L’ambassade de France près le Saint-Siège et l’essor du pèlerinage romain (XIXe-XXe siècles)
p. 75-87
Texte intégral
Diplomatie et pèlerinage
1Le pèlerinage peut être parfois un problème pour la diplomatie ; à tout le moins est-il souvent une question pour elle, lorsqu’il s’agit de l’ambassade de France près le Saint-Siège. Les liens entre diplomatie et pèlerinage sont d’abord de nature juridique. Parmi les missions traditionnelles de la diplomatie – représentation ; négociation ; information ; communication ; protection – cette dernière concerne les pèlerins internationaux, ressortissants d’un pays séjournant dans un autre et donc placés sous la protection dite « consulaire1 ».
2Le cas du pèlerinage romain y ajoute un aspect moins juridique et pleinement politique, du fait de sa signification symbolique qui a toujours été très forte. Les pèlerins catholiques qui se rendent à Rome ne viennent-il pas rendre un hommage, le plus souvent collectif et public, à un souverain autre que le leur ? La frontière entre la dimension religieuse de la démarche et la dimension politique de l’allégeance qu’elle paraît comporter est un grand et beau sujet de polémique – ou simplement de dissertation – qui a traversé les siècles.
3Le pèlerinage romain nous engage à réfléchir sur les relations entre pèlerinage et politique, non seulement parce qu’il est le plus ancien d’Europe et l’un des plus anciens du monde – il est attesté dès les premiers siècles de l’histoire chrétienne – mais surtout parce qu’il a depuis bien longtemps une évidente coloration politique. Faut-il rappeler que l’invention du jubilé romain, ou « année sainte », en 1300, s’inscrit dans la lutte impitoyable entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel au sujet des pouvoirs de la papauté vis-à-vis des États chrétiens ? Se rendre à Rome en pèlerin était dès lors plus qu’une démarche personnelle et spirituelle. Après avoir perdu sa gravité avec le déclin du pèlerinage romain à la fin de l’Ancien Régime, la dimension politique de cette démarche a redoublé d’intensité depuis le rebond très frappant observé à partir du milieu du XIXe siècle. Dans le cadre des grandes transformations de l’Europe et notamment dans le contexte de la Question romaine, le pèlerinage romain connaît alors un essor spectaculaire, qui s’est poursuivit au moins jusqu’à l’an 2000. Ce phénomène a eu constamment des aspects diplomatiques, dont les formes ont varié selon le contexte politique, national et international. Il a pris un sens politique français lorsque les relations étaient conflictuelles entre l’Église catholique et l’État français, mais aussi entre le Saint-Siège et l’Italie, et même parfois entre l’Italie et la France.
4L’ambassade de France près le Saint-Siège est l’observatoire idéal de cette question, les diplomates ayant eu à analyser l’essor du pèlerinage romain depuis le XIXe siècle. Observatoire mais aussi acteur, car cette ambassade a eu aussi à en gérer la portée politique. Complémentaires, ces deux questions historiques (la représentation que les diplomates français ont eue du pèlerinage romain ; et leur « gestion politique » du problème) seront étudiées ici, sur une période longue, à travers quatre situations différentes :
- le Second Empire avec l’essor du pèlerinage « ultramontain » dans le contexte de l’agonie des États pontificaux ;
- les débuts de la IIIe République à l’époque de la Question romaine, de la laïcisation conflictuelle de la France et des premiers grands pèlerinages de masse ;
- l’année sainte de 1950 dans le contexte de la conciliazione à Rome et de la laïcité apaisée en France ;
- l’année sainte de 1975 dans le contexte du catholicisme post-conciliaire et de la sécularisation post-soixante-huitarde en France.
À l’époque de Napoléon III et de Pie IX
5Après avoir été discrédité aux temps des Lumières, de la Révolution et de l’Empire, le pèlerinage romain est revenu dans les pratiques catholiques, plus fort que jamais, au cours du XIXe siècle, singulièrement dans la seconde moitié du siècle. Ce « mouvement vers Rome » est l’une des manifestations de la montée de l’ultramontanisme et coïncide avec l’essor des moyens de transport. Si les pèlerinages de masse n’apparaissent vraiment qu’à la fin du siècle, les années 1850-1870 sont marquées par une innovation de la papauté : lors des grands événements romains, le pape invite à venir en pèlerinage à Rome des centaines d’évêques et de prêtres qui célèbrent avec lui telle circonstance précise, dont le sens religieux est aussi éminemment politique. C’est encore une forme « élitiste » du pèlerinage, mais qui marque profondément les opinions publiques et prépare la suite. Ces événements ont été suivis attentivement par l’ambassade de France près le Saint-Siège et le moins que l’on puisse dire est que les commentaires sont assez éloignés de l’idée communément admise d’une alliance étroite entre l’Empire et la papauté.
