Portée de la politique symbolique à l’égard des armées napoléoniennes (1800-1830)
p. 147-156
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Texte intégral
1Si la politique est affaire de symboles permettant à un pouvoir de se faire reconnaître1, la politique menée en matière sociale l’est sans doute plus encore, car le symbolique est précisément un instrument de cohésion2. Il s’agira ici de savoir comment le Consulat et l’Empire ont promu un système de signes et d’emblèmes pour donner cette assise symbolique d’une part au régime voué à clore la Révolution, d’autre part à la politique de recomposition sociale destinée à répondre aux vœux d’une partie des tenants de la Révolution. D’ailleurs, en préparant l’organisation de la Légion d’honneur, Napoléon n’aurait-il pas proclamé que « c’est avec des hochets qu’on gouverne les hommes » ? Qu’elle ait été exactement prononcée ou non, cette phrase dit bien l’un des traits de l’état d’esprit avec lequel le premier consul s’emploie à bâtir la France post-révolutionnaire, convaincu par ailleurs de la nécessité de conserver l’initiative en matière de politique des signes3.
2Or les projets sociaux de Bonaparte accordent de l’importance à certaines catégories sociales : à ses yeux, le « véritable peuple de France » est constitué des membres des collèges électoraux d’une part – incarnant la France des propriétaires fonciers, pure, estime-t-il, de toute envie spéculative –, des militaires d’autre part – qui donnent à la France la gloire et la puissance d’exporter la Révolution. Il n’est donc guère étonnant que sa préoccupation de donner ce qu’il appelait « de l’aliment » au sentiment de l’honneur l’ait conduit à une politique symbolique mettant en valeur l’armée, notamment ceux de ses membres faisant preuve de leur bravoure et de leurs mérites. Car, respectueux des préceptes égalitaires de la Révolution, il estime que ceux-ci sont compatibles avec la reconnaissance du mérite, valeur exaltée du reste par la bourgeoisie, avant comme durant la Révolution. Mais sa politique de récompense des talents est allée bien au-delà de ce qui était propre à satisfaire les aspirations d’une bourgeoisie prompte à soutenir les principes de 1789. Et en donnant une place toute particulière à l’armée, il n’a pas craint d’être en contradiction avec sa volonté d’apparaître comme « le plus civil des militaires ». Il n’a bien au contraire pas cessé de proposer des moyens d’honorer au mieux ses compagnons d’armes, de la distribution de la Légion d’honneur à celle des titres de noblesse impériale, tout en faisant de l’attribution des aigles aux régiments une politique destinée à lier l’armée à son régime.
3Au total, Napoléon a mené son entreprise de régénération de la société française en s’efforçant de faire un bon usage des vanités :
« Pour un aujourd’hui qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs intérêts, leurs jouissances, leur vanité : or prétendre régénérer un peuple en un instant et en poste serait un acte de démence. Le génie de l’ouvrier doit être de savoir employer les matériaux qu’il a sous la main ; et voilà […] un des secrets de la reprise de toutes les formes monarchiques, du retour des titres, des croix, des cordons. Le secret du législateur doit être de savoir tirer parti même des travers de ceux qu’il prétend régir4. »
4Or, face à cette politique destinée à réorganiser la société française, la Restauration a réagi par d’autres mesures symboliques qui sont venues remettre en question certaines des valeurs établies entre 1800 et 1815 par le biais de l’armée. Si bien que la politique symbolique de la Restauration a eu une portée qui a dépassé les cadres de la seule société militaire.
La Légion d’honneur et les Aigles
5Institué en 1802, l’ordre de la Légion d’honneur n’est pourvu d’une décoration qu’à partir du décret du 11 juillet 1804. Il institue les fameuses croix en forme d’étoile à cinq rayons doubles, en or pour les grands officiers, les commandants et les officiers, en argent pour les légionnaires. Au centre figure l’emblème de l’Empire, une aigle couronnée, façon de manifester le lien qui doit exister entre l’ordre ainsi créé et le régime qui le fonde. Une cérémonie solennelle a été organisée pour la première distribution de ces insignes, pas toujours vues d’un bon œil par les soldats dotés d’armes d’honneur : celles-ci, au nombre de 2 000 environ, étaient à leurs yeux bien plus prestigieuses que cette décoration qui présentait l’inconvénient d’être également destinée aux civils.
