté. C’est une fois sur place pour le pèlerinage que les discussions s’ouvrent, un responsable allant rencontrer le maire chaque jour. Les tensions sont nombreuses entre la mairie et le pèlerinage.
22La préparation est donc moins structurée qu’à Lourdes. Il est vrai que Lourdes est une ville d’accueil, qui est en quelque sorte faite pour accueillir des pèlerins. La ville a une longue expérience d’accueil des groupes de pèlerins. Les Saintes Maries n’ont pas cette expérience quotidienne d’accueil, ce n’est qu’un petit village de Camargue comme aime le rappeler l’office du tourisme qui connait deux pèlerinages par an. D’où certainement le côté folklorique attaché au pèlerinage des Saintes Maries, n’existant pas à Lourdes qui est vécu comme un pèlerinage beaucoup plus spirituel par les tsiganes. Aux Saintes Maries puisque c’est un pèlerinage honorant la sainte des gitans, donc tourné vers les gens du voyage, beaucoup de touristes et de journalistes se déplacent. Ce qui crée une ambiance particulière, avec des musiciens envahissant les rues, des spectacles. Un marché est mis en place spécialement pour eux, sur la Place des Gitans, alors qu’à Lourdes ils sont envoyés sur le marché de la ville.
23L’enjeu de paix et de sécurité publique est prioritaire du point de vue des pouvoirs publics. La question de la sécurisation de la ville lors de ces pèlerinages représente un enjeu majeur pour les élus. L’arrivée de ces pèlerinages peut effrayer la population. Les élus sont alors soucieux de rassurer leurs habitants et électeurs. Aux Saintes Maries de la Mer, les commerces commencent à fermer à 18 h, les bars également. À Lourdes, la mairie a mis en place une assistance permanente légale pour aider un établissement à fermer.
24Outre le rôle des pouvoirs publics locaux, le rôle de l’aumônerie des gens du voyage est principal. Son intérêt est de travailler en co-organisation avec les pouvoirs publics. Chaque pèlerinage est géré par un responsable de l’aumônerie. Cette équipe a également pour mission de rappeler les règles : gestion de l’eau et électricité, respect des équipements, respect du code de la route. Sur chaque terrain est installé un point d’aumônerie animé par un rachaï. Ces points permettent d’intensifier l’évangélisation et de mieux contrôler les terrains en jouant le lien de proximité. Outre ces points d’aumônerie repartis selon les terrains occupés, il existe un point d’aumônerie central. C’est là que tous les aumôniers et personnes de l’équipe de l’aumônerie nationale se retrouvent, c’est également un lieu d’accueil pour les visiteurs. Aux Saintes Maries, ce lieu est situé à proximité immédiate de l’église, alors qu’à Lourdes, les tsiganes n’étant pas les seuls pèlerins à ce moment-là, le point est situé près du plus grand terrain de stationnement central dans la ville.
La question cruciale du stationnement
25Aussi bien à Lourdes qu’aux Saintes Maries de la Mer, les familles commencent à arriver une dizaine de jours avant les dates de procession. Si le pèlerinage de Lourdes est prévu du 20 au 24, les familles commencent à arriver sur Lourdes et la région dès le 10-15 août. La mairie de Lourdes a compris qu’il est important pour le bon déroulement de l’accueil de fixer un cadre avec des dates précises d’ouverture des terrains. La mairie de Lourdes protège les terrains, notamment les parkings, jusqu’à la date d’ouverture. À l’approche des dates d’ouverture, la demande des familles est de plus en plus pressante. Il est important d’organiser au mieux l’arrivée de ces pèlerins à Lourdes du fait que cette période connait d’autres pèlerinages parallèles importants, comme celui du 15 août pour la fête de l’Assomption, qui rassemble de 30 000 à 50 000 visiteurs. Les dates d’arrivée et de départ sont revues chaque année et dépendent des arrêtés municipaux. Les tsiganes attendent impatiemment ces ouvertures dans les environs de Lourdes. Quelques jours avant l’ouverture des terrains, des agents de la sécurité de la voie publique sont installés sur les points de référence d’arrivée, c’est-à-dire le nord et l’ouest de la ville. Ces forces attendent l’arrivée des familles et ils les font patienter pour créer des groupes, plus facile à accompagner jusqu’aux terrains. Quand l’ouverture est prévue à 15 h, dès 9 h des familles se pressent en bloquant la route et attendent la journée entière. Pour le maire de Lourdes, c’est un peu un jeu. Il souligne que l’ambiance est plutôt bon enfant, certains parient pour être les premiers.