6Le premier cas est celui des fêtes de décembre 1854 : le 8, Pie IX proclame à Saint-Pierre de Rome le dogme de l’immaculée conception ; le 10, il consacre la nouvelle basilique Saint-Paul hors les murs (incendiée accidentellement en 1823 et reconstruite à peu près à l’identique). Et entre les deux, le 9 décembre, le pape réunit les évêques au Vatican et leur tient un discours très ferme de résistance à la modernité politique. L’événement (en fait, un triple événement en trois jours consécutifs) est spectaculaire parce que près de deux cents évêques sont venus à Rome pour l’occasion : un tel nombre ne s’était pas vu depuis le concile de Latran IV en 1215 ! Une foule compacte (mais composée pour l’essentiel d’Italiens) assiste aux cérémonies et pour la première fois de son histoire, le 8 décembre 1854, la basilique Saint-Pierre est trop petite.
7La portée de l’événement est parfaitement saisie par l’ambassadeur français à Rome, le comte Alphonse de Rayneval. Non seulement sur le plan religieux :
« Il est à prévoir que le lien de fraternité religieuse qui unit entre eux les évêques se resserrera de plus en plus et donnera de nouvelles forces au grand principe de l’unité romaine2. »
8Mais aussi politique :
« Quoique cette grande réunion ait un but spécial qui ne sera en aucun cas dépassé, elle me paraît avoir une importance particulière, tout à fait en dehors du motif qui y a donné lieu. Il semble en effet impossible que la présence simultanée des évêques les plus marquants et les plus distingués du monde catholique n’exerce pas une influence sensible sur la politique religieuse du Saint-Siège engagée depuis plusieurs années et sur plusieurs points à la fois dans de graves et importantes négociations3. »
9L’ambassadeur craint que le grand succès de cette réunion ne renforce les conservateurs au sein de la Curie romaine et n’affaiblisse chez le pape lui-même les velléités – déjà bien faibles – de réforme. Il craint même que le cardinal Antonelli, secrétaire d’État, représentant la tendance « réformatrice », ne soit écarté. Crainte excessive mais significative.
10Réaction similaire mais beaucoup plus accentuée huit ans plus tard, en juin 1862, lorsque Pie IX invite et accueille à Rome plusieurs centaines d’évêques (environ 300, dont 60 français) et de nombreux pèlerins pour la cérémonie de la canonisation des premiers martyrs catholiques du Japon. Le pape a voulu donner de l’importance à l’événement, en réaction à l’unification italienne et à la mise en cause des États pontificaux. Cette fois l’ambassadeur de Napoléon III, Charles de La Valette – libre-penseur notoire et gallican affirmé – a incité le gouvernement à empêcher les évêques de s’y rendre4. En vain. L’ampleur de la manifestation le met en fureur : il est convaincu que les évêques qui viennent entourer le pape le confortent dans son intransigeance, alors même que la France est en pleine négociation diplomatique pour tenter de régler (ou du moins de débloquer) la situation des États pontificaux. Le pèlerinage de juin 1862 coïncide avec l’échec complet de la négociation franco-romaine, et l’ambassadeur en est d’autant plus ulcéré qu’il a le sentiment d’avoir été berné par le secrétaire d’État : le cardinal Antonelli, en effet, l’avait assuré que la réunion des évêques était purement religieuse ; or le pape a prononcé devant eux un discours très dur sur la situation politique de l’Italie. La Valette parle même d’un « concile politique » et dénonce « cette longue invective contre la raison humaine » et « l’absolutisme pontifical » que le clergé français paraît accepter désormais sans réserve5.
11Ce malaise est sensible encore chez son successeur, le comte de Sartiges, pourtant catholique : dans une lettre où il rend compte de la canonisation de la religieuse française Marguerite-Marie Alacoque, en1865, l’ambassadeur évoque des « hommages semi-divins » et précise :
« Jamais les pèlerins français n’ont été plus nombreux ni plus ardents ; il y a là de quoi griser les plus sobres6. »
12Nouveau sommet du pèlerinage romain, en juin 1867, pour le 18e centenaire du martyre de saint Pierre : 600 évêques, 20 000 prêtres, 150 000 pèlerins. Devant cette affluence jamais vue dans l’histoire de Rome, un diplomate écrit plaisamment :
« Les fêtes du centenaire [...] donnèrent au monde l’imposant spectacle de la puissance la plus contestée et la plus combattue, célébrant le dix-huit centième anniversaire de sa fondation7. »
13Et pourtant, il fallut à la papauté renoncer au pouvoir temporel sur Rome en 1870, en même temps qu’en France commençait la IIIe République.
