Les visages fantastiques de la fille au chat dans L'Ogre de Jacques Chessex
p. 265-279
Texte intégral
1Le 05 Mars 1995, lors d’une interview de Jacques Chessex sur France-Inter, nous apprenions que Le Roman de Renan ainsi que toute une littérature communément appelée "pour enfants" avaient enchanté l’enfance de l’écrivain. Nous pouvons donc comprendre qu’il lui soit naturel de puiser dans ce fonds mythique, culturel ou littéraire, inhérent à ses souvenirs, pour donner forme au désarroi du héros (ou anti-héros ?) de L'Ogre1. Jean Calmet. Aussi la figure féminine principale du roman, Thérèse a-t-elle une multitude de visages, tirés de contes, de mythes, de légendes.
2Si Thérèse se métamorphose si facilement en fée ou sorcière maléfique, c’est que l’âme de Jean Calmet se prête à une telle mosaïque d’images issues de notre imaginaire. Il est avant tout enfant ; "tout courage et tout peur, le plus heureux et le plus malheureux des êtres"2 à la recherche de sa véritable personnalité. A l’image de l’enfant, Jean Calmet n’a pas su intégrer ses sentiments contradictoires et il lui est nécessaire de leur donner un visage emprunté à l’héritage culturel. Il fait de la jeune fille le miroir de son âme troublée et révèle ainsi une peur anormalement vive devant la fuite du Temps et devant l’acte sexuel. A cela s’ajoute le comportement schizophrénique de Jean Calmet qui dévoile, tout au long du roman, un imaginaire gouverné simultanément par les deux régimes de l’imaginaire : régime diurne et régime nocturne3.
3Jean Calmet puise dans un fonds culturel pour attirer le temps sur un terrain où il sera plus à même de le vaincre : l’imaginaire. Car le conte entretient l’espérance en une victoire sur le temps, d’autant que par la conscience et la représentation de luttes héroïques, "l’homme vit réellement la maîtrise du temps".4 Il rejoint un Temps ancien que toute la fonction fantastique a contribué à rendre Sacré. Ces mythes ou ces contes sont le conservatoire de valeurs fondamentales et produisent en nous un engagement total. On comprend donc pourquoi Thérèse revêt tant de visages antithétiques.
4Le plan ne peut suivre un ordre chronologique, car Jean Calmet agit d’une manière souvent incohérente (schizophrénique même) ; aussi peut-il aimer et haïr en même temps ; aimer Thérèse comme Fée du royaume d’enfance, réconciliatrice avec le temps et l’innocence, et dans un même élan, la haïr en tant que "fée maléfique" (O, 151), symbole de l’Eros nocturne redouté. Il est difficile d’énumérer tous les visages mythiques ou légendaires dont est parée Thérèse : Elle apparaît tantôt comme l’antiphrase de la femme fatale. Evoquant "tout un passé de merveilles fraîches où Jean Calmet reconnaissait le pouvoir de Thérèse : ses filles, ses soeurs, ses petites cousines de l’âtre et des bois, et les nains, les fées, les sortilèges, les animaux se mettant à parler au bord des rivières, les jeunes filles réveillées de la mort par un baiser, les épouses enfermées dans la chambre rouge pendant que la route poudroie et que l’herbe verdoie..." (O, 209). Elle apporte avec elle "l’esprit de Dionysos" (O, 98) la "joie mystérieuse et folle de Dionysos" (O, 99). Tantôt elle prend le visage de démons quand l’amour est redouté. Elle apparaît comme un "vampire exquis" (O, 120), un "vampire coiffé d’or léger" (O, 151), un "bourreau", (O, 151). Sous le régime diurne, elle prend des visages thériomorphes : elle est "la petite goule femelle" (O, 108), le "succube" avec "son mufle, (...) sa gueule douce, (...) son museau, (...) ses babines" (O, 120). Elle reste pourtant féminine. Et Jean Calmet semble voir en elle la seule possibilité de lutter contre la figure imposante et castratrice de son père.
