Le héros dans Porporino de Dominique Fernandez
p. 201-217
Texte intégral
1Dans son ouvrage, Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire, Gilbert Durand classe les images avec lesquelles nous pensons le monde en fonction de l'angoisse que nous inspire le temps, selon deux catégories. D'une part, le Régime Diurne, placé sous le signe de l'idéalisation, de la séparation, de la purification, de l'antithèse, où l'on affronte cette angoisse. C'est le Régime du "héros solaire", guerrier armé du sceptre et du glaive, auquel peut s'appliquer cette définition du dictionnaire1 qui stipule que le héros est "celui qui se distingue par des qualités ou des actions extraordinaires, particulièrement à la guerre". D'autre part, le Régime Nocturne où l'on compose avec le temps qui passe en essayant d'en atténuer le visage effrayant, soit en inversant ses valeurs négatives, soit en leur trouvant un sens positif grâce au dépassement des oppositions. A cette attitude correspond le "héros lunaire", celui qui, à l'image de la lune, est à la fois la victime et le vainqueur, celui qui meurt et celui qui ressuscite, l'androgyne qui réconcilie les contraires.
2Le romancier Dominique Fernandez présente également, dans Porporino2, deux attitudes, deux façons d'être au monde qui procèdent de visions opposées, dont l'une se rattache au Régime Diurne et l'autre au Régime Nocturne. Les titres de nombreux chapitres témoignent de cette opposition binaire ("Le couteau et le pain", "Dévotion, dérision", "Didon et Polichinelle", "Prestige et infâmie", "Père et fils", "Tout ou rien", "Dieu ou boeuf"...) On s'y interroge précisément sur le sens à donner à ce mot de "héros" et, s'il apparaît qu'il correspond au "nom donné par les Grecs aux demi-dieux ou aux grands hommes divinisés", c'est dans un rapport tout à fait particulier, où s'affirme le héros lunaire au détriment du héros solaire.
3Les tenants de la première représentation sont, d'une part, les Espagnols qui régnent à Naples du XVIe au XVIIIe siècle et, d'autre part, les francs-maçons, adeptes de la philosophie des lumières. Que ce soit par amour de la puissance, sens de l'honneur ou au nom du progrès social et de la raison, les uns et les autres oeuvrent pour une société où chacun occupe la place et le rôle qui lui sont assignés, selon son sexe, son âge et son statut social.
4La seconde représentation est le fait des castrats et de leurs partisans. Ils refusent l'ordre et les rôles qui leur sont imposés par les "occupants" espagnols ou les tenants de la nouvelle philosophie et revendiquent la liberté de rester le plus possible dans "la totalité sans fissure" (P, 368), le droit de n'être qu'"un papillotement infinitésimal dans l'immense harmonie de l'univers" (P, 29).
5Qu'elle s'exprime par la bouche du timide don Sallusto ou par celle de l'inquiétant prince de Sansevero, cette autre façon de concevoir l'identité, en particulier sexuelle, nous est peu à peu dévoilée par le romancier au cours de conversations et d'exposés à la fois savants et pleins de suspense, de telle sorte que c'est l'envers des choses qui nous apparaît, le "dessous caché des cartes" : au bout du compte, celui qui se voulait un héros se montre sous un jour pitoyable tandis que l'apparente victime est hissée au rang de "demi-dieu'' (P, 346) et incarne cet "esprit de liberté absolue" (P, 12) qui serait le véritable signe de la grandeur humaine.
