Ferrare ville ogresse et ville mémoire dans le Roman de Ferrare Giorgio Bassani
p. 331-342
Texte intégral
1Au coeur d’une ère culturelle européenne riche et tourmentée, Le Roman de Ferrare1 de l’écrivain italien Giorgio Bassani2, révèle un refus systématique de tout hermétisme et de tout excès. Nourri des grandes traditions littéraires du XIXème siècle représentées par Manzoni, Leopardi, Pascoli et influencé par Proust, James et Joyce, le romancier de Ferrare, observateur plus que visionnaire, se fait l’écho des drames intérieurs qui bouleversent l’être humain et aspire au retour des grandes valeurs universelles. Bassani est peut-être l’écrivain le plus emblématique de la crise idéale, morale et stylistique que vit la littérature italienne dans les années 1956-1957, années d’inquiétudes et d’insatisfactions pour beaucoup d’écrivains qui avaient vécu la Résistance et la guerre comme un moment décisif et une expérience fondamentale de leur développement littéraire. A égale distance entre le témoignage historique et la prose d’évasion, l’oeuvre de Bassani, point de départ et ligne d’arrivée de la rencontre d’une ville et d’une communauté torturée, reflète les tourments de l’homme marqué par son destin de victime de l’Histoire. En effet, les lois de discrimination raciale, durement ressenties par les juifs Ferrarais, annoncent la longue période de déportation et d’extermination dont la plaque commémorative de la Via Mazzini est le meilleur des symboles. Les nouvelles et les romans de Bassani illustrent sa hantise permanente du passé qui risque de sombrer à jamais dans le temps s’il n’est sauvé, grâce à la mémoire, par une évocation attentive et fidèle3. Une mémoire qui, on le sait, est récupération d’un tout perdu et recomposition d’un univers que le présent à dispersé. Par des flash-backs, Bassani crée “une superposition du passé sur le présent et un contrepoint constant entre un monde révolu (...) et un présent donnant l’illusion trompeuse de le continuer mais où les vides creusés par la mort sont si grands que rien ne subsiste plus que ce passé”.4 Mais cette reconstruction spatiale, fortement historicisée, n’est pas une explication du présent par le passé : au contraire, ce lieu de la mémoire s’inscrit dans la longue durée qui, loin de s’opposer au temps présent, s’enracine dans les besoins actuels.
2Le Roman Ferrare est “un monument de psycho-sociologie urbaine et son auteur un entomologiste de la vie citadine”.5 Certes, Bassani décrit sa ville avec ses maisons basses, son château aux tours carrées, image de stabilité, ses palais luxueux et ses jardins, mais tout cela ne représente que les grandes lignes d’un décor dont la vérité se situe ailleurs. Ferrare, lieu des possibles, ville-mémoire qui attire et dévore, s’exprime dans des formes et revêt des sens multiples ; vécu et investi par toutes les pressions sentimentales, sociales et idéologiques que les personnages expérimentent au fil de leurs expériences, cet espace urbain traduit une dimension autobiographique confirmée par la présence d’un narrateur ressemblant à Bassani. Mais Bassani n’est ni Montaigne, ni Rousseau ; il n’a pas écrit de Mémoires d’un touriste ! Son oeuvre est un roman original où, selon Dominique Fernandez, “les éléments puisés dans l’expérience personnelle jouent un grand rôle, certes, mais après avoir subi une quantité d’amalgames, de déplacements, de transpositions qui constituent le travail créateur”.6 “Saisie par la littérature”, Ferrare devient, en partie, imaginaire et “revendique, contre le réalisme qui a toujours fasciné le genre romanesque, les droits de la littérature, et d’abord celui, non de reproduire, mais de produire”.7 Ville réelle et romanesque à la fois, espace du langage et langage d’un espace, la cité des Este transcrit des formes et des impressions qui, peu à peu, organisent les textes. Sites et paysages ne sont