26À leur arrivée sur les sites de pèlerinage, les familles s’installent selon les retrouvailles familiales. Aussi, dans les grands pèlerinages à rayonnement national, les places de stationnement sont organisées selon les groupes familiaux. Les groupes se reconnaissent et s’installent ensemble, il n’y a pas de brassage entre plusieurs groupes. Les premiers arrivés choisissent les meilleurs emplacements et réservent les places pour leur entourage en créant ainsi un espace familial. à Lourdes, on compte 1200 places de caravanes réparties sur une vingtaine de terrains bien identifiés, avec chacun un nombre de places précis. « À 1200 caravanes, on sait gérer, à 1300 c’est difficile » dit le maire. S’il y a dépassement, on autorise l’installation sur des terrains qui étaient interdits. Les terrains d’accueil sont des terrains municipaux ou des terrains qui ont fait l’objet de conventions.
27Aux Saintes, les terrains sont moins bien identifiés, il y a plus de dispersion. L’office de tourisme écrit tout de même que « les caravanes ne sont pas disposées au hasard, cette cité éphémère a ses ruelles, ses avenues, ses quartiers ». L’accueil est unanimement reconnu comme étant de moins en moins bon, certain allant jusqu’à dire que les tsiganes deviennent indésirables dans la ville. Pourtant l’office de tourisme n’hésite pas à avancer que « pendant 8 à 10 jours, les gitans sont ici chez eux. Ils s’installent dans les rues, sur les places, au bord de la mer... », alors qu’aucun de ces lieux ne leur est aujourd’hui autorisé et que le centre-ville s’est doté de piquets. Marc Bordigani, sociologue, note une évolution marquante, il se rappelle que dans les années 1980, les caravanes stationnaient partout, dans toutes les rues8. Les caravanes sont réparties à la périphérie de la ville, sur des terrains de stationnement débordés et insuffisamment aménagés. On peut rappeler aussi que la situation était également conflictuelle avec l’ancien aumônier de la région, qui refusait de reconnaitre la condition de sainteté à Sara, du fait qu’elle n’est pas reconnue au Vatican. Il voulait donc supprimer sa procession. Puis le Père Prunier a été nommée en 2010. On voit là que le pèlerinage aux Saintes Maries de la Mer s’inscrit dans un contexte quelque peu tendu. Beaucoup de personnes (prêtres, tsiganes, chercheurs) s’interrogent sur le devenir de ce pèlerinage.
28Quant au départ, les familles ont jusqu’au lendemain de la fin du pèlerinage pour libérer l’espace. Aux Saintes Maries, dès le 25 au soir, le village se vide, d’autant plus si le 26 est un jour d’école. Quant à Lourdes le départ est aussi fonction des dates des vendanges.
29Aujourd’hui le mouvement catholique est en pleine recomposition, et mutation, du fait de l’explosion du pentecôtisme. Aussi le monde catholique emprunte des manières de faire des pentecôtistes, qui a réussi à mieux se couler dans la culture tsigane. On voit apparaître l’idée de tournée missionnaire catholique, avec notamment l’association La Tente de la rencontre.
30Aux enjeux d’accueil sur les sites de pèlerinage qui ont été développés tout au long de cette étude, il conviendrait de compléter par les enjeux d’accueil sur les routes des pèlerinages. En effet, l’accueil de ces groupes en route vers les pèlerinages pose d’autres problèmes. Les groupes catholiques utilisent très peu les aires de grands passages déterminées par chaque schéma départemental d’accueil des gens du voyage.
Notes de bas de page
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