La Marche de Vidovdan : dimensions religieuses et politiques d’un pèlerinage au Kosovo
p. 155-163
Texte intégral
1Les pratiques pèlerines serbes au Kosovo peuvent être grossièrement distribuées en trois catégories distinctes en fonction, entre autres, de leurs organisateurs. Viennent premièrement les pèlerinages organisés par des agences touristiques privées proposant, pour des durées variant d’un à quatre jours, la visite des principaux monastères orthodoxes du Kosovo. Deuxièmement, l’Église orthodoxe serbe elle-même propose à ses ouailles des déplacements et des séjours dans ces mêmes monastères. Enfin, les pèlerinages organisés par des associations à caractère plus ou moins politique : c’est le cas du Mouvement 1389 (en serbe : Pokret 1389) qui organise, chaque année depuis 2007, la Marche de Vidovdan, sur laquelle porte ce chapitre. Il importe de préciser d’emblée que ce texte qui constitue le produit des rencontres de Poitiers de mai 2012 cherche moins à développer des résultats aboutis – il s’agit en effet d’une recherche en cours – que des éléments ethnographiques issus de ma participation aux Marches de Vidovdan de 2011 et de 2012.
2Dans un premier temps, nous présenterons brièvement le mouvement à l’origine de la Marche de Vidovdan, le Pokret 1389, ainsi que la Marche elle-même. L’usage du terme « Marche » fait ici directement référence au nom même de l’événement en serbe : Vidovdanski Marš. Toutefois, si cette Marche s’inscrit de plain-pied dans le cadre d’une rencontre et d’un ouvrage dédiés aux « pèlerinages », c’est que ses organisateurs et participants font un usage synonymique des termes « marche » et « pèlerinage » (en serbe : hodočašće, de hodati, « marcher », et de čast, « honneur »). Dans un second temps, il sera question de ce qui nous intéresse ici, à savoir les dimensions religieuses et politiques de ce pèlerinage. Nous montrerons que les raisons même de sa récente création ainsi que ses objectifs spatiaux et symboliques ne peuvent qu’inviter le chercheur à penser ces deux catégories en rapport à la réalisation pratique et concrète de ce pèlerinage contemporain, à sa mise en acte.
Le mouvement 1389 et la marche de Vidovdan
3Le Mouvement 1389 est créé en octobre 2004 à l’instigation de jeunes gens alors âgés d’une vingtaine d’années et bien décidés à « agir maintenant » pour la « Patrie » (Otadžbina) et à « prendre en main le destin du peuple serbe » pour la mise en place d’une « meilleure Serbie1 ». Selon le premier article du statut du Mouvement 1389, il s’agit d’une association non-gouvernementale, à but non-lucratif et revendiquant un positionnement hors des politiques partisanes2. Sa force supposée ne réside donc pas dans l’existence d’un électorat, et, ainsi, d’un poids particulier sur la scène politique belgradoise et serbe, mais relève plutôt des membres qui le composent et des actions concrètes qu’ils réalisent : les manifestations, les conférences de presse et les prises de position publiques sur des sujets de société allant des identités sexuelles à la politique internationale, le placardage d’affiches et, bien sûr, les pèlerinages. Le Mouvement en organise deux : le premier, depuis 2007, au Kosovo, dont il est question ici et le deuxième en République serbe de Bosnie (Republika Srpska), région du nord de la Bosnie, depuis 2009.
4En 2007, le Mouvement 1389, alors connu sous le nom de Srpski narodni pokret 1389, soit le Mouvement populaire serbe 1389, met en place la première Marche de Vidovdan dont l’objectif est de relier Belgrade, la capitale de la Serbie, à Kosovska Mitrovica au Kosovo qui représente la frontière entre le nord à majorité serbe et le sud à majorité albanaise. Soit un parcours de plus de 350 kilomètres à pied. Le départ est donné le 14 juin et l’arrivée est prévue pour le 27 juin à la veille des commémorations de la bataille médiévale du Kosovo3 du 28 juin 1389 (le 15 juin, selon le calendrier julien) au monastère de Gračanica, enclave serbe au Kosovo, et à Gazimestan, lieu accueillant le mémorial en l’honneur de Lazar Hrebeljanović (1329-1389), chef de la coalition ayant lutté contre la progression vers le nord des troupes ottomanes de Murad I (1326-1389). Ces commémorations seront brièvement décrites plus amplement dans la suite du texte, en raison de l’importance de leur poids symbolique pour les pèlerins de la Marche de Vidovdan.