À l’époque de la question romaine et de la laïcisation conflictuelle en France
14La coïncidence chronologique entre la Question romaine, la République laïcisatrice et l’essor des pèlerinages de masse donne un champ d’étude intéressant à l’historien. Le « gallicanisme diplomatique8 » observé sous le Second Empire va-t-il être remplacé par une « laïcité diplomatique » ? Il faudrait multiplier les études de cas, mais quelques exemples suffiront, à ce stade, à éclairer l’attitude de l’ambassade près le Saint-Siège.
15En pleine crise laïque des années 1880-1881, a lieu la canonisation de Benoît-Joseph Labre, un pèlerin français du XVIIIe siècle mort à Rome, où il avait vécu comme un clochard mais avec une grande sainteté. L’anticléricalisme s’empare du phénomène avec une grande virulence. On peut lire dans le journal La République française :
« Aujourd’hui même, 8 décembre 1881, le pape, entouré de centaines d’évêques, venus de tous les points de la catholicité, insulte aux vertus qui passent pour les premières aux yeux des peuples ; il condamne solennellement le code pénal, il réhabilite le vagabondage et la mendicité, et nous donne expressément en exemple un ignoble personnage, le nommé Benoît Labre, auquel il nous invite expressément à adresser désormais nos invocations. »
16Or un grand nombre d’évêques ont fait le voyage à Rome, suivant l’habitude prise dans les dernières décennies. L’ambassadeur de France, loin de mettre de l’huile sur le feu, cherche au contraire à apaiser les relations et invite les évêques à un grand dîner à l’ambassade. Mais au moment où les prélats allaient passer à table, un messager leur apprend, à la consternation générale et plus encore à celle de l’ambassadeur que des évêques, que le ministre des cultes, Paul Bert, a décidé d’adresser un blâme à tous les évêques présents à Rome, pour avoir quitté le territoire français sans autorisation ministérielle, appliquant à la lettre une règle concordataire tombée en désuétude9. En l’occurrence, gallicanisme et laïcisme se complétaient.
17À chaque crise laïque, l’ambassade joue toujours, comme elle peut, un rôle d’apaisement auprès des pèlerins et prélats français en visite à Rome : la sociabilité diplomatique est constamment mise à contribution pour tenter d’atténuer les crises ouvertes entre la République et les évêques et avec le Vatican. Naturellement, les diplomates français ne vont pas jusqu’à accueillir les pèlerinages clairement légitimistes, mais ils n’ignorent pas les autres, font bon accueil à leurs responsables et font acte de présence dans leurs grandes cérémonies.
18De même, il est d’usage lorsqu’un grand pèlerinage national – de quelque nation que se soit – a lieu à Rome, que le corps diplomatique soit invité et se rende à la basilique Saint-Pierre. Les diplomates assistent à la cérémonie, ce qui est vécu comme un hommage rendu à une nation. Il y a bien sûr des limites politiques à ne pas dépasser : par exemple, lorsque des catholiques italiens font un grand pèlerinage au Vatican généralement interprété comme une manifestation contre le gouvernement italien, ou lorsqu’un pèlerinage slave peut créer des susceptibilités chez l’ambassadeur d’Autriche, l’ambassadeur de France refuse de s’y rendre.
