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Le mythe de l’ogre dans Au Bonheur des Ogres de Daniel Pennac

p. 295-309


Texte intégral

1Le monde romanesque de Daniel Pennac semble d’emblée peuplé de figures mythiques qui ne sont pas sans nous rappeler les personnages des contes de notre enfance : on y croise des ogres, des fées carabines et de petites marchandes de prose. En ce qui concerne Au Bonheur des Ogres1, l’importance de l’ogre est évidente dès le titre et cette figure se révèle essentielle tout au long du roman.

2Au Bonheur des Ogres est le premier volet de la tétralogie qui relate les aventures et mésaventures de Benjamin Malaussène : pendant sept mois, le Magasin où notre héros exerce la fonction de bouc émissaire se trouve être le théâtre d’attentats à la bombe derrière lesquels se profile peu à peu une sombre affaire de secte satanique ; ses adeptes représentent les ogres du roman, puisqu’ils enlevaient des enfants durant la seconde guerre mondiale afin de les livrer à leurs expériences démoniaques. Benjamin, "frère de famille" et chef d’une "tribu" pour le moins originale, chargé par ses supérieurs d’endosser à lui seul les erreurs de la société marchande, se voit accusé des meurtres des ogres et finit par mener sa propre enquête qui lui fera découvrir la sinistre vérité.

3Cette étude du mythe de l’ogre dans le roman s’inspire de l’oeuvre de Gilbert Durand, Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire2, et met en relief deux régimes du symbolisme imaginaire, le régime diurne et le régime nocturne. C’est pourquoi nous verrons dans un premier temps comment la figure de l’ogre est présentée sous ses aspects les plus effrayants pour ensuite montrer que le mythe est inversé à travers le personnage de Benjamin. Dans la troisième partie, nous considérerons d’une manière plus générale la place et la portée du mythe dans le roman.

I - Les figures de l’ogre dans le roman

A - Une figure qui hante le roman : les "ogres Noël"

4La figure de l’ogre semble obséder certains personnages du roman, notamment à travers l’évocation des "ogres Noël". Le Père Noël peut en effet être considéré comme un doublet de la figure de l’ogre. Arlette Bouloumié a étudié les rapprochements entre ces deux figures et elle souligne le caractère inquiétant des compagnons du Père Noël (Pères Fouettards et Croquemitaines) ainsi que l’ambiguïté de l’ancêtre du Père Noël, Saint-Nicolas : "Ces amateurs de chair fraîche sont les doubles du Père Noël ; ils expriment ouvertement son ambivalence latente".3 Dans le roman, l’expression "ogre Noël" met en valeur cette ambiguïté. Un des membres de la secte se déguisait en Père Noël pour attirer les enfants destinés à être sacrifiés lors des messes noires ; le Magasin et son "Royaume des jouets" (BO, 251) est bel et bien un piège qui se referme sur d’innocentes victimes. Dès le premier chapitre, dont l’action se déroule le 24 décembre, les enfants sont terrifiés par le Père Noël et Benjamin le décrit comme un être "gigantesque et translucide, qui dresse au-dessus de cette cohue figée sa formidable silhouette d’anthropophage" (BO, 11). Le petit frère de Benjamin se met à dessiner des Pères Noël bien singuliers, puisque "des jambes d’enfants [...] sortent par les commissures des lèvres" (BO, 12), et la figure d’ogre Noël vient même peupler les rêves de Benjamin : "Je m’endors. Comme une pierre qui tombe [...]. C’est alors que les ogres Noël font leur entrée. Les ogres Noël..." (BO, 159). Le Petit semble fasciné et même ravi par la reproduction dans le Robert du tableau de Goya, Saturne dévorant ses enfants, et par le personnage d’un poème de Jules Laforgue4 au caractère d’ogre : "stoïque et légendaire / Ugolin mangea ses enfants / afin d’leur conserver un père..." (BO, 168).