5Si les deux premières Marches sont un succès en termes d’affluence (plus de cent personnes4), en 2009, des dissensions entraînent une scission en trois groupes distincts. La source de cette fragmentation est avant tout idéologique : nombreuses sont les conceptions de ce que devrait être et représenter le pèlerinage. Des conceptions qui se traduisent bien évidemment, sur le terrain, par des comportements forts différents. Un pèlerin ayant participé aux six éditions de la Marche et donc bien au fait de ces questions m’expliqua sarcastiquement la situation en ces termes5 : « Il y a maintenant trois groupes de pèlerins : premièrement, il a y nous, les religieux, deuxièmement il y a les fêtards et, troisièmement, il y a les četnici6. » Ces trois groupes correspondant respectivement au Mouvement 1389, au Mouvement populaire serbe 1389 Nôtres (Srpski Narodni Pokret 1389 Naši), les « fêtards », et au groupe de pèlerins nommé les « pèlerins serbes », soit les Srpski hodočasnici, les « četnici ». Lors des Marches de 2011 et de 2012, le nombre de pèlerins a fluctué entre 15 et 35 personnes – certaines ne faisant pas toute la route et rejoignant le groupe après son départ ou le quittant avant la fin. Ces pèlerins sont majoritairement des hommes (seulement 3 à 4 femmes en 2011 et 2 à 3 en 2012) qui ont entre 25 et 35 ans pour la plupart. Toutefois, quelques personnes plus âgées y participent également – l’aîné a, par exemple, plus de 70 ans – ainsi que certains jeunes – des enfants accompagnant leur père ont participé aux Marches de 2011 et de 2012 et un jeune homme de 16 ans est venu seul en 2012. Pour finir, il faut encore préciser que les activités professionnelles de ces pèlerins sont extrêmement variées : agriculteur, docteur et chercheur en astrophysique, chômeur, étudiant en géométrie, délinquant, ingénieur, avocat, écrivain, vendeur, etc.
6Sans décrire la Marche dans tous ses détails, il est possible d’identifier certains des éléments permettant d’approcher ce que nous qualifierions – à ce stade – de « tension » entre, d’une part, les éléments faisant explicitement référence à son caractère religieux, c’est-à-dire à son inscription dans l’idéologie et les pratiques promulguées par le Patriarcat de l’Église orthodoxe serbe, et, d’autre part, à ceux renvoyant à son caractère politique principal : la revendication territoriale du Kosovo.
La Marche de Vidovdan : entre démonstration de foi et manifestation politique
7Qualifiée de « pèlerinage et de marche humanitaire de foi et de volonté » par ses promoteurs et organisateurs, la Marche de Vidovdan est d’emblée inscrite dans une compréhension et une dimension religieuses du pèlerinage. Un rapide coup d’œil au site internet du Mouvement 1389 suffit pour se rendre compte de cette inscription : pas besoin d’être serbophone, le graphisme et l’iconographie parlent d’eux-mêmes7. Au-delà du site internet, les lieux et les pratiques qui font partie de la Marche sont eux aussi révélateurs. Ainsi, il convient de considérer pour commencer le lieu de rendez-vous et de départ de la Marche de Vidovdan. Si les lieux de pèlerinage, les objectifs géographiques des déplacements des pèlerins sont souvent un des axes d’analyse privilégiés par les universitaires, ce cas particulier montre que le lieu de départ peut parfois aussi s’avérer significatif. Le point de rencontre de la Marche de Vidovdan est en effet fixé sur le parvis du temple orthodoxe de Saint Sava à Belgrade, Hram Svetog Save, considéré comme le fondateur, au début du xiiie siècle (1219), de l’Église orthodoxe serbe autocéphale. Ce lieu de rendez-vous inscrit déjà la Marche sous la coupole de l’Église. Une inscription qui se solidifie et se cristallise au cours d’une première liturgie effectuée dans une chapelle jouxtant le bâtiment principal ainsi que, notamment, par la présence dans le groupe d’une croix de pèlerin à laquelle est accrochée une magnifique broderie représentant Saint Georges au moment où il s’apprête à frapper son dragon. Une fois la liturgie effectuée, les pèlerins se munissent de leurs différents drapeaux (serbe, byzantin, de la Russie tsariste, etc.) et prennent la route pour une première journée de marche d’une trentaine de kilomètres. De même, les icônes ne sont pas uniquement présentes sur le site internet du Mouvement. Le minibus qui accompagne le groupe de marcheurs en a son tableau de bord décoré et quelques pèlerins en portent chacun une tout au long du voyage.