plus des toiles de fond mais sont intimement liés aux événements historiques et au drame personnel de Bassani. L’espace s’historicise et crée un réseau de lieux de la mémoire qui engendrent “des sentiments d’une intensité éthique considérable, soit dans le registre de la commémoration fervente, soit dans celui de l’exécration, de la déploration, de la compassion, voire de l’appel au pardon”8. La masse imposante du Château des princes d’Este, avec ses trois ponts suspendus au-dessus de l’eau vitreuse des fossés, semble, telle une forteresse, commander l’ensemble de la cité à la fois enfermée dans ses remparts et ouverte sur la campagne environnante. Si Bassani n’a pas fait une description détaillée du Corso Ercole d’Este, la plus poétique des rues de Ferrare, la seule dont la physionomie originale ait toujours été conservée, il n’en a pas moins souligné la beauté noble de ses édifices et de sa perspective “avec sa lointaine et sublime toile de fond de rouge brique, de vert végétal et de ciel, qui semble vraiment vous conduire vers l’infini”9. A l’inverse du cimetière israélite, sévère et froid, qui dresse son lourd portail noir au fond de la Via Montebello, l’ensemble architectural de la Certosa, le cimetière municipal n’inspire aucun sentiment de tristesse :
3“d’un côté s’infléchissant en arc jusque sous les remparts de la ville, avec en son milieu, la rugueuse façade inachevée de l’église San Cristoforo, s’étend un rouge portique du XVème siècle, sur lequel, les jours de beau temps, le soleil tape vraiment à toute volée. De l’autre côté, vers le sud-ouest, il n’y a que de rustiques masures de type paysan, à peine plus hautes que les petits murs de séparation qui bornent les vastes jardins potagers dont est riche aujourd’hui encore cette zone extrême de notre ville”.10
4Mais les plus anciens quartiers forment une sorte de carré délimités par le Corso Giovecca, les remparts et le Corso Martiri della Libertà. Pour Bassani, Ferrarais et Israélite, Ferrare est surtout un enchevêtrement de ruelles médiévales et tortueuses au lourd passé comme, par exemple, la courbe de la Via Mazzani avec “à son début, l’oratoire de San Maurelio, l’étroite fente de la Via Vittoria en son milieu, la façade en terre cuite rouge de la Synagogue un peu plus loin, et la double et parallèle rangée de ses cent magasins et boutiques”11 ; les rues fourmillantes d’activités voisinent avec des impasses à demi désertes pavées de petits galets blancs et dont les murs s’ornent parfois de coulées de verdure échappées à quelque jardin invisible.
5La ville, que Bassani a recréée, revêt une fonction symbolique. Le Roman de Ferrare, grâce à la mémoire, recompose une longue histoire, faite de violence, d’oppression. Tantôt obstacle, épreuve, tantôt lieu d’équilibre propice à la réflexion et à l’apaisement, l’espace ferrarais constitue un enjeu certain ; réel et imaginaire à la fois, intégré aux personnages comme à l’action et à l’écoulement du temps, il exprime les intentions du romancier. Ferrare : source de la longue odyssée du narrateur et de l’auteur et noyau qui renferme tous les germes, point de départ et de retour. Dans Histoires de Ferrare, comme dans Le Jardin des Finzi-Contini, la ville entourée de remparts évoque un espace totalement fermé, une prison, à l’intérieur de laquelle les personnages évoluent, certes, mais sans pouvoir se situer, où l’on rencontre, de temps en temps, des monuments comme San Cristoforo, Santa Maria in Vado, Sant’Andrea, le Dôme, le Château des Este, emblèmes de la ville et symboles de la durée. Ces constructions architecturales déterminent la structure même des récits et contribuent à leur donner une dimension temporelle. C’est le cas du Corso Giovecca qui, vu en perspective dans La promenade avant dîner, présente une double construction “en entonnoir” ; en effet, le lecteur découvre le Corso d’après une carte postale, mais cette vue panoramique se restreint très rapidement pour ne former qu’un point unique caractérisé par Gemma Brondi :