B - Des ogres sataniques

5L’homologie entre l’ogre et le diable a souvent été soulignée et l’ogre peut être considéré comme "le doublet folklorique du diable".5 L’ogre principal du roman, le professeur Léonard, nom du diable durant les nuits de Sabbat (BO, 166), possède d’ailleurs les caractéristiques physiques du diable : "le crâne rasé [...], [les] oreilles pointues, [...] [une] voix [...] froidement métallique, [...] une telle flamme dans le regard qu’un courant d’air d’enfer calcine l’assemblée (BO, 122, 123). C’est un personnage tout à fait inquiétant, "la gueule fendue par un rictus démoniaque" (BO, 159), et Benjamin souligne sa "belle gueule méphitique" (BO, 164). Léonard apparaît en fait comme un ogre aux multiples facettes et si ses caractéristiques sont principalement celles du diable, il est aussi présenté comme un animal féroce : un "vrai méchant loup" (BO, 127), un tyran politique au "regard mussolinien" (BO, 122), ou un monstre caché qui chercherait à dissimuler son abondante pilosité : citons ici sa "large gueule totalement épilée" (BO, 122). L’agressivité de Léonard est par ailleurs fortement liée aux dents : il "égorgea [un chien] de ses propres dents" (BO, 251) ; on peut donc ici reprendre l’expression de Gilbert Durand et parler de "sadisme dentaire".6

6Une autre figure de l’ogre dans le roman est le robot King Kong, un jouet "monstrueux" : "C’est un gros singe noir, épais, velu, plus vrai que nature. [...] Il porte dans ses bras une poupée demi-nue qui ressemble à Clara endormie. [...] Ses yeux rouges et sa gueule béante lancent des éclairs. Il y a une vraie menace entre le noir opaque du poil, le rouge sanglant du regard et le pauvre petit corps, si blanc dans ses terribles bras" (BO, 48, 49) ; on peut rapprocher cette figure de celle de l’ogre emportant l’enfant innocent : c’est tout le caractère monstrueux et terrifiant de l’ogre qui se révèle ici.

7Léonard était donc le chef des six ogres de la "Chapelle des 111", une secte des années 40, adepte de la "Bête 666" ; rappelons la signification nettement péjorative du chiffre 6 dans l’Apocalypse, puisque c’est le chiffre de l’Antéchrist, le chiffre de la Bête7. On en sait moins sur la vie des autres ogres : un célibataire sans enfants, "deux gracieux petits vieux" (BO, 60) frère et soeur, un concessionnaire d’origine allemande ; seul le dernier des ogres occupe une place importante à la fin du roman : Gimini, le "tout petit vieux à tête de criquet" (BO, 248) apparemment inoffensif se révèle alors un "nabot maléfique" (BO, 275), et son caractère d’ogre apparaît évident aux yeux de Benjamin" : C’est le même regard que celui de Léonard ! Ce sont les mêmes yeux que ceux de la Bête". (BO, 275).

8Cette secte qui critiquait le matérialisme utilisait le Magasin, laissé à l’abandon durant la guerre, pour ses macabres cérémonies. Le Magasin est décrit comme l’antre du diable, profond et sombre, et on peut ici rappeler, comme l’a fait Gilbert Durand, l’isomorphisme existant entre "l’archétype dévorant et le thème des ténèbres"8 ; il évoque par ailleurs le ventre digestif, lorsqu’il est question de "ses entrailles" (BO, 250) ou de ses "profondeurs grouillantes" (BO, 43). Les membres de la secte profanaient ce "temple de l’espérance matérialiste" (BO, 281) en y sacrifiant des victimes innocentes attirées par le chatoiement des objets et organisaient des messes noires pendant lesquelles se déroulaient des sacrifices humains et des séances de tortures, qui permettaient aux six ogres d’assouvir leurs penchants pédophiles. Cette secte revendiquait d’ailleurs l’influence de sinistres parrains tels Aleister Crowley (1875-1947), fondateur de sectes adonnées à la magie sexuelle et qui enseignait le culte de "l’Energie solaire phallique"9, ainsi que Gilles de Rays, le célèbre dévoreur d’enfants (BO, 251). Les six ogres du roman semblent donc eux-mêmes s’inscrire dans la "tradition" du mythe. En tout cas, c’est avant tout une jouissance sadique et morbide qui caractérise ces ogres et ils auront tous jusqu’à leur dernier souffle l’expression de la jouissance sur leur visage.