6Mais, de façon fort symbolique, la première cérémonie de remise des insignes se déroule en un lieu par essence dédié aux militaires : elle se tient en effet aux Invalides, le 15 juillet 1804, et donne au nouveau pouvoir impérial, proclamé depuis le 18 mai, une occasion de se mettre en scène. Entouré des maréchaux de l’Empire, Napoléon est accueilli à l’entrée de la cour d’honneur de l’Hôtel par le gouverneur, le maréchal Sérurier. Vêtu comme à son habitude d’un simple uniforme, l’empereur n’en est pas moins au centre d’un véritable cérémoniel curial, renouant pour partie avec des pratiques anciennes : il siège sur un trône placé à droite de l’autel de l’église Saint-Louis, derrière lui figurent les généraux de la Garde et les maréchaux, le grand chambellan, Talleyrand, et le grand maître des cérémonies, Ségur. Au-delà se trouvent 700 invalides ainsi que les élèves de l’École poly technique, tandis que les membres de la Légion d’honneur occupent la nef de l’église. Après une messe, le Grand Chancelier Lacépède prononce un long discours. Après quoi une croix de grand officier et une autre de légionnaire sont d’abord agrafées par le prince Louis à la tunique de Napoléon. Vient ensuite le serment des grands officiers, puis l’un d’eux, l’archevêque de Belloy, prononce le texte du serment collectif, accueilli par de vives acclamations. Napoléon décore ensuite lui-même chacun des légionnaires, appelés à se présenter par ordre alphabétique et non en fonction de leur grade militaire ou de leur rang social5.
7La Légion d’honneur a eu au sein de l’armée une portée symbolique qui a dépassé les espérances placées en elle par Napoléon puisque la Croix a pu paraître plus prestigieuse qu’un titre dans la noblesse impériale. En témoigne la célèbre réaction, évoquée par Marbot, d’un grenadier réclamant la croix en faisant état de ses nombreuses campagnes et de ses tout aussi nombreuses blessures. « – Je te fais chevalier de l’Empire avec 1 200 francs de dotation », lui annonce l’empereur. « – Mais, Sire, je préfère la croix !… – Tu as l’un et l’autre puisque je te fais chevalier. – Moi, j’aimerais mieux la croix ! » Et Marbot de commenter que l’on eut toutes les peines du monde à faire comprendre au grenadier que le titre de chevalier de l’Empire entraînait avec lui celui de chevalier de la Légion d’honneur6.
8Mais si, individuellement, les hommes les plus méritants de l’armée sont récompensés, collectivement, ils sont appelés à manifester autour du souverain, qui est en même temps le chef suprême des forces militaires, une cohésion qui participe entre autres de l’œuvre de recomposition sociale. C’est toutefois comme un honneur qu’est présentée l’attribution des aigles et des drapeaux. C’est précisément peu après les premières distributions de la Légion d’honneur que les régiments ont reçu leurs aigles, symboles héraldiques de l’Empire. Il s’agit d’emblèmes figurant au sommet de la hampe des drapeaux : l’aigle y est représentée au naturel, les ailes légèrement éployées, la tête tournée vers la droite et la serre gauche tenant un fuseau de Jupiter sans éclairs. Il ne s’agit en aucune façon de l’aigle héraldique, mais d’une réminiscence de l’Antiquité romaine, des aigles portées à l’extrémité des sceptres consulaires7. En même temps que les aigles, le 5 décembre 1804, les régiments ont reçu leurs nouveaux drapeaux, qui, pourvus certes d’emblèmes impériaux, notamment les feuilles de laurier en or, conservent les trois couleurs nationales héritées de la Révolution. Notons toutefois qu’initialement les hommes n’ont pas toujours vu d’un bon œil la perte du drapeau avec lequel ils avaient combattu durant la Révolution, et il ne fut pas rare que, par mépris, l’aigle soit rapidement baptisé du surnom de « coucou8 », façon de répondre à un symbole par un autre. Signe de ce que, même au sein de l’armée, la politique impériale est loin d’être acceptée dans l’unanimité. D’autant que l’importance même accordée par le régime à ces aigles était une façon d’effacer quelque peu les trois couleurs, de laisser plus de place à la symbolique impériale et d’en faire un peu moins à la symbolique républicaine.