6“elle rend compte, non seulement de l’aspect du Corso Giovecca vers la fin du XIXème siècle mais aussi de la vie qui, pendant l’instant où le photographe appuya sur le déclic, se déroulait sur toute la longueur du cours : de l’angle du Café Zampori, sur la droite, à quelques mètres de l’endroit où était placé le trépied, jusque là-bas, où les longs rayons du soleil vespéral mettent en relief la lointaine façade rosâtre de la perspective du XVIIIème siècle, au-delà de laquelle il n’y a plus pour le spectateur invisible que la rive verdoyante des remparts (...). Elément (...) négligeable du tableau offert par l’artère principale, par un crépuscule de mai, à la fin du siècle dernier, une jeune fille d’environ vingt ans, juste à l’instant où le photographe appuyait sur le déclic, et hors du champ de l’objectif, s’éloignait en suivant le trottoir de gauche du Château, marchant lentement vers l’invisible banlieue de la ville”.12
7Quant à Elia Corcos, son époux, Bassani le “projette” dans l’espace par le biais des commentaires des Brondi, des Corcos et de leurs proches. La géométrie de l’espace urbain sert ici de modèle à celle de l’espace narratif ; par exemple, le Corso présente deux images opposées : un aspect rustique et populaire, celui du XIXème siècle provincial et, à partir des années 30, l’aspect cossu d’une grande artère digne des grandes villes italiennes de l’époque. En effet, Gemma marche le long des trottoirs qui bordent des maisons basses et pauvres et s’éloigne de plus en plus du tronçon de la rue où se concentre la vie. Or, cette description initiale du lieu, comme la marche de la jeune fille qui emprunte le cours, est par avance révélatrice de la situation qui sera bientôt décrite ; mieux : elle conditionne le fonctionnement du récit dans son ensemble. Gemma appartient à une famille paysanne catholique alors qu’Elia est un médecin juif ; son mariage est un échec et la voue à une triste existence dans une maison qui présente elle aussi deux aspects antithétiques : une façade bourgeoise, côté rue, et une façade paysanne, côté jardin. Ferrare prend alors valeur de symbole et “témoigne de l’impossible accord entre groupe sociaux différents et de la ségrégation qui s’ensuit”.13
8L’espace ferrarais est un lieu conflictuel, un lieu de la déchirure, ouvert et clos, la somme de mille et une situations individuelles et le reflet d’un conflit beaucoup plus vaste. Celui du pouvoir et celui de l’existence refusée ; celui de deux mondes totalement fermés et opposés dont les Brondi, les Mantovani, d’une part, et les Corcos, les Lattès, les Fadigati, les FinziContini, d’autre part, sont la représentation vivante. Lida Mantovani, fille du peuple et catholique, séduite par David Camaioli, jeune bourgeois juif, habite la Via Salinguerra qui se termine au pied des bastions. Sa liaison lui permet d’enuer dans le centre ville de Ferrare : ainsi son bonheur est lié au sentiment qu’elle a de conquérir un territoire inconnu. Mais, tout excès transforme l’espace en un Heu d’exil ; son échec sentimental la ramène dans cette rue déserte où elle habite une pièce en sous-sol “avec ses petits murs hérissés de tessons de bouteille, ses masures et son pavé à demi recouvert d’herbe (...), la misérable chambre en parquet poussiéreux et aux deux lits de fer côte à côte, où elle avait passé sa première jeunesse”.14 Devenue mère et définitivement abandonnée, Lida retrouve sa ruelle et son taudis, la misère matérielle et morale. Mariée à l’artisan-relieur Oreste Benotti, elle va habiter une maison assez excentrée, Viale Cavour, près de la gare ; sa vie monotone de bourgeoise se partage désormais entre ce quartier neuf et la Via Salinguerra où son mari possède une boutique. Ainsi Lida ne peut rompre avec ses