Les topographies mariales : une « politique du pèlerinage » européenne au XVIIe siècle ?
p. 17-26
Texte intégral
1« Politique » du « pèlerinage » : n’est-il pas étonnant de rapprocher ces deux démarches ? Le pèlerinage est par essence « panique » selon Alphonse Dupront1 – alors que la politique concerne la gestion de la cité, donc un acte réfléchi et pensé.
2Pourtant, après la fin des guerres de Religion en France avec la signature de l’édit de Nantes en 1598, les pèlerinages profitent de la paix retrouvée et se développent de nouveau, en particulier ceux qui sont dédiés à la Vierge Marie. Ce phénomène est à la fois spontané et instrumentalisé par ceux qui veulent faire du pèlerinage le fer de lance d’un catholicisme contre-réformé et redynamisé par le concile de Trente. Dans ce cadre s’épanouissent les topographies mariales, dictionnaires des lieux de pèlerinages agrémentés d’illustrations. Cette instrumentalisation du pèlerinage, qui n’était au départ qu’un phénomène spontané chez les catholiques soucieux d’exposer leur identité, avait commencé dans le Saint-Empire avec la paix d’Augsbourg de 1555. À cette époque, hommes politiques et hommes d’Église se prêtent la main pour unifier l’État autour d’une culture catholique dans le cadre de la confessionnalisation2.
3Une question essentielle est de se demander comment cette « politique du pèlerinage » a fait évoluer la manière qu’ont les fidèles de vivre leur foi.
4Nous y répondrons en deux temps. Tout d’abord en décrivant une topographie mariale restée inédite, celle du dominicain d’Avignon Vincent Laudun. Puis en présentant les dictionnaires imprimés qui ont fleuri au XVIIe siècle.
La topographie mariale inachevée du P. Laudun
5La topographie mariale du père Laudun est longtemps restée manuscrite avant son édition en 20083. Elle met en évidence les longues recherches personnelles du père Laudun, qui prouvent les recharges sacrales créant un monde enchanté.
6Avec la réforme protestante on entre dans le monde de la démonstration, de la controverse et de l’esprit critique.
7Cette connaissance résulte de l’expérience personnelle du père Laudun. Le titre du manuscrit le rappelle : « Que j’ay peu recueillir [...] despuis 19 ou 20 ans en-çà. » Vincent Laudun décrit les miracles auxquels il a lui-même assisté. C’est un excellent enquêteur et un très bon journaliste, sensible aux détails révélateurs. Grâce à lui la culture orale des sanctuaires ne s’est pas envolée ; elle parvient jusqu’à nous. » Il conclut dans ces termes sa notice sur Notre-Dame de Grâces à Rochefort dans le Gard :
« J’ay appris tout cecy non seulement des révérends pères bénédictins qui habitent présentement dans ce lieu de dévotion, mais encore de la personne qui receut cette grâce du Ciel par les intercessions de la saincte Vierge4. »
8Sa curiosité le tourne vers d’autres sources, tels les documents archéologiques ; ainsi, à Notre-Dame de Grâces de Bruguières, se penche-t-il sur les peintures racontant la découverte de la statue, ou des pièces de monnaie anciennes trouvées par un maçon dans la muraille, ou encore une ancienne statue de Denis l’Aréopagite dont la pierre est fort dure. L’ouïe est une source d’information non négligeable, qui lui donne accès aux légendaires ; la vue permet une autre approche, ainsi de l’argenterie des Fils de saint Bruno à la grande Chartreuse, ou du soulier de la Vierge à Beaucaire. Quand il écrit « que j’ai veu », on a l’impression qu’il rappelle une expérience personnelle, laquelle doit convaincre son auditoire : ce soulier est un authentique soulier de la Vierge, puisqu’il l’a vu...
9Le père Vincent Laudun ne s’est pas contenté de rapporter ses expériences personnelles ou d’enquêter auprès des témoins, il s’est aussi documenté auprès de sources manuscrites, et ces trouvailles sont d’autant plus précieuses que ces manuscrits ont bien souvent disparu aujourd’hui. Ainsi en est-il du « cathalogue » de l’église Notre-Dame de Cléry près d’Orléans, qui raconte la manière dont un cierge géant tourne dans l’espace quand un miracle se produit loin du sanctuaire. De même parle-t-il de « comptes rendus de plus de trois cents ans » d’une confrérie de la Conception de Châtillon en Lorraine, ou de la prédication de saint Lazare à Marseille.