I - Thérèse : Image des douceurs du temps
1 - L'aspect féminin et maternel de la libido
5Thérèse est, dans l’imaginaire de Jean Calmet, plus soeur pour lui que ne l’ont été ses propres soeurs avec lesquelles pourtant Thérèse partage le mystère féminin. Elle est soeur de Jean Calmet comme Liliane et Jean "étaient frère et soeur" (O, 68). Elle est sa soeur comme l’eau, dont "il se savait frère" (O, 84). Et elle-même est eau, Fille au Chat aux "yeux fontaines vertes" (O, 208 et 212), "inspir[ée] et protég[ée] comme leur enfant mystérieuse" par "les génies des montagnes et de l’eau", (O, 102). Elle a "la main fraîche" et "la bouche humide" (O, 116), un "flot de cuivre [qui] tomb[e] en deux cascades sur ses épaules nues" (O, 180).
6Il fait de Thérèse le lieu de reviviscence de ses émotions passées. Elle est la jeunesse comme ces étudiants adolescents dont il admire "la beauté et l’animalité drôle et fine" (O, 75) ; elle est "le Petit Chaperon rouge" innocente et prometteuse (O, 103, 144, 167, 211), Il s’étonne même "une fois de plus que cette fille [soit] si étrangement proche de l’enfance, des contes" (O, 209).
7Tous les visages prêtés à Thérèse dans l'Ogre semblent bien être, comme Vladimir Propp le dit au sujet du conte : "le miroir de l’expérience intérieure".5 Jean Calmet donne ainsi vie à son anima ambivalente. Thérèse devient la cristallisation du désir de Jean Calmet qui lui donne tous les aspects ambivalents que peut revêtir l'anima6 :
8Thérèse prend, en outre, les attributs maternels que la mère de Jean Calmet n’a pas assumés : "Jean Calmet voudrait ouvrir le col, dégager un sein, fixer sa bouche à l’aréole et têter, têter la vie à cette source, s’enfoncer une fois pour toutes dans la douceur maternelle" (O, 208). Elle lui apporte en fait toute l’énergie, toute la protection qu’il a toujours attendues : "Une force fraîche montait en lui (...) il s’abandonnait, il se laissait flotter dans une volupté enfantine, protégée, où toute crainte avait cédé" (O, 116). Elle "couche Jean Calmet comme un Bébé..." (O, 151). Thérèse, "tendre cave maternelle" (O, 121), semble donc bien être l’image de la mère.
2 - L'Antiphrase de la femme fatale
9Sacralisée par la perception de Jean Calmet, Thérèse acquiert une certaine aura. Elle évoque certaines figures religieuses et secrètes. "... Arrêtée un instant sur le seuil, dans la lumière, comme au seuil d’une grotte obscure (...), un mouchoir de cachemire blanc et jaune sur les cheveux, comme une icône" (O, 152), elle est l’image vivante de la Vierge Marie, ou des anges, médiateurs entre les dieux et les hommes. Enfin les couleurs qui l’entourent, l’or et le doré dans le "ciel jaune et [l]e ciel rose" (O, 100), ou dans "une grande pièce que le soir rouge inondait" (O, 103), ou dans "l’heure rose et jaune, à la fin de l’après-midi" (O, 107), ou dans la grande chambre "que les derniers rayons gorg[ent] de rubis et de cuivre" (O, 104), rappellent les princesses des contes de fées, sorties des Royaumes de l’au-delà, baignés d’Or et de Cuivre.
10Dans tout récit légendaire, le héros, confronté aux obstacles, fait la rencontre d’un personnage qui lui apporte l’aide nécessaire. La fille au chat guide Jean Calmet et comme le chat prophétique, lui permet de s’orienter. Elle est la fée des bois qui apporte son soutien et son amour. Femme et tigre, "... l’animal féminin, la fille-tigre (...)" (O, 108), elle est "Mélusine" (O, 215), femme-animal. Toutes deux sont des fées chantantes : "la fée à côté de lui chantonnait". "L’esprit des fées" (O, 209) qui sont sur terre pour venir en aide aux mortels l’habite.
11Comme "toutes ces médiatrices de l’Obscur" dont nous parle Gilbert Durand, dans son livre, elle semble protégée par "[l]es génies des montagnes et de l’eau (...) comme leur enfant mystérieuse" (O, 102). Elle réconcilie Jean Calmet avec la nuit : "Jean Calmet s’émerveillait que l’ombre fut aussi scintillante et tendre dans sa simplicité" (O, 117), et la nuit devient même "nuit du privilège" (O, 119).
3 - Figure de l’intimité
12Dans l’imaginaire de Jean Calmet, Thérèse par tout ce qu’elle est ou représente, les lieux où elle vit, son comportement, est symbole d’intimité.
