Le mythe de l'ogre dans L'ogre de Jacques Chessex
p. 247-263
Texte intégral
1"Le docteur Calmet est mort, bien sûr, pourtant ce livre vient hurler sa présence, la présence du père : l'ogre"1 C'est en ces termes que J.M. Roberts évoquait en 1973 le thème principal du premier roman de Jacques Chessex.
2Si, comme le laisse clairement entendre le critique littéraire, l'ogre incarne ici avant tout "l'image hypertrophiée [...], défigurée et pervertie du père castrateur"2, il peut revêtir bien d'autres visages. Chessex actualise le mythe de l'ogre et le roman est en fait une série de variations autour des différentes facettes de cet être hybride à la nature ambiguë. Si l'ogre représente toujours le père, le père en revanche n'est pas le seul ogre du roman : le proviseur Grapp d'une part, et la statue du "Dévoreur de petits enfants"3 (O, 189), que nous désignerons également sous le nom d'Ogre de Berne, d'autre part, sont les doubles du docteur Calmet et lui font écho tout au long de l'oeuvre. Le mythe de l'ogre se décline même au féminin avec le personnage de Thérèse alias La Fille au Chat.
3Afin de mieux cerner les multiples facettes de l'ogre, nous étudierons tout d'abord l'ambiguïté de la nature de cette créature hybride, moitié homme, moitié animal, puis nous nous attarderons sur sa dimension divine, pour enfin examiner le retentissement sur Jean Calmet de l'omniprésence de ce monstre engendré par sa propre imagination et tout droit sorti des contes populaires.
4Cette étude sera menée selon une perspective durandienne.
I - L'ogre : un être hybride, mi-homme, mi-animal
1 - Une pilosité très développée
5L'apparence physique de l'ogre révèle son appartenance aux deux natures humaine et animale. Son corps, ses membres sont semblables, par leur forme, à ceux de l'homme, mais la pilosité très développée dont ils sont affligés trahit la dimension animale de l'ogre. Chessex souligne cette particularité à plusieurs reprises dans son roman : il évoque notamment "la forêt de poils gris" (O, 12) de l'ogre ou "ses poils grisonnants" (O, 47), "sa grosse main velue" (O, 135). Mais l'animalité du monstre est plus marquée encore vers la fin du roman puisque la "main poilue" (O, 131) se fait "patte" : [le docteur] lance la patte, attrape Jean Calmet par le collet (O, 158) et, un peu plus loin il est écrit au sujet de l'Ogre de Berne : "Le coude droit levé, sa patte énorme maintenait le gosse nu" (O, 187).
6Tous les exemples sus-cités mettent en évidence l'appartenance de l'ogre, au moins pour une part, au monde animal. Cette caractéristique est d'ailleurs renforcée par l'emploi, par deux fois, du mot antre. Ce terme désigne tantôt le bureau du docteur Calmet : "Il fallait tout quitter, courir [...] pousser la porte de l’antre où le docteur luisait à la lumière de sa lampe" (O, 60) tantôt celui du proviseur Grapp : "Jean Calmet qui trébuche sur le pas de la porte [...] suit le bâfreur dans son antre" (O, 132).
7L'aspect physique de l'ogre tient donc à la fois de l'animalité et de l'humanité. Cependant, cette créature hybride n'apparaît pas toujours sous une apparence anthropomorphe : elle surgit également sous les traits d'un animal, comme nous allons le voir maintenant.
2 - Un pouvoir de métamorphose
8L'ogre est un être fée dont l'une des propriétés est de pouvoir se métamorphoser à sa guise : le conte du Chat Botté de Charles Perrault offre une bonne illustration de cette caractéristique. Rien d'étonnant alors à ce que l'ogre apparaisse parfois dans le roman sous les traits d'un animal et, plus précisément, sous la forme d'un taureau. Il surprend Jean Calmet dans ses cauchemars comme en témoignent les exemples suivants : "Pas de taureau, de père dévalant le talus et [l]écrasant !" (O, 44) ou encore : "Et le reste de cette courte nuit-là, pour le punir, son père revint dans ses rêves : il y eut le taureau fonçant du sommet de la pente noire et l'écrasant" (O, 204).
