Le mythe de l'ogre dans Porporino ou les Mystères de Naples de Dominique Fernandez
p. 233-246
Texte intégral
1Mircéa Eliade donne cette définition du mythe : "il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial''.1 Il précise que "le mythe est donc un élément essentiel de la civilisation humaine ; loin d'être une vaine affabulation, il est au contraire une réalité vivante, à laquelle on ne cesse de recourir".2 Le mythe est continuellement présent dans notre vie, faisant référence à la mythologie, aux légendes, parfois au sacré.
2Remontant au commencement des temps, avec la figure de Chronos, le mythe de l'ogre semble hanter le roman de Dominique Fernandez : Porporino ou les Mystères de Naples. Il y prend tantôt la figure de l'homme de sciences, l'alchimiste démoniaque ou celle du politique tyrannique, ou la figure de l'amour prédateur, mais il garde toujours la même ambiguïté : l'ogre est blanc ou noir, maléfique ou bénéfique et entretient toujours un rapport étroit avec le thème essentiel du livre : les castrats.
I - L'ogre et la science
a - L'alchimiste : incarnation de l'orcus
3D'après l'étymologie, le mot ogre3, provient du latin orcus, le "dieu de la mort", celui qui règne sur le monde souterrain, le royaume des ténèbres. Dans Porporino ou les Mystères de Naples4, le prince Don Raimondo de Sansevero représente cet "orcus". Alchimiste éclairé, il fait ses expériences dans un souterrain, la nuit : "dites-moi ce qui l'oblige à travailler la nuit ? (P, 101), "à une heure de la nuit je me trouvais dans la chambre secrète" (P, 112).
4La peur s'installe donc autour de ce personnage qui fait figure de croquemitaine (signification d'"orco", terme italien provenant du mot latin orcus5). S'interrogeant sur ses activités nocturnes et cachées, les Napolitains et les habitants de San Donato manifestent leur effroi : "on a du mal à réprimer un petit mouvement de frayeur quand ce nom est prononcé. A San Donato aussi, le prince inspirait de la crainte" (P, 100). Pour Dontenville, "la nuit qui suspend l'action, l'action indispensable à la subsistance, est en ses ténèbres, pleine d'angoisses".6
5Les objets suspects qu'invente le prince comme la lampe perpétuelle, les "lueurs bizarres [qui s'échappent] des soupiraux de son souterrain" (P, 101), suscitent la peur. L'alchimiste devient un être surnaturel dont les créations produisent des effets étranges ou magiques comme le drap qui ne peut être mouillé Les réactions bizarres de Don Raimondo provoquent parfois l'épouvante chez ses interlocuteurs : comme c'est le cas pour le sculpteur de la chapelle : "il s'interrompit pour tirer de son gosier un de ces longs râles bizarres, tandis que, le sculpteur, épouvanté, s'accroupissait dans un coin pour ranger ses outils" (P, 373).
6Pour réaliser certaines de ses expériences, Don Raimondo utilise des cadavres tels ceux des deux serviteurs morts de fièvre (P, 374). Toutefois, cette utilisation de dépouilles n'est pas toujours clairement explicitée. Les sceptiques émettent de macabres suppositions : "N'avez-vous jamais touché certains des abat-jour de ses lampes ?" (P, 101). Lui-même, dans sa lettre à l'abbé Nollet, détaille la composition de sa lampe perpétuelle : "La matière, qui est la principale raison de ce phénomène, consiste dans les os de l'animal le plus noble qui soit sur la terre ; et les meilleurs de ces os étant ceux de la tête, je les ai pris pour mon usage" (P, 119). L'homme n'est jamais cité, mais le prince le suggère : "semblable matière explique (...) cette sorte de flammèche qu'on voit parfois dans les cimetières, dans les champs, où s'est déroulée quelque sanglante bataille" (P, 120). Ainsi, comme l'affirme Dontenville, "nous tenons la nuit, la nuit de la Terre et du Tombeau en orcus et l'ogre".7
b - Un personnage diabolique
7Orcus signifie aussi "enfer". Or, pour la plupart des personnages, Don Raimondo s'est allié à Satan, doublet de l'ogre. Porporino estime que pour connaître "comment ils [le duc et le prince] se mirent d'accord pour associer leurs folies, seul le Diable ou quelqu'un de ses agents infernaux saurait nous le dire" (P, 384). Parfois son sourire est "infernal" (P, 243). Il est décrit comme un "expérimentateur satanique" (P, 213). Ses intendants ont un "flair de démons" (P, 19). A cheval, ils pourchassent et cinglent jusqu'au sang toute personne travaillant sur les terres du prince et désirant se reposer quelques instants La cruauté de ces hommes au flair animal comme leur alliance avec le cheval soulignent leur aspect ogre.