C - Les ogres et le temps

9Le mythe de l’ogre se situe dans la perspective de Cronos et rejoint le problème de la temporalité : l’ogre est associé aux divinités païennes qui évoquent la mort. Manger des enfants, c’est bien sûr "faire siennes les vertus de sa jeunesse".10 La secte du roman, la "Chapelle des 111", possède un rapport au temps tout à fait manifeste et s’inscrit dans un "curieux phénomène de rejet des codes moraux et des idéologies au profit d’une mystique de l’Instant. Tout est permis puisque tout est possible. [...] [G]loire à Mammon le Jouisseur, Prince de l’Instant Eternel !" (BO, 280 ; 281). La mort des ogres qui périssent un à un au cours des attentats, cache en fait une série de suicides qui peuvent même s’apparenter à de véritables sacrifices. Cela dénote bien sûr une volonté de maîtriser le temps et au-delà, leur propre destin : "En se tuant eux-mêmes le jour dit, ils ont respecté le verdict des étoiles tout en conservant leur liberté individuelle" (BO, 282). Les morts des ogres prennent en effet l’allure de sacrifices : elles ont toutes lieu à l’endroit précis où se déroulaient les messes noires, elles se passent toutes de la même façon, la personne désignée est sacrifiée parmi la foule, sous les yeux du bouc émissaire Benjamin. Les explosions, comme tout ce qui "éclate", ont d’autre part quelque chose d’apocalyptique – Benjamin dit d’ailleurs avoir "l’impression de partager [s]a chambre avec une araignée d’Apocalypse" (BO, 130) – comme si le temps était venu et que les choses devaient s’accomplir d’une manière tout à fait irrémédiable. Comme le souligne Gilbert Durand, "le sacrifice marque une intention profonde non pas de s’écarter de la condition temporelle [...] mais de s’intégrer au temps fût-il destructeur, et de participer au cycle total des créations et des destructions cosmiques"11 ; de plus, l’élément feu, qui est celui utilisé à travers les explosions, est "l’élément sacrificiel par excellence, celui qui confère au sacrifié la destruction totale, aube des totales régénérations".12 Développée par Thérèse, la soeur de Benjamin, la théorie du temps présente dans le roman est celle qui fait de la mort un passage et de la naissance une incarnation. Ainsi, Léonard apparaît comme la réincarnation d’Aleister Crowley qui est lui-même la réincarnation du diable : il s’agit donc de mourir "pour mieux ressurgir ailleurs et continuer son oeuvre" (BO, 166). On trouve d’ailleurs dans le roman le terme "éterniser" (BO, 135) comme synonyme de mourir.

10Par ailleurs, il faut également considérer le rapport des ogres avec leur temps. Dans Au Bonheur des Ogres, l’histoire se mêle constamment à l’Histoire et on trouve des allusions à la dernière guerre mondiale et au nazisme : il est question des pogroms et de "la gueule béante des crématoires" (BO, 249), de "la rôtisserie de la seconde guerre mondiale" et de "[s]es chaudrons du diable" (BO, 280) ; cette période est également évoquée à travers le personnage du vieux libraire Risson qui tient des propos antisémites (BO, 211) et on peut noter qu’un des ogres était d’origine allemande. Il est aussi fait allusion à un autre régime dictatorial, celui de Pinochet au Chili (BO, 116). Tout comme dans le roman de Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, où l’ogre Tiffauges se mettait au service du régime nazi en recrutant les jeunes garçons destinés à combattre dans les troupes d’Hitler, le lien est évident entre le nazisme et le destin personnel des ogres de la Chapelle des 111 qui "étaient l’âme de leur époque, une âme qui se nourrissait de chair vive" (BO, 251).

II - Benjamin Malaussène : ou l’inversion du mythe ?