9Or, il apparaît que "l'ogre est un [...] être hybride, parent du Minotaure, cet être moitié homme, moitié taureau, qui dévorait les jeunes Athéniens".4 La nature ambiguë de l'ogre est donc parfaitement illustrée par Chessex, l'apparition du taureau mettant en relief la double appartenance du monstre aux mondes humain et animal.
10Mais si le taureau, donc l'ogre, incarne le père castrateur, il représente également l'un des visages du temps : celui de l'animé inquiétant qui renvoie à l'aspect irrévocablement fugace du destin et de la mort. Selon Gilbert Durand, en effet, il existe une "étroite parenté [entre le] symbolisme taurin et [le] symbolisme équestre. C'est toujours une angoisse qui motive l'un et l'autre, et spécialement une angoisse devant tout changement, devant la fuite du temps [...] Son vecteur essentiel est [...] le schème de l'animation. Cheval et taureau ne sont que des symboles [...] qui renvoient à l'alerte et à la fuite de l'animal humain devant l'animé en général".5
11Le taureau symbolise donc dans le roman de Chessex la dimension animale de l'ogre. Il incarne également le premier visage du temps qui, sous le schème de l'animé, constitue la première épiphanie de l'angoissse humaine devant la temporalité. "Mais [...] l'animalité, après avoir été le symbole de l'agitation et du changement, endosse plus simplement le symbolisme de l'agressivité, de la cruauté.[...] Par transfert, c'est donc la gueule qui arrive à symboliser toute l'animalité".6
3 - Une gueule dévorante : l'ogre et le temps
12"Il s'agit exclusivement de la gueule armée de dents acérées, prête à broyer et à mordre".7 Car l'ogre ne mange pas : il dévore, il engloutit comme le rappelle Gilbert Durand, reprenant H. Dontenville : "[Dontenville] a analysé les caractéristiques de notre ogre occidental. [...] Cet ogre serait la valorisation négative, "noire" [...] de Gargan-Gargantua, le soleil celtique. Il serait le sens actif d'engloutir".8
13L'ogre se caractérise, en effet, par son appétit bestial, sa voracité sans borne : c'est un "bâfreur" (O, 132), "que rien n'arrêt[e] dans son gueuleton" (O, 188). Le roman de Chessex est d'ailleurs jalonné de scènes illustrant le caractère insatiable du monstre, décrivant "sa gueule béante et cramoisie" (O, 187), "sa gueule large comme une caverne" (O, 191), proche parente de la "gueule terrible, sadique et dévastatrice"9 qui constitue, selon Gilbert Durand, "la seconde épiphanie de l'animalité".10 Les exemples suivants sont à cet égard particulièrement saisissants : "Un ogre se tenait assis au sommet du fût d'une fontaine, dévorant un enfant à demi-englouti. [...] La bouche distendue, immense, les dents très écartées plantées dans le dos de l'enfant, l'Ogre manifestait un sourd plaisir". (O, 187) et, un peu plus loin : "l'Ogre [...] poursuivait, imperturbable, son ignoble festin" (O, 190). Enfin, dans la dernière partie du roman, Jean Calmet qualifie les ogres de "gobeurs de moelle, [...] suceurs de sang" (O, 189) et de "pourlécheurs de fossettes sanglantes" (O, 190), autant de termes qui insistent sur la voracité des monstres et sur leur extrême cruauté.
14Mais la gueule de l'ogre, si elle engloutit en masse, est également armée de dents qui sont à la mesure de l'appétit du monstre. Un seul exemple suffira pour le montrer : "Le géant ouvrit la bouche, de la salive s'amassa aux commissures, les dents inégales se montrèrent pareilles à des pierres tombales au fond d'un vieux cimetière". Particulièrement proéminentes, les dents de l'ogre sont d'autant plus terrifiantes qu'elles sont associées à l'idée de mort, comme le souligne l'allusion aux "pierres tombales", qui n'est pas sans rappeler l'Orcus des Latins, ""dieu de la mort" et "enfer""11, qui constitue précisément l'une des étymologies possibles de notre ogre occidental. On note, par ailleurs, que le nom du proviseur du Gymnasium, Grapp, correspond phonétiquement au mot allemand Grab, qui signifie précisément "tombeau", "sépulcre".