8Le prince lui-même se révèle cruel. Porporino en est effrayé : "Cette férocité inconsciente est pire qu'une action réfléchie" (P, 364), Ce caractère latent chez le prince provoque, quand il réapparaît, la terreur de son entourage : "Je regardai avec effroi le prince" (P, 364).
c - Le rapt des enfants
9Cette frayeur se nourrit aussi de rumeurs. L'ogre s'empare de ses proies par n'importe quel moyen. Le prince les pourchasse ou les charme comme le faisait le joueur de flûte de Hameln dans le célèbre conte allemand, pour ensuite les faire disparaître : "Toutes ces personnes à Naples qui se volatilisent un beau jour sans qu'on retrouve leur trace, savez-vous comment on explique leur disparition ?" (P, 101). On apprend aussi d'où viennent les valets du prince : ce sont des "centaines de jeunes garçons enlevés à leur famille à l'âge de douze, treize ans" (P, 220). Parfois le prince se charge lui-même de cette besogne : comme le chant d'un jeune garçon l'enchantait, "il le fit monter dans son carrosse et le plaça au Conservatoire" (P, 214). Le carrosse est ici l'instrument du rapt pour le plus grand plaisir du prince artiste. On retrouve l'enlèvement d'enfants ainsi que la fascination pour leur chant dans Gilles et Jeanne de Michel Tournier avec le personnage de Gilles de Rais.
10L'achat de Porporino, destiné à satisfaire les expériences du prince, relève du rapt. Don Raimondo sait que le père, très pauvre, ne peut refuser, qu'il n'a pas le choix. Ce dernier subit donc cette action comme un enlèvement, malgré la fortune qu'on lui offre. L'enfant est réduit à l'état d'objet. Le prince parle d'"étude à laquelle je me livre [...] sur la personne d'un jeune garçon [...] acheté autrefois à ses parents" (P, 115).
11Le rapt peut prendre une autre forme : Une légende accompagne le "sorcier" Don Nicolà Valetta, professeur de droit qui peut "voler [la] voix", "ravir le souffle" uniquement avec son regard (P, 280). Son physique hideux renforce son caractère ogresque : Boiteux ou pied bot et fort laid, "ce personnage [...] inspire une (...) crainte aux gens" (P, 283).
12Ainsi l'ogre noir se retrouve à travers différents personnages, suscitant toujours la peur, pratiquant l'enlèvement, ou manifestant un pouvoir extraordinaire.
d - Ambivalence de l'ogre noir
13Pourtant l'ogre n'a pas qu'un aspect noir. La crainte des gens face au sorcier Don Nicolà s'allie au rire. Aucune preuve n'est avancée de son pouvoir. De plus, comme le dit Perocades : "Aucun de nous [...] n'avouera qu'il prend au sérieux le pouvoir du jettatore" (P, 285).
14Quant à Don Raimondo, Porporino en fait un portrait sous le signe des forces antagonistes : "si vieux par votre habit, si jeune par vos idées, en retard et en avance d'un siècle, promeneur innocent, expérimentateur satanique, rêveur passionné rongé par l'ironie" (P, 213). Ce personnage s'avère ambigu : il protège les paysans qui vivent sur son domaine, tout en étant cruel : "La bienveillance du prince nous garantissait contre la mort mais en nous maintenant dans la misère ; l'ombre de son château nous versait un peu de fraîcheur miséricordieuse mais comme l'aile menaçante d'un rapace" (P, 50). Il se passionne pour la peinture, le chant, la musique ; il fait redécorer sa chapelle. Envers Porporino, il joue le rôle de père : "Tu m'as bien dit que je t'avais servi de père ?" (P, 367). Pourtant, il est aussi le castrateur qui l'a acheté pour qu'il soit châtré (P, 115). Il "vole" ainsi une partie de la vie de Porporino uniquement pour son plaisir et ses expériences. Cruel, exigeant, parfois autoritaire, il inspire la peur à ses subalternes comme les sculpteurs, les paysans et même à Porporino.