I - Le héros solaire
6Selon la définition qu'en donne Gilbert Durand, le héros solaire est un héros qui lutte pour "la reconquête d'une puissance perdue, d'un tonus dégradé par la chute".3 Le temps constitue une menace à ses yeux, mais s'il se le représente sous les traits d'un ogre dévorant qui symbolise "soit l'aspect irrévocablement fugace, soit la négativité insatiable du destin et de la mort"4, c'est pour mieux "l'assujettir à une possibilité d'exorcisme par les images de la lumière". Face à la "confusion temporelle"5, le héros solaire va déployer "un effort de séparation, de ségrégation". Ses armes seront le "sceptre et le glaive", symboles qui "constellent autour de la notion de Puissance"6, mais cette puissance qui se nourrit de polémique sera toujours menacée car, explique Durand, "rien n'est plus précaire qu'un sommet".7
1 - "L'oeil du père"8
7Gilbert Durand reprend à son compte le "lien profond qu'établit la psychanalyse entre le Père, l'autorité politique et l'impératif moral".9
8Un même lien apparaît dans Porporino à travers les figures des souverains espagnols qui règnent sur Naples, du prince de Sansevero qui règne sur le village de San Donato et de Del Prato, le père de Vincenzo, futur Porporino, qui règne sur sa famille. La puissance du héros solaire est ici, à tous les niveaux, puissance "paternelle" et s'inscrit dans le nom même de Perocades, qui défend à sa manière les mêmes valeurs qu'autrefois les Espagnols et qui est présenté ainsi : "Il tranchait par sa mise - comme nous trouvâmes son ton coupant". (P, 43).
9Selon Gilbert Durand, "la puissance apparaît d'abord comme royale"10, formule qui s'applique à la lettre à ces souverains espagnols qui ont conquis le royaume de Naples deux siècles plus tôt. Conformément aux dispositions polémiques qui sont celles du héros solaire, c'est à la force de leurs armes, à leurs "soldats équipés de pied en cap" (P, 75), qu'ils doivent leur pouvoir. Ils y ont instauré des "temps d'oppression" (P, 75) et "un règlement tout militaire" (P, 77) et ils ont bâti là, en signe de leur domination, des forteresses d'où émane "l'impression d'une menace invisible" (P, 22).
10Or, le prince de Sansevero, qui défend la cause des castrats et a fait de l'androgynie son idéal, est un descendant de ces conquérants espagnols (P, 58) et son personnage, marqué par la démesure et la contradiction, tient d'eux son pouvoir légitime.
11Dans le village de San Donato, c'est par l'intermédiaire de ses intendants que son autorité est assurée. Armés de leurs fouets et chargés de surveiller sans répit les paysans, comme le ferait le "regard inquisiteur de la conscience morale"11 ils "parcourent] à cheval la campagne, avec un flair de démons" (P, 19), ce qui les apparente aux divinités de la mort12.
12Leur cruauté ne fait que refléter celle du prince qui s'exerce, quant à elle, sur ses jeunes domestiques dès que ceux-ci perdent leur apparence enfantine (P, 220) et transparaît dans le plaisir qu'il prend à faire représenter la souffrance du Christ (P, 364).
13Que ce soit celle des paysans, des sculpteurs qu'il séquestre contre leur gré chez lui, de jeunes enfants qu'il fait castrer, la vie d'autrui lui appartient, légalement ou non. Car le prince de Sansevero se situe aussi au-dessus des lois13 et, pour mener à bien ses expériences, il n'hésite pas à se faire assassin. C'est en donnant la mort qu'il entend découvrir le moyen d'accéder à l'éternité c'est-à-dire de vaincre le temps (P, 374, 386).
14Le prince n'utilise son pouvoir temporel que dans l'espoir d'accéder à la puissance divine. Ce ne sont pas seulement les lois humaines qu'il défie mais avant tout la "loi naturelle" (P, 116), c'est-à-dire les "limites qui enserrent de partout le champ misérable de nos actions" (P, 116). La façon dont il manie la parole, pour faire la "lumière" sur la véritable fonction du castrat, est également un élément qui le désigne comme doué d'un pouvoir magique et divin14.
15Enfin, son hostilité à l'égard de la femme, qui se manifeste par son abstinence sexuelle et qu'il exprime clairement en désignant comme l'ennemi suprême au bonheur "la prétention féminine de forcer l'homme à se conduire en homme, sous peine de le détruire, par les sarcasmes, par la calomnie, par l'agression rageuse, par n'importe quel moyen d'élimination" (P, 346-347), est révélatrice de ce que Gilbert Durand appelle, en parlant de la chasse ou de la prouesse guerrière "un processus d'abstraction violente [...] de la puissance et de ses symboles soustraits à la féminité terrible".15
16Quant à l'autorité du père de Vincenzo, elle ne peut s'exercer que sur ses enfants et sur sa femme mais cela n'empêche pas que, dans un rêve, Porporino le voie arborant "une couronne et un sceptre de roi" (P, 202). Cette autorité s'affirme par sa vigueur sexuelle (P, 37), par sa violence physique (P, 17) mais aussi psychologique quand il affirme à son fils qu'il ne "[sera] jamais bon à rien" (P, 79), par son désir aussi de se voir reconnu comme le "maître" (P, 78) et enfin par le fait qu'il vendra son fils au prince.