15Cependant, l'ogre de Chessex n'est pas seulement muni d'une mâchoire redoutable : il s'arme souvent d'un couteau pour mieux découper ses proies car les ogres sont des "bouchers, [des] dépeceurs, [des] scieurs, [des] débiteurs de gosses" (O, 190). On peut d'ailleurs considérer la lame tranchante comme le prolongement des dents acérées de l'ogre, semblables à des crocs, car, selon Gilbert Durand, évoquant les travaux de Georges Dumézil, il existe des "sociétés d'hommes dont les armes sont une sublimation [...] du pouvoir thériomorphe des griffes et des crocs".12
16Enfin, on ne peut conclure sur cette partie consacrée à la gueule dévorante de l'ogre, sans évoquer la "convergence très nette [existant] entre la morsure des canidés et la crainte du temps destructeur".13 La gueule dévastatrice incarne donc, comme le taureau, un visage du temps ; cependant, il ne s'agit plus ici du schème de l'animé mais d'un "symbolisme mordicant"14.
17L'ogre, image du père castrateur, incarne donc également la fuite du temps et la mort. Cet aspect est particulièrement évident dans le roman de Chessex puisque le docteur Calmet est très fréquemment associé à une horloge, symbole par excellence du temps qui passe irrémédiablement. En outre, l'horloge renvoie à l'idée de mort comme c'est le cas dans ces deux exemples : "Le docteur s'adossait à quelques centimètres de l'horloge au balancier solennel, un "morbier haut comme un cercueil" (c'est nous qui soulignons) (O, 29) et, vers la fin du roman, pendant un cauchemar de Jean Calmet : "il y eut le cabinet de Lutry, le docteur l'étouffant de ses bras d'ogre devant la haute horloge pareille à un cercueil dressé" (O, 204). Pour conclure définitivement sur les deux visages thériomorphes du temps, nous rappellerons que celui-ci nous est apparu "à la fois comme l'animé inquiétant et le dévorant terrifiant, symboles de l'animalité renvoyant, soit à l'aspect irrévocablement fugace, soit à la négativité insatiable du destin et de la mort".15
18L'ogre est donc muni d'une gueule vorace, effayante et redoutable. Tiendrait-il davantage de la bête que de l'être humain ?" Serait-il, malgré son aspect anthropomorphe, une sorte d'animal carnassier ?"16
4 - Un goût prononcé pour la chair fraîche
19Le terme "cannibale" est à plusieurs reprises employé dans le roman pour désigner l'ogre, comme en témoignent ces exemples : "le docteur palpant, enfonçant un doigt dans un ventre, pinçant un bourrelet de graisse, se courbant comme un cannibale sur un coeur" (O, 31) et : "une grosse main velue se tendait vers Jean Calmet, broyait la sienne, la secouait en l'air entre le ventre du cannibale et la victime" (O, 135). Or, si l'on tient compte de la distinction établie par J. Geninasca entre les termes "anthropophagie" et "cannibalisme" selon laquelle le mot "anthropophagie" désignerait] simplement la consommation de chair humaine, quel que soit le consommateur [et] le mot "cannibalisme" désignerait] l'anthropophagie dont le sujet est un homme"17 alors le mot "cannibale" tendrait à apparenter l'ogre au monde humain. Mais, si l'ogre se repaît effectivement de chair humaine, enfreignant alors tous les tabous, il ne la choisit pas au hasard : il s'attaque en particulier aux enfants, dont il apprécie la chair fraîche. Nombre d'exemples seraient susceptibles d’illustrer notre propos mais le plus édifiant est le passage consacré au "Dévoreur de petits enfants" (O, 189) : "A la ceinture de l'ogre [...] un sac d'où sortaient les torses de garçons et de petites filles en train de crier" (O, 187) "[le] personnage monstrueux [...] était impatient de goûter à cette chair bien vivante qui se tordait dans ses liens [...] : c’est pourquoi il avait toujours son garde-manger sur lui [...] ; la viande fraîche vivait et s'agitait à son propre flanc". (O, 188).