15Cette ambivalence existe aussi chez le médecin du Prince, Don Guiseppe Salerno, celui qui a castré Porporino et qui est comme le double de son maître. Porporino ressent "un mélange de fascination et d'horreur qui [le] liait à [son] bourreau" (P, 101). Son aspect physique aussi le rapproche de l'ogre : sa main "courte et trapue, [est] semblable à un gros animal" (P, 102).
16Maîtriser le temps, abolir les limites du monde dans lequel il vit sont les buts de Don Raimondo. Il lutte contre l'ogre Chronos, "le monstre dévorant le temps humain".8 Pour aboutir à ses fins, il prend des caractères ogresques sataniques, malgré son aspect protecteur.
II - L'ogre et la politique
a - Le roi géant
17L'ogre ne revêt pas uniquement cet aspect diabolique, surnaturel. Il peut terrifier par son aspect physique, animal. D'après G. Durand9, "le gigantisme atteint non seulement notre dieu national Gargan, mais encore nos "grands" hommes politiques". L'ogre peut ainsi prendre la forme d'un géant. Gargantua possédait une stature gigantesque. L’être le plus proche de cette nature animale dans le livre de Dominique Fernandez est le roi : "de grande taille, il marchait légèrement voûté, les genoux fléchis" (P, 351), comme s'il pesait trop lourd. Le corps est "bien nourri et robuste". La bouche, élément essentiel chez l'ogre qui aime dévorer, se caractérise par la "lèvre inférieure, fortement proéminente". Tout comme Gargantua qui aime s'esclaffer, le roi lance un "rire bruyant" (P, 352). Il aime la nourriture puisqu'à l'opéra, un macaroni lui est servi dans sa loge durant la deuxième partie : "Le Roi, la figure barbouillée de sauce tomate, était occupé par son macaroni. Il puisait à même dans la bassine, roulait le macaroni sur sa fourchette, mais il n'arrivait pas à tout mettre dans sa bouche. Les bouts de pâte pendaient de son menton" (P, 313). Sa bouche n'est pas assez grande pour engloutir tout ce qu'il veut avaler. La nourriture dégouline comme de la gueule d'un animal affamé.
18Le nez est très important chez l'ogre qui flaire ses victimes avant de les voir. "Sa tête aussi penchait en avant, comme entraînée par le poids du nez. Le fameux nasone commençait au front et se gonflait peu à peu en ligne droite jusqu'à la bouche" (P, 351). Son cheval qui l'accompagne à la chasse possède aussi un "flair extraordinaire" (P, 353). Ici, la bête et l'homme ne font plus qu'un.
19Enfin, sa tenue vestimentaire, lors du retour de chasse confirme ce rapprochement : il porte une "veste à poils gris, [qui] exhalait une odeur de forêt, de terre, de feuilles humides. (...) Des chaussettes moitié peau moitié laine (...) des galoches maculées de boue" (P, 351). Il représente l'image du géant-chasseur, qui vit au fond des bois, proche de la nature et des animaux.
20Cette animalité incite sa maîtresse à le comparer à un taureau quand il reçoit un billet pour un rendez-vous : "le billet où on parle de son goût pour les vaches, en le traitant de taureau" (P, 355). L'appétit pour la chair sexuelle l'assimile à cet animal dont Zeus avait pris la forme pour enlever Europe.
21Enfin, tout comme l'ogre est trompé par le petit Poucet, le roi est trompé par sa maîtresse Sarah Goudar. Cette dernière semble lui préférer Feliciano. Pour dénoncer cette tromperie, le roi lance à Don Manuele deux pigeons morts. Ces oiseaux symbolisent l'amour sincère ; "la pureté céleste est donc le caractère moral de l'envol comme la souillure morale était le caractère de la chute"10 ; tuer ces volatiles indique la fin de la passion. Ainsi, le roi détient de nombreux caractères de l'ogre, proches de l'animalité. Contrairement à l'ogre diabolique incarné par le prince, il n'inspire pas de peur à son entourage. Se manifeste au contraire le respect dû à son rang.
b - La tyrannie du pouvoir espagnol
22Le roi représente la puissance, le pouvoir sur ses sujets qui lui doivent l'obéissance. "Elévation et puissance sont en effet synonymes".11 Ce pouvoir peut étouffer autrui comme la monarchie espagnole étouffa Farinelli. Le fait de chanter quatre airs tous les soirs aux rois d'Espagne pendant vingt-cinq ans est considéré par Farinelli comme un vol : "ils m'ont pris mon art" (P, 178). L'obligation de chanter les mêmes airs pour une seule personne a anéanti le chanteur, l'a réduit au silence total.