origines et son passé ; exclue du coeur de Ferrare, la voilà définitivement marginalisée. Dans Une plaque commémorative Via Mazzini, les lieux et les trajets sont eux aussi symboliques. Leurs descriptions illustrent le rapport d’opposition existant entre Geo Josz, un juif Ferrarais déporté en 1943 de retour des camps de la mort, les fascistes et la bourgeoisie de Ferrare. Silencieux et énigmatique, il est présent désormais pour rappeler le passé alors que son nom est déjà inscrit avec ceux des autres 183 déportés sur une plaque commémorative. Geo entre dans une ville réduite à une simple forme géométrique qu’il ne reconnaît plus : “était-ce Ferrare, ce sombre polygone de pierre poussiéreuse, réduit, à part les quatre tours du Château qui se dressaient en son centre, sérieuses et irréelles, à l’apparence d’une sorte de lugubre fer à repasser pesant lourdement sur les champs”.15 C’est dans la Via Mazzini qu’ont lieu les premières manifestations contre lui, contre ce Juif qui “était revenu quand plus personne ne l’attendait. Qu’est-ce qu’il voulait à présent ? (...) ; il fallait pareillement se méfier de lui. Cette graisse, toute sa graisse, éveillait les soupçons (...). Sous ce gros bonnet de fourrure, derrière ces lèvres figées par un éternel sourire, il ne pouvait y avoir de place, on l’eût juré, que pour des pensées et des projets hostiles”.16 Un soir de mai, Via Mazzini, Geo administre une paire de gifles au comte Scocca, ex-informateur de la police fasciste. Et, alors qu’avec le printemps la vie renaît, il se situe délibérément à contre courant, revêt les hardes, avec lesquelles il est rentré d’Allemagne, et s’installe définitivement dans son rôle d’ancien déporté et de survivant indésirable. Il reconquiert autoritairement le Corso Giovecca, le Corso Roma, le Caffè della Borsa, pourchasse ses concitoyens dans les dancings et autres lieux de divertissement où ils oublient les atrocités d’un passé récent : défi constant lancé à une communauté et à une ville dont il incarne la mauvaise conscience. C’est alors que les Ferrarais, corrompus et corrupteurs, se retranchent derrière les remparts de la ville, le rejettent comme un corps étranger et l’exilent à nouveau. Dans Les dernières années de Clelia Trotti et Une nuit de 43, Bruno Lattès et Pino Barilari, comme Geo Josz, jugent sévèrement le comportement des Ferrarais qui ont adhéré massivement au fascisme, incapables de regarder lucidement un passé rempli d’erreurs, de scandales, de persécutions et d’exterminations. Bruno, jeune bourgeois étudiant juif, raconte la fin de Clelia Trotti, cette vieille militante socialiste dont il a recherché la compagnie dans les années 1939-1943. La nouvelle commence Piazza Certosa, sorte de place d’armes, au moment où, revenu à Ferrare des Etats-Unis où il a émigré, Bruno assiste, un jour d’automne 1946, aux funérailles officielles de Clelia Trotti, morte dans une prison fasciste :
“d’un côté, vers le sud-ouest, il n’y a que de rustiques masures à peine plus hautes que les petits murs de séparation qui bornent les vastes jardins potagers (...) : des petites maisons et des petits murs qui, comparés au vaste rempart du rouge portique du cimetière lui faisant face, ne sont que de petites rides, d’intimes spectacles au torrent de lumière de l’après-midi et du soir (...). Le campanile de San Cristoforo, mutilé à mi-hauteur par un obus anglais en avril 1945 (...) est là pour dire que toutes les promesses d’éternité sont illusoires, et que, donc, même celle que semble exprimer le chaud rougeoiement de la colonne intacte dans le soleil n’est tout bonnement qu’un mensonge. Elle finira tôt ou tard d’exister, de rasséréner et de leurrer l’âme de ceux qui la contemplent”.17