9Chaque aigle porte le numéro du régiment auquel elle est attribuée. Elle peut également être revêtue, par autorisation spéciale de l’empereur, d’une légende honorifique ou d’une devise. Ainsi, pour le 84e régiment d’infanterie de ligne, figure sur le support de l’aigle « Un contre dix / Devise accordée par l’empereur / Combat de S. Léonard sous Gratz / 25 et 26 juin 1809 ». L’aigle porte donc la mémoire des hauts faits d’armes du régiment. Sa garde, avec celle du drapeau, est considérée comme suffisamment importante pour justifier la désignation de trois « porte-aigle », dans l’infanterie du moins, tandis que dans les autres armes, chaque régiment ne comptait qu’un seul porte-aigle. Or ceux-ci doivent toujours être désignés parmi les lieutenants ou sous-lieutenants comptant au moins dix ans de service. Ils étaient de surcroît distingués par le port d’un uniforme spécifique.
10Les soldats ont peu à peu intériorisé les significations de cette politique symbolique. Certains ont fait preuve d’une grande bravoure dans le seul but de sauver une aigle menacée d’être perdue sur le champ de bataille, ou, pire encore, d’être prise par l’ennemi : faire des prouesses pour sauver « l’oiseau » de son régiment semble s’être imposé comme une évidence dans la tourmente de certaines batailles, en témoigne par exemple le capitaine François au combat de Krasnoé. Il est vrai que perdre une aigle entachait l’honneur du régiment. De plus, Napoléon s’était employé à faire comprendre qu’il prenait une telle perte comme une blessure personnelle, et c’est par là même que sa politique symbolique à l’égard de l’armée se trouvait porteuse de devoirs dus au régime, en retour des honneurs qui lui étaient réservés. D’ailleurs toute prise d’aigle donnait lieu, du côté ennemi, à des cérémonies qui assimilaient ces signes identitaires des régiments à de véritables trophées, on vit ainsi des troupes anglaises présenter des aigles prises à la façon d’armes anglaises, tête en bas : il s’agissait ainsi d’infliger une humiliation dont l’écho pouvait être suffisamment important pour toucher non seulement l’empereur des Français, mais les Français eux-mêmes. C’est donc tout à la fois dans la crainte des foudres du chef suprême de l’armée, mais aussi de l’opprobre jeté sur leur unité que les hommes se sont si bien attachés à protéger ces symboles9. En définitive, à la politique symbolique mise en place par le Consulat puis l’Empire répond donc un véritable culte de l’honneur et du mérite que Napoléon a utilisé plus précisément encore en créant les titres de noblesse impériaux.
Titres et blasons d’Empire
11Étroitement sélectionnée, maintenue à un niveau d’effectifs restreints, la noblesse d’Empire s’impose entre 1808 et 1815 comme une aristocratie de prestige, dont les titres suscitent l’envie de nombre de civils10. Mais les titrés issus de l’armée dominent incontestablement le groupe, dont ils forment près de 68 % des effectifs. Toutefois, c’est au sein des titrés les moins prestigieux que la gloire des armes est le plus souvent mise à l’honneur : alors que 69,8 % des chevaliers sont militaires, les barons n’appartiennent à l’armée que dans 64 % des cas. La proportion diminue bien plus fortement pour les comtes dont 34,75 % seulement sont militaires. Plus on monte dans la hiérarchie des honneurs, moins la noblesse impériale apparaît comme une noblesse militaire : il y a là symbole permettant à Napoléon de manifester le caractère civil de son pouvoir. Reste que la noblesse d’Empire s’affirme bien comme une noblesse d’épée, ce qui souligne que l’Empire a récompensé le mérite avant même la fonction puisque les grades dans l’armée ne donnent pas systématiquement accès à un titre. L’anoblissement des militaires relève plus que tout autre du fait d’un prince désireux d’honorer les talents guerriers.