23Cette même puissance tyrannique espagnole s'est exercée sur le peuple italien ; Don Sallusto parle de "ces temps d'oppression" (P, 75) ou du "coup de force espagnol" (P, 76). Le peuple ne peut plus se placer où il veut dans l'église de San Donato. Pendant deux siècles, il a "subi" un vice-roi qui lui a interdit le carnaval sous prétexte de sécurité publique : "C'est donc Sa Majesté le Roi Charles qui interdit le carnaval ?" (P, 154). Don Raimondo précise que le Roi Charles" s'est toujours conduit en champion de la morale castillane" (P, 156). Au nom de cette morale, le roi domine le pays, et le gouvernement se montre tyrannique envers le peuple : "la cruauté des ministres" (P, 255) est dénoncée. Après la pendaison des trois boulangers pour relus d'acquitter le nouveau droit sur la farine, "le peuple qui ne peut protester autrement accroche des pancartes au coin des rues" (P, 255). L'obligation de se taire est une nouvelle forme de répression.
24Le prince Don Raimondo évoque au sujet des Espagnols, "leur code intransigeant et [de] leur autorité despotique" (P, 345). Toutes les classes sociales subissent le tyran, c'est-à-dire le gouvernement espagnol représenté par le sénat et les ministres. L'ogre politique veut soumettre totalement les Italiens. La peur est omniprésente puisque le gouvernement n'hésite pas à appliquer la peine de mort.
c - La fête du mât de cocagne
25Le peuple ne peut se libérer de cette contrainte qu'une seule journée ; il prend alors, le jour de la cérémonie du mât de cocagne, certaines caractéristiques de l'ogre. Cet étalage de chair et de sang transforme hommes et femmes, privés de viande habituellement, en véritables ogres : "ils donnent l'assaut aux viandes" (P, 277). Pour transporter leurs proies, ils "les entassent dans des hottes" (P, 278), mais surtout "ils mordent tout de suite à belles dents et dévorent un bout de chair crue". Porporino voit aussi "les femmes se lécher les doigts au-dessus des hottes pleines". On note ici l'importance du champ lexical de la dévoration avec "mordre", "dents", "dévorent", "chair crue". Dans ce cas, la bouche ressemble à la gueule dentée des lions dévorants. Croquer la viande crue relève de l'animalité : comme l'ogre du Petit Poucet, ils possèdent ce goût pour la chair fraîche et le sang.
26D'après G. Durand, "la manducation de la chair est toujours reliée à l'idée de péché ou tout du moins d'interdit".12 Cette fête orgiaque demeure donc unique dans l'année ; par sa violence, elle rappelle, entre autres, le culte de Dionysos. Elle est contraire à la religion officielle catholique. Ce plaisir du peuple, pendant cette journée d'orgie, peut être considéré comme une revanche sur les privations qu'il subit, et la cruauté du gouvernement espagnol.
III - L'ogre et l'amour
a - L'amour des nourritures terrestres
27Après avoir décrit l'ogre diabolique, puis l'ogre proche de l'animalité, nous évoquerons l'ogre blanc. Contrairement aux autres cas étudiés, il n'a pas l'apparence bestiale, ne provoque pas la peur dans son entourage, ne manifeste aucun goût pour la mort. Les castrats représentent cette catégorie. Un aspect les rapproche de Gargantua : leur appétit pour la pâtisserie (et surtout celle de Startuffo) au risque de les faire entrer dans la série des "castrats adipeux" (P, 133). Feliciano "avalait une quantité fabuleuse de gâteaux à une vitesse non moins ahurissante" (P, 134). Il engloutit la nourriture et ne la mâche pas. Ainsi, dans cet acte d'avalage, aucune agression ne se manifeste.
28D'après Gilbert Durand, "l'avalage ne détériore pas, bien souvent même il valorise ou sacralise".13 Si les gâteaux étaient "mâchés" c'est "avec une sacerdotale componction. Ce culte si distingué de la sucrerie inspirait un immense respect à Feliciano" (P, 133). Porporino ajoute : "semblable jouissance, je ne l'ai éprouvée qu'à l'intérieur de l'église San Grègorio Armeno". Son impression est associée à un lieu de culte ; les termes "sacerdotale", "culte", "respect" montrent que déguster une pâtisserie relève du sacré.