A - Benjamin ou la "vocation maternelle de l’homme"13

11Benjamin occupe non seulement un emploi original, celui de bouc émissaire, mais il mène aussi une vie de famille tout à fait singulière : c’est un "frère de famille" qui élève les enfants de sa propre mère. Cette dernière fugue avec un nouvel amour après chaque naissance et c’est ainsi que Benjamin s’est retrouvé tuteur de ses frères et soeurs auxquels se joignent des amis marginaux comme Théo et ses compagnons travestis du Bois de Boulogne. Benjamin est le frère, mais aussi un peu la mère et le père de tous ses "petits", qu’il appelle parfois "mes enfants" (BO, 154) : il rentre chez lui "en déposant un paternel baiser sur chaque front" (BO, 157). C’est aussi Benjamin qui fait vivre toute sa famille au niveau matériel et il a par là même une fonction de nutrition qui représente l’exacte inversion de la vocation ogresse, "une inversion bénigne de la fonction de dévoration"14 : sa famille, c’est pour Benjamin "ce petit monde que je nourris" (BO, 121). On peut même dire que Benjamin a quelque chose de Saint-Christophe puisqu’il "porte" sur ses épaules la responsabilité de toute sa famille, et qu’il "supporte" les caractères et les aspirations de chacun, ce qui lui pèse parfois. On peut ici penser au symbolisme de la phorie dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier à la fin duquel l’ogre Tiffauges devient christophore en chargeant sur ses épaules le petit juif Ephraïm : "Je n’aurais jamais cru que porter un enfant fût une chose si belle".15 On peut parler d’une sorte de phorie avec Benjamin lorsqu’il enlève chaque soir son "armure [...] juste pour [...] serrer [les enfants] dans [ses] bras" (BO, 140, 141) ; il va même jusqu’à exercer l’acte de phorie avec son chien, qui tient une place essentielle dans sa vie, lorsque ce dernier tombe malade : "J’en profite pour prendre mon chien à pleins bras. Il est léger ! Léger comme s’il était vide !" (BO, 96).

B - Benjamin une figure divine : le saint et le sauveur

12Benjamin apparaît également souvent comme une figure divine ; il est même comparé à l’enfant Jésus : "Parece o menino Jesus mesmo !" (BO, 72). De plus, comme tous ses frères et soeurs, Benjamin est un enfant sans père, ou du moins ce dernier est totalement occulté dans l’histoire. Ainsi, lorsque Benjamin s’exclame : "Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?" (BO, 244), ou qu’il se rappelle "ces temps enfouis du catéchisme où [sa] maman voulait [lui] donner le Bon Dieu en guise de papa" (BO, 244), l’allusion à la figure divine du Christ est manifeste. Avec Benjamin se profile donc aussi le mythe du Fils, sa mère ne cessant d’ailleurs de lui rappeler qu’il est un "bon fils" (BO, 25). On trouve également d’autres allusions religieuses, comme par exemple "la multiplication de[s] petits pains par deux" (BO, 140), et Benjamin sera véritablement ressuscité dans la suite de ses aventures16. Benjamin est aussi désigné à plusieurs reprises comme un "sauveur", notamment avec Julia, qu’il sort d’une situation embarrassante. Le métier qu’il exerce est d’autre part lourd de signification religieuse, comme le remarque son amie Julia : "Je croyais que tu étais maso, Malaussène, pour accepter ce boulot tordu de Bouc Emissaire, mais non, en fait, tu es une sorte de saint" (BO, 127), René Girard a souligné la proximité du bouc émissaire et de la figure du saint : "le saint joue [...] un rôle de bouc émissaire, protecteur parce que pestiféré, sacralisé par conséquent au double sens primitif de maudit et de béni’17 ; il fait de même avec la figure du Christ : "Jésus est constamment rapproché, et se rapproche lui-même, de tous les boucs émissaires".18 En effet, la mission de Benjamin, qui est d’endosser tous les reproches des clients mécontents, finit par "transfigurer" le visage de ses interlocuteurs, et ceux-ci manifestent finalement une "authentique humanité" (BO, 129), lorsque leur colère de clients lésés fait place à la pitié.