13La "couverture [qui] les enserre, pes[ant] maternellement, les cach[ant] du monde, les rassemblant]" (O, 116), est ressentie comme symbole d’intimité. De même ses trésors, coquillage sur la chaise et petite commode branlante dans la chambre, sont symboles du refuge. Le lait, boisson préférée de la Fille au Chat, est symbole, avec le miel, des douceurs de "l’intimité retrouvée".7 Enfin la chambre elle-même se conjugue à tous ces éléments pour symboliser l’intimité reposante. A ces schèmes du contenant, se superpose le schème de la gullivérisation de la chambre : la chaise sert de table (O, 104), le café est servi dans des "tasses de poupée" (O, 104), la commode, le banc, le plateau, la coupe sont "petits" (O, 105 ; 108), les tasses "naines" (O, 108), la commode, "un jouet de poupée" (O, 106) ; seul le lit, image d’intimité, est "grand" (O, 104).
14L’intimité se manifeste dans la personnalité même de Thérèse. Son corps doré et "soyeux" (O, 215) en est l’image, comme les "tresses d’or" (O, 110) et "la touffe d’or" (O, 215) de ses cheveux (or pris ici comme substance intime), comme le vert de ses yeux, le vert étant symbole de calme, de repos, d’intimité, de profondeur maternelle comme son odeur, "ce parfum de fleur, de pierre tiède, de jardin terreux et vert, cette odeur d’enfance, de congé..." (O, 116), "son odeur chaude [qu’]il respir[e] (...) celle des cheveux, plus mûre, plus cachée comme un secret qu’elle éventait" (O, 117). Car si Thérèse est bien figure de l’intimité, c’est peut-être avant tout qu’elle est cette "tendre cave maternelle".
II - Thérèse : Visages d'un temps cyclique ou progressif
1 - Une figure libératrice
15De tous les visages de Thérèse il en est un moins fantaisiste que les autres parce qu’il n’appartient pas à la seule littérature, mais à la réalité : celui de chaman En effet le chaman guérit ; de même Jean Calmet attend de Thérèse la formule magique salvatrice : il "s’obtur[e] risiblement alors que de tous ses sens, il attend la parole qui le ressusciterait d’entre les morts" (O, 209). Thérèse est nantie de pouvoirs occultes par quelque enchanteur (O, 101). Elle est guérisseuse et soulage les blessures "A l’espèce de faille qui s’ouvrait en lui, il sut que le mystère agissait, comblait la blessure de forêts, de chats, d’oiseaux, de chemins magiques à l’aube" (O, 212).
16Au début de sa rencontre avec la Fille au Chat, Jean Calmet sait que "ces choses [qui concernent Thérèse,] lui ser[ont] révélées" (O, 102). De même, après avoir, comme dans toute initiation, provoqué la mort temporaire du novice Jean Calmet : "Un gisant, oui je suis mort, je suis de pierre, on m’a couché pour toujours sur ma propre tombe", (O, 118), Thérèse le ressuscite. Elle semble initiée, parce que relevée de la mort. Le décès d’Isabelle peut apparaître comme le sacrifice nécessaire à l’apparition de la Fille au Chat. Etrangement, la mort d’Isabelle est racontée avant la rencontre de Jean Calmet avec Thérèse alors qu’Isabelle meurt le 23 mars, un mois après que Jean Calmet a rencontré la Fille au Chat. Ce pourrait être pure fantaisie de l’auteur si on ne voyait fréquemment les visages de Thérèse et d’Isabelle se superposer ; Thérèse et Isabelle entre lesquelles "Marc-Orphée" (O, 144) établit le lien ; Thérèse et Isabelle qui se succèdent : "Voilà. C’est fini. La classe se souvient de la petite morte. Jean Calmet voit la Fille au Chat presque chaque jour" (O, 124). Enfin, la Fille Au Chat "port[e] une pelisse de chat jaune et blanche [ainsi qu’]une toque de chat jaune et blanche" (O, 99 ; 144) ; qui rappellent la tenue des initiés : "La peau d’un animal qui sert de couverture ou d’enveloppe se rencontre dans les rites d’initiation où elle symbolise l’identification avec l’animal"8 ; d’ailleurs, "l’initié ressort toujours revêtu de la peau d’un animal"9 écrit G. Durand.