10Laudun a tenu à se documenter sur les sanctuaires par la lecture des imprimés qui en émanent ; c’est dire qu’il concilie sans difficulté une culture orale qui tend à se disqualifier, avec un respect hérité de sa formation du document écrit. Il arrive qu’il cite les légendaires tirés de la Légende dorée, mise par écrit par son frère en religion Jacques de Voragine, dominicain du XIIIe siècle ; ou encore quelque article de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Il a lu des guides de voyage, qu’on reconnaît dans ses formulations quand il parle de Liesse5. Il a enfin et surtout consulté des relations de pèlerinage, des classiques : celui de Sébastien Rouillard sur Chartres, La parthénie, d’autres, nombreux, concernant des sanctuaires quelquefois éloignés d’Avignon : tel par exemple le livre du père minime Jean Le Boucher sur Notre-Dame de Moyen-Pont dans la Somme. Les autres ouvrages de pèlerinage qu’il cite sont ceux de Notre-Dame de Garaison dans le diocèse d’Auch, de Vassivière en Auvergne, de l’Agenouillade ou du Grau près d’Agde, de Notre-Dame de Mougères près de Béziers, et de Notre-Dame de Lumières en Lubéron.
11Au total, cet ouvrage du père Laudun est un véritable kaléidoscope quant à la nature des sources. L’essentiel de ses renseignements ont été effectivement constatés et proviennent de la culture orale des sanctuaires, qu’on ne trouve quasiment jamais ailleurs. Il a même réutilisé des sermons qu’il a lui-même prononcés sur la cité d’Avignon, ou sur Notre-Dame du Spasme, dont le style oral est évident. Ce livre est un ouvrage bricolé par un individu isolé, et qui a peut-être profité du réseau dominicain.
12La qualité de la filière dominicaine est d’ailleurs excellente, par exemple dans le cas de Notre-Dame de Nazareth à Plancoët, gérée par les Frères prêcheurs, dans l’actuel département des Côtes d’Armor. Ici, Vincent Laudun retranscrit un récit qui est pratiquement d’actualité, et fait partie des inventions baroques du XVIIe siècle6. L’invention de Plancoët nous est connue par deux sources, auxquelles Laudun a dû puiser, directement ou indirectement : le procès-verbal de l’enquête effectuée les 14-15-16 novembre 1644 par l’officialité de Saint-Malo à la suite des faits survenus le mois précédent à la fontaine de Plancoët7, et l’ouvrage imprimé du dominicain Vincent Guillouzou, publié à Rennes en 16558.
13Ces enquêtes lui permettent de décrire les recharges sacrales qui suivent les guerres de Religion. Elles sont de plusieurs natures : Vierges d’apparition à Notre-Dame de Garaison, Vierge d’invention à Notre-Dame de Nagora en Navarre9, à Notre-Dame d’Étang en Côte-d’Or10...
14Ainsi le divin se manifeste-t-il dans des lieux précis où il renouvelle sans cesse sa présence.
15L’âge baroque est redevenu un monde enchanté. Certes, contrairement au Moyen Âge et au XVIe siècle, il a fallu de longues enquêtes pour confirmer la véracité des événements. La présence du divin dans la nature se manifeste par des miracles : enfants qui ressuscitent, statues qui bougent, hosties qui saignent...
16Laudun utilise les anciens légendaires, mais il se les réapproprie et les développe. Par exemple, il rapporte l’arrivée de Notre-Dame de Boulogne sur une barque sans rame, mais il ajoute ce qui s’est passé aux XVIe et XVIIe siècles. En 1544 le roi Henri II de France reprend Boulogne, et Laudun raconte la suite de l’histoire jusqu’en 1630.
17Laudun décrit ces sanctuaires de manière à être compris des gens de son temps. Il montre que la religion est associée au sentiment national, et il utilise une culture antiprotestante.
18Religion et sentiment national sont associés de plusieurs manières : la christianisation de la Gaule a des origines anciennes et apostoliques, les rois de France ont tous été dévots à la Vierge, et Laudun utilise le genre littéraire des topographies mariales. L’évangélisation de la Gaule est ancienne. Elle commence avec Lazare et les saintes Maries de la mer11. Les rois de France ont de tout temps été dévots à Marie : « Tous les monarques de ce royaume ont esté très affectionnés au culte de la très saincte Vierge, du premier jusqu’au dernier. » Un des premiers édifices recensés est la cathédrale Notre-Dame de Paris : « Childebert, fils de Clovis, a fondé Nostre-Dame de Paris l’an 522. » Enfin Laudun insiste sur la consécration de la France à Marie par Louis XIII en 163812.