C - L’ambiguïté du personnage

13Le personnage de Benjamin est cependant loin d’être simple. Cette ambivalence est d’emblée soulignée par l’identité du personnage : en effet, si le prénom Benjamin vient de l’hébreu "ben yamin" qui signifie "fils de bonne augure", le nom Malaussène contient distinctement le terme "mal". Benjamin semble ainsi posséder certaines caractéristiques "ogresses" : il parle de "faire bouillir la marmite" (BO, 106) et quand le fait de "porter", voire "supporter", tous les enfants lui pèse, il ne peut s’empêcher de penser : "Le fauve en moi se fige. [...] Mes babines se retroussent. Mes crocs luisent dangereusement" (BO, 242), même si, tout de suite après, sa "vocation maternelle" semble reprendre le dessus lorsqu’il s’inquiète de savoir qui élèvera les enfants de sa propre soeur. Cependant, on peut aussi noter que Benjamin est constamment accompagné de son chien Julius, et le chien reste le doublet domestique du loup, animal féroce par excellence ; de plus, il est fait référence à l’espagnol, où le verbe "aimer" se dit "corner", ce qui signifie "manger" (BO, 171) : on voit bien ici que l’ambiguïté du mythe de l’ogre est pleinement maintenue. On peut même déceler quelque chose d’animal dans les rapports de Benjamin avec ses frères et soeurs puisqu’il les appelle souvent "mes petits" (BO, 249). D’autre part, si son métier fait de lui une sorte de saint, il n’en reste pas moins qu’il trompe ces gens chez qui il fait ressortir l’humanité, même s’il subvient ainsi aux besoins de sa (grande) famille. Son travail relève de besoins matériels mais aussi d’un "mystère de [s]a nature profonde" (BO, 101) et il comporte bien deux faces antagonistes. Il faut cependant souligner que Benjamin est loin d’être heureux dans son travail et que ce dernier nécessite une grande faculté de compassion. L’ambivalence du personnage est aussi manifeste lorsqu’il "sauve" la belle Julia car le "sauveur" cherche avant tout à séduire la jeune femme. Le personnage de Benjamin semble d’ailleurs conscient de sa propre ambiguïté lorsque, en réponse à Julia qui le qualifiait de "sorte de saint", il pense : "Le problème avec les saints, c’est qu’ils ne peuvent pas l’être vingt-quatre heures sur vingt-quatre". (BO, 127). De même, lorsqu’il est attaqué et que tous le considèrent comme coupable, il refuse de porter plainte et l’ambivalence du personnage demeure : "'vade retro Satanas', l’ange diaphane, en moi, répond "non", tout en se disant que les anges sont des cons" (BO, 152).

III - La place et la portée du mythe dans l’oeuvre

A - Proximité du récit et de la réalité

14Le mythe est avant tout un récit, comme a pu le souligner Gilbert Durand : "Nous entendons par mythe un système dynamique [...] qui [...] tend à se composer en récit"19 ; or les rapports du récit et de la réalité sont tout à fait intéressants dans Au Bonheur des Ogres. Dans le roman, ils sont en effet constamment proches et tendent même à se mêler ; force est de constater que les personnages de Pennac semblent tout droit sortis d’un conte de fées : les petits vieux vivent dans leur propre "royaume" (BO, 40), chaque personnage possède un caractère qui lui est propre, Stojil étant par exemple le "sage", et de nombreux personnages sont nommés par l’intermédiaire d’une caractéristique physique, comme Léonard qui devient "Crâne d’Obus" (BO, 123). De la même façon que dans les contes, le merveilleux n’est pas absent de l’histoire, ainsi que le prouvent les visions de Thérèse (BO, 75 ; 164) et les dessins prémonitoires du Petit (BO, 12). D’autre part, Benjamin est chaque soir chargé de donner à ses enfants leur "ration de fiction" (BO, 130), comme si la fiction était un moyen de nourrir leur vie. On peut noter le jeu sur les mots comme "croquer" : "il ne faut pas croquer d’un coup toutes les surprises de la fiction" (BO, 271). Et, pendant que sa soeur note tous ses propos, le conteur Benjamin mêle sa propre vie aux histoires qu’il raconte, si bien que la réalité finit parfois par le rattraper, comme lorsque les policiers chargés de le suivre se révèlent tels qu’il les avait imaginés, puis racontés aux enfants. Les histoires d’ogres Noël, rêvées par Benjamin et le Petit, finissent aussi par rejoindre la réalité : "Je sais ce qui se passe. Une photo est entrée dans ma vie. Le méchant conte est devenu principe de réalité. Les Ogres Noël..." (BO, 169, 170). Quelquefois la réalité se révèle même décevante et Benjamin, qui voyait en Risson "le grand-père de [ses] rêves" (BO, 212) et en Gimini le "grand-père mythique" (BO, 275), se trouve déçu lorsqu’il apprend la vérité sur eux ; c’est ainsi que Benjamin se demande : "Pourquoi la "réalité" s’oppose-t-elle à tous mes projets ?" (BO, 260). Après leur rencontre dans le métro, le vieux Gimini conseille même à Benjamin : "Imaginez-vous quelque part dans un roman, cela vous aidera à combattre votre peur. [...] Peut-être même à en jouir". (BO, 271). La littérature contient toujours une part de bonheur et de malheur, tout comme la vie : Benjamin se désole car les contes sont peuplés "d’ogres, de fées putrides" (BO, 167), mais il comprend qu’ils ne peuvent être idéaux, à l’image de la vie elle-même qui est loin d’être parfaite. Son métier de bouc émissaire fait de Benjamin lui-même une "vraie tranche de mythe" (BO, 118). On voit donc combien récits, mythes, contes font partie intégrante de la réalité du roman