20Mais ce goût prononcé pour la chair fraîche, le fait que l’ogre aime à "croquer tout cru" (O, 189) ses proies sans défense, encore vivantes lorsqu'elles sont englouties dans sa gueule béante, sont autant d'éléments constitutifs de la dimension animale du monstre anthropomorphe. En effet, selon C. Lévi-Strauss, il existe une "équivalence implicite de deux oppositions, celle de la nature et de la culture, et celle du cru et du cuit".18 L'ogre serait donc un être naturel et ne différerait pas alors du "coyote, qui se contente d'arracher un lambeau de viande à une bête encore palpitante et qu'il mange cru".19
21L'ogre aime donc la chair humaine, la chair digestive, mais dans le roman, il apprécie également la chair sexuelle ; aussi la femme est-elle une proie au même titre que l'enfant : seul le mode de consommation diffère, comme le montre cet exemple : "Liliane était femme et le docteur était son amant [...] il avait voulu cette chair fraîche comme un tribut naturel à sa puissance. [...] Comme si, après le père, le fils à son tour allait se ruer sur cette viande" (O, 67). On retrouve la même idée mais cette fois au féminin avec l'ogresse Thérèse dont on nous dit : "Sorcière, bourreau, fée maléfique, la fille au Chat se fait livrer les garçons du voisinage, elle triture leur chair, elle s'en repaît, elle s'en nourrit la sanglante !" (O, 151), (c'est nous qui soulignons.).
22Pour conclure sur le cannibalisme et sur la dimension animale de l'ogre, nous insisterons sur l'omniprésence de la couleur rouge, teinte qui accompagne chaque "infâme régal" (O, 187) du monstre. Elle est suggérée notamment par les termes "hémoglobine" (O, 189), "vermillon" (O, 190), "cramoisie" (O, 187) et "sang" qui apparaît à de nombreuses reprises. Mais il existe deux rouges : "l'un nocturne, femelle, possédant un pouvoir d'attraction centripète, l'autre diurne, mâle, centrifuge, tourbillonnant comme un soleil, qui jette son éclat sur toutes choses avec une immense et irrésistible puissance".20 Il apparaît que la Gueule "à la fois agressive et avide, mâle et femelle, puisqu'elle mord et avale"21, résume admirablement l'ambivalence de cette couleur. Le rouge nocturne est celui du sang qui, "répandu, signifie la mort"22, et qui est déversé par les victimes de l'ogre sanguinaire. C'est le rouge que nous avons rencontré jusqu'ici. Mais l'ogre est également solaire et possède une dimension divine comme nous allons le voir maintenant ; c'est donc le rouge diurne qui fera son apparition dans la deuxième partie de cette étude.
II - L'ogre : un être solaire et divin
1 - Gigantisme du monstre
23A maintes reprises dans le roman, l'ogre se voit qualifié de "maître" (O, 13, 30-33, 67, 130, 190), "suzerain" (O, 132) et "dieu" (O, 131) ce qui laisse entrevoir sa dimension divine. Son pouvoir de métamorphose évoqué en première partie révélait déjà la qualité surnaturelle du monstre. En outre, son aspect de géant "fait penser encore à ces Titans, fils du ciel et de la terre qui, aux origines du monde, se révoltèrent contre les dieux".23 Nombre d'exemples dans le roman font état du gigantisme et de la force de l'ogre, de sa grande puissance et surtout de sa taille démesurée : "Le géant ouvrit la bouche". (O, 131) ou encore "les petits corps qui se contorsionnaient ajoutaient à l'horreur du géant que rien n'arrêtait dans son gueuleton". (O, 188) Or, selon M. Eliade, le "haut est une dimension inaccessible à l'homme comme tel ; elle appartient de droit aux forces et aux être surhumains''24 et Gilbert Durand de commenter : "C'est ce qui explique le processus religieux de gigantisation de la divinité".25 Le haut étant "un attribut de la divinité"26, il apparaît ici clairement que l'ogre, par son aspect de géant, appartient pour une part au monde du divin.
2 - Une divinité ouranienne
24Pour Gilbert Durand, "élévation et puissance sont synonymes".27 C'est le taureau, double animal de l'ogre, qui une fois de plus fait son apparition. En effet, "La corne, non seulement par sa forme est suggestive de puissance, mais par sa fonction naturelle est l'image de l'arme puissante".28 Le taureau incarne la puissance de l'ogre mais il est également symbole d'élévation. Aussi l'ogre s'apparente-t-il aux divinités ouraniennes auxquelles on élève, en guise d'autel, "tertre, monticule [...] et obélisque".29 En effet, lorsque le taureau surgit dans les rêves de Jean Calmet, il se situe systématiquement sur une hauteur comme en témoignent ces exemples : "le monstre le fixait du haut d'un tertre" (O, 91) ou "Pas de taureau [.,.] dévalant le talus" (O, 44) ou enfin : "il y eut le taureau fonçant du sommet de la pente noire" (O, 204). En outre, il existe un "isomorphisme [...] mâle, céleste qui gravite autour des [...] sommets".30 En vertu de cette observation de Gilbert Durand, on peut donc parfaitement apparenter l'ogre du roman de Chessex à une divinité ouranienne.