9Bruno Lattès se souvient de Ferrare pleine de haine et de sang : il se rappelle la marche à travers la ville qui l’a conduit pour la première fois jusqu’au 36 Via Fondo Banchetto, le domicile de l’institutrice surveillée par l’O.V.R.A.18 et les dernières promenades qu’il a faites avec elle... Itinéraire symbolique qui passe par Via Mazzini, Via Saraceno, Via Borgo di Sotto, Via Belfiore, Piazza Santa Maria in Vado où se trouve la boutique de Rovigatti, le cordonnier qui lui donne l’adresse de la vieille dame socialiste. Et qui correspond à un autre parcours, plus intellectuel, plus engagé, réalisé, presque inconsciemment ; en effet, Bruno, qui traverse une période de crise, puise dans le sentiment de différence une humiliation exaltée et ressent la nécessité de rejoindre les antifascistes et donc de créer un espace nouveau, symbole de pureté de jeunesse et d’éternité. Toutefois, il est conscient de l’illusion de Clelia Trotti, témoignage et épave : une société plus civilisée, un monde meilleur ne verront jamais le jour. Il est conscient du désespoir du narrateur et de Micol qui se manquent et passent à côté l’un de l’autre parce qu’ils ne peuvent assumer leur situation de la même manière. Il est conscient de l’isolement des Finzi-Contini dans leur espace bien à eux, la “Magna Domus”, oasis de lumière dans la nuit de la ville. En effet, leur grand parc et leur demeure austère représentent, pour Bassani, et pour le narrateur, une sorte de “sur-espace”, une île qui permet la survie, un eden encore possible. Mais l’univers “finzi-continico” délimite à son tour un autre espace clos à l’intérieur duquel s’organise la vie familiale et sentimentale d’“êtres entourés par un halo de tendresse désespérée”19 qui les soude en un seul groupe où chacun joue un rôle donné, où chaque rôle est complémentaire de ceux de tous les autres. Un espace mental qui feint le monde. Sitôt franchie l’enceinte du “Barchetto del Duca”, le narrateur s’est laissé captiver par le pouvoir rassurant d’un monde à part sur lequel les agitations, les rumeurs, les événements extérieurs n’ont aucune prise, si ce n’est sous la forme d’une angoisse qui l’isole davantage. Les Histoires de Ferrare, comme Les lunettes d’or et Le Jardin des Finzi-Contini, révèlent toute une série de personnages reclus et exclus : l’espace urbain devient une épreuve dans leur parcours. En effet, ils habitent tous des espaces-prisons - ceux qui n’ouvrent rien ! - situés dans des quartiers-ghettos de Ferrare. Entre les divers lieux de cet espace fragmenté, c’est le vide, et la distance est vécue comme une séparation. Par exemple, le pharmacien Barilari, paralysé, ne quitte plus sa petite chambre, mais il a vu, une nuit de 1943, onze Ferrarais fusillés en représailles après l’assassinat d’un haut dignitaire fasciste : onze corps trouvés sur le trottoir bordant le fossé du Château des Este. Le récit laisse l’impression que ce carnage a été absurde, que les victimes ont été choisies par hasard et que la ville entière, au courant de ce qui se préparait, n’a pas songé à intervenir. Pourtant le procès, inutile, malheureusement, nous renvoie à nouveau dans l’espace réduit du pharmacien (symbolisé par quelques centimètres sur lesquels se trouve son fauteuil) ; mais Barilari “déplace” cet espace qui pourrait le condamner en affirmant qu’il dormait lors de la fusillade. Celui que tous soupçonnent sera acquitté parce que l’unique témoin ne voudra pas reconnaître qu’il a vu, en même temps que l’assassin, à l’autre bout de la place, sa propre femme : ce serait avouer qu’elle revenait d’une aventure... L’horrible s’efface dans le ridicule. Dans Une nuit de 43, Ferrare disparaît au profit d’une communauté humaine extraordinaire : la géographie spatiale cède à l’Histoire et l’espace au temps. En effet, enfermés dans le labyrinthe de leur ville fortifiée, les personnages des Histoires de Ferrare, comme ceux du Roman de Ferrare sont enfermés dans la prison du temps. Un temps nécessairement passé où le futur est impossible et où le présent existe à peine !