2 - Séparation et transcendance
17A cet exercice de l'autorité correspond une vision antithétique du monde. En effet, selon Gilbert Durand, "il semble que si [...] on s'élève d'abord, c'est pour avoir la faculté de mieux séparer (..)"16 et pour établir "le règne des pensées transcendantes".17
18Ainsi, même si, selon le prince de Sansevero, "la volonté de disjoindre préside à tout système d'éducation" (P, 346), c'est chez les Espagnols qu'elle fut la plus marquée, la plus "militaire" : "Jusqu'à l'arrivée des Espagnols, la séparation rigoureuse entre les sexes n'existait pas, on ignorait l'honneur viril". (P, 345)
19Ce sentiment de l'honneur, qui pousse le père de Vincenzo "à tourmenter [sa] mère de ses demandes insatiables" (P, 37), est aussi à l'origine de la séparation à l'église des hommes et des femmes, due aux Espagnols qui trouvèrent à leur arrivée "des moeurs contraires à leur conception de l'honneur [...]" (P, 74). Pour don Sallusto, si "la tutelle espagnole ne s'exerce plus brutalement sur nous, elle n'en imprègne pas moins toutes nos moeurs, nos manières de sentir, d'agir..." (P, 76-77).
20La "morale castillane" (P, 343) a remplacé les armes. Elle entend inculquer "le devoir d'être un homme" (P, 343) et impose le "culte monogamique de l'épouse" (P, 157), selon l'exemple montré par le roi Charles.
21Le franc-maçon Perocades insiste lui aussi sur la nécessité de séparer les sexes pour atteindre la maturité sexuelle et parvenir au "but ultime, qui est l’amour monogamique permanent" (P, 262).
22Cet effort de séparation porte également sur les catégories sociales. Les Espagnols ont imposé un nouveau modèle de société en multipliant les titres de noblesse et Porporino leur attribue "non seulement la coupure physique de la ville en deux moitiés distinctes, mais la séparation de la société, jusque-là fondue dans des rapports affectueux de clientèle, en classes rigidement hiérarchisées" (P, 250).
23Perocades aimerait de même que chacun exerce avec conscience une profession bien définie. Il fait valoir qu'"une société ne peut se construire et se développer que si chacun des membres qui la composent reste à la place que lui assigne sa fonction" (P, 274-275) et qu'"une civilisation n'avance que s'il y a un minimum d'accord sur les rôles dévolus aux uns et aux autres" (P, 254).
24Lui qui s'oppose à ce que "les sexes [soient] mêlés dans la confusion et le désordre" (P, 68), il ajoute à ces distinctions celle de la dignité humaine qui sépare l'être humain de l'animal et en appelle à "l'énergie morale" (P, 46) des villageois pour qu'ils n'oublient pas "qu'un homme est un homme" (P, 45).
3 - Le revers de la puissance
25Mais ce "belliqueux dogmatisme de la représentation"18 ne garantit pas à ses adeptes une puissance infaillible et Gilbert Durand démontre au contraire que "rien n'est plus précaire qu'un sommet".19
26Ainsi en va-t-il des souverains espagnols : le roi Ferdinand, qui s'apprête à rétablir le carnaval jugé trop licencieux par ses prédécesseurs, n'est plus soucieux ni de monogamie, lui qui a créé une communauté à l'intention de ses maîtresses et de ses bâtards (P, 342), ni d'honneur viril, bien que sa maîtresse le trompe avec Feliciano, ni de respect de l'étiquette ; il aime au contraire s'amuser avec ses domestiques. C'est un fantoche qui n'a plus aucun prestige (P, 254) et sera provisoirement détrôné par les jacobins de Naples (P, 11).