3 - Un soleil infaillible
25Le halo de lumière qui l'entoure est également un élément qui trahit la dimension divine de l'ogre. En effet, "un remarquable isomorphisme unit universellement l'ascension à la lumière".31 "Le soleil [...] sera donc par les multitudes surdéterminations, de l'élévation et de la lumière, du rayon et du doré, l'hypostase par excellence des puissances ouraniennes".32 Il ne fait donc aucun doute que l'ogre du roman est un être solaire, ne serait-ce qu'au regard de cet exemple : "il y avait cette masse éclairée, concentrée, cet autre soleil infaillible et détestable [...] qui brillait, qui s'illuminait de tout son pouvoir" (O, 12). L'ogre s'apparente à un être divin puisque, selon Gilbert Durand, "La plupart des religions reconnaissent [...] [l'] isomorphisme du céleste et du lumineux". Cependant, si l'ogre est soleil, il ne s'agit pas d’un soleil ascendant mais descendant : la lumière du halo ne sera donc pas dorée ou blanche mais rougeoyante. Il s'agirait ici du rouge "diurne, mâle, [...] qui jette son éclat sur toutes choses et avec une immense et irrésistible puissance".33 Les thèmes de l'élévation et de l'ascension, placés sous le schème de la verticalité, ainsi que celui de la lumière sont isomorphes et convergent vers "la notion de Puissance".34 L'ogre incarne parfaitement la synthèse de ces trois éléments, et en cela s'apparente bien à une divinité solaire.
4 - La Voix et l'Oeil de Dieu
26Il arrive parfois que l'ogre ne se manifeste que par sa voix ou ses regards, sans se matérialiser, au grand dam de Jean Calmet : "Mais si la voix l’attaquait de nouveau ? Si l'oeil fouillait dans son coeur ?" (O, 221). La voix qui agresse Jean Calmet et surtout les mots qu'elle prononce reflètent, eux-aussi, la puissance divine de l'ogre puisque, selon Gilbert Durand, "la parole [est] homologue de la Puissance [et] isomorphe [...] de la lumière et de la souveraineté d'en-haut".35 Mais outre la parole, l'ogre-divinité se manifeste également par le regard.
27"La mythologie confirme [...] l'isomorphisme de l'oeil, de la vision et de la transcendance divine".36 L'oeil de l'ogre c'est donc l'oeil de Dieu et son omniprésence n'est pas sans faire songer à celle de l'Oeil qui poursuit sans relâche le Caïn de Victor Hugo.et qui symbolise le remords :
""L'oeil a-t-il disparu ?" dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : "Non, il est toujours là". [...]
On fit donc une fosse, et Caïn dit : "c'est bien !"
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn".37
28Il apparaît donc que l'ogre par sa taille surhumaine, sa puissance, le halo de lumière rougeoyante qui l'entoure et enfin par sa capacité à se manifester sans se matérialiser est une créature divine. Dans une dernière partie, nous observerons les conséquences néfastes de la présence de l'ogre sur la vie de Jean Calmet, car cette créature monstrueuse est issue de l’imagination malade du protagoniste.
III - Jean Calmet face à l'ogre
1 - Une vision déformante de la réalité
29Tout au long du roman, Jean Calmet est littéralement terrorisé par les ogres qu'il rencontre. Pourtant, ces créatures sont tout droit issues de son imagination. C'est que Jean Calmet souffre d'une perception pathologique de la réalité, identique à celle que connaissent les schizophrènes : "Il y a chez eux une exagération hyperbolique des images, une obsession de l'agrandissement qui provoque des crises d'angoisse".38 Le témoignage de Renée, elle même schizophrène, illustre parfaitement ce phénomène : "[J']avais perçu [ma camarade] plus petite, à l'autre bout de la corde, et elle grandissait, grossissait à mesure qu'elle se rapprochait de moi et que je me rapprochais d'elle. [...] L'angoisse qui devait probablement percer dans mes paroles [...] fit arrêter aussitôt le jeu".39 On comprend mieux alors le gigantisme qui affecte le docteur Calmet et ses doubles : le proviseur Grapp et l'Ogre de Berne. Ces ogres ne sont que le fruit de l'imagination angoissée de Jean Calmet et trahissent sa pathologie.