10On retrouve la symbolique de la prison dans tous les livres du Roman de Ferrare. Une prison, reflet d’une topographie limitée, ceinte de bastions, de murs et de maisons où vivent Lida Mantovani, Gemma Corcos-Brondi, Clelia Trotti, Micol Finzi Contini, Geo Josz, Bruno Lattès, Pino Barilari, le docteur Fadigati, Alberto Finzi-Contini et l’immense communauté israélite condamnée par la politique, la religion, l’hypocrisie, la lâcheté et le conformisme de leur ville et de leur pays. En effet, à Ferrare, la peur du scandale corrompt tous les rapports humains, ruine les carrières, empêche les démocrates de s’organiser et amène finalement les fascistes au pouvoir ; “à Ferrare, tout est permis pourvu qu’on soit respectable : les gens n’existent pas en eux-mêmes mais par ce qu’on en dit”.20 Prisonniers donc de l’espace séparateur et du temps négateur, ces victimes se réfugient dans le passé qui, lui, ne peut et ne doit pas s’abolir. Pourtant, l’idéal, pour elles, serait plutôt d’abolir le temps, comme le suggère Bassani, par l’intermédiaire d’Elia Corcos à la fin de La promenade avant dîner : “cependant il regardait devant lui, sans plus voir ni rien ni personne ? C’était certes un regard singulier (...). événement si, à dater justement de l’aube de ce jour-là, il eût toujours vu ainsi les êtres et les choses : c’est-à-dire de haut et comme hors du temps”.21 Abolir le temps, retrouver une vie qui s’étende dans la durée ! Une façon d’éterniser le temps, c’est de substituer à son image linéaire une image circulaire en voyant dans le présent la réactualisation d’événements passés ; à la conception d’un temps qui s’écoule et qui use, se superpose, dans les Histoires de Ferrare et Les lunettes d’or en particulier, une conception répétitive de l’Histoire : la Ferrare d’après-guerre n’est-elle pas l’image de celle d’avant le fascisme ou même de celle pendant la guerre ? Bassani, comme ses protagonistes, recherche l’éternité dans un temps infiniment prolongé ou dans un temps circulaire qui l’enferme dans son propre passé marqué par la douleur. Les Histoires de Ferrare, comme l’ensemble du Roman de Ferrare, révèlent le double encerclement des personnages qu’elles mettent en scène. Car si nous parlons de cercle du temps, il est possible d’utiliser la même figure géométrique pour traduire l’idée d’emprisonnement dans l’espace, de clôture et de cloisonnement à l’intérieur de la ville. Forme enveloppante, tel un circuit fermé, ce cercle n’est plus un symbole de protection ; il n’est plus le cordon de défense de Ferrare mais celui de l’oppression. Dans l’odeur du foin, racontant la genèse de ses nouvelles, Bassani lui-même emploie les termes de “sphère”, de “cercle”, de “cycle” et affirme, dans Là-bas au fond du couloir, qu’il a joué et qu’il continue à “jouer avec des formes géométriques en majorité sphériques, cônes, troncs de cônes, cercles concentriques”.22
11La ville de Ferrare est donc bien un lieu vivant ; rues, boulevards, corsi, places, églises et châteaux” se personnalisent en empruntant leur originalité aux êtres avec lesquels ils se trouvent associés tout comme les êtres tirent de ces lieux une profondeur ou une poésie supplémentaires, une dimension de plus”.23 Une pluralité d’épisodes, de drames se rangent et se construisent leur propre espace qui est finalement celui de l’oeuvre d’art. Le temps a pris la forme de l’espace. Le cercle des murs de Ferrare, comme le cercle du temps, remplit une double fonction : emprisonner et exclure. Figure doublement symbolique, ce cercle est à la fois limite et séparation : il définit l’espace géographique à l’intérieur duquel s’organise la vie et rejette tous ceux qui n’appartiennent pas à la communauté géographique et sociale ainsi créée. Ferrare est donc un espace carcéral et un espace interdit. Une réalité obsédante pour Bassani en raison des événements qui ont marqué sa vie et celle de ses frères : une tradition séculaire de ségrégation et le réveil soudain d’un antisémitisme barbare qui redonne un caractère horriblement concret à la captivité et à l’élimination, celle des Finzi-Contini, par exemple “tous déportés en Allemagne au cours de l’automne 43”24 ; le narrateur adulte revoit encore le cimetière juif de Ferrare avec ses grands prés parsemés d’arbres, ses tombeaux, ses cippes groupés le long des murs d’enceinte et de séparation et surtout “la tombe monumentale des Finzi-Contini (...). Mon coeur se serrait comme jamais à la pensée que dans cette tombe, édifiée pour garantir le repos éternel de celui qui en avait ordonné la construction, son repos à lui et celui de sa descendance, un seul d’entre tous les Finzi-Contini que j’avais connus et aimés avait eu droit à ce repos”.25