29L'exposition abondante des pâtisseries dans ce "temple de la gourmandise" ainsi que les "orgies de meringues et de babas" (P, 134) dont parle Porporino renvoient aux repas de Gargantua par leur aspect grandiose. Feliciano mord "à belles dents la pâte crémeuse des gâteaux" (P, 228). Dans ce cas, la voracité dentaire ne rencontre que du mou, du fondant Le sucre possède une connotation puérile, douce. L'ogre-castrat préfère l'onctuosité, la douceur tendre qui lui rappellent l'enfance plutôt que la chair et le sang, éléments impliquant l'agression du croquage. Cette notion de tendreté se trouve dans l'ogre du Petit Poucet qui préfère la chair des jeunes enfants, plus moelleuse. Toutefois les différences existent entre les castrats. Feliciano est heureux d'être un ogre (comme l'indique l'étymologie de son nom Felix : en latin heureux) ; il prend un plaisir total à dévorer un gâteau, alors que Porporino le fait avec "un sombre plaisir" puisqu'il ne dévore que dans ses "accès de mélancolie". Il est un ogre tout en le regrettant presque ; il mange pour oublier sa tristesse.
30Un autre personnage possède ces caractéristiques d'ogre avec ce goût pour la nourriture et le sucre : c'est Cimarosa. Son physique le rapproche des castrats : "bien qu'intact, lui, il était déjà gras et replet" (P, 98). Manger ne l'empêche pas de travailler : "il continuait à écrire en mangeant", "il trempa sa plume dans la sauce caramel, poissa toute sa feuille mais l'air fût terminé" (P, 99). Manger reste sa principale préoccupation qui peut facilement s'allier au travail. Ce n'est plus un culte, comme dans le cas précédent, cela devient une nécessité, un besoin vital. Comme Gargantua, il est né avec un appétit démesuré.
b - L'ogre séducteur
31Pour Cimarosa, l'appétit oral rejoint l'appétit sexuel. Ses préférences féminines vont aux boulangères, à une "cuisinière" qu'il épouse pour ses "petits pâtés à la viande" (P, 311), bien qu'il ait affirmé à Angela, première chanteuse, qu'il était amoureux d'elle pour la vie (P, 252). Les passions sexuelles et digestives vont de pair.
32Certains gâteaux ont d'ailleurs des noms de femmes comme "les Maries-Carolines fourrées de fruits confits" (P, 132) et les femmes réagissent comme si elles étaient mangées : Angela "se met à fondre comme ça, la bouche molle" (P, 253). L'assimilation femme-gâteau permet à Cimerosa de trouver toujours un plaisir parfait.
33L'ogre se caractérise aussi par la fascination qu'il produit. Le propre du castrat est de séduire par la voix, le chant. Cette séduction peut aller jusqu'à l'impression, pour celles qui les écoutent dans un fauteuil, de faire "l'amour avec leurs voix" (P, 136). Ce "chant érotisé" est la perfection de la séduction qui réduit l'auditeur à sa merci ; Siface a pu l'expérimenter avec ses assassins : "A peine ont-ils entendu pendant quelques instants cette voix merveilleuse, qu'ils sentent fondre leur coeur. Ils ont des remords, répandent des larmes, enfin ne songent plus qu'à sauver ces amants dont ils avaient juré la perte" (P, 143). Le castrat Siface domine son adversaire jusqu'à l'attirer dans ses filets, lui faire changer d'avis, ici pour une bonne cause, la sauvegarde de sa vie.
34Le pouvoir du chant est souligné par la mythologie : c'est l'histoire des trois sirènes qui attiraient les marins par la perfection de leurs vocalises. N'ayant pu charmer par leur chant, elles ne peuvent que se suicider : elles "se jetèrent dans la mer et se laissèrent noyer misérablement" (P, 286). Leur existence n'est faite que de séduction, tout comme celle du castrat qui n'a été créé que "pour le plaisir des gens voluptueux et cruels qui osent rechercher le chant de ces malheureux" (P, 172).