19L’année sainte de 1900 est intéressante à bien des égards. Cette année jubilaire est la première célébrée à Rome depuis 1825 ; elle se déroule côté italien dans un contexte encore tendu du fait de la Question romaine, et du côté français sous le gouvernement de Waldeck-Rousseau, à la veille de la crise des congrégations. La correspondance de l’ambassadeur près le Saint-Siège, Nisard, n’est pas très développée sur le pèlerinage stricto sensu (on parle surtout de la santé de Léon XIII et du futur conclave... qui n’aura lieu qu’en 1903), mais les mentions sont toutes positives, bien plus qu’elles ne l’étaient sous le Second Empire :
« C’est par groupes considérables atteignant souvent le chiffre de dix à douze mille fidèles qu’on a vu [les pèlerins] se presser dans la Ville éternelle et lui rendre véritablement l’aspect et le caractère de la capitale du monde... L’on a vu le Souverain Pontife y bénir des foules s’élevant parfois jusqu’à plus de trente mille personnes. C’est là que tout observateur impartial a pu se rendre compte de l’enthousiasme de ces masses où dominaient les classes populaires et de la signification que comportent des manifestations semblables10. »
20L’ambassadeur rend compte longuement du « point culminant » du jubilé – au moins du point de vue français – que fut la canonisation de Jean-Baptiste de La Salle, fin mai 1900, et se réjouit discrètement du grand nombre de Français présents à la cérémonie :
« Ce n’est pas la Puissance investie du privilège du protectorat catholique qui pourrait être tentée de s’en plaindre11. »
21Dans une situation de tension persistante entre le Vatican et le Quirinal, ce pèlerinage est interprété à l’ambassade comme une bonne chose pour la France, parce que nonobstant sa politique intérieure anticléricale, la France consolide, grâce au grand nombre de ses pèlerins, sa place de grande puissance catholique dans le monde que l’Italie ne peut guère lui contester tant que la Question romaine n’aura pas été résolue.
22On voit ainsi, à la veille de la rupture entre Paris et le Vatican, une lecture positive du pèlerinage romain, comme un élément important et nouveau pour l’influence de la France comme puissance catholique, dans un contexte diplomatique où l’Italie figure dans l’alliance hostile à celle de la France. Cette interprétation nouvelle du pèlerinage romain se retrouvera au cours du XXe siècle, une fois refermée la parenthèse de la Séparation.
L’année sainte de 1950
23La situation, en 1950, est toute différente de celle de 1900. L’Italie a résolu la Question romaine depuis 1929 et, pour un Italien ou pour un homme d’État européen, « faire son jubilé » n’est plus, comme en 1900, un acte d’hostilité envers le gouvernement italien ou un suicide politique pur et simple12... En Italie comme en France, les démocrates chrétiens ont désormais une place essentielle. Alors qu’en 1900, le gouvernement italien avait suscité des « contre-pèlerinage » libres-penseurs13, cinquante ans plus tard, c’est le gouvernement qui empêche, au moment de l’ouverture du jubilé le 24 décembre 1949, une manifestation d’ouvriers agricoles du Latium, organisée par les communistes14.
24L’autre grande différence entre 1900 et 1950 est quantitative : 350 000 pèlerins pour l’année sainte de 1900 ; trois millions en 1950, dont 250 000 Français (la France est le premier pays pour le nombre de pèlerins après l’Italie). Pour l’ambassadeur de France, le comte Wladimir d’Ormesson, c’est un travail harassant : Son Excellence tient à accueillir tous les groupes et enchaîne les messes à Saint-Louis des Français et les réceptions dans les salons de sa résidence. C’est aussi un défilé de ministres et de parlementaires, lors des béatifications et canonisations de Français. D’Ormesson mentionne un événement insolite : lorsque Robert Schuman, venu pour une des grandes cérémonies du jubilé, est entré dans la nef de la basilique Saint-Pierre, des applaudissements nourris ont éclaté de tous côtés... « J’eus du mal à calmer la manifestation de sympathie qui s’adressait à notre ministre des Affaires étrangères », raconte l’ambassadeur15. Quelques semaines plus tôt, il avait reçu le ministre de l’Outre-Mer, François Mitterrand, venu pour la canonisation de la fondatrice de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny. On ignore s’il fut applaudi.
25Comme observateur d’un événement religieux, l’ambassadeur souligne l’immense succès populaire jamais vu dans l’histoire de Rome : pour la proclamation du dogme de l’Assomption le 1er novembre, pas moins de six cents évêques et un demi-million de pèlerins : il conclut que 1950 sera « une année qui restera particulièrement importante dans l’histoire religieuse contemporaine16 ».