27De même, le duc Carafa de Maddaloni n'est plus en mesure de défendre son honneur bafoué quand sa maîtresse le quitte pour un castrat et sa présence à une soirée mondaine dément l'opinion commune selon laquelle "l'honneur l'empêche de paraître en public avant qu'il n'ait lavé cet affront" (P, 142). Au lieu de se venger, c'est lui qui se laissera mourir.
28Le modèle du parfait séducteur, Casanova lui-même, est soupçonné de n'avoir pas de véritable intérêt pour les femmes et de n'aimer que les castrats (P, 197). Quant à l'autorité de Del Prato, le jeune Vincenzo comprend très tôt qu'elle a pour contrepartie le désespoir de sa condition, quand il le voit "terrassé par le sentiment de sa misère et vaincu par un accablement sans nom" (P, 19). Il s'agit pour lui de conserver un semblant de dignité alors que sa misère le condamne à vendre et faire mutiler son propre fils (P, 78 sq). Dans le rêve que fait Porporino au début de sa carrière de chanteur, il voit d'ailleurs son père englouti par les flots (P, 202).
29La foi que montre Perocades dans un système dominé par la raison est minée de l'intérieur par la superstition que lui dicte la misère qu'il voit autour de lui, alors qu'il avoue à Porporino qu'il ne pourra jamais y avoir, "à Naples, de vrais disciples de Voltaire" (P, 284). L'instauration d'une République Parthénopéenne par les jacobins napolitains ayant échoué, il finira d'ailleurs pendu sur les ordres du roi restauré (P, 389).
30Enfin, c'est la folie qui guette le prince de Sansevero (P, 388), après que ses domestiques lui ont désobéi, transformant en meurtre sanglant ce qui devait être l'apothéose de son rêve d'éternité.
31On assiste donc à une certaine impuissance du héros solaire, vaincu par cela même qu'il redoute le plus et s'efforçait de vaincre : le déshonneur, la superstition, les limites de la nature. Porporino illustre, à travers ces personnages et dans une perspective historique, "la fondamentale difficulté que présente l'exclusive poursuite de la transcendance et la polémique dualiste qui en résulte".20
32Cependant, comme en miroir, au héros solaire répond le héros lunaire. Nous allons voir comment ce héros lunaire, dans Porporino, est d'abord le "fils sacrifié"21 qui tend à la résignation22 mais se découvre également capable de comprendre sa mutilation comme une richesse.
II - Le héros lunaire
1 - Le fils mutilé
33Dans le chapitre qui s'intitule "Castrapolis", se trouve le sous-chapitre "Père et Fils", où, dans un face-à-face imaginaire, le "fantôme de la majesté paternelle" (P, 266) du duc de Maddaloni garde sur son fils don Manuele l'inquiétant pouvoir de "le maudire s'il continue à vivre" (P, 266). De fait don Manuele, compositeur qui ne montre pas ses oeuvres, amoureux sans espoir, appartient à cette lignée de fils qui, dans Porporino, sont comme volés de leur propre vie du fait d'un écrasant sentiment de culpabilité23.
34C'est le cas des domestiques du prince de Sansevero, condamnés à une immobilité de statue parce que "coupables seulement d'avoir dérangé, par le choix de leur morphologie, les aspirations [...] de leur maître" (P, 220) ou du jeune Mozart qui présente à son père "un air contraint et soumis" (P, 145).
35C'est le cas du prince lui-même qui se venge d'une manière posthume sur ses parents parce qu'il se sent "limité à jamais dans l'ordre des créatures de chair" (P, 373) et ressent comme une mutilation le fait même d'être né. Il se sent également mutilé dans son rêve qui se fait happer par la réalité, (quand ses domestiques se transforment physiquement,) ou qui est récupéré à des fins utilitaires par les pouvoirs publics.