15Le roman tout entier peut aussi être considéré comme une sorte de conte initiatique : Gilbert Durand a souligné l’isomorphisme existant entre le "mythe dramatique et cyclique du Fils [et] toutes les cérémonies initiatiques"20 et Benjamin représente, on l’a déjà vu, le Fils. D’autre part, certains considèrent les contes comme une forme exotérique de la sagesse sacrée pour ceux qui, comme les enfants, ne peuvent accéder à l’initiation et on retrouve alors tout à fait la fonction de Benjamin qui abreuve ses frères et soeurs de fiction quotidienne : il vit et raconte en même temps ce qui fait son existence. On a déjà vu de quelle façon les personnages du roman pouvaient rappeler ceux des contes ; on pourrait dans cette perspective considérer le Magasin comme une sorte de monde infernal : c’est un lieu inquiétant avec ses "profondeurs grouillantes" (BO, 43), le "mouvement [...] de ses entrailles" (BO, 250) ; il fut le théâtre d’horribles supplices durant la guerre et il est question à propos de cette période de sa "silencieuse pénombre" et de son "furieux parfum de charogne" (BO, 249) ; c’est également là que les ogres viendront subir leur supplice. Le Magasin serait-il un doublet de la forêt des contes ? Rappelons aussi le caractère merveilleux et même surnaturel de certains événements. La surdité de Benjamin, qui apparaît après chaque explosion et disparaît mystérieusement à la fin du roman, pourrait alors se concevoir comme l’épreuve mutilante, toujours associée à l’initiation. On peut donc rapprocher Au Bonheur des Ogres d’un conte de type initiatique : Benjamin deviendrait-il dans le roman le bouc émissaire qu’il se contentait de "jouer" dans le cadre de son travail ? ; il retrouverait de cette façon un trait caractéristique de son être, le "mystère de [s]a nature profonde" (BO, 101) ; de nombreux personnages lui soutiennent d’ailleurs qu’il est fait pour cet état de bouc émissaire, car il possède la faculté de compassion.