8Un second élément renvoyant explicitement au religieux est la pratique du post : pendant la marche du Mouvement 1389, les pèlerins sont fortement invités à faire abstinence de tout aliment à base de ou comportant viandes, produits laitiers et œufs. Outre le fait qu’il s’agit d’un des nombreux moments de carême prescrits par le calendrier de l’Église orthodoxe serbe, cela répond aussi à la nécessité, pour les pèlerins, de faire preuve de leur foi. Une foi telle qu’elle leur permet la réalisation d’un effort physique aussi intense que soutenu. À ces interdits alimentaires s’ajoute celui de la consommation de boissons alcoolisées durant la journée, tel que stipulé dans le règlement de la Marche distribué aux pèlerins. Il importe toutefois de relativiser ces propos : si la majorité des pèlerins de la Marche acceptent ces interdits, ce n’est pas toujours le cas. En effet, quelques uns ont tendance à disparaitre parfois dans la nature afin de manger une pljeskavica8 ou de boire quelques verres en route. Quand il ne s’agit pas de fumer un joint... Ces comportements bien éloignés des discours officiels cadrant la réalisation du pèlerinage sont fréquemment facteurs de tensions au sein du groupe. Comme ce pèlerin qui, un jour, à une pause déjeuner de la Marche de juin 2011, se fâcha avec un organisateur-accompagnateur qui lui rappelait ces interdits alors qu’il insistait pour boire une eau-de-vie : « Les popes ne boivent-ils pas, eux ? ! » s’énerva-t-il en reprenant la route.
9Les diverses étapes quotidiennes du pèlerinage sont elles aussi l’occasion de réaffirmer ce lien à la foi orthodoxe et à son Église, notamment à travers les moments récurrents de prière. Suite au réveil fixé invariablement à 7 heures, le groupe de pèlerin se rend au lieu de culte le plus proche – église ou monastère – afin d’y prendre part à une liturgie ainsi que, dans certains cas, à une bénédiction des popes ou des moines. Dans les cas où il n’y a pas de lieu de culte à proximité, les pèlerins mettent alors en place leur propre autel à l’aide des différentes icônes qui accompagnent le groupe et l’un des pèlerins se charge de la lecture de textes sacrés. En plus de ces moments de prière et de recueillement en des lieux explicitement liés à l’Église, les pèlerins prient avant chaque repas. Si, lors de la Marche de 2011, un pèlerin russe venu tout spécialement de Moscou faisait la lecture de quelques passages d’un livre de prières en slavon, en 2012, le Pater Noster était quant à lui récité par un pèlerin volontaire. Les liturgies données par les membres reconnus de l’Église sont payées directement par l’organisateur-accompagnateur. Il s’agit donc là de services payants – au même titre que le sont les baptêmes, les mariages et les enterrements. Ceci invite à remettre en question l’idée d’un engagement explicite de l’Église dans ce pèlerinage. Néanmoins, si l’Église, en tant qu’institution religieuse nationale, ne s’investit pas directement dans l’organisation ou dans le déroulement du pèlerinage, il faut noter que la participation et/ou la non-participation de l’Église dépend aussi et surtout de ses représentations locales. L’accueil des pèlerins n’est en effet jamais identique d’un lieu de culte à un autre. Dans certains cas, il est chaleureux, voire très chaleureux : liturgies gratuites et personnalisées avec bénédiction des pèlerins, repas et gîte offerts, longues discussions avec le pope. Dans d’autres contextes, par contre, l’accueil est pour le moins distant : liturgies payantes et dépersonnalisées, ordinaires, perplexité face à la présence des pèlerins à proximité d’un monastère, et même, une fois, le non respect du rendez-vous fixé pour la liturgie matinale. Ces premières expériences de terrain m’ont donné à interpréter ces différences de perception et de participation au pèlerinage de la part des représentants ecclésiastiques locaux par au moins deux facteurs : premièrement, la proximité idéologique envers les