26Faisant le bilan de l’année sainte et de toutes des « manifestations qui consacrent l’unité de l’Église romaine », il souligne :
« Dans cette série d’actes solennels, l’on discerne, toutefois, un double souci : celui d’affirmer aux yeux du monde, aussi bien chrétien que non chrétien, la puissance que l’Église romaine tire de sa cohésion. Celui, d’autre part, de “reprendre en main”, si l’on ose dire, la direction des consciences catholiques au moment où des vents révolutionnaires soufflent de tous côtés et où de singulières confusions tendent à se développer, même au sein des fidèles17. »
27Mais c’est aussi une réponse au matérialisme athée, Pie XII agissant comme Pie IX un siècle plus tôt :
« On peut observer que la même durée de temps s’est passée entre la révolution de 1848 et la proclamation du dogme de l’Immaculée conception qu’entre les bouleversements idéologiques qui ont marqué la fin de la dernière guerre mondiale et la proclamation du dogme de l’Assomption de la Vierge. Dans les deux cas, il semble que l’Église ait cherché presque instinctivement à réagir contre certains entraînements de l’imagination pour appuyer des affirmations traditionnelles... Dans une période particulièrement critique de l’histoire de la civilisation chrétienne et de l’Église catholique, l’Année sainte 1950 est venue à point pour permettre au Pape Pie XII de réaffirmer certains principes18. »
28L’ambassadeur y voit aussi un signe très positif pour la France, qui concerne sa politique générale dans le monde. En effet, il a observé non seulement que tous les dignitaires orientaux parlent français, ayant étudié en France ou dans des écoles françaises, mais qu’ils sont attachés à la France comme puissance :
« Si la France n’est plus la grande puissance militaire et économique d’autrefois, elle redevient de jour en jour davantage une grande puissance morale et politique. C’est précisément le plan sur lequel le clergé est lui-même placé. La politique britannique a déçu et irrité. On a trop vu quels étaient ses mobiles et ses méthodes... La politique américaine n’a pas causé de moindres déboires. Cette politique a été à la fois saccadée et déconcertante. En outre, l’attitude des États-Unis dans le problème israélien a déplu et inquiété. Quant à la Russie, elle épouvante. Point n’est besoin d’en dire davantage. Ainsi, pour des raisons différentes, les “trois grands” qui dominaient la situation mondiale en 1945, et à côté desquels la France ne faisait figure que de protégée, ont irrité, déçu ou alarmé. Peu à peu notre pays est sorti par ses propres moyens de sa condition humiliée. Il a retrouvé son autorité morale. Or cette autorité rassure. Elle est infiniment plus désintéressée que celle des autres. Elle est liée à tout un passé. Elle représente une force d’équilibre, une expérience séculaire. Elle représente surtout une culture. Il est frappant d’entendre ces prélats orientaux vanter les “qualités traditionnelles de la sagesse française”, et le “prestige de l’esprit français”. Ni la Grande-Bretagne, ni l’Amérique, ni la Russie ne leur apportent cette force spirituelle dont ils sentent d’autant plus la nécessité que le monde est engagé dans de grandes luttes idéologiques et que la sauvegarde d’une civilisation en dépend19. »
29En somme, ce qui domine en 1950, c’est la convergence des intérêts, primo entre l’Église et la République dans des relations apaisées, secundo entre la France et l’Italie désormais alliées et gouvernées par une même tendance politique ; et surtout, tertio entre le Saint-Siège renforcé par l’essor spectaculaire du pèlerinage romain et la diplomatie française soucieuse d’asseoir son influence dans le monde par divers moyens, y compris son prestige au sein de l’Église catholique.
L’année sainte de 1975
30Vingt-cinq ans plus tard, la situation de l’Église a bien changé : en 1975, la décision même de tenir à Rome une année jubilaire a été contestée, et c’est Paul VI qui l’a imposée, avec une intuition qui s’avérera prophétique. En effet, le jubilé de 1975, vu par un observateur laïc tel que l’ambassadeur de France Gérard Amanrich, c’est d’abord une surprise, un succès que personne n’attendait.