36C'est le cas enfin de Vincenzo-Porporino, poursuivi par "le verdict autrefois prononcé par son père" (P, 10-11) et qui apparaîtra, aux yeux de la postérité, comme "un acteur de second plan, pour ne pas dire un raté" (P, 10). En tant que castrat, Porporino a subi en outre dans son propre corps la mutilation qui est la marque du héros lunaire, lequel, comme tout initié, doit subir une mort symbolique avant de renaître à une vie nouvelle24. Le sentiment de ce qu'il a subi s'exprime par ce cri : "Nous ne sommes rien !" (P, 197).
2 - En dehors de la lutte
37Si le héros solaire se révèle dans la lutte, le héros lunaire, quant à lui, refuse d'y prendre part... quitte, pour cela, à entrer dans une autre sorte d'opposition comme c'est le cas pour la jeune Luisilla qui, se sentant "victime d'une grave injustice" (P, 85), fonde une société secrète pour échapper, au moins symboliquement, à son rôle de femme.
38Le prince de Sansevero refuse également cette "lutte pour la vie" chère aux francsmaçons en refusant de mettre sa science au service du bien public (P, 243), son seul but étant de "supprime[r] les limites pour le seul plaisir de rêver" (P, 244).
39Selon la même logique, les Napolitains préfèrent le rêve à la réalité et l'échec à la réussite, comme en témoignent leur goût pour les palais décrépits avant d'être achevés et leur choix, pour emblème de la ville, de la sirène Parthénope, qui malgré son chant n'a pu séduire Ulysse et s'est suicidée (P, 286).
40Dans un premier temps, si Porporino se désespère de faire partie d'"une race maudite, née pour souffrir, née pour l'ombre et la honte" (P, 199), il en vient bientôt à penser que c'est dans le refus d'"entre[r] dans la compétition" (P, 200) et dans la décision de "rester entièrement mort au monde" (P, 200) que réside Tunique justification" (P, 200) des castrats. Il explique son choix par ces mots : "Mon expérience du malheur est absolue, leur expérience du bonheur sera toujours relative" (P, 200). C'est ainsi qu'il tourne le dos à la fois à la gloire scénique, en choisissant de chanter dans les choeurs (P, 291), et aux intrigues amoureuses.
3 - Etre tout
41Le plaisir masochiste que Porporino va d'abord trouver à "n'être rien", en écho au plaisir qu'il trouvait autrefois à donner raison à son père en se montrant maladroit, va cependant se transformer au contact de Feliciano et du prince de Sansevero.
42Bien que castrat lui aussi, Feliciano renverse la proposition : "Tu es tout, puisque tu n'es rien !" (P, 198). Le personnage de Feliciano, qui s'oppose à celui de Porporino, répond au processus littéraire du "dédoublement du héros".25 Feliciano, c'est la jouissance personnifiée. Il forme avec Porporino un couple qui représente l'androgyne, c'est-à-dire, "la dyade par excellence, qui met un accent égal sur les deux phases [...] du cycle"26, le passé et l'avenir, la mort et la vie. Loin de vivre sa castration comme une mutilation, Feliciano s'en sert au contraire pour séduire, tout comme il est séduit lui-même par tout ce que la vie offre de plaisirs, sans jamais éprouver ni culpabilité, ni remords.
43Ainsi "renforcé par son doublet, [...] complété"27, Porporino acceptera la singularité de sa condition et pourra finalement se décrire comme "un homme qui, ayant perdu dans des circonstances atroces les preuves de son identité, a cru d'abord faire partie des réprouvés de la terre, avant de découvrir, sous certaines influences, une forme de félicité inconnue à l'immense majorité du genre humain" (P, 29-30). Tout comme l'avait fait don Sallusto, le prince de Sansevero, en lui tenant les mêmes discours que Feliciano28, l'aide à atteindre une sorte de "béatitude" (P, 291) et c'est ainsi que, écarté d'"un monde de rivalités et de luttes" (P, 290), il peut déclarer : "Je n'enviais plus les autres pour une vie qui avait cessé de me paraître mystérieuse et que je trouvais seulement pleine de tracas, de petitesses, de criailleries et de misères" (P, 291).