19Par sa topographie mariale, Laudun utilise un genre nouveau pour manifester l’attachement de la France à la Sainte Vierge. La logique de ces listes est bien exposée par la thèse d’Annick Delfosse sur « La Vierge “protectrice du Païs-Bas”. Instrumentalisations politiques et stratégies identitaires dans les Pays-Bas espagnols13 ».
20La culture antiprotestante est un deuxième moyen pour rendre lisible son travail par ses contemporains. Chacun se pose en s’opposant ; l’unification d’un pays se fait contre l’hérésie ancienne, les Albigeois, et contre l’hérésie nouvelle, les protestants. La décharge sacrale se déroule en plusieurs étapes : pillages par les Albigeois au XIIIe siècle et pillages par les protestants.
21Les premières attaques contre la Vierge dateraient donc du XIIIe siècle, comme le père Laudun le précise dans la notice de Notre-Dame de Bruguières14. La cruauté des cathares annonce celle des protestants15. Les parents de Laudun ont dû lui parler des pillages de sanctuaires et ceux-ci l’ont particulièrement meurtri. Il est très sensible à la présence du sacré dans la société. Les guerres de Religion sont vraiment chez lui un horizon chronologique, le creux d’une vague sur laquelle s’est construite la reconstruction catholique :
« Ceste dévotion s’est tousjours augmentée de plus en plus, et l’on luy a veu prendre de nouvelles formes, lorsqu’elle vit paroistre la secte abominable de Calvin et de Luther, dont les effects ont tousjours tendu, et tendent jusqu’à présent à l’abolition du culte de Marie. Chose admirable, l’hérésie, ceste beste farouche se glissoit, et les catholiques lui opposoint des boulevares en bastissant des églises à la Mère de Dieu dont ils attendoint de puissants secours pour la vaincre16. »
22Laudun considère que les protestants sont nocifs à la communauté française à plusieurs titres. Tout d’abord, ils ont détruit lors de leurs pillages les archives qui démontraient l’ancienneté des pèlerinages, à Notre-Dame de Mougères par exemple. La naïveté de Laudun est touchante, car le feu ne détruit pas nécessairement tous les renseignements qu’il espère trouver, mais il est probable qu’il répète les commentaires des personnes du lieu. Il prend à partie son lecteur – catholique bien sûr – pour rejeter les huguenots hors de la communauté nationale, puisque pendant les guerres de Religion ils « s’amusèrent à ravager et piller les églises, et se faire riches à nos despens ». Enfin il répète souvent au sujet du protestantisme que ce qui est mauvais pour l’Église est mauvais pour la France : « Car desjà l’Enfer commençoit à concevoir pour bientost enfanter ce monstre si pernicieux pour l’Église, et surtout pour la France, Calvin. »
23Il constate aussi que la déconstruction de la France pendant les troubles de Religion a fait le jeu des protestants, alors que l’unité culturelle du pays – qu’elle soit politique avec l’absolutisme, ou religieuse avec la réforme catholique – fait celui des catholiques. Lors des pratiques iconoclastes des protestants, la Vierge lutte aux côtés des catholiques, et ses miracles sont interprétés comme une victoire du camp catholique : ainsi à Notre-Dame de Boulogne ou à Notre-Dame de Garaison dans les Hautes-Pyrénées où la statue ne brûle pas dans le brasier allumé par les protestants : « Les catholiques la prindrent saine et entière du milieu du brazier avec triomphe et resjouissance de la victoire que la Vierge avoit emportée. » Cette victoire de Marie continue sous le règne de Louis – que Laudun appelle toujours « le Juste » – en particulier quand il restaure en Béarn le catholicisme banni par la reine Jeanne. Chez Laudun, religion et politique avancent ensemble.
Le succès des topographies mariales des jésuites au XVIIe siècle
24La réforme catholique correspond à une réorganisation et à un transfert des sacralités liées aux pèlerinages17. Les saints thérapeutes déclinent, saint Michel, saint Martin, saint Denis, et les sanctuaires mariaux se développent en devenant une arme de la reconquête catholique.