aspects politiques de la Marche de Vidovdan et deuxièmement, les expériences vécues lors des premières éditions du pèlerinage. Le premier facteur renvoie à la dimension politique de ce pèlerinage comme mode de manifestation publique de la revendication territoriale du Kosovo. Quant au second facteur, il fait directement écho aux raisons de la scission du groupe initial en trois groupes distincts évoquée précédemment. Il m’a été expliqué à plusieurs reprises par quelques pèlerins ainsi que par l’un des organisateurs-accompagnateurs qu’une de ces raisons était le caractère désiré du pèlerinage par différents individus : si les organisateurs du Mouvement1389 donnent une coloration religieuse à leur marche, ceux du Mouvement populaire serbe 1389 Nôtres lui donnent un caractère plus festif. Il est à ce propos instructif de noter que les premiers présentent la Marche de Vidovdan comme un chemin de croix, de repentir, qui se doit d’être effectué dans l’esprit des héros médiévaux serbes, des soldats de Dieu, pour ainsi dire, alors que les seconds sont quant à eux préparés aux éventualités liées à une consommation de boissons alcoolisées trop intense : un de leurs membres et organisateurs m’expliqua ainsi en souriant que leur marche était accompagnée d’un autocar : « Comme cela, si tu bois trop un soir et que tu ne peux pas marcher le lendemain, tu peux te reposer. » Raison tout à fait inconcevable pour les organisateurs du Mouvement 1389 qui interdisent, comme il vient d’être noté, d’une part, la consommation d’alcool pendant les parcours quotidiens et la déconseille vivement une fois l’étape du jour terminée et, d’autre part, n’autorise l’utilisation du minibus qui accompagne le groupe qu’en cas d’excuses justifiées, à savoir de maladie ou de blessure. Pour revenir aux différences locales d’appréhensions de la Marche de Vidovdan par les membres de l’Église, il est aisément compréhensible que des moines n’apprécient que moyennement la présence d’un groupe de jeunes gens enivrés chantant et riant toute la nuit aux alentours des enceintes de leur lieu de retraite...
10Afin de conclure ces quelques remarques sur la participation ou la non-participation des membres de l’Église, il importe de rapporter finalement le fait que la marche du Mouvement 1389 est effectuée avec l’accord et la bénédiction du Patriarcat, ce qui n’est pas le cas, m’expliqua l’un des organisateurs-accompagnateurs9, de celle du Mouvement populaire serbe 1389 Nôtres. D’ailleurs, ce même Patriarcat, représenté par la figure d’Irinej, le Patriarche actuel de l’Église orthodoxe serbe, est présent lors des commémorations de la bataille du Kosovo. Ce dernier, en date du 28 juin, y célèbre alors une longue liturgie au monastère de Gračanica puis, à Gazimestan, un parastos, soit une messe pour les défunts.
11Arrêtons-nous à présent sur ces commémorations du 28 juin, l’objectif géographique et symbolique de la Marche de Vidovdan. Un objectif qui pose un certain nombre de problèmes sécuritaires puisqu’il est question de plusieurs milliers d’individus se refusant à reconnaître l’indépendance du Kosovo, déclarée unilatéralement en février 2008, puisqu’ils considèrent ce territoire comme « le berceau de la Serbie », pour reprendre un des célèbres slogans légitimant cette prise de position.
12Au matin du 28, donc, les pèlerins qui ont passé la nuit à Kosovska Mitrovica prennent part à un convoi motorisé et protégé par la police du Kosovo, la KFOR (Kosovo Force, force de sécurité de l’OTAN) et par l’EULEX (force de police de la communauté européenne) réunissant toutes les personnes désireuses de participer aux commémorations. Ces commémorations sont un lieu de rencontre particulièrement saillant entre les hautes autorités de l’Église orthodoxe serbe et plusieurs mouvements plus ou moins « nationalistes », certains relativement proches de mouvances néo-nazies, aussi qualifiée de « clérico-fascistes » par certains experts et journalistes.