44Parvenu à cet état de sérénité, Porporino sait que le secret de son identité n'était pas lié à la singularité de son nom et de sa personne, mais à toute une "civilisation archaïque" (P, 391), celle de ses ancêtres de San Donato qui, tout comme les étoiles, "se contentaient d'une palpitation intermittente pour exister et d'une solidarité anonyme pour se reconnaître" (P, 29). Vincenzo le petit paysan, devenu Porporino le castrat, a lui-même accédé au rang de "héros", par la vertu du "redoublement du patronyme, contrepoint [...] du redoublement de la naissance".29 La boucle de son parcours s'est refermée. Le héros lunaire a dépassé la malédiction en reconstituant le cycle de son histoire et il est significatif que le jeune Mozart envie Porporino d'être un castrat, signe qu'il a "fini pour toujours d'être un fils" (P, 150). C'est que, selon les termes d'Eliade à propos des rites initiatiques, "[...] les diverses épreuves physiques ont [...] aussi une signification spirituelle".30
III - Le "castrat-héros" (P, 350)
45Héros, le castrat l'est au sens où l'entendaient les Grecs car il "porte en lui la figure d'Orphée : demi-homme, mais demi-dieu" (P, 347).
46Et si, aux yeux de leurs détracteurs, sous l'influence des philosophes français, ce ne sont que des "semi-virs" (P, 174), c'est pourtant à eux, comme s'en étonne le jeune Mozart, que sont exclusivement confiés les rôles de héros mythologiques et de conquérants qui personnifient "les qualités les plus étrangères au tempérament féminin, la force, le courage militaire [...], le désir de puissance" (P, 176).
47Il apparaît alors que le caractère du héros apparemment viril est fondamentalement ambigu et que les castrats assurent la fonction de médiateurs entre le rôle auquel sont tenus les hommes et leurs désirs secrets, leur nature profonde. Sans doute ces désirs ne peuvent-ils se réaliser qu'en rêve mais ce rêve est si nécessaire à l'être humain que, même si les castrats sont amenés à disparaître, l'esprit des castrats, qui est "esprit de liberté absolue, défi à toute loi qui limite" (P, 12), traversera toujours le temps.
1 - L'ambiguïté du héros mythologique
48Au paradoxe soulevé par Mozart, le prince de Sansevero répond en dévoilant la double nature des héros et des dieux représentés à l'opéra.
49Ainsi Orphée, qui aimait Eurydice mais aussi les jeunes garçons, "participait à la fois du masculin et du féminin, ne dépendant ni de l'un ni de l'autre" (P, 338) et possède ainsi "une nature délivrée des limites que définit pour chacun l'appartenance à un seul sexe" (P, 338).
50Même chose pour Achille, Hercule et Dionysos qui, comme "la plupart des divinités de la lune ou de la végétation possèdent une double sexualité".31
51Le cas d'Achille, travesti en fille avant de suivre Ulysse et d'aller à la guerre, est comparé par le prince à une étape initiatique où "le garçon, au moment de devenir un homme, s'incorporait sa part de nature féminine" (P, 306) en revêtant ces habits. Il poursuit : "La harpe et le glaive se disputaient le coeur d'Achille, comme les deux sexes qui cohabitent chez n'importe quel être humain" (P, 306).
2 - La fonction du castrat
52Eliade montre que "le monde "transcendant" des Dieux, des Héros et des Ancêtres mythiques" "représente un plan surhumain (...), celui des réalités absolues".32
53Or cette vérité de l'être humain que recèle le héros mythologique, c'est celle-là même, selon le prince de Sansevero, que les Espagnols ont voulu nier en imposant en Italie "le culte de la virilité et de l'honneur sexuel" (P, 340) et que les Italiens ont continué à exprimer en créant les castrats qui seraient "la réponse qu'inventa le génie italien pour éluder les prescriptions trop sévères du code d'honneur castillan" (P, 342).