12Les premiers concernés ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, comme en témoigne le chancelier Pasquier : « En France, les militaires surtout attachèrent une grande importance à ce nouveau mode de récompense et s’y montrèrent fort sensibles11 ». Le général Pelleport se souvient de son émotion à l’annonce de son titre de baron :
« J’en éprouvai une bien vive sensation : c’était, en effet, pour nous, pauvres officiers de fortune, n’ayant que notre épée, un grand moment que celui dans lequel nous recevions une récompense destinée à perpétuer dans notre famille le souvenir de nos services12. »
13L’acceptation de l’anoblissement se fait sans réserve, l’esprit de la législation impériale est assimilé jusque dans les subtilités relatives à l’hérédité : Pierre de Pelleport exprime bien une identité noble puisqu’il songe avant tout aux héritiers destinés à porter son titre.
14Par ailleurs, les réflexions du baron Boulart éclairent comment un militaire attaché aux principes égalitaires de la Révolution et hostile au second ordre en est venu à arborer fièrement sa noblesse :
« Je n’ai jamais fait grand cas des titres de noblesse, parce que je ne comprenais pas que les nobles pussent être une classe d’hommes à part. Je comprenais qu’un homme méritât des distinctions ou s’anoblît par des vertus, des services ou un mérite éminent, mais ma raison repoussait l’opinion que, plus ses descendants s’éloignaient de leur souche […], plus ils étaient nobles. Pourtant je ne puis dissimuler que cette nouvelle [il s’agit de son anoblissement] me fit grand plaisir et me flatta beaucoup. C’est qu’aussi on pouvait s’enorgueillir, à juste titre, de ce qui provenait de cette main-là, et chacun de nous pouvait dire : “C’est le prix de mon sang, de mon dévouement et de mes bons services.” […] Dès que je reçus officiellement la lettre d’avis de ma nomination, j’ajoutai mon nouveau titre à ma signature, moins par gloriole que par calcul, me figurant qu’il y aurait de ma part faiblesse ou extrême fatuité à n’oser me qualifier suivant qu’il avait plu à l’empereur de le faire13. »
15C’est bien une nouvelle conception de la noblesse qui transparaît dans ces lignes : la noblesse du sang est sans justification, seul le mérite justifie le rétablissement d’une politique de distinctions.
16L’attitude d’une partie des anoblis d’Empire prouve leur capacité à intérioriser cette nouvelle conception de la noblesse : certains n’hésitent pas en effet à se montrer fiers de leur naissance obscure. Le général Pelleport prend soin de rappeler son ascendance bourgeoise dès les débuts de ses Mémoires :
« C’est à dessein que je constate que ma famille appartenait à la bourgeoisie du pays ; en voici la raison : depuis que je suis parvenu, et que le soldat de 93 est devenu […] général, baron de l’Empire, cordon rouge et pair de France, j’ai été, à plusieurs reprises, sollicité par des membres d’une famille illustre dans les fastes militaires de laisser établir une filiation entre leurs ancêtres et mes pères. Certes, je serais fier et heureux de descendre de généreux citoyens ayant su maintenir nationalement leurs titres, comme nous avons conquis les nôtres sur les champs de bataille, mais il n’en est rien : je ne date que de moi14. »
17La fierté de titres acquis au prix du sang interdit aux anoblis toute fausse honte de leurs origines. Voilà pourquoi le maréchal Lefebvre duc de Dantzig aurait affirmé : « Des ancêtres pour quoi faire : je suis un ancêtre15. » Et voilà pourquoi Nicolas-Joseph Maison ne cherche pas à cacher son humble naissance, il la revendique même devant Napoléon qui le questionne sur son éventuelle parenté avec une famille homonyme de la noblesse : « Sire, je suis fils d’un paysan », aurait-il répondu16. Quant à Mortier, fils d’un modeste bourgeois, il a tenu à orner son salon de deux grands portraits en pied : « L’un est le sien, en grand uniforme d’officier général […] ; l’autre est celui de son père, surveillant dans ses champs les travaux de ses laboureurs17. » Le contraste prend ici valeur d’ostentation, et montre comment les anoblis ont donné dans la surenchère en matière de politique symbolique. La Révolution puis l’Empire ont donc réussi à transformer l’idée de noblesse : la logique du prestige nobiliaire est inversée, puisqu’il n’augmente pas forcément avec les générations. Et c’est parce qu’elle est fière de ce prestige nobiliaire de nouvelle facture que cette nouvelle noblesse n’a pas hésité à arborer ses armoiries.