17Pour Jean Calmet, Thérèse est magicienne. A l’Evêché où Jean Calmet perd son contrôle, elle brise le tableau figé (dans le temps et dans l’espace) de la scène de délire de Jean Calmet. (O, 112, 113). Elle semble capable de maîtriser le temps car elle apparaît sous les traits d’un alchimiste, elle qui porte des anneaux (objets magiques des contes), et surtout un kyrielle de métaux ou de pierres précieuses - fictifs : le cuivre et les émeraudes de ses yeux (O, 100 ; 111), l’or et le bronze (O, 99) de ses cheveux : "tout cet or ouvert sur l’épaule" (O, 213) ses "tresses d’or" (O, 110) - ou réels : bagues arabes et afghanes, "colliers compliqués, (...) chaînette de fer" (O, 109) "collier de fer" et un caillou jaune qui "lanc[e]des lueurs de pierres philosophales" (O, 106).
2 - Une figure lunaire du devenir
18Lorsque Jean Calmet voit Thérèse pour la première fois, elle tricote et cela se révéle une de ses fréquentes distractions. Or cette simple occupation, doublet symbolique du tissage, est image du temps cyclique, par sa technique rythmique et ainsi symbole du devenir10. Cette image de Thérèse nous ramène aux Parques. Thérèse semble bien avoir sur Jean Calmet le pouvoir que les hommes prêtaient à ces doublets des Moires qui déterminent le sort du héros en lui offrant un choix dont dépend l’issue bénéfique ou maléfique de son voyage. Jean Calmet a ce choix, lui qui est "foutu...s’[il] ne [s]e décide pas !" (O, 127) ; c’est l’esprit de Dionysos ou la mort.
19"Elle s’imaginait des retours dans un autrefois lumineux" (O, 107). Elle incarne une "très vieille sagesse" (O, 209). Ces deux phrases montrent bien que, pour Jean Calmet, la Fille au Chat est comme issue d’un autre temps, archaïque et sacré. D’ailleurs sa tenue élémentaire, "pieds nus dans de gros sabots de bois" (O, 209) est à l’image de ce temps. Elle vient des Royaumes d’enfance, en communion avec la nature. Ce rapport à la nature est primordial dans l’imaginaire de Jean Calmet qui parle au chat, qui considère comme "un heureux présage", la rencontre avec un hérisson (O, 42) et qui s’estime frère de l’eau (O, 84). Or Thérèse est la fontaine de jouvence : Jean Calmet "boit à la profonde source" (O, 116) ; Thérèse "le parcourt d’une langue rapide comme une pluie d’été" (O, 152). Par son unique apparition, elle le transporte dans un temps idyllique, celui de la fête, mais aussi le temps sacralisé de l’enfance : "comme s’il vivait enfin sa plus vraie enfance" (O, 116).
3 - Une figure de Dionysos
20Thérèse amène avec elle, renaissance et folie, renouveau de la végétation ; elle est la "gaieté" (O, 106) et son corps évoque la musique : il aime suivre la "Lyre des épaules" (O, 213). Elle est toute entière Dionysos. Elle a sa jeunesse (il est parfois enfant), sa blondeur, sa féminité (il est adolescent blond et efféminé aux boucles descendant sur les épaules), elle a de pareils cheveux parfumés (O, 117). Comme lui, elle est étrangère à la ville (O, 101). Enfin elle est du signe du Lion (O, 208) quand il est lui-même Lion devant le Géant Rhétos (le lion étant la forme animale préférée de Dionysos) mais il peut être taureau ou panthère comme Thérèse est parfois "fille-tigre" (O, 108).
21Elle apporte "l’esprit de Dionysos" (O, 99). Elle boit mais aussi offre le lait, à l’image de Dionysos, dieu capable de faire ruisseler du lait et du miel. Ils sont la fureur et le bruit, la lumière et la fraîcheur, toute une nature qui renaît et qui vit (O, 99, 100). La Fille au Chat fait face au père, tout comme Dionysos s’oppose à la force diurne ordonnée et masculine d’Apollon. Car ils bouleversent l’ordre des choses. Ils sont enfin l’ambivalence, la volupté et la cruauté, le "côté berceau et le côté chat... Le blond, le nocturne" (O, 209), l’ivresse porteuse de joie ou de fureur, de vie ou de mort
22Ainsi remarquons-nous, à l’issue de ces deux parties, qu’en donnant à Thérèse des visages mythiques, ou symboliques, Jean Calmet renouvelle le geste des conteurs ou créateurs de mythes.