54Le castrat permet "la représentation de désirs impossibles, de rêveries prohibées" (P, 340) et "en venant applaudir la femme dans l'homme, surtout si cet homme s'appelait Jules César, Alexandre ou Xerxès" (P, 341), le spectateur se venge de “l'obligation hypocrite de sacrifier dans la vie au culte fatigant de l'honneur viril" (P, 341) mais aussi de "l'obligation d’être d'un seul sexe" (P, 344). En permettant aux hommes d'être en accord avec leur vérité intime, le castrat, figure humaine de l'androgynat divin, assume donc parfaitement sa vocation de médiateur : il est "principe d’accord et d'union harmonieuse, celui qui assure la réconciliation des sexes".33
55Pour le prince de Sansevero, il ne fait aucun doute qu'en créant l'institution des castrats, les Italiens non seulement ont trouvé la façon de ne pas être les "victime[s] tragique[s] de la monogamie et du culte de la puissance virile" (P, 343) mais qu'ils ont créé "le vrai héros italien" (P, 342), comme en témoigne d'ailleurs le fait que Farinelli "faisait partie des héros qu'on étudiait au cours d'histoire, avec Enée, César, Achille, Xerxès, Alexandre" (P, 104).
3 - "L'esprit de liberté absolue"
56Ces "héros d'une race à jamais disparue" (P, 10) que défendent-ils, sinon le "droit de rester dans l'indétermination originelle" (P, 343), et que représentent-ils, sinon "l'aspiration mythique à la plénitude" (P, 347) ?
57Si l'existence des castrats est étroitement liée à la domination des Espagnols à Naples, c'est depuis toujours que l'homme invente des stratagèmes "pour permettre à chacun de se soustraire tant bien que mal au rôle étroit qui lui est prescrit par les lois de la biologie, les coutumes de la nation, les impératifs familiaux, le rang social" (P, 345).
58C'est ainsi qu'un même esprit anime les castrats, les paysans de San Donato et le peuple de Naples, comme en témoignent leurs coutumes et leurs fêtes ancestrales.
59Il s'agit d'abord d'un refus de l'individualisme, car "la liberté finit là où commencent les déterminations individuelles" (P, 28). A cela s'opposent à San Donato une sorte de communauté des biens (P, 390), ou encore le choix d'un prénom qui se transmet selon des règles strictes et qui délivre les villageois du souci "de savoir [...] si leur individu avait ou non de la consistance" (P, 29). De la même façon, les castrats, en changeant de nom, "abdiquent [...] une partie importante de ce qui leur restait [...] de trop individuel" (P, 107) et font ainsi "un pas de plus vers la délivrance totale" (P, 107).
60Refus également d'appartenir à une catégorie précice, selon le sexe, l'âge, ou la situation sociale et qui s'affirme dans le rituel du carnaval, lequel invite à "l'échange des rôles" (P, 161).
61Refus de sacrifier à l'honneur viril alors que les castrats représentent une autre alternative, à la manière de don Sallusto qu'enfant Vincenzo comparait à son père et en qui il voyait "une façon différente d'être un homme, une autre incarnation de la virilité" (P, 38).
62Refus enfin du temps par le refus d'atteindre la maturité, comme le démontre le prince à Porporino : "Toi, tu n'atteindras jamais à la maturité, c'est-à-dire que le temps de ta vie humaine ne sera pas disjoint du temps infini de l'univers, qui ne connaît ni âge, ni degré, ni évolution, ni épanouissement !" (P, 369). Ce refus s'exprime symboliquement dans la répugnance que montre le peuple à achever ses constructions ou dans le choix que fait le prince de Sansevero de ne rien inventer d'"utile", lui qui "supprime les limites pour le seul plaisir de rêver" (P, 244).
63Ce rêve, que poursuit le prince, qu'incarnent les castrats, que réalisent les coutumes du peuple, n'est rien d'autre que "le rêve d'une humanité indivise" (P, 350). Depuis toujours en effet, les hommes ont la nostalgie de ce temps des origines décrit par Platon dans Le Banquet ou évoqué dans la Genèse "avant la création d'Eve" (P, 356), quand ils avaient "les deux sexes à la fois, aucun âge précis, aucune carrière à entreprendre" (P, 346). Il s'agit du "temps fabuleux" qu'Eliade oppose au "temps historique et personnel"34, ce que Porporino nomme "la nostalgie de l'Eden primordial" (P, 390). Le prince imagine la vie comme une suite de choix, c'est-à-dire de mutilations, comme "une immense castration spirituelle et morale" (P, 369) à laquelle seuls échappent les castrats, comme si la castration qu'ils ont subie les installait d'emblée dans une "enfance éternelle" (P, 102) où ne sera jamais "fini le droit de rêver" (P, 369). A eux revient le privilège de rendre accessible aux "peuples [le] trésor de leurs mythes" (P, 350).