31Les premières dépêches où la question est abordée sont sceptiques. Puis, à partir de la Semaine Sainte, il faut se rendre à l’évidence : les foules affluent. Dès la fin mai, l’année sainte est un succès :
« La situation a changé du tout au tout au printemps, spécialement depuis la Semaine Sainte... Depuis lors, le mouvement ne s’essouffle pas : chaque dimanche, près de cent mille fidèles se rassemblent sur la place Saint-Pierre20. »
32L’ambassadeur remarque que les Français sont les plus nombreux après les Italiens et surtout « plus nombreux sans doute qu’on ne s’y attendait dans les cadres de l’Église de France, comme le prouvent les innombrables petits pèlerinages de paroisses, de collèges religieux qui ont, comme spontanément, pris la route indépendamment des grands pèlerinages qu’organisent diocèses ou congrégations religieuses21 ». Or, ce mouvement spontané des catholiques français est vu très positivement au Vatican où il reflète le vrai visage du catholicisme français :
« Il est important que notre pays soit ainsi fortement présent dans ce mouvement de pèlerins, étant donné la signification particulière que l’on y attache ici. Par opposition aux signes souvent mis en valeur de décadence ou de décomposition de l’Église catholique, c’est un encouragement qui est apporté, à Rome, par les pèlerins. Du moins, à dix ans de la fin du concile Vatican II, le phénomène est-il ainsi perçu au Palais apostolique22. »
33Au total, huit millions de pèlerins se rendent à Rome en 1975, ils étaient trois millions en 1950, 500 000 en 1925. Comment le diplomate interprète-t-il ce succès inattendu ? Dans deux dépêches écrites au début de 1976 qui dressent un bilan de l’année sainte, l’ambassadeur rappelle d’abord tout ce qui laissait prévoir un échec :
« Laïcisation, contestation, refus des démarches religieuses de masse, matérialisme, hédonisme diffus, avidité du bien-être matériel, crise de l’autorité conduisant laïcs et clercs à prendre position contre la hiérarchie et contre le Pape23. »
34Or, le succès est venu, au-delà des espérances. Non seulement des milieux populaires mais aussi, souligne le diplomate, des élites intellectuelles (il y a eu de nombreux « congrès » à Rome en 1975) ; non seulement des vieux mais des jeunes enthousiastes ; non seulement des laïcs mais même la hiérarchie est venue : plus de mille évêques soit la moitié de tous les évêques du monde. À propos de ces pèlerins, le diplomate écrit dans son bilan :
« Accourus dans une démarche essentiellement spirituelle, fidèles et pasteurs des cinq continents ont [...] apporté à la fois un témoignage impressionnant de l’universalité, de la catholicité de l’Église et la preuve de leur attachement à la hiérarchie par opposition aux “communautés de base”. Cet attachement s’est manifesté d’une façon spectaculaire à l’égard du Souverain Pontife, que tous les pèlerins ont voulu voir et ont vu, ont voulu entendre et ont entendu, au long d’un Jubilé marqué et dominé par Sa grande figure24. »
35Tout le monde est impressionné par la présence continuelle du pape et par son rayonnement personnel : l’année sainte de 1975 paraît, sur le moment au moins, avoir contredit ceux qui pensaient que Paul VI avait été totalement démonétisé par les dix années d’application du Concile. Précisément, note l’ambassadeur, l’année sainte a apporté « une confirmation sans équivoque des orientations majeures du concile Vatican II » : collégialité épiscopale, dialogue œcuménique, simplicité et renouveau liturgique, tout cela autour du pape et non contre lui.
36Et la politique dans tout cela ? Le bilan est aussi positif pour la place du Saint-Siège dans le concert des Nations : il souligne que même des dirigeants de pays de l’Est sont venus à Rome. Mais l’essentiel est ailleurs : il est dans le rôle que l’Église catholique, dont l’ambassadeur estime qu’elle sort renforcée de l’année sainte, peut tenir dans la lutte des valeurs occidentales contre le monde communiste :
« Ces forces ne sont pas négligeables et pourraient apporter – à s’en tenir à cet aspect utilitaire des choses – un appoint précieux à l’effort des responsables des grandes Nations occidentales engagées, de leur côté, dans la même lutte pour la sauvegarde des valeurs essentielles de notre civilisation25. »
Conclusion
37À aucun moment la diplomatie française n’a cherché à empêcher les pèlerinages romains, à les récupérer ou à en prendre le contrôle : elle a pris le phénomène comme un fait religieux autonome et, même s’il a une évidente portée politique, on n’aura trouvé dans les cas étudiés ici aucun usage proprement politique du pèlerinage. En revanche, la position de l’ambassade de France près le Saint-Siège vis-à-vis de l’essor du pèlerinage romain aux XIXe et XXe siècle est très intéressante du point de vue de la représentation du pèlerinage par des observateurs appartenant à la sphère politique et non religieuse, et par leur « gestion » politique du pèlerinage.