III - Thérèse : Visages (similaire ou antithétique) du père
1 - Visages de l’Eros nocturne et féminoïde redouté
23Nous l’avons vu, le regard porté sur Thérèse trahit l’imaginaire de Jean Calmet et ses besoins. Or si ces deux premières parties soulignaient des visages de Thérèse gouvernés par le régime nocturne, on s’aperçoit que, parallèlement, l’imagination de Jean Calmet enfante une série de visages qui appartiennent au régime diurne de l’imaginaire. Dès lors Jean Calmet apparaît sous l’autorité d’un "monarque divin" auquel il donne la figure de son père, et sa libido "compose avec l’agressivité et la négativité de l’instinct de mort".11 Toutes les figures féminines protectrices et bienveillantes du Régime nocturne dont il a doté Thérèse, ne peuvent plus être tolérées quand son imaginaire entre dans un régime où la puissance et la virilité sont valorisées positivement. Il ne reste donc plus à Jean Calmet qu’à haïr la femme, ou à donner à Thérèse des visages souverains qui seuls pourront permettre la lutte contre le temps redouté, contre le Père. De la fée amoureuse, de la Mélusine du Régime Nocturne, il ne reste que l’Ondine maléfique, la Lorelei séductrice et fatale, monstre des ténèbres à la féminité ensorcelante. Thérèse devient alors de plus en plus redoutable, d’autant que les divinités mortifères sont réputées se transformer en belles et séduisantes jeunes filles. La princesse des contes de fées, quant à elle, n’a plus son visage d’amoureuse, fidèle au chevalier, mais l’autre visage des princesses de contes, perfides et méchantes qui dupent leurs amoureux.
24Thérèse redoutée ne peut plus être considérée comme simple et bénéfique initiatrice. Cet aspect de sa personnalité est détourné. En effet, elle est non seulement femme animal, mais aussi femme ogresse comme la Yaga des contes russes12 qui garde l’entrée de l’Autre Royaume. A son image, elle devient ravisseuse, elle "se fait livrer les garçons du voisinage" (O, 151), elle est liée au Royaume des morts et de la forêt. Thérèse n’a-t-elle pas offert dès leur première rencontre de la boisson à Jean Calmet dans sa chambre ? Cette chambre ressemble à l’isba de la Yaga russe, à l’orée des bois. C’est un lieu où Ton attire les voyageurs, de même que "la petite chambre est un château sur une montagne boisée, une forteresse maudite où le génie du mal attire les pauvres passants !" (O, 151).
2 - Thérèse et le Père, sous le signe du régime diurne de l’image
25Jean Calmet ne peut plus parer Thérèse de tous les visages bienveillants qui l’aidaient à lutter contre le temps, à assumer ses angoisses, ses incohérences, puisque sous l’empire du Régime Diurne, ces visages deviennent sujets de crainte et de haine. C’est pourquoi Thérèse devient figure vivante de Déesses nocturnes et funèbres ; par exemple le lion, son signe, qui était connoté positivement sous le régime de l’intimité et de la féminité, évoque à présent les anges exterminateurs dont il est le cheval, de même qu’il rappelle l’Ogre Cronos (et par là même le Père, situant ainsi Thérèse comme le doublet féminin mais non moins angoissant de cet Ogre) que l’on surnomme aussi le "Deus Leontocephalus".13 De même sa "chevelure lumineuse" (O, 115) est le reflet de ce temps qui s’écoule inexorablement, et conforte son visage de Déesse funèbre, de "sorcière aux tresses d’or" (O, 110). Enfin elle semble revêtir un dernier aspect, thériomorphe celui-là, sous lequel elle fait figure de démon féminin : elle est "goule" (O, 108), ou encore "succube"14 (O, 120, 121 ; 151).
26Sous le régime diurne, Thérèse acquiert une grande puissance et à travers elle, les symboles spectaculaires de purification sont exaltés. Comme avec le Père, il se tisse autour de Thérèse un jeu de lumière, qui, s'il apparaît parfois comme symbole mystique, est aussi parfois attribut du régime diurne. Comme le Père, "elle luit" et "il y a une lumière des cheveux qui éclaire le beau visage..." (O, 208) ; de même, "elle s’[est] arrêtée un instant sur le seuil, dans la lumière" (O, 152). Thérèse est donc toujours accompagnée de lumière brillante et provoque ainsi une sorte de malaise chez Jean Calmet, comme le faisait son Père : "L’une des bagues brillait dans le soleil. Un anneau de fer enserrant une pierre pareille à une baie sanglante (...). Ça recommençait. Mais non il fallait être heureux". (O, 110). Elle est enfin l’Athéna de la guerre, déesse armée et maîtresse des armes. Car elle est à la fois celle qui fait souffrir indirectement par les armes, l’aiguille, la pointe du couteau, et enfin la hache (O, 156) et celle qui lie, qui immobilise les bras de ses amants au lit, en les crucifiant (O, 119).