B - Mythe et ambivalence

16Tout comme le récit rejoint la réalité, le bien et le mal coexistent constamment dans le roman. L’ambiguïté de Benjamin, et à travers elle, celle du mythe de l’ogre, a déjà été évoquée. Cette ambivalence se retrouve tout au long du roman et avec la plupart des personnages : ainsi, tous les ogres menaient une vie des plus respectables et le professeur Léonard était même président de la "Ligue pour la vie", une association militant contre l’avortement et pour le respect de la vie humaine, alors que lui-même sacrifiait et torturait des innocents. On est bien loin d’un dualisme manichéen dans ce roman. En effet, les caractères et agissements des personnages sont à double facette, à l’image de ce tueur d’Allemands au visage d’ange, que Stojil qualifie d’"incarnation angélique de la mort" (BO, 178) ; de la même façon, Benjamin trompe les gens mais il leur fait retrouver un peu d’humanité et Lehmann, qualifié de "salaud" (BO, 132) par son collègue Benjamin, se révèle touchant lorsqu’il évoque sa fille morte. Tout comme les saints, les "salauds" du roman de Pennac ne sauraient être parfaits. Le libraire Risson se révèle ainsi une "vieille ordure délicieusement sympathique" (BO, 212) : il partage les goûts littéraires de Benjamin mais il est odieux quand il évoque la situation des juifs durant la guerre. Il y a même une sorte de redoublement lorsque celui qui tue les ogres, et qui passe donc pour un bienfaiteur, se révèle être un ogre lui-même : Gimini le "grand-père mythique" (BO, 275) devient un "nabot maléfique" avec "le même regard que celui de Léonard [...], les mêmes yeux que ceux de la Bête". (BO, 275). Le but des ogres est d’ailleurs de faire du "saint" Benjamin un meurtrier, de le faire passer pour un "croqueur d’ogres" (BO, 272), c’est-à-dire un ogre lui-même. Le personnage de Clara montre bien qu’il faut savoir reconnaître et apprécier le mal afin de le dépasser et de le surmonter ; c’est ce qui explique pourquoi cet "ange" photographie le pire : elle souhaite en effet le connaître afin de pouvoir comprendre. Dans cette perspective de médiation, on peut également inclure la vision du temps qui apparaît tout au long du roman : c’est une vision cyclique de la temporalité qui est développée et le temps semble inversé. En effet, les vieux jouent comme des enfants, ils sont même qualifiés d’"enfantins vieillards" (BO, 137), et les enfants "jouent" aux grands : ils prennent des initiatives et ce sont eux qui aideront Benjamin à résoudre les énigmes, à travers les prédictions de Thérèse, les recherches photographiques de Clara ou les expériences "apocalyptiques" de Jérémy. Comme l’a souligné Gilbert Durand : "la répétition temporelle, l’exorcisme du temps est rendu possible par la médiation des contraires".21

C - Le retour à un âge mythique ?

17Selon Claude Lévi-Strauss, l’âge du mythe, "c’est celui où la communication était possible (entre les règnes), les êtres à cheval sur deux natures".22 Comme le souligne René Girard en évoquant le temps du mythe : "entre le dieu, l’homme et la bête, il n’y a pas de distinction nette [...], il s’agit d’indifférenciation".23 On retrouve ici toute l’ambiguïté de la nature de l’ogre. Dans ce roman se pose véritablement la question des règnes et il semble que l’animalité, l’humanité et la divinité finissent par se rejoindre. Julius, le chien de Benjamin, diffuse une odeur bien animale mais il ressent également de mystérieuses intuitions qui vont jusqu’à provoquer une crise d’épilepsie et son maître lui prête des qualités humaines comme la bonté (BO, 107). Pour ce qui est de Benjamin, il traîne un "parfum de bouc" (BO, 98), se réveille parfois d’une "humeur de chien" (BO, 112) et avoue que son chien a parfois "plus de pif" (BO, 254) que lui ; on peut aussi noter qu’il donne pour prénom à toutes ses maîtresses l’équivalent féminin (Julia) du nom de son chien (Julius) ; cependant il manifeste des sentiments bien humains et se comporte parfois en saint. Léonard, qui a une gueule de loup, est quant à lui une réincarnation du diable et néanmoins un respectable professeur. Benjamin et Léonard seraient-ils deux êtres de même nature, mais dont l’un se serait tourné vers le Mal tandis que l’autre aurait opté pour le Bien ? Peut-être faudrait-il ici parler, en reprenant l’expression de Michel Tournier, d’une "nature féerique"24, qui inclurait également une connivence secrète entre l’aventure personnelle et le cours des choses. Comme Abel Tiffauges dans le roman de Michel Tournier, Benjamin a le sentiment que son destin est lié à celui des événements et on a parfois l’impression que le roman se situe aux confins du naturel et du surnaturel.

18Ainsi, on a pu constater l’importance du mythe de l’ogre dans ce roman, notamment à travers les figures ogresses des membres de la "Chapelle des 111" mais aussi avec le personnage de Benjamin qui peut être considéré comme l’inversion de ce mythe, même si l’ambivalence n’est jamais tout à fait levée : l’ogre noir et l’ogre blanc cohabitent constamment. Le mythe est bien présent dans toute son ambiguïté, il conserve sa polyphonie et on en trouve, dans le texte, divers aspects comme l’ogre pédophile, l’ogre politique et l’ogre séducteur, (avec l’ogre Noël). La figure de l’ogre apparaît donc tout à fait active dans la mythologie moderne et Au Bonheur des Ogres en constitue une actualisation pertinente. Dans le livre, le mythe du bouc émissaire est également omniprésent ce qui ne fait que souligner l’importance du mythe, dans ce roman de Pennac. De nombreux rapprochements peuvent être effectués avec le roman de Michel Tournier, Le Roi des Aulnes.

