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L’Écluse : du rôle d’avant-port de Bruges à celui de clef de Flandre (vers 1290-vers 1380)

p. 203-209

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Texte intégral

1Bruges et L’Écluse. L’Écluse et Bruges. Alors que la destinée de ces deux villes a été étroitement liée pendant plusieurs siècles, il ne vient plus aujourd’hui à l’esprit de les associer. Bruges se situe en Belgique et L’Écluse sur le territoire néerlandais. Les historiens ont fait abondamment l’éloge du riche passé de Bruges, alors que L’Écluse doit se contenter de quelques notices superficielles. Parce que la mer s’est totalement retirée, il reste peu de traces de son glorieux passé maritime. Pourtant, le nom de L’Écluse figure dans le premier article de l’ancien droit maritime ou « de vonnessen vanden zee1 » en vigueur en Flandre au Moyen Âge :

« On fait un homme maître d’un navire,
et le navire appartient à deux, trois ou plusieurs personnes ;
le navire fait voile du lieu où il est,
il arrive à L’Écluse, à Bordeaux ou à la Rochelle […]2 »

2Le fait que L’Écluse soit citée aux côtés de Bordeaux et La Rochelle montre qu’elle comptait alors parmi les grands ports de la façade atlantique.

3Cet article se propose de retracer les origines de L’Écluse et ses relations avec Bruges jusqu’au début des années 1380, avant que le comté de Flandre n’échoie à la Maison de Bourgogne3.

Origines et développement de l’Écluse

4L’estuaire du Zwin s’est formé vers 1134 à la suite de grandes inondations qui envahirent des zones basses4. Lamminsvliet5 est mentionnée pour la première fois en 1167 lors de l’accord de paix entre le comte de Flandre et le comte de Hollande. Ce dernier avait promis de fournir mille ouvriers instruits dans l’art de construire les digues pour endiguer la région jusqu’à Lamminsvliet et Rodenburg afin de préserver Bruges et son territoire de l’invasion de la mer6. En 1290, le comte Guy de Dampierre signa une charte dans laquelle L’Écluse reçut le titre de villa franca ou ville libre. L’emplacement était occupé depuis un certain temps car la charte attribuait les privilèges à une communauté déjà existante7.

5En l’absence de délimitation nette entre le territoire de Mude, ville plusancienne située sur la rive gauche du Zwin, et celui de L’Écluse sur la rive opposée, des conflits surgirent rapidement (fig. 1). En 1293, le comte de Flandre fixa les limites du territoire de L’Écluse8. Quatre bornes matérialisaient la juridiction de la ville, dont deux, à l’ouest, se trouvaient dans les eaux du Zwin, face à Mude. Cette juridiction s’étendait, au-delà des bornes plantées dans l’eau, sur les terrains alluvionnaires ou francs-bords (schorren en néerlandais), découverts à marée basse. Toutefois, à marée haute, les échevins de Mude y exerçaient à nouveau leurs droits de justice9. Sur la terre ferme, deux quartiers distincts du territoire de L’Écluse, Oostcuere et Zuutcuere, restèrent longtemps soumis à la juridiction du Franc de Bruges. C’est seulement en1389 que Philippe le Hardi les incorpora à la juridiction de l’Écluse10.

6En matière de commerce, L’Écluse reçut du comte de Flandre les mêmes privilèges et droits d’ » étaple » que Damme, ainsi que le droit d’aff orage sur les vins et le bois. On sait peu de chose sur la physionomie du port aux xiiie et xive siècles. Les rares renseignements montrent que le havre pouvait abriter des centaines de navires et qu’il était accessible aux plus grands bateaux de l’époque11. Par rapport à Bruges et aux autres avant-ports (Damme, Monnikerede, Hoeke) L’Écluse (exception faite de Mude) occupait de loin la meilleure place à l’embouchure du Zwin. Elle était alors relativement peu exposée aux problèmes d’ensablement du Zwin qui, au xive siècle, entravaient la navigation jusqu’à Bruges.

Fig. 1. – L’Écluse et les ports du Zwin à la fin du Moyen Âge (carton : L’Écluse en 1562).

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Bruges contrarie le développement de L’Écluse

7Face au développement des avant-ports, dont celui de L’Écluse, Bruges dut préserver les bases de sa puissance : son commerce, son industrie et la navigabilité du Zwin12 Elle veilla jalousement à ce qu’ils lui restassent subordonnés. Promus au rang de villes libres au xiiie siècle, ils étaient liés juridiquement à Bruges, leur chef de sens. Le 23 novembre 1290, les échevins de Lamminsvliet reconnaissent « qu’en matière de jugements, leurs administrés peuvent en appeler aux magistrats de Bruges et ils s’engagent, eux et leurs successeurs, à respecter ponctuellement les arrêts qui seront rendus par leur chef de sens13 ». Les délits devaient être préalablement soumis à Bruges14.