13Au monastère de Gračanica, le Patriarche donne une longue liturgie de près de 3 heures qu’il conclut par un discours à l’intention des personnes présentes (rappelons qu’il ne s’agit plus uniquement des pèlerins de la Marche de Vidovdan : selon les estimations de la presse des jours suivants les commémorations de 2011 et de 2012, il y aurait eu entre 3 000 et 5 000 participants). Ces discours, qui mériteraient d’être plus amplement analysés, sont une bonne illustration de cette passerelle qui lie, en Serbie du moins, l’Église au politique. Le Patriarche Irinej, en fonction depuis 2010, y soulignait en effet, en 2011, l’importance « pour la terre, et le peuple serbe » du territoire du Kosovo. Retirer le Kosovo à la Serbie serait comme retirer sa tête à un mouton souligna-t-il à cette occasion. Cette insistance sur l’importance du Kosovo pour la Serbie et son peuple, sur l’appartenance de cette terre au peuple serbe, me paraît tout à fait pouvoir être entendue comme une prise de position politique de l’Église, par la voix de son représentant suprême, sur la non-reconnaissance de l’indépendance du Kosovo.
14Ce refus de reconnaissance de l’indépendance du Kosovo est le fruit d’une longue histoire entre la Serbie et le Kosovo que les pèlerins du Mouvement 1389 et les acteurs principaux des commémorations, font remonter – au moins – au XIIe siècle, lorsque ce qui était alors appelé le Royaume de Serbie se trouvait sur le territoire de l’actuel Kosovo où l’on trouve encore plusieurs centaines de monastères orthodoxes. D’où les diverses expressions récurrentes dans les discours des personnes refusant de reconnaître l’indépendance du Kosovo telles que « le Kosovo est le berceau de la Serbie », « le Kosovo est le cœur de la Serbie » ou, plus simplement, « le Kosovo, c’est le Serbie. » La bataille du Kosovo marque, de ce point de vue ainsi que pour une certaine tradition historiographique, le début du déclin de ce royaume médiéval pliant peu à peu sous le joug des occupants ottomans, mais aussi l’entrée du peuple serbe dans le « Royaume des Cieux » par le sacrifice de ses héros. Si nous faisons usage ici de l’expression de « tradition historiographique », c’est évidemment pour souligner que nous sommes en présence d’un objet particulièrement discuté et soumis à de nombreuses controverses. Il est toutefois reconnu que le récit, le mythe ou la légende de la Bataille, a entre autres été perpétué, d’une part, par la tradition des chants (pesme) épiques, et d’autre part, par les autorités ecclésiastiques, dès la fin du xive siècle. Ces divers éléments, trop brièvement présentés ici, ont fait l’objet, surtout dès les débuts du xixe siècle, lors des premières luttes d’indépendance, d’une réappropriation et d’un usage politique par les acteurs impliqués dans les divers processus de construction nationale et ce, jusqu’au fameux discours prononcé par Slobodan Milošević le 28 juin 1989, pour le 600e anniversaire de la bataille du Kosovo, devant plus d’un million d’auditeurs.
15La présence des plus hauts représentants de l’Église orthodoxe serbe en conclusion de ce pèlerinage n’a ainsi rien de bien surprenant, une fois posé ce regard localisé et historicisé. Elle est de surcroit légitimée par ce que Yves Tomić a appelé le « réveil du religieux10 », en Serbie, qui fait suite, pre-mièrement, à la fin de la seconde Yougoslavie (dès le milieu des années 1980) et, deuxièmement, à la chute de Slobodan Milošević en 2000.