2 - Un rapport à l'ogre ambivalent
30Chaque ogre du roman ne produit pas le même effet sur Jean Calmet. Le sentiment qu'il éprouve pour l'ogre-père ne se réduit pas, comme c'est le cas pour l'ogre-Grapp et l'Ogre de Berne, à la seule angoisse : il est beaucoup plus complexe. Il s'établit, en effet, entre le protagoniste et le docteur Calmet une relation basée sur l'opposition attirance/répulsion, amour/haine, caractéristique de la réaction des enfants face à l'ogre et, en cela, constitutive du mythe. Jean Calmet est séduit par l'ogre-père en même tant qu'il le redoute terriblement : "Car Jean Calmet aimait son père. Il l'aimait, il aimait cette force massive et guetteuse, il détestait et il jalousait cet appétit, il aimait cette voix dominatrice en même temps qu'il en avait peur". (O, 13) Le docteur feint d'aiguiser ses couteaux : "Je vais te manger pour mon souper, mon pauvre Jean !" Jean Calmet ne peut pas s'enfuir, il n'en a pas envie non plus. Il connaît la suite, il l'attend. Il frémit de plaisir et de peur en y songeant" (O, 157).
31Le rapport du fils à l'ogre-père est donc parfaitement ambivalent. Mais le père étant mort, seuls restent dans la vie d'adulte de Jean Calmet les ogres néfastes et effrayants : le proviseur Grapp et l'Ogre de Berne. Le mal-être de Jean Calmet qui se manifeste par l'apparition de ces ogres que lui seul invente, va s'étendre à ses relations avec Thérèse. L'amour que lui inspire La Fille au Chat au début de leur relation, pouvait lui être salutaire, lui permettre de dépasser son angoisse, de résister au souvenir dévastateur du père et de surmonter son impuisssance sexuelle. Mais le protagoniste est une fois de plus terrassé par l'ogre et son état pathologique, altérant sa perception de la réalité, modifie sa vision de Thérèse et fait d'elle un être maléfique : "le succube ne désemparait pas, de son mufle, de sa gueule douce, de son museau, de ses babines il effleurait le sexe de Jean Calmet qui se dressait sans impatience vers le souffle gai du démon" (O, 120). Plus loin dans le roman, Jean Calmet est dévoré de jalousie à l'idée que Thérèse fréquente un garçon de son âge et qui plus est, un de ses élèves. Il la perçoit alors comme une ogresse, comme le laisse entendre cette phrase : "Sorcière, bourreau, fée maléfique, La Fille au Chat se fait livrer les garçons du voisinage, elle triture leur chair, elle s'en repaît, la sanglante !" (O, 151).
32Le mal-être de Jean Calmet a finalement raison de sa relation amoureuse et l'isole davantage encore dans sa solitude. Mais là ne s'arrêtent pas les effets néfastes de son imagination malade, et l’échec de sa relation avec La Fille au Chat n'est en fait que le signe avant-coureur d'un profond changement qui s'opère en lui : après Thérèse, ce sont tous les individus représentant, aux yeux de Jean Calmet, une forme d'autorité qui se voient assimilés à des ogres et lui deviennent intolérables :
"Une haine rageuse le dressait contre l'Ogre-docteur, contre tous les autres ogres qui avaient massacré leur fis, leurs enfants, les tributs constamment renouvelés de chair jeune, de chair à pâté, de chair à plaisir, de chair à canon, de toute cette chair qu'ils avaient épouvantablement sacrifiée d'âge en âge pour s'en nourrir, pour s'en divertir, pour s'en repaître, pour s'augmenter" (O, 189).