8Bruges a utilisé d’autres voies juridiques pour contrôler L’Écluse par le truchement de Mude. En 1242, la comtesse Jeanne de Constantinople avait accordé le statut de ville libre à Sint-Anna-ter-Muiden15. Mude reçut ensuite le bailliage des eaux du Zwin avec le pouvoir de faire appliquer les lois maritimes et de sanctionner les infractions à ces lois16. La juridiction municipale de Mude et celle du bailli de l’eau l’emportait sur celle que L’Écluse exerçait sur les eaux du Zwin proches de la ville. Un accord fut trouvé avec Mude : les terrains exondés à marées basse, c’est-à-dire les francs-bords, étaient soumis à la juridiction de L’Écluse, tandis qu’à marée haute, ces francs-bords étant à nouveau immergés, les échevins de Mude reprenaient leurs droits de justice sur les eaux17. En revanche, seul un Brugeois ou un habitant de Damme pouvait exercer la fonction de bailli d’eau. Il était expressément écrit dans le « droit maritime de Damme » que les habitants de L’Écluse en étaient exclus18. Le versement annuel de 20 livres effectué par Bruges pour seconder Mude dans sa tâche montre l’importance accordée par Bruges au bailliage de l’eau pour contrôler L’Écluse19.

9Le seigneur de L’Écluse, Jean de Namur, essaya d’obtenir pour lui une partie de l’exercice du droit maritime. Devant les protestations des habitants de Mude – naturellement appuyées par les Brugeois – ce privilège fut abrogé en 131620. Pourtant le seigneur de L’Écluse ne se découragea pas. En 1323, il obtint du comte de Flandre, Louis de Nevers, qui était son neveu, la cession du bailliage des eaux. Les Brugeois, craignant pour leurs privilèges allèrent en armes, avec des habitants de Damme, à L’Écluse21. Ils démolirent l’installation de levage et brûlèrent la plus grande partie des maisons et des bâtiments22. Ils détruisirent toutes les chartes de L’Écluse et Jean de Namur fut retenu prisonnier. Le lundi après le Dimanche des Rameaux de l’an 1324, Louis de Nevers signa une charte, qualifiée par J. H. van Dale de « Magna Carta des libertés du commerce brugeois23 ». Le Grand Privilège d’Étaple confirmait les privilèges commerciaux de Bruges, Damme, Hoeke en Monnikerede et limitait ceux de L’Écluse. La Hanse, dont les bureaux commerciaux se trouvaient à Bruges, approuva ces dispositions parce qu’elle redoutait elle aussi le renforcement de L’Écluse24.

10Toutes les marchandises qui entraient en Flandre – à l’exception du vin et du hareng – devaient passer par l’étape de Bruges. Le privilège ordonna la soumission totale de L’Écluse à Bruges. Il était interdit aux habitants de L’Écluse de construire des fortifications25. Ils ne pouvaient pas posséder des poids de plus de 30 kilos ni changer ou monnayer de l’argent. Les corporations brugeoises (ambachtsgilden en néerlandais) avaient obtenu le droit de contrôler leurs homologues de L’Écluse : « Toutes les manières de petits métiers que l’on fera à L’Écluse, seront faites selon les ordonnances et les keures de Bruges. » Ce privilège fut régulièrement confirmé jusqu’en 1387 par les nouveaux comtes et les seigneurs de L’Écluse26. Lors de la confirmation de 1358, Louis II de Male promit même de révoquer le bailli de l’eau si celui-ci agissait « à l’encontre de la franchise de l’éstaple de Bruges » et si « cinq échevins de notre dite ville ce nous montrassent27 ».

11L’Écluse n’a pas accepté ces mesures avec résignation. Comme elle n’était pas capable de concurrencer ouvertement Bruges, les habitants ont essayé de protéger leurs intérêts économiques en utilisant toutes sortes de détours. Le Grand Privilège d’Étaple de 1324 donnait à Bruges la possibilité de dominer l’économie et le commerce de L’Écluse. Encore fallait-il qu’il soit respecté. En 1367, Louis de Nevers prononça un arrêt dans un confl it opposant Bruges et Damme d’une part à L’Écluse d’autre part. La longue liste d’infractions atteste que les habitants de L’Écluse ne respectaient pas les restrictions de 132428. L’interdiction de posséder des balances et des poids, de revendre du bois, du poisson et de la fonte, de pratiquer le change et l’obligation d’utiliser la mesure de Damme ou de Bruges étaient régulièrement violées selon les plaignants. Le comte infligea à L’Écluse une amende de 200 livres.