3 - Thérèse/Fée, substitut du Père/Ogre dans l’imaginaire de Jean Calmet
27Si Thérèse est valorisée à la fois négativement et positivement selon le régime dans lequel se situe Jean Calmet, il ressort malgré tout que Thérèse est surtout Fée (bénéfique ou maléfique) qui fait pendant au Père/Ogre et qu’elle est seule capable de guérir les blessures infligées par ce Père souverain.
28A de nombreux égards, le Père et la Fille au Chat se ressemblent. Pourtant l’un reste dans un imaginaire diurne quand l’autre passe d’un régime à l’autre. En effet, ils sont tous deux associés à l’or, mais l’un l’est à l’or pur et brillant, symbole spectaculaire du régime diurne, l’autre à la substance dorée et intime. De même leurs apparitions sont particulièrement liées à l’arrivée de l’heure crépusculaire ; mais l’un la fait craindre et l’autre espérer : "Une impatience croissante le soulevait... et quand venait l’heure rose et jaune, à la fin de l’après midi, il entendait crépiter les flambeaux de Dionysos" (O, 107). On le voit, même les couleurs jouent pour renforcer l’angoisse (rouge ou orange) ou adoucir le temps (rose et jaune). Il semble aussi que, non seulement les visages nocturnes de Thérèse rivalisent avec les visages diurnes du Père, mais que Thérèse vienne se substituer à la figure du Père, sur le terrain même du Père. Elle vient "relayer par sa féminité ensorcelante le pouvoir attribué jusqu’ici à l’animal ravisseur".15 D’ailleurs la même fonction était attribuée chez des peuples primitifs aux divinités, qu’ils croyaient s’être substituées à l’Etre Suprême16.
29Nous l’avons vu, Thérèse est devenue double du Père, tantôt figure de Fée (régime nocturne) antithétique de l’Ogre, tantôt figure d’Ogresse (régime diurne), jumelle du Père qui vient fortifier l’interdit sexuel : "La Fille au Chat commit l’irréparable : d’un doigt elle effleura le sexe de Jean Calmet" (O, 121 ; 122). Et c’est peut-être parce qu’elle est double du Père qu’elle peut tenter de le vaincre. Or si Thérèse peut effacer l’image fatale du Père, c’est qu’elle est Ogresse elle aussi, vampire et suceuse de sang, elle est "succube adorable, goule qui roule, vampire... sorcière, bourreau, fée maléfique, la Fille au Chat se fait livrer les garçons du voisinage, elle triture leur chair, elle s’en repaît, elle s’en nourrit, la sanglante !". (O, 151). Et l’on retrouve ici le formidable parallélisme avec le "Dévoreur", le "Cannibale", avec Cronos, avec "Moloch assoiffé de sang des jeunes gens purs, du terrible impôt de chair fraîche (...) pour s’en divertir, pour s’en repaître" (O, 189). Thérèse semble donc bien être de cette lignée de monstres. Or seul l’Ogre peut triompher de l’Ogre, de même que "si le dragon triomphe du dragon, n’est-ce pas parce qu’historiquement, il est dragon ou né du dragon" ?17 D’ailleurs le petit Poucet ne pourra vaincre l’Ogre que chaussé d’un attribut de l’Ogre, revigoré par sa nourriture, et ayant pris temporairement la place de ses filles. Car en fin de compte, "est-ce que ce n’est pas son double que craint lui aussi le dragon du conte" ?18 Et c’est sans doute pour vaincre la puissance et la terreur du Père, figure du temps, mais surtout symbole de l’interdit sexuel que Jean Calmet pare Thérèse de tous les visages de monstre, qui seuls peuvent se dresser contre la figure si dévastatrice du Père.