64Le narrateur du prologue ne partage pas le pessimisme du prince de Sansevero (P, 349-350) car pour lui la fin des castrats n'a pas marqué la fin de "l'esprit qui était incarné par les castrats, esprit de liberté absolue, défi à toute loi qui limite, à toute définition qui restreigne" (P, 12). Les jeunes étudiants allemands férus de poètes romantiques que Porporino côtoie à la fin de sa vie, ou les hippies du XXème siècle sont de même en "quête du paradis archaïque, où règnent seulement l'indifférenciation sexuelle et la liberté" (P, 13).
65Présent dans les plus anciennes coutumes populaires comme dans les mouvements artistiques postérieurs à la vogue des castrats, cet esprit toujours vivace, qui ne semble s'éteindre que pour mieux renaître ailleurs, participe de la nature même de l'androgyne et permet d'exprimer "la nostalgie d'un Paradis perdu, nostalgie d'un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant s'affronter et où les multiplicités composent les aspects d'une mystérieuse unité".35
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BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage étudié :
FERNANDEZ Dominique,
Porporino ou les Mystères de Naples, Paris, Grasset, 1974.
Ouvrages critiques :
10.3917/dunod.duran.2016.01 :DURAND Gilbert,
Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire [1ère éd. : 1969], Paris, Dunod, 1992.
DURAND Gilbert,
Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme.
Les Structures figuratives du roman stendhalien, Paris, José Corti, 1961.
ELIADE Mircéa,
Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1959.
Aspects du Mythe, Paris, Gallimard, 1953.
Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962.
Notes de bas de page
1 Petit Larousse illustré, 1988.
2 Dominique Fernandez, Porporino ou les Mystères de Naples, Grasset, 1974. Les références à ce livre se feront selon le sigle : P.
3 Gilbert Durand, Les Structures Anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 162.
4 Ibid, p. 133.
5 Ibid, p. 136.
6 Ibid, p. 137.
7 Ibid, p. 179.
8 Ibid, p. 170.
9 Ibid, p. 170.
10 Gilbert Durand, op. cit., p. 154.
11 Ibid, p. 169.
12 Ibid, p. 79.
13 Ibid, p. 179 : "Volontiers le héros solaire désobéit [...]".
14 Ibid, p. 173 : "[...] la parole, comme la lumière, est hypostase symbolique de la Toute-Puissance".
15 Gilbert Durand, op. cit., p. 160.
16 Ibid, p. 202.
17 Ibid, p. 203.
18 Gilbert Durand, op. cit., p. 178.
19 Ibid, p. 179.
20 Gilbert Durand, op. cit., p. 219.
21 Ibid, pp. 352, 357, 358.
22 Ibid, p. 179 : "Le héros solaire est toujours un guerrier violent et s'oppose au héros lunaire, qui [...] est un résigné".
23 "J'inclinai la tête humblement, comme si je m'étais rendu coupable d'une grande faute dont j'ignorais d'ailleurs l'objet" (P, 203).
24 Gibert Durand, op. cit., pp. 352-353.
25 Gilbert Durand, Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme, Corti, 1961, p. 57.
26 Gilbert Durand, Les Structures Anthropologiques [...], p. 335.
27 Gilbert Durand, Le Décor mythique, [...], p. 58.
28 "Ta vie est la plus belle qui puisse être [...] Ce sont les autres qui sont mutilés". (P, 367-368).
29 Gilbert Durand, Le Décor mythique, p. 35.
30 Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, folio essais, 1992, p. 50.
31 Cf. Durand, Les Structures [...], p. 334.
32 Cf. Eliade, Initiation [...] p. 174-175.
33 Cf. Durand, Les Structures [...], p. 334.
34 Cf. Eliade. Aspects du mythe, folio essais, réed., 1988, p. 234.
35 Cf Eliade, Méphistophélès et l'androgyne, Paris, Gallimard, 1952, p. 152.
Auteur
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