25Les grands auteurs de ces topographies sont les jésuites. Il est vrai qu’un des premiers actes d’Ignace de Loyola fut d’offrir à la Vierge noire de Montserrat les armes qui faisaient de lui « un noble ». Par ailleurs, les sens de l’homme – comme la vue des images saintes – tiennent une grande importance chez les jésuites, au contraire des dominicains, plus intellectuels. Les fils de saint Ignace sont des humanistes, voire des héritiers de la devotio moderna ; dans les Exercices spirituels rédigés par leur fondateur, les sens sont essentiels, comme dans la « composition de lieu », pour imaginer les scènes des Évangiles et les mieux méditer.
26Les jésuites sont aussi des acteurs importants de la Contre-Réforme. Le maillage de leurs réseaux est dense : réseaux de leurs collèges, réseaux de leurs confréries appelées aussi congrégations mariales ou sodalités (pour lesquelles de nombreux ouvrages de pèlerinages sont rédigés), réseaux de missions. Cette compagnie peut rédiger des notices sur les sanctuaires à la Vierge du monde entier, plus facilement que Vincent Laudun qui agit en individu isolé.
27Pour présenter ces pèlerinages, les jésuites s’y prennent de différentes manières. Ils font des monographies d’un ou deux pèlerinages. Le père Odon de Gissey présente Notre-Dame du Puy18, et dans un autre livre Notre-Dame de Rocamadour, sanctuaire remarquable par son ancienneté puisque le saint du lieu, Zachée, a même écouté le message du Christ19.
28D’autres livres présentent toute une région. Le jésuite Matthaeus Rader propose un catalogue des saints dans sa Bavaria sacra présentant tous les lieux bavarois où ils sont honorés20. Quelquefois les jésuites laissent la place à d’autres ordres religieux : en 1632 le prémontré Augustin Wichmans publie une Brabantia sacra qui décrit les sanctuaires à la Vierge du Brabant. Enfin on rédige des inventaires généraux. Le premier, publié par le curé Locre de la paroisse Saint-Nicolas d’Arras en 1608, recense sur toute la terre les sanctuaires de la Vierge.
29Le travail le plus accompli a été mené pendant vingt-cinq ans – de 1649 à 1674 – par le jésuite Guillaume Gumppenberg. Ces volumes sont aujourd’hui en cours de traduction par Olivier Christin et ses collaborateurs21. L’objectif de l’entreprise a été de recenser les sanctuaires mariaux du monde, sur nouveaux frais.
30En 1649, à l’occasion de l’élection du successeur du général des jésuites Carafa, Gumppenberg reçoit l’encouragement des différents provinciaux à coordonner cette entreprise. Le 8 décembre 1652, jour de la fête de l’Immaculée Conception, il écrit à tous les provinciaux de l’Europe pour qu’ils nomment un correspondant chargé de recueillir des renseignements sur tous les grands pèlerinages. En 1657 paraît à Ingolstadt la première édition de l’Atlas Marianus, livre en deux volumes qui présente l’histoire de cinquante pèlerinages du monde qui ont acquis une notoriété par leurs miracles. Chaque fois un texte présente le légendaire ou récit des origines, illustré d’une image. Quatre sanctuaires français s’y trouvent : Saumur, Chartres, Le Puy-en-Velay et Notre-Dame des Tables à Montpellier. Pour Lille, qui n’est pas encore française à cette date, on fait appel au père Toussaint Bridoul, bien connu pour ses traités consacrés à la Vierge tel Le triomphe annuel de Notre-Dame22.
31Toutes ces notices présentent une unité. Elles décrivent tout d’abord le légendaire : découverte de la statue, installation dans une église par les autorités ecclésiastiques, puis témoignage d’une importante dévotion. Ces récits ne sont pas des compilations, ils sont rédigés sur nouveaux frais, avec indications de sources récentes. Gumppenberg va même plus loin. Il développe dans son livre une peritia, c’est-à-dire une science, plus exactement une expérience des images saintes, destinée à montrer que celles-ci s’inscrivent toutes dans une longue histoire, confirmée par des sources dignes de foi.