35Un sentiment de supériorité envahit alors le castrat. Il va imposer aux musiciens-compositeurs le nombre de personnages, d'acteurs principaux, secondaires, la quantité de morceaux dans l'opéra, comme l'explique Farinelli (P, 182). Mozart accepte difficilement la réalité de ces règles "féroces" (P, 183). L'ogre séducteur exerce sa puissance sur le public et surtout sur le compositeur dont il dépend.
c - L'admiration destructrice
36Face à ce pouvoir du chant des castrats, les admirateurs montrent deux attitudes différentes : la première est un désir de possession : c'est Don Manuele avec Feliciano. Son amour pour le castrat est suscité par son chant : "c'est pour ma voix qu'il m'aime, c'est pour ce que j'en ferai, pour mon art" (P, 227). Mais après un premier temps où il se sent flatté d'un tel accueil, Feliciano a l'impression d'étouffer : "Je n'ai pas envie d'étouffer sous le regard d'un homme" (P, 236). L'ogre séducteur Feliciano est prisonnier de l'ogre admirateur Don Manuele qui veut le posséder, allant jusqu'à l'installer dans son palais pour mieux le surveiller.
37La seconde attitude reste plus dangereuse pour le castrat. Séduit par ce chant magnifique, inégalable, l'Italien prend peur devant cette force incompréhensible. Il s'y oppose par la haine et surtout le désir de détruire le castrat. Pour Farinelli, ce sont les castrats qui "font naître chez ceux qui étaient prêts à mourir de plaisir en nous écoutant une sorte d'horreur pour nous-mêmes" (P, 183).
38L'ambivalence aimer-haïr demeure l'attitude essentielle face à l'ogre blanc fascinant jusqu'à la disparition des castrats à la fin du XVIIIème siècle.
39Trois types d'ogres existent dans Porporino, représentés par trois personnages : Don Raimondo, incarne l'ogre diabolique : c'est le chercheur qui veut maîtriser le temps, et qui effraie par la hardiesse de ses expériences. Le roi au goût prononcé pour la chasse possède un physique ogre proche de l'animal, mais l'ogre politique est surtout représenté par la tyrannie espagnole qui impose ses normes aux napolitains. Enfin le castrat représente l'ogre blanc qui dévore les sucreries, et séduit ses auditeurs jusqu'à la soumission totale.
40Aucun de ces personnages n'appartient totalement à la catégorie de l'ogre blanc ou noir. L'ambiguïté réside en cette permanence des deux aspects chez un même protagoniste : par exemple, Feliciano, sous son apparence d'ogre blanc, agréable à regarder, séduisant tout son entourage, devient tyrannique envers ses plus proches amis comme Don Manuele. Le film Farinelli de G. Corbiau montre cette fascination, cette emprise, que le castrat exerce sur son public ou son entourage.
41Par ce mythe de l'ogre, Dominique Fernandez montre la férocité de cette noblesse napolitaine prête à acheter de jeunes garçons ou à les enlever et à les châtrer pour son plaisir. Il dénonce le despotisme du pouvoir espagnol et la sauvagerie du peuple.
42Porporino incarne le dernier castrat mélancolique, victime des différents ogres, ne manifestant qu'à regret quelques caractéristiques de sa race.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
Oeuvre étudiée :
FERNANDEZ Dominique,
Porporino ou les Mystères de Naples, Paris, Grasset, 1974. Les références à cet ouvrage se feront selon le sigle P
Oeuvres critiques :
BLOCH Oscar,
VON WARTBURG Walther,
Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, P.U.F., 1975.
BOULOUMIÉ Arlette,
"L'ogre dans la littérature" in Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de P. Brunei, Monaco, Rocher, 1988, pp. 1071-1086.
DONTENVILLE Henri,
Mythologie française, Paris, Payot, 1973.
DURAND Gilbert,
Structures Anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
ELIADE Mircéa,
Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
PERRAULT Charles,
Contes, Paris, Garnier, 1967.
RABELAIS François,
Oeuvres complètes t. 1, Paris, Garnier Frères, 1962.
TOURNIER Michel,
Gilles et Jeanne, Paris, Gallimard, 1983.
Notes de bas de page
1 Mircéa Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 15.
2 Ibid, p. 32.
3 Oscar Bloch - Walther von Wartburg - Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1975, p. 442.
4 Dominique Fernandez, Porporino ou les Mystères de Naples, Paris, Grasset, 1975. (Les références à ce roman seront abrégées selon le sigle suivant : P).
5 Oscar Bloch, Walter von Wartburg, op. cit., p. 442.
6 Henri Dontenville. Mythologie française, Paris, Payot, 1973, p. 130.
7 Ibid, p. 139.
8 Gilbert Durand, Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 93.
9 Ibid, p. 150.
10 Gilbert Durand, Ibid, p. 148.
11 Ibid, p. 151.
12 Ibid, p. 129.
13 Ibid, p. 234.
Auteur
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