38La représentation est-elle positive ou négative ? Un point commun se retrouve dans chaque situation étudiée : la surprise. À chaque fois, les diplomates sont surpris par le nombre de fidèles et d’évêques, et soulignent qu’il s’agit d’un événement jamais vu dans l’histoire de la Rome pontificale. Le préjugé des « Lumières », défavorable au pèlerinage comme acte « populaire », semble persister dans le personnel diplomatique car la surprise est toujours la même. Mais avec une différence sensible : de négatif, le phénomène devient positif. Et c’est sur ce point que l’historien est, à son tour, surpris. Force est de constater est que l’évolution de la représentation du pèlerinage chez les diplomates français à Rome est en sens inverse de la laïcisation en France. L’image des pèlerins est négative – marquée par la méfiance voir l’hostilité – sous le Second Empire, époque supposée d’une étroite alliance entre Paris et Rome. Le pèlerinage romain, du point de vue diplomatique, cumule alors tous les inconvénients : il renforce la papauté lors même qu’on négocie pour lui faire accepter la réduction de son territoire ; il nuit aux relations entre Rome et l’Italie unifiée ; il renforce en France l’opposition des catholiques à la politique de Napoléon III ; il renforce plus généralement l’ultramontanisme contre la tradition gallicane que le gouvernement s’efforce de défendre. La diplomatie française sous le Second Empire illustre une forme de gallicanisme diplomatique teintée de voltairianisme.
39De façon a priori paradoxale, il en est tout autrement sous la République, dont les représentants à Rome décrivent les aspects positifs des pèlerinages de masse, y compris en 1900 à la veille de la Séparation. Après le « gallicanisme diplomatique », la IIIe République ne paraît pas avoir imposé de « laïcité diplomatique » : au contraire, plus la tension est forte en France entre l’Église et l’État, plus l’ambassade près le Saint-Siège est appelée à jouer le rôle d’amortisseur des crises laïques. La République pratique une habile dialectique entre le théâtre politique français, qui exige sans cesse des ministres de nouveaux gages d’anticléricalisme, et les coulisses de la diplomatie, où l’on met tout en œuvre pour éviter une crise ouverte entre Paris et le Vatican – tout au moins jusqu’en 1904.
40À partir de l’année sainte de 1900, apparaît dans les correspondances des diplomates un nouveau thème qui n’en sortira plus : le pèlerinage des Français à Rome, par sa force même, est utile à la diplomatie française car il améliore l’image de la France au Vatican et, plus largement, dans l’Église catholique. Dans la seconde moitié du siècle, des ministres accompagnent les pèlerins, qui sont reçus à l’ambassade. Plus tard dans le XXe siècle, la diplomatie française à Rome jouera même un rôle actif pour faciliter l’accueil des pèlerinages français dans la Ville, par l’intermédiaire d’une structure très particulière présidée par l’ambassadeur, les Pieux Établissements de la France à Rome et à Lorette, ou en soutenant des initiatives associatives.
41Comment expliquer cette évolution globale de la diplomatie française envers le pèlerinage romain ? Par un double mouvement, le pèlerinage s’est peu à peu dépolitisé au XXe siècle, relativement aux enjeux bilatéraux (État et Église en France ; relations de la France et du Vatican avec l’Italie), tandis qu’il se « repolitisait » sur des enjeux diplomatiques plus globaux (la lutte contre le communisme et pour les valeurs occidentales) dans lesquels il y a convergence d’intérêts entre le Saint-Siège et la diplomatie française.
42Ces conclusions historiques ne préjugent pas de l’évolution future du pèlerinage des catholiques français à Rome et de son éventuelle portée politique. Au regard des relations entre l’Église et l’État sur des sujets anthropologiques lourds, on ne peut exclure un double mouvement, strictement inverse de celui qui a été observé ici. Les diplomates auront encore du pain sur la planche, mais ce n’est plus – ou pas encore – du ressort des historiens.
Notes de bas de page
1 L’expression n’implique pas que cette protection ait toujours été assurée par un consul : dans le cas de Rome, par exemple, pendant des siècles il n’y a pas eu de consul dans la capitale pontificale, mais à Civitavecchia, le grand port de commerce du Latium – ce fut la fonction de Stendhal sous la Monarchie de Juillet. Les Français séjournant à Rome étaient jadis placés simplement sous la protection de l’ambassade de France, les aspects consulaires étant assurés par le chancelier de l’ambassade. Il en est différemment aujourd’hui.
2 Dans sa dépêche du 4 décembre, l’ambassadeur écrit : « Il n’est pas ordinaire de voir un accord aussi remarquable entre tant de personnes appelées de points si divers et l’on se plait à y trouver un symptôme singulièrement favorable à l’autorité de l’Église romaine et à l’extension de son influence. » Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique (CP) Rome, vol. 1003.