32La notice de ce pèlerinage présente un sanctuaire des Pays-Bas espagnols, créé pendant les guerres entre catholiques et protestants. Elle est tirée de l’édition de 1657. Rédigée en allemand, imprimée en caractères gothiques, elle propose une image sur la page de droite et un texte sur la page de gauche :
« Image miraculeuse de Marie. Sous le règne de Farnèse, prince d’Espagne, seigneur et duc d’Albe, les Pays-Bas tout entiers prirent les armes. Il arriva qu’un soldat espagnol, occupé à creuser un abri, découvrit un panneau peint enfoui dans la terre. Il y reconnu une très belle image de la Mère de Dieu23... »
33Cette image répond aux attentes des soldats en détresse qui se vouent à elle et remportent la victoire sur les protestants. Ces sanctuaires mariaux sont ainsi un marqueur de la frontière confessionnelle.
34Ces récits disparates deviennent également un programme unifié et cohérent sur le plan spirituel, la systémisation rationnelle d’une enquête de terrain. Par exemple la variété des circonstances de la découverte de la statue montre l’omniprésence du divin. Les jésuites vont jusqu’à faire une « relecture » – concept très utilisé dans la spiritualité ignatienne – des matériaux des statues, pour montrer qu’ils ne sont pas dus au hasard, car Dieu en a décidé ainsi de toute éternité. Prenons l’exemple du bois, qui peut sembler vil. Le fils de Marie n’est-il pas mort sur le bois de la croix ? C’est pourquoi beaucoup de sanctuaires portent des noms d’arbres : Notre-Dame de l’Épine, Bois-le-Duc, Notre-Dame de Ronzières...
35Ces notices démontrent aussi que sainte Marie est vénérée de toute éternité, même avant la naissance du Christ. Le légendaire de la Vierge noire du Puy-en-Velay nous rapporte qu’elle a été sculptée par le prophète Jérémie. La Vierge noire de Chartres a été façonnée Virgini pariturae, à la « Vierge qui allait enfanter » par les druides de la forêt des Carnutes – tribu locale où les prêtres de la Gaule se réunissent chaque année.
36Les notices de Gumppenberg donnent encore une autre caractéristique de Marie : elle aussi est « médiatrice » entre Dieu et les hommes, et ce privilège n’est pas réservé à son fils, comme l’affirment les protestants.
37En outre l’ouvrage de 1657 ne se contente pas de présenter des textes. Il propose aussi des images des statues miraculeuses. Nous connaissons le rôle central des images pour les jésuites qui accordent une grande importance aux sens. Dans les Exercices spirituels, Ignace insiste sur la « composition de lieu » grâce aux cinq sens qui permettent d’observer comment se déroule une scène d’évangile, et donc de mieux la méditer. Ainsi les images offrent une preuve « archéologique », un outil de propagande du sacré, de moyen efficace pour exercer la mémoire. Elles permettent de faire le pèlerinage chez soi, en chambre, et les statues gravées sur le papier qui ont été vénérées pendant des générations renforcent le potentiel de l’ouvrage comme intermédiaire entre le fidèle et le sacré. L’image, nous le constatons, a donc une fonction particulière pour la dévotion privée. Mais elle en a aussi une pour la dévotion publique : il n’y a pas de séparation entre l’espace public et l’espace privé.
38En effet les notices concernent des sanctuaires qui sont les marqueurs d’une identité collective. Elles soulignent l’ancienneté de la dévotion à Marie, comme à Chartres ou au Puy. Elles marquent aussi, grâce à des enquêtes récentes et irréfutables, le « limes » ou frontière confessionnelle. Il peut s’agir d’un pays comme la France, avec les sanctuaires du Puy, de Saumur ou de Notre-Dame des Tables à Montpellier, qui sont des « frontières de catholicité ». Sur les 50 notices de 1657, la moitié des sanctuaires marquent les frontières des Habsbourgs, qu’elles soient du Saint-Empire, d’Autriche ou d’Espagne. On les retrouve dans les Pays-Bas espagnols (Sichem, Bois-le-Duc...), en Autriche (Mariazell), ou à Malte, île donnée par Charles-Quint aux Chevaliers hospitaliers qui défendent l’Occident catholique face aux Ottomans. Les Habsbourgs deviennent les protecteurs de ces images dont ils reçoivent des bienfaits par les miracles.