19Des allusions aux mythes se retrouvent dans la suite des aventures de Benjamin Malaussène que l’on pourrait qualifier de véritable conte de fées moderne. On peut dire qu’avec Daniel Pennac la littérature intègre le mythe. Ses romans se lisent comme les histoires de notre enfance et ceci n’est sans doute pas étranger au succès rencontré par ces oeuvres.

Bibliographie

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BIBLIOGRAPHIE

Oeuvre étudiée :

PENNAC Daniel,
Au Bonheur des Ogres, Paris, Gallimard, folio, 1988, Les références à ce roman seront abrégées selon le sigle : BO.
On pourra lire la suite des aventures de Benjamin Malaussène dans :
La Fée carabine, Paris, Gallimard, folio, 1989.
La Petite marchande de prose, Paris, Gallimard, folio, 1992.
Monsieur Malausène, Paris, Gallimard, 1995.

Oeuvres critiques et autres :

BOULOUMIÉ Arlette,
Michel Tournier : Le Roman mythologique, suivi de questions à Michel Tournier, Paris, Corti, 1988.
"L’ogre dans la littérature" in Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunei, Monaco, éditions du Rocher, 1988.

CHEVALIER Jean,

GHEERBRANT Alain,
Dictionnaire des symboles, Paris, Seghers et Jupiter, 1974, tome IV.

10.3917/dunod.duran.2016.01 :

DURAND Gilbert,
Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 1992.

FREMY Dominique et Michèle,
Quid 1989, Paris, Robert Laffont, 1988.

GIRARD René,
Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.

LAFORGUE Jules,
Poésies complètes II : Limitation de Notre-Dame la Lune, Des Fleurs de bonne volonté, Paris, Gallimard, Poésie, 1979.

TOURNIER Michel,
Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, folio, 1975.

Notes de bas de page

1 Daniel Pennac. Au Bonheur des Ogres, Paris. Gallimard, folio. 1988. Les références à ce roman seront abrégées selon le sigle : BO.

2 Gilbert Durand. Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Paris. Dunod,

3 Arlette Bouloumié, Michel Tournier : Le Roman mythologique, suivi de questions à Michel Tournier, Paris. Corti, 1988, p. 104.

4 Jules Laforgue, Poésies complètes II : L’Imitation de Notre-Dame la Lune, Des Fleurs de bonne volonté, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1979, p. 154, 155 ; ce qui est présenté comme un poème dans le roman est en fait une complainte, intitulée "Le vaisseau fantôme", qui est insérée dans le poème "L’île", poème XLIII du recueil : Des Fleurs de bonne volonté.

5 Arlette Bouloumié, "L’ogre dans la littérature" in Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunei, Monaco, éd. du Rocher, 1988, p. 1073.

6 Gilbert Durand, op. cit., p. 89.

7 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Seghers et Jupiter, 1974, tome IV, p. 212.

8 G. Durand, op. cit., p. 95.

9 Dominique et Michèle Frémy, Quid 1989, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 567.

10 Arlette Bouloumié, Michel Tournier : Le Roman mythologique, suivi de questions à Michel Tournier, Paris, Corti, 1988, p. 98.

11 G. Durand, op. cit., p. 354.

12 G. Durand, op. cit., p. 382.

13 Cette expression est empruntée à la postface, rédigée par Philippe De Monès, du roman de Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, folio, 1975.

14 A. Bouloumié, op. cit., p. 101.

15 M. Tournier, op. cit., p. 131.

16 Daniel Pennac, La petite marchande de prose, Paris, Gallimard, folio, 1992.

17 René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 89.

18 R. Girard, op. cit., p. 169.

19 G. Durand, op. cit., p. 64.

20 G. Durand, op. cit., p. 351.

21 G. Durand, op. cit., p. 337.

22 Cette citation est extraite de l’émission de télévision Apostrophes diffusée le vendredi 4 mars 1984 et reprise par A. Bouloumié, op. cit.. p. 10.

23 R. Girard, op. cit., p. 47.

24 M. Tournier, op. cit., p. 13.

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