33Le mal-être de Jean Calmet est poussé à son paroxysme à la fin du roman, où après avoir traité Bloch, un "copain de collège", de "sale juif" (O, 217), il se considère lui-même comme un ogre : "Jean Calmet-ogre. Et moi par vengeance. Quelle bassesse". (O, 227).
3 - Un sentiment d'oppression
34Le fait que le protagoniste voit toujours les ogres en contre-plongée accentue encore la taille démesurée de ces derniers, provoquant chez Jean Calmet une sensation d'oppression. Et une fois de plus, le taureau fait son apparition : "fonçant du sommet de la pente noire et l'écrasant" (O, 204) mais cette fois pour incarner le poids qui interdit à Jean Calmet de s'épanouir pleinement. Toute ascension lui est refusée puisque, dans ses rêves, il ne parvient jamais à atteindre le sommet du talus avant que le taureau, double animal de l'ogre-père, ne se précipite sur lui : "il rêva qu'il s'agrippait à de l'herbe noire pour gagner le sommet d'un haut talus. Quand il parvenait à mi-hauteur, [...] le monstre le chargeait et l'écrasait" (O, 17). Jean Calmet croule littéralement sous le poids du père castrateur, dont il n'arrive toujours pas à se défaire bien que celui-ci soit mort.
35Son sentiment d'oppression est en outre renforcé par l'omniprésence de l'Oeil, mentionnée précédemment, et qui pèse sur lui en permanence : "il avait l'impression que le regard de son juge le suivait, le scrutait à travers les murs" (O, 14). Jean Calmet est progressivement anéanti par le souvenir obsédant du père. Même sa virilité est remise en cause comme nous allons le voir maintenant.
4 - Impuissance
36La puissance virile du père que Jean a vu s'exercer avec Liliane, son premier amour de jeunesse qui lui a été volé, hante le protagoniste lors de ses relations sexuelles avec Thérèse. Le taureau qui surgit dans ses rêves symbolise d'ailleurs parfaitement virilité et fécondité. En effet, "dans l'anatomie animale c'est la corne, imputrescible et dont la forme oblongue est directement suggestive, qui va symboliser excellement la puissance virile".40
37Au fur et à mesure que sa relation avec Thérèse évolue, Jean Calmet se montre incapable de l'aimer physiquement. Harcelé par le rire moqueur de l'ogre-père, humilié par sa voix tonitruant dans ses oreilles : "Tu n'a pas pris tes vitamines ? Tu mollis ? Regarde ton vieux père. Ridé, brûlé, mais il fait danser les femmes sur sa queue" (O, 122), Jean est réduit à l'impuissance et préfère rompre sa relation. Progressivement tous les secteurs de la vie sociale de Jean Calmet sont empoisonnés par la présence de l'ogre-père ou de ses doubles. Mais loin de les affronter, le protagoniste préfère se cacher sous terre.
5 - La terre : un refuge privilégié
38Pour tenter de fuir les ogres qui le détruisent, Jean Calmet s'échappe et se réfugie "dans sa tanière" (O, 56), c'est-à-dire son appartement. Il se terre ou "s'enferme dans un terrier" (O, 131). Il s'enfonce donc, par le biais de l'imaginaire, dans la "materia [...] tellurique"41, dans le ventre "maternel dont sont issus les hommes"42 Il s'agit bien pour lui d'échapper à l'ogre et à travers lui au père castrateur et à la fuite du temps, car si l'on en croit Gilbert Durand : "Paradoxalement, l'on descend pour remonter le temps et retrouver les quiétudes prénatales".43
39Le terrier est symbole d'intimité retrouvée et rendue impossible par l'omniprésence de l'Oeilespion. Pour Jean Calmet, se blottir au creux de la terre, ne serait-ce que par l'imagination, est donc source de bien-être et constitue un précieux répit avant que l'ogre ne vienne l'agresser une nouvelle fois.
40L'image du terrier révèle la nature profondément chtonienne du protagoniste qui n'a rien du héros solaire du régime diurne mais s'apparente plutôt au héros lunaire résigné du régime nocturne.