12Le Roman de Ferrare est fidèle à sa communauté mais il la trahit aussi. Il en dévoile le projet et en dénonce les prétentions. Ce double mouvement engendre une ville-espace où vient s’inscrire la réalité de l’époque dans sa cohérence et sa complexité. C’est une sorte de procès que Bassani fait à Ferrare et à ses concitoyens. Pour lui, le drame de la cité des Este est celui d’une ville qui, malgré la richesse de son passé et la beauté de son site, est condamnée à un immobilisme irrémédiable. Aucun événement ne peut ébranler sa société ni secouer sa vie égoïste et mesquine. Même les bourrasques du fascisme, qui l’ont profondément meurtrie, n’ont pas réussi à la modifier d’une manière salutaire. Face aux persécutions, face aux souffrances et à la mort, Ferrare est restée identique à elle-même, inhumaine, avec son hypocrisie et sa méchanceté, toujours prête à violenter et à éliminer l’individu. Mais les jugements de Bassani, pour sévères qu’ils soient, restent cependant dépouillés de toute passion raciale, politique et religieuse. Le romancier ne se pose pas en moraliste mais en observateur intègre dont la recherche est conçue et exprimée dans la dimension historique. Comme Proust, il veut retrouver la réalité d’un temps passé composé d’événements, de sensations et de sentiments vécus ; le recul du temps lui permet non seulement de le clarifier en le passant au filtre de son esprit critique, mais aussi de l’enrichir de toute sa fantaisie de poète. Cette recherche d’un temps perdu, de ces instants privilégiés auxquels l’Art peut donner une seconde vie, est particulièrement évidente dans Le Jardin des Finzi-Contini, l’histoire de cet Amour retrouvé par-delà la mort :
“pour moi, non moins que pour elle, ce qui comptait c’était, plus que la possession des choses, le souvenir qu’on avait d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante. Comme Micòl me comprenait ! Mon désir que le présent devînt tout de suite du passé, pour pouvoir l’aimer et le contempler à mon aise, était aussi le sien, exactement pareil. C’était là notre vice : d’avancer avec, toujours, la tête tournée en arrière”.26
13Ferrare, comme Combray, est une ville réelle et fabuleuse, douce et ogresse, présente et passée, aimée et détestée, que Bassani crée inlassablement. La cité des Este : un lieu qui se présente “comme crédible et comme fictif ou du moins non vérifiable”27 ; une ville qui s’inscrit dans l’économie de l’oeuvre unique de Bassani, travaillée, transformée et finalement “produite” par l’écriture, une cité s’inscrivant dans le texte narratif comme un ensemble de symboles et d’associations signifiantes. Ferrare : une ville tremplin d’une médiation : celle du narrateur et de l’auteur qui, comme celui de A la Recherche du temps Perdu, passe du rêve à la désillusion puis à la transfiguration par la Littérature. Bassani, grâce au phénomène de la mémoire, reprend possession de ses moments et de ses lieux perdus et construit un espace qui, dans Le Roman de Ferrare, subit un traitement original : contrairement au roman traditionnel qui élabore de façon mimétique un espace adapté aux exigences de l’action qui doit se dérouler, l’oeuvre narrative de Bassani se caractérise par une volonté totalisatrice conduisant à la construction d’un kaléidoscope d’images dont la juxtaposition vise à exprimer l’essence de la réalité ferraraise, avec ses personnages, leurs caractères et leurs drames. La distinction des lieux, des moments ou des états psychiques crée une unité dans laquelle des éléments différents, voire opposés, se trouvent organisés, comparés, assimilés. Les Histoires de Ferrare, Les lunettes d’or et Le Jardin des Finzi-Contini sont des oeuvres ancrées dans des circonstances événementielles particulières qui s’efforcent de dresser un inventaire des lieux de mémoires significatifs du passé ferrarais et même du passé italien. Elles offrent au lecteur, non pas un espace singulièrement vague, morcelé, dénudé et dépeuplé, mais un paysage composité fait d’Histoire, d’histoires, de fictions et de symboles. Dès lors, la première fonction de Ferrare en tant qu’espace est celle du support de la mémore collective.