39En 1629 le jésuite Angelin Gazée écrit :
« Ce qui pour les Bavarois est Notre-Dame d’Altötting,
Pour les Belges Notre-Dame de Hal,
Pour les Espagnols Notre-Dame de Montserrat,
Pour les Hongrois Notre-Dame de Albe,
Pour les Italiens Notre-Dame de Lorette,
Pour les Français son peuple, c’est et ce sera Notre-Dame de Liesse24. »
40Ces vers sont intéressants car ils mettent en évidence une réalité nouvelle, celle des sanctuaires nationaux – qui rayonnent sur une vaste partie du royaume et servent de support à son identité nationale – mais ils ne décrivent pas une réalité historique. Par exemple Notre-Dame de Lorette n’est pas un sanctuaire « national », car il n’existe pas de « nation » italienne – au sens de vaste groupe humain composé d’hommes voulant vivre ensemble, établi sur un territoire défini et rassemblé sous une même autorité politique25 – avant l’unification politique du XIXe siècle. Lorette est au contraire un sanctuaire international, destination des dévots de toute l’Europe au début du XVIIe siècle26. Pourtant, dans l’esprit des contemporains du père Gazée, touchés par l’essor du sentiment national et de la dévotion mariale, l’unité du pays passe par l’unicité du sanctuaire national.
41C’est donc à Notre-Dame de Liesse que sont adressés plusieurs livres d’une piété mariale fortement teintée de sentiment national, celui du Père d’Amant (1619), du curé du Poitou Louis Herron (1636), du récollet Du Monstier (1637) ou de Delaunay (1649)27. Le récit du légendaire devient un véritable hymne national. Ces livres ne comportent pas de conseils destinés aux pèlerins. La louange du prestige de Liesse y est une manière de louer la grandeur de la France28.
Conclusion
42Ainsi la dévotion mariale se transforme au cours des guerres de Religion. Elle devient un outil de reconquête politique et religieux de la réforme catholique. Ce phénomène est particulièrement présent chez les dévots et chez les jésuites, en particulier dans les domaines des Habsbourgs.
43Les topographies mariales sont un instrument de cette « politique du pèlerinage ». Elles ont participé à la création d’une identité catholique contre l’identité protestante. Si ces deux confessions sont nées dans le domaine doctrinal, elles deviennent au cours de l’époque moderne des systèmes culturels complexes et un élément majeur du lien social, et du jeu entre identité et altérité29.
Notes de bas de page
1 Dupront A., « Tourisme et pèlerinage. Réflexions de psychologie collective », Communications, no 10, 1967, p. 118.
2 Voir la thèse de Habermas R., Wallfahrt und Aufruhr : zur Geschichte des Wunderglaubens in der frühen Neuzeit, Francfort, Campus Verlag, 1991, 235 p. Cf. p. 4 : « L’État et l’Église commencent à s’intéresser de nouveau à la piété » (« Staat und Kirche beginnen sich wieder um Frömmigkeit zu interessieren »).
3 Pèlerinages et sanctuaires mariaux au XVIIe siècle. Manuscrit du père Vincent Laudun dominicain, éd. par Maes B., Paris, CTHS, 2008, 448 p.
4 Ibid., p. 252.
5 La formule « Liesse est l’ancien pèlerinage de nos roys » est tirée de l’ouvrage d’A. du Chesne, Les antiquitez et recherches des villes, chasteaux et places plus remarquables de toute la France, Paris, 1609, t. 1, p. 494.
6 Voir le chapitre V de la thèse de Provost G., La fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 163-190.
7 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 10 G 12.
8 Guillouzou R. (o. p.), Nouveau jardin à fleurs de la très sacrée Vierge au terroir de Bretagne, dans la dévotion florissante de sa sainte chapelle de Nazareth près Plancoët, en l’évesché de Saint-Malo, 302 p.
9 Pèlerinages et..., op. cit., p. 135.
10 Id., p. 155.
11 Id., p. 73-74.
12 Id., p. 73-76.
13 Delfosse A., « La Vierge « protectrice du Païs-Bas ». Instrumentalisations politiques et stratégies identitaires dans les Pays-Bas espagnols », thèse soutenue devant l’université de Liège le 27 janvier 2005 (dir.), Franz Bierlaire, 2 vol. Voir en particulier sur les topographies mariales les p. 58 à 70, « Espace marial ». Cette thèse a été publiée sous le titre La « Protectrice du Païs-Bas ». Stratégies politiques et figures de la Vierge dans les Pays-Bas espagnols, Brepols, 2009.
14 Pèlerinages et..., op. cit., p. 219.
15 Pour un parallèle entre l’iconoclasme des Albigeois et celui des protestants, voir la thèse de Crouzet D., Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Paris, Champ vallon, 1990, 2 vol.