18Alors que la Révolution avait banni toute armoirie et tout signe distinctif, la restauration de la noblesse impériale rétablit non seulement des distinctions héréditaires, mais aussi une symbolique emblématique de ces distinctions. À travers elle s’exprime la volonté du régime de faire la synthèse entre la France ancienne et la nouvelle. Car certains principes de l’héraldique impériale sont empruntés aux codes de l’Ancien Régime, tandis que d’autres sont des innovations. L’ensemble permet d’élaborer un nouveau code social, réservé aux seuls titulaires de lettres patentes portant attribution du titre et règlement du blason du récipiendaire. Elle permet en tout cas au premier coup d’œil de connaître le rang et la fonction du possesseur des armoiries, qu’il peut faire figurer sur ses voitures ou son argenterie, comme c’était le cas pour les nobles d’avant 1789. Car le Conseil du Sceau impose une réglementation très vigilante et lui seul est en droit de définir les armoiries des nouveaux titrés. Ainsi, pour les anoblis provenant de l’armée, le rappel de l’origine du titre est figuré pour les comtes par un quartier d’azur (bleu) à dextre (droite) – ces deux éléments étant communs à tous les comtes – portant une épée d’or. Pour les barons, le quartier, de gueule (rouge) est à senestre (gauche) – ce qui est commun à tous les barons – et porte une épée d’argent. Par ailleurs, les actions d’éclat justifiant l’attribution du titre sont également rappelées, dans les autres quartiers, par des épées, des chevaux, des grenades – par exemple dans les armoiries d’Oudinot – ou autres symboles guerriers, mais aussi par des animaux – tel le lion pour le général Pajol. Si bien que ceux qui ont autrefois pris part à la campagne d’Égypte reçoivent des armoiries dans lesquelles figurent sphinx, pyramide, obélisque ou dromadaire. Tout cela aboutit à des blasons parfois fort chargés ressemblant à de véritables petits tableaux, et suscitant les railleries de certains membres de la noblesse ancienne18. Reste que ce débordement de symboles guerriers sur les armoiries des anoblis militaires vient signifier la renaissance d’une noblesse d’épée à laquelle la noblesse la plus ancienne n’a pas été sans rendre hommage.
19D’autant que ces nobles de nouvelle facture se sont souvent efforcés de satisfaire le désir de Napoléon de les voir briller dans la bonne société parisienne et d’y soutenir leur rang par la possession d’hôtels particuliers dans les quartiers les plus huppés, par un train de vie digne également de la meilleure aristocratie. Beaucoup y ont contracté de lourdes dettes, mais beaucoup ont permis la réussite partielle du projet napoléonien de fusion des élites. Car derrière les apparences se jouait l’acculturation des anoblis, lesquels se sont très vite montrés soucieux de l’honneur de leur nom, qu’ils n’ont cependant pas tous soutenu de la même façon après 1815.
La Restauration face à la politique symbolique de l’Empire
20Nombre de mesures