L’amorce d’une nouvelle politique comtale en faveur de L’Écluse

12Les choses commencèrent à changer dans le dernier quart du xive siècle. Déjà en 1370, la Hanse – qui avait soutenu le Grand Privilège de 1324 – se plaignait que Bruges interdisait à ses membres de débarquerleurs marchandises à L’Écluse. Elle réclamait le respect de ses privilèges, à savoir la libre circulation dans toute la Flandre, notamment à L’Écluse29. Le comte et les grandes villes flamandes, dont Bruges, étaient désormais en confl it ouvert. Louis II recherchait le soutien du roi de France, tandis que les villes drapantes choisissaient le roi d’Angleterre, le marché de la laine était très important pour l’industrie du drap fl amand30. Après la bataille à Roosebeke en 1382, à l’issue de laquelle les Flamands rebellés furent vaincus par le roi de France, le comte donna l’ordre de renforcer la ville de L’Écluse du côté de la terre. Il s’agissait surtout de palissades en bois, de portes et de ponts-levis payés par la ville elle-même. Mais la vieille interdiction de fortifier L’Écluse avait vécu.

13À la mort du comte Louis II de Male, en 1384, le comté de Flandre passa aux mains de Philippe le Hardi, qui avait épousé Marguerite de Male, fille et héritière de Louis. Cet événement marque le début d’une période nouvelle pour L’Écluse. Le temps où Bruges était protégée par le comte étaitrévolu. Le nouveau duc s’est rendu compte de l’importance de L’Écluse comme place forte face aux Anglais et comme base d’opération dans le reste de la Flandre, régulièrement en rébellion contre le pouvoir comtal. La formule : « Qui possède L’Écluse, possède la Flandre » rend compte de la valeur stratégique de la ville31. En 1386, L’Écluse entra par échange dans la mouvance directe du comte. Avec le soutien actif de celui-ci L’Écluse voyait s’ouvrir à elle des perspectives prometteuses, passant du rôle de simple avant-port de Bruges à celui de clé de Flandre32.

Notes de bas de page

1 Pardessus J.-M., Collection de lois maritimes antérieures au xviiie siècle, t. I, Paris, 1828-1845, p. 371, Jugements de Damme ou Lois de Westcapelle.

2 Ibid., texte néerlandais original : « Eerst, dat men maect enen man meester van enen scepe, tscip behoort ii man of dry, tscijp vaert uten lande danen het es, ende comt ter Sluus, ofte Bordeus jof te Rochiele jof elre. »

3 Le comté de Flandre fut tenu au xive siècle par la Maison de Dampierre avec Guy Ier de Dampierre (1278-1305) et Robert III de Béthune (1305-1322), puis par la Maison de Nevers avec Louis Ier de Nevers (1322-1346) et Louis II de Male (1346-1384), enfin par la Maison de Bourgogne avec Marguerite de Male et Philippe le Hardi (1384-1404).

4 Fossion B., « Bruges et les petites villes du Zwin. À propos des “réseaux” urbains », Le réseau urbain en Belgique dans une perspective historique (1350-1850). Une approche statistique et dynamique. Actes du 15e colloque international Spa (4-6 septembre 1990), Crédit communal, Collection d’histoire, série in-8°, n° 86, Bruxelles, 1992, p. 327. Brock P. E. de, Wikken en wegen in de Middeleeuwse haven van Sluis. St. Anna Ter Muiden 750 jaar stadsrechten, L’Écluse, 1992, p. 7.

5 Dale J. H. van, Een blik op de vorming van de stad Sluis en op den aanleg van harer vestingwerken, Middelburg, 1871, p. 3. Lamminsvliet est le nom originel du noyau de peuplement. Jusqu’en 1331 il est utilisé conjointement avec celui de L’Écluse : « Lamminsvliet, que l’on appelle L’Écluse. » Après1331, seule L’Écluse est mentionnée dans les sources écrites.

6 Gilliodts Van Severen L., Anciennes Coutumes de la Belgique – Comté de Flandre, t. IV : Ostende, Oudenbourg, Sluis, Bruxelles, 1892, p. 443.