30Au terme de cette étude, nous avons la sensation que tout le chemin parcouru par Jean Calmet est une plongée dans un univers perdu, peuplé de toutes les images, effrayantes ou réconfortantes de notre enfance. La Fille au Chat apparaît en définitive comme l’illustration d’une entrée de Jean Calmet dans le Sacré. Jean Calmet semble lutter contre un Père dont il a fait l’incarnation du Temps néfaste et destructeur ; en vérité, il semble n’avoir pas réussi à construire sa personnalité et ne peut se détacher du régime diurne de l’image lié à son père. De fait, les grandes figures qui impressionnent l’âme humaine, le temps qui coule inexorablement, la mort inéluctable, l’impuissance de l’homme, sont chez lui intensément vécues.
31Prisonnier de son père et avec lui, du régime diurne, attiré par une pureté dont il se sait incapable, Jean Calmet se refuse à aimer : Eros, féminin et nocturne, doit être combattu ou rejeté. Il pare alors Thérèse de ces visages de femme fatale ou démoniaque mais séductrice. Thérèse devient alors redoutable et prend certains attributs du père/Cronos. Tous ces personnages auxquels est associée Thérèse deviennent ainsi la personnification des sentiments de frustration et de colère, d’envie et de dégoût de Jean Calmet devant l’acte sexuel. Il se croit indigne d’aimer totalement une femme, et ne peut faire l’amour qu’avec Pernette, la prostituée.
32Victime de l’interdit sexuel, provoqué par son père, Jean Calmet tente de réhabiliter Eros et associe à Thérèse tous les visages féminins valorisés positivement sous le régime nocturne. Elle devient une figure légendaire de son enfance : le Petit Chaperon rouge ou le petit Poucet, une figure régénérétrice et maternelle : sa soeur, une enfant innocente ou, pour s’opposer à la force diurne et du père, une figure dionysiaque. Elle apporte avec elle toute la folie et l’ivresse de Dionysos, le bouleversement de l’ordre des choses dont le père est l’oppressant représentant, la générosité et la fraîcheur, la féminité et la volupté. Le désir charnel et l’amour physique sont revendiqués. Elle introduit l’ambivalence à laquelle se refuse totalement le régime diurne de l’image. Elle est "ce mélange de fraîcheur et de très ancienne sagesse" (O, 209), la fureur et la douceur. Elle est surtout prometteuse de joie et de renouveau, prometteuse de vie, après la destruction et la mort. Malheureusement la lutte est inégale car Thérèse doit lutter non seulement contre la figure du père mais surtout contre Jean Calmet, prisonnier du régime diurne de l’imaginaire.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage étudié :
CHESSEX Jacques,
L'Ogre, Paris, Grasset, 1973. Les références au livre seront faites selon la règle suivante : O
Ouvrages critiques :
BETTELHEIM Bruno,
Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont S.A., coll. Pluriel, 1976.
DURAND Gilbert,
Structures Anthropologiques de 1’Imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
ELIADE Mircéa,
Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1957.
Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, coll. Idées,
1957.
GIRARD René,
Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Bernard Grasset, coll. Pluriel livre de poche, 1961.
JEAN Georges,
Le Pouvoir des contes, Paris, Casterman, 1981.
PROPP J.A. Vladimir,
Les racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1983.
Notes de bas de page
1 Jacques Chessex, L'Ogre, Paris, Grasset, 1973, Les références à ce livre se feront selon le sigle : O.
2 B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, éd. Robert Laffont S.A., 1976, p. 117.
3 Gilbert Durand, Structures Anthropologiques de l''Imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
4 Gilbert Durand, op. cit., p. 405.
5 Vladimir Propp, Les racines historiques du conte merveilleux, éd. Gallimard, 1983, p. 104.
6 G. Durand, op. cit., p. 443.
7 G. Durand, op. cit., p. 297.
8 V. Propp, Les racines du conte merveilleux, p. 266.
9 G. Durand, op. cit., p. 352.
10 G. Durand, op. cit., p. 369.
11 G. Durand, op.cit., p. 223.
12 V. Propp. op. cit., p. 82 sq.
13 G. Durand, op. cit. p. 94.
14 On peut voir dans cette désignation, l’équivalent féminin de l’incube qui abusait des femmes dans leur sommeil. Il y a sans doute une nouvelle fois allusion sexuelle.
15 G. Durand, op. cit., p. 110.
16 M. Eliade, Rêves et mystères, p. 170.
17 V. Propp. op. cit., p. 367.
18 Ibid, p. 367.
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Les mythes de l'ogre et de l'androgyne
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