Conclusion
16La présentation officielle de la Marche ainsi que plusieurs aspects de son quotidien renvoient directement à sa dimension religieuse : le slogan de présentation de la Marche faisant référence à une « marche de foi et de volonté », le règlement rappelant des règles de conduite dignes de la foi orthodoxe et des héros nationaux, les prières matinales et celles précédant les repas, la présence de symboles religieux tels que la croix de pèlerins et plusieurs icônes et enfin la pratique du jeûne. La question politique n’est cependant pas absente puisqu’elle se situe dans l’objectif géographique même de la Marche de Vidovdan et que la grande majorité des pèlerins s’y rendent pour réaffirmer un lien territorial, autant qu’un lien spirituel. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter que le pèlerinage ne se fait que sur route, l’objectif étant d’être vu et de faire voir. Cette interrelation entre ces dimensions religieuse et politique se retrouve d’ailleurs dans les principes de base du Mouvement : le patriotisme, la foi orthodoxe, la concorde, la préservation de la pureté et de la richesse de la langue serbe, les valeurs familiales, la souveraineté étatique et l’intégrité territoriale de la Serbie11.
17Eu égard à ce qui a été décrit, il semble que la Marche de Vidovdan puisse à juste titre être qualifiée de « pèlerinage politique ». Ce couple de termes paraît approprié en ce qu’il unit la dimension religieuse ordinairement attribuée aux pratiques pèlerines et la dimension politique que l’on retrouve clairement dans le cas de cette marche, notamment par la publicisation, par l’intermédiaire, pour ainsi dire, d’une marche sur le Kosovo, de la continuité de la lutte pour l’intégrité territoriale de la Serbie. Les pèlerins de la Marche de Vidovdan pourraient tout à fait être considérés comme des « pèlerin-militants » qui cherchent « à nourrir leur foi et leur militantisme dans le pèlerinage12 ».
18En écrivant ces dernières lignes, il apparaît ainsi qu’il s’avèrera fondamental de reconsidérer l’usage dichotomique des catégories analytiques que sont « le religieux » et « le politique ». L’insistance de l’organisateur-accompagnateur à affirmer que la Marche de Vidovdan est un pèlerinage et qu’il s’agit donc d’une pratique religieuse, ne l’a pas empêché, en cours de route, d’arracher quelques affiches de « propagande occidentale », soit des affiches de l’OTAN, ou de laisser certains pèlerins peindre le nom du mouvement au spray sur les murs des villes et villages du Kosovo que nous traversions, ou sur les panneaux indiquant la « frontière13 » entre la Serbie et le Kosovo. Il en va d’ailleurs partiellement de même, dans le reflet d’un miroir inversé, pour l’Église orthodoxe serbe – par l’intermédiaire, notamment, du discours du Patriarche – qui ancre la revendication politique territoriale du Kosovo dans un récit historique et une histoire « divine » de la Serbie et de son peuple.
Notes de bas de page
1 Site internet du Mouvement 1389 [http://1389.org.rs/onama.html], consulté en juillet 2012.
2 Ibid. [http://1389.org.rs/statut.html], consulté en juillet 2012.
3 Aussi connue sous le nom de la bataille de Kosovo Polje.
4 Ce chiffre, qui paraît bien faible en comparaison des pèlerinages regroupant plusieurs milliers, voire plusieurs millions d’individus, demeure, à son échelle, un succès certain si l’on garde ses conditions d’émergence à l’esprit.
5 Entretien avec M. K., Belgrade, juin 2011.
6 Les četnici (lire : « tchétnitsi ») étaient les combattants de Dragoljub « Draža » Mihailović (1893-1946), général du mouvement homonyme de résistance contre l’occupation allemande lors de la Seconde Guerre mondiale.
7 Voir par exemple la page de présentation de la Marche de Vidovdan 2012 sur le site internet du Mouvement 1389 [http://www.1389.org.rs/vidovdanskimars2012.html], consultée en juillet 2012.
8 Hamburger très fréquent dans les Balkans en général.
9 Entretien avec R. L., Raška, juin 2012.
10 Tomić Y., « Du réveil national au « réveil » religieux ? Le cas de la Serbie au tournant du XXIe siècle », Balkanologie, no 9 (vol. 1-2), 2005, p. 219-234.
11 Ibid. [http://1389.org.rs/osnovna%20nacela.html], consulté en juillet 2012.
12 Rencontres de Poitiers, le 10 mai 2012.
13 Les pèlerins refusent cette appellation de « frontière » et lui préfèrent celle de « ligne administrative ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008