14L’essentiel du Roman de Ferrare, et plus particulièrement les trois livres cités, n’est pas uniquement écrire, décrire pour se souvenir mais plutôt apprendre et comprendre, comme l’avoue le narrateur de Derrière la porte : “j’ai été malheureux dans ma vie (...), les années ont passé en vain, au bout du compte : elles n’ont pas réussi à apaiser une douleur qui m’est restée, une blessure secrète qui saigne en secret. Guérir ? Je sais bien désormais que c’est impossible. Si donc j’en parle maintenant, c’est dans le seul espoir de comprendre et de faire comprendre”.28 Ainsi, placé à la convergence de l’Histoire, de l’imaginaire et de la poésie, qui sont les axes autour desquels tourne toute l’oeuvre de Bassani, l’espace ferrarais, véritable champ de bataille, apparaît une fois de plus comme une voie privilégiée d’accès au fonctionnement du texte, à sa signification idéologique et à son authenticité. Lire Le Roman de Ferrare, c’est se promener dans la ville de Bassani, c’est “avancer par des mouvements en arrière” et y suivre l’histoire d’une communauté et celle d’une vocation.
Notes de bas de page
1 Le Roman de Ferrare est composé de six livres : Histoire de Ferrare (1956), Les lunettes d’or (1958), Le Jardin des Finzi-Contini (1962), Derrière la porte (1964), Le héron (1968), L'odeur du foin (1972), traduits en français et édités aux éditions Gallimard, à partir de 1962 : Les lunettes d'or et autres Histoires de Ferrare, Paris, Gallimard, 1988, coll. “folio”, no 1394, Le Jardin des Finzi-Contini, Paris, Gallimard, 1988, coll. “folio”, no 634, Derrière la porte, Paris, Gallimard, 1967, Le héron, Paris, Gallimard, 1971, L’odeur du foin, Paris, Gallimard, 1981.
2 Giorgio Bassani est né le 4 mars 1916 à Bologne. Mais c’est un enfant de Ferrare qui habite encore aujourd’hui Via Cisterna del Folio.
3 Lire, par exemple, des nouvelles comme La promenade avant dîner. Une plaque commémorative via Mazzini, Une nuit de 43, la chute dégradante et volontaire du docteur Athos Fadigati dans Les lunettes d'or, la fin insolite de Derrière la porte, ou encore le tragique épilogue du Héron.
4 Mario Fusco, “Bassani”, in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985, vol. III, p. 884.
5 André Sempoux, “è proprio lei la stessa che ritoma in pressoché tutti i miei libri”, in Les Lettres Romanes, Louvain, université de Louvain, 1985, tome XXXIX, no 1-2, p. 119.
6 Dominique Fernandez, L’arbre jusqu'aux racines, Paris, Grasset, 1972, p. 300.
7 Jean-Yves Tadié, Le roman au XXème siècle, Paris, Belfond, 1990, p. 127.
8 Paul Ricoeur, Temps et roman, Paris, Seuil, 1985, coll. “Points-Essais”, no 229, tome III, Le temps raconté, p. 339.
9 Le Jardin des Finzi-Contini, cité, p. 17.
10 Les dernières années de Clelia Trotti, in Histoires de Ferrare, cité, p. 186.
11 Une plaque commémorative via Mazzini, cité, p. 134.
12 Cité, pp. 85-87.
13 Marie-Anne Rubat du Mérac, “Dentro le mura di Giorgio Bassani”, in Mélanges offerts à Madame le Professeur Maryse Jeuland, Aix-en-Provence, Université de Provence, p. 196.
14 Lida Mantovani, cité, pp.
15 Cité, p. 139.
16 Ibid, pp. 140-141.
17 Cité, pp. 185-187.
18 O.V.R.A. : Organisation de Vigilance et de Répression del’Antifascisme (la Gestapo italienne).
19 A. Menetti, “La vocazione lirica e l’impegno storico”, in Litteratura contemporanea, Milano, Bignami, p. 183.
20 Dominique Fernandez, Introduction à Les lunettes d’or et autres Histoires de Ferrare, cité, p. 11.
21 Cité, p. 128.
22 Cité, pp. 151-154.
23 Georges Poulet, L'espace proustien, Paris, Gallimard, 1982, coll. “Tel”, no 68, pp. 147-148.
24 Le Jardin des Finzi-Contini, cité, p.
25 Ibid.
26 Ibid, p. 285.
27 Jean-Paul Goldenstein, Pour lire le roman, Paris, Duculot, 1983, p. 96.
28 Cité, p. 7.
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