7 Ibid., p. 447.

8 Dale J. H. van, op. cit., p. 66.

9 Gilliodts Van Severen L., op. cit., p. 445.

10 Ibid., p. 451.

11 Degryse R., « Brugge en de pilotage van de Spaanse vloot in het Zwin in de XVIde eeuw », Handelingen van het Genootschap voor geschiedenis, t. CXVII, 1980, p. 106.

12 Gilliodts Van Severen L., op. cit., p. 459.

13 Gilliodts Van Severen L., Inventaire des archives de la ville de Bruges, Bruges, t. I, 1871-1885, p. 26 : « Les échevins de la commune de Lamminsvliete, qui vient d’être érigée en ville franche par le comte Guy de Dampierre, reconnaissent qu’en matière de jugements leurs administrés peuvent en appeler aux magistrats de Bruges, ils s’engagent, eux et leurs successeurs, à respecter ponctuellement les arrêts qui seront rendus par leur chef-de-sens. »

14 Brock P. E. de, op. cit., p. 14.

15 Ibid., p. 9, charte originale en latin : « Nous laissons savoir à votre communauté que nous avons fait à Mude une ville libre et que nous avons accordé à tous les habitants de Mude le droit d’avoir un collège échevinal [comme celui] de Bruges. Ce droit s’étend à l’intérieur de quatre croix, que nous avons fait placé dans l’eau et sur la terre : [la frontière s’étend] de la croix de l’ouest jusqu’au milieu de l’eau [le Zwin], qui coule au long de la paroisse de Lapscheure, aussi loin que la ville s’étend au côté est et côté nord. »

16 Ibid., p. 7.

17 Ibid., p. 7.

18 Dale J. H. van, op. cit., p. 148 : « Que nul qui soit bourgeois de L’Écluse ou marié dedans l’échevinage de L’Écluse, ne puisse être bailli ou valet du bailli de l’eau, ni compains au tonlieu ni à la cense de la dite baillie. »

19 Fossion B., « Bruges et les petites villes du Zwin… », op. cit., p. 329, 1498 : « Alzo de stede vander Mude van ouden tyden onderhouden es gheweist by der stede van Brugghe, zonderlinghe, dat omme tonderhoudene vander jurisdictie ende waterrechte van diere, men hier voortyds ghecostumeirt gheweist es, den welven van der Mude te betalene jn hoofscheden twintich ponden grooten tsiaer. »

20 Brock P. E. de, op. cit., p. 12.

21 Ibid., p. 20.

22 Dale J. H. van, op. cit., p. 45.

23 Luykx Th., op. cit., p. 33-34.

24 Gilliodts Van Severen L., Inventaire des archives de la ville de Bruges, t. II, p. 53. Le 5 juin 1359, Bruges fait plusieurs promesses à la Hanse, entre autres : « Item zo ne zullen nietmin makelaers wesen ter Sluus van den zoute dan viere, de ne zullen oec gheene compaigie noch geselscop hebben mettien die dat zout vercopen, no deel no geselscip hebben in dien zoute. »

25 Dale J. H. van, op. cit., p. 149 : « Item, que ceux de L’Écluse ne feront nulles forteresses, ni nulles maisons défensables. »

26 Gilliodts Van Severen L., Anciennes Coutumes…, p. 463. Confirmation par Philippe de Namur (17 juin 1336), Louis de Nevers (20 mai 1338), Guillaume de Namur (29 septembre 1341), Louis de Male (20 janvier 1347), Guillaume de Namur (17 juin 1371) et Philippe le Hardi (février 1387).

27 Ibid., p. 150.

28 Gilliodts Van Severen L., Anciennes Coutumes…, p. 141-145 et Dale J. H. van, op. cit., p. 148.

29 Gilliodts Van Severen L., Anciennes Coutumes…,p. 466 : « So wist das wir keyne gut nogen schif zu der Slus uf das lant, is zy cleyne ader gros, sunder begryfen, went sy sprechen, das is herren proprie dominie nicht sey. Unde unse privilegie virclaret : Das wir mit unsen gute mogen komen in des graven juridixie ader proprie dominie van Vlanderenm in was stat wir wellen unde begeren, unse beste zeu tune mit usen gute ; unde das gut das wir do nicht vercufen wellen ader mogen, wider us dem lande vouren mogen zeu wasser ader zeu lande, wo das wir willen unde begeren, guldende unsen rechten zeol » (22 janvier 1370).

30 Dale J. H. van, op. cit., p. 147.

31 Brock P. E. de, « De stad Sluis… », p. 172.

32 Pour la fin du xive et le xve siècle, voir infra : Sicking L., « Le paradoxe de l’accès : le rôle des avant-ports dans les anciens Pays-Bas à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne (approche comparative générale) », p. 227-256.

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