3 Dépêche du comte de Rayneval, Rome, 4 novembre 1854, AMAE, CP Rome, vol. 1003.
4 « Quant à la convocation adressée à nos évêques, [...] je persiste donc plus que jamais dans l’opinion que j’ai émise dès le principe : le gouvernement de l’Empereur a tout intérêt à empêcher que les membres de notre haut clergé assistent à la canonisation du mois de mai, et doit restreindre autant que possible, en tout cas, les autorisations qu’il pourrait se croire dans la nécessité d’accorder. » Lettre particulière de La Valette à Thouvenel, ministre des Affaires étrangères, Rome le 1er mars 1862. AMAE, Papiers Thouvenel, vol. 12, fol. 176.
5 Lettre particulière de La Valette à Thouvenel, Rome, le 14 juin 1862. AMAE, Papiers Thouvenel, vol. 12, fol. 237.
6 Lettre particulière de Sartiges à Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères. Rome, le 8 août 1865. AMAE, Papiers Thouvenel, vol. 2, fol. 52.
7 D’Ideville H., Pie IX. Sa vie, sa mort. Souvenirs personnels, Paris-Bruxelles, Palmé-Albanel, 1878, p. 71.
8 Sur le modèle du « gallicanisme administratif » présenté jadis par Bruno Neveu, j’ai parlé de « gallicanisme diplomatique » dans mon livre Le Quai d’Orsay impérial. Histoire du Ministère des Affaires étrangères sous Napoléon III, Paris, A. Pedone, 2012, p. 224 sq.
9 L’anecdote est rapportée par l’ambassadeur, Hippolyte Desprez, dans le récit inédit qu’il a donné de son ambassade auprès du Saint-Siège et conservé aux Archives du Ministère des Affaires étrangères. Ces souvenirs de sa mission à Rome paraîtront en 2015 aux Éditions Honoré Champion.
10 Dépêche de Nisard à Delcassé, ministre des Affaires étrangères, Rome, le 28 juin 1900. AMAE, Correspondance politique et commerciale (CPC), Rome Saint-Siège, vol. 2.
11 Dépêche de Nisard à Delcassé, ministre des Affaires étrangères, Rome, le 29 mai 1900. AMAE, CPC, Rome Saint-Siège, vol. 2.
12 Selon la correspondance diplomatique française, les seules personnalités politiques qui posent problème sont les ministres espagnols. Cf. Dépêche de Jacques Fouques Duparc, ambassadeur de France en Italie, Rome, 23 décembre 1949. AMAE (centre de Nantes), Ambassade de France près le Saint-Siège (archives rapatriées), vol. 1235.
13 Les anticléricaux italiens avaient choisi quatre « basiliques majeures » pour leur jubilé parodique : le Panthéon au tombeau de Victor-Emmanuel II, le Janicule au monument de Garibaldi, la Porta Pia en souvenir de la prise de Rome, le Capitole siège du gouvernement de la Commune.
14 Les partis marxistes avaient organisés ce jour-là une marche sur Rome des ouvriers agricoles du Latium qui réclament des terres. La manifestation fut interdite : « Les groupes qui tentaient de s’infiltrer en ville ont été promptement contraints de rebrousser chemin. » Dépêche de W. d’Ormesson au Ministre des Affaires étrangères, Rome, le 30 décembre 1949. AMAE (centre de Nantes), Ambassade de France près le Saint-Siège (archives rapatriées), vol. 1235.
15 D’Ormesson W., De Saint-Pétersbourg à Rome, Paris, Plon, 1969, p. 262.
16 Dépêche de W. d’Ormesson au Ministre des Affaires étrangères, Rome, le 3 novembre 1950. AMAE (centre de Nantes), Ambassade de France près le Saint-Siège (archives rapatriées), vol. 1235.
17 Dépêche de W. d’Ormesson au Ministre des Affaires étrangères, Rome, le 30 novembre 1949. Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Dépêche de Gérard Amanrich au ministre des Affaires étrangères, Rome, le 20 mai 1975. AMAE, Conseiller des Affaires religieuses, vol. 12. Au total, les Français seront 500 000, à peu près autant que les Allemands.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Dépêche de Gérard Amanrich au ministre des Affaires étrangères, Rome, le 16 février 1976. AMAE, Conseiller des Affaires religieuses, vol. 12.
24 Dépêche de Gérard Amanrich au ministre des Affaires étrangères, Rome, le 1er mars 1976. AMAE, Conseiller des Affaires religieuses, vol. 12.
25 Ibid.
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