16 Pèlerinages et..., op. cit., p. 74.
17 Voir Julia D., « Sanctuaires et lieux sacrés à l’époque moderne », p. 242-295, dans Vauchez A. (dir.), Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, Rome, EFR, 2000, 436 p.
18 Gissey Odon de, Discours historiques de la très-ancienne dévotion à Notre-Dame du Puy, et de plusieurs belles remarques concernant particulièrement l’histoire des évêques du Velay, Lyon, L. Muguet, 1620, 636 p., in 8° ; BNF Lk7-3833 ; Arsenal 8° H 22072 ; Arsenal 8° H 22073 ; 2e éd., Tolose, R. Colomiez, 1627, in 12 ; BNF Lk7-3833 (A) ; 3e éd., Le Puy, F. Varoles, 1646, in 8° ; BNF Lk7-3833 (B).
19 Gissey Odon de, Discours historique de Nostre-Dame de Roquemadour au païs de Quercy, le tout colligé de divers manuscripts et imprimés par le père Odo de Gissey de la Compagnie de Jésus, du duché de Bordongne, Toulouse, 1632 ; Histoire et miracles de Notre-Dame de Roc-Amadour au pays de Quercy. Tiré de divers manuscrits, Tulle, J. Daluy, 1666, in 12 ; BNF Lk7-8307 ; Villefranche d’Aveiron, Vedeilhé, 201 p., in 12, 1666 ; BM Toulouse Fa D 3461, fonds ancien 2.
20 Rader M., Bavaria sancta Maximiliani Serreniss. Principis Imperii utriusque Bav. Ducis Auspiciis coepta, descripta, eidemq. nuncupata, Munich, 1615.
21 Présenté à la journée d’études sur la Vierge Marie du 3 juin 2008 organisée par le Centre d’Anthropologie Européenne (CARE-EHESS) et à la journée d’études du 29 janvier 2010 sur l’Atlas marianus de Gumppenberg, organisée à l’Université d’Arras par le CREHS et le Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Allemagne (CIERA), par Christin O., Fluckiger F., Ghermani N. et Castagnet V.
22 Bridoul T., Le triomphe annuel de Notre-Dame, 1640.
23 Voir Christin O. et Flückiger P., « Rendre visible la frontière confessionnelle : l’Atlas Marianus de Wilhelm Gumppenberg », dans Castagnet V., Christin O., Ghermani N. (dir.), Les affrontements religieux en Europe du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 33-44.
24 Gazée A., Pia hilaria, Anvers, 1629, « Praeludium » :
« Quod Bavaris Ottinga, quod Belgis Hala,
Quod Serra-Montis Hesperis, quod Hungaris
Regalis Alba, quodque Lauretum Italis,
Laetitia Francis illud est, et erit suis. »
25 Voir Maes B., Le roi, la Vierge et la nation. Pèlerinages et identité nationale en France entre guerre de Cent Ans et Révolution, Paris, Publisud, 2002, p. 31.
26 Cf Bercé Y.-M., Lorette aux XVIe et XVIIe siècles. Histoire du plus grand pèlerinage des temps modernes, Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2011, 371 p.
27 Herron L., La liesse, Poitiers, 1636, 239 p. ; Du Monstier A., La piété françoise vers la très sainte Vierge Marie mère de Dieu, Nostre-Dame de Liesse en Picardie, Paris, 1637, 144 p. ; Delaunay J., Virgini Deiparae gaudiorum matri, Laudunensi in territorio miraculis clarissimae, votivum carmen, Paris, 1649, 42 p.
28 Cf. Cériziers R. de, Image de Nostre-Dame de Liesse..., op. cit., p. 493 : les miracles, « le concours mesme des étrangers », « la coutume de nos pères », « les libéralitez des princes », « les voyages des roys »..., Du Monstier A., La piété françoise..., op. cit. : chap. XV : la piété des rois ; chap. XVI : les vœux publics ; chap. XVII : les auteurs qui parlent de cette dévotion.
29 Voir Duhamelle C. « Identité confessionnelle et Aufklärung : l’Eichfeld catholique à la fin du XVIIIe siècle », HDR, Université de Paris I, dir. Étienne François, 2006, 370 p. dact. ; id., La frontière au village. Une identité catholique allemande au siècle des Lumières, Paris, Éd. de l’EHESS, 2010, 325 p.
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