41Au terme de cette étude, il apparaît donc que l'ogre du roman, sous un aspect anthropomorphe, présente nombre de caractéristiques propres au monde animal. Il peut, en outre, être apparenté à une divinité solaire. Enfin, cette créature issue de l'imagination malade de Jean Calmet, incarne en fait toute les difficultés d'un fils à communiquer avec un père étouffant, à s'épanouir à côté le lui et non par rapport à lui. Car L'Ogre de Chessex est bien une figure dévastatrice, au même titre que le Gilles de Rais du Gilles et Jeanne de Michel Tournier, que les ogres nazis de Au Bonheur des Ogres de Daniel Pennac et du Roi des Aulnes de Michel Tournier, ou que le prince Don Raimondo qui incarne "la science sans conscience" dans Porporino de Dominique Fernandez.
42Mais l'ogre dont il s’agit ici n'est autre que la figure du père castrateur qui hante Jean Calmet incapable de se soustraire au souvenir du docteur qui lui ôte toute chance de devenir un adulte à part entière, et qui lui rend progressivement toute vie sociale impossible. Désespéré, anéanti, le protagoniste finit par se suicider dans une ultime tentative pour échapper au fantôme du Père, à la gueule de l'Ogre.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage étudié :
CHESSEX Jacques,
L'Ogre, Paris, Grasset, 1973.
Ouvrages cités :
BOULOUMIÉ Arlette,
"Le mythe de l'Ogre dans la littérature" in Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Editions du Rocher, 1988.
CHEVALIER Jean,
GHEERBRANT Alain,
Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont, 1969.
DURAND Gilbert,
Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
ELIADE Mircéa,
Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1986.
HUGO Victor,
"La Conscience" in La Légende des siècles, t. 1, Paris, Gallimard, Le Livre de Poche, 1968.
LEVI-STRAUSS Claude,
Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964.
SECHEHAYE MA.,
Journal d’une schizophrène, Paris, P.U.F., 1973.
Articles cités :
GENINASCA J.
"Conte populaire et identité du cannibalisme" in Nouvelle Revue de psychanalyse, no 6, Gallimard, 1972. Destins du Cannibalisme.
ROBERTS J.M.,
"L'Ogre" in Magazine Littéraire, no 82, 1973.
Notes de bas de page
1 J.M. Roberts, "L’Ogre", in Magazine Littéraire, no 82, Novembre 1973, p. 53.
2 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Laffont, 1969, p. 305.
3 Les références aux pages du roman de J. Chessex. l'Ogre, Paris, Grasset, 1973, seront abrégées selon le sigle suivant : O.
4 A. Bouloumié, "L'Ogre" in Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1988, p. 1100.
5 G. Durand, Structures Anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 77.
6 G. Durand, op. cit., p. 90.
7 Ibid, p. 90.
8 Ibid, p. 94.
9 Ibid, p. 90.
10 Ibid, p. 90.
11 A. Bouloumié, op. cit., p. 1097.
12 G. Durand, op. cit., p. 183.
13 Ibid, p. 93.
14 Ibid, p. 89.
15 Ibid, p. 133.
16 A Bouloumié, op. cit., p. 1100.
17 J. Geninasca, "Conte populaire et identité du cannibalisme" in Nouvelle Revue de psychanalyse. no 6, Gallimard, 1972. Destins du cannibalisme, p. 216.
18 C. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964, p. 344.
19 Ibid, p. 342.
20 J. Chevalier, A. Gheerbrant, op. cit., p. 126.
21 Ibid, p 129.
22 Ibid, p 127.
23 A. Bouloumié, op. cit., p. 1099.
24 M. Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1986, p. 47.
25 G. Durand, op. cit., p. 150.
26 M. Eliade, op. cit., p. 47.
27 G. Durand, op. cit., p. 151.
28 Ibid, p. 159.
29 Ibid, p. 142.
30 Ibid, p. 143.
31 Ibid, p. 162.
32 Ibid, p. 167.
33 J. Chevalier, A. Gheerbrant, op. cit., p. 126.
34 G. Durand, op. cit., p. 137.
35 Ibid, p. 176.
36 Ibid, 171.
37 V. Hugo, "La Conscience" in La légende des siècles, t. 1, Paris, Gallimard, Le Livre de Poche, 1968.
38 G. Durand, op. cit., p. 151.
39 M.A. Sechehaye, Journal d'une schizophrène, P.U.F., Paris, 1973, p. 12.
40 G. Durand, op. cit., p. 159.
41 Ibid, p. 256.
42 Ibid, p. 262.
43 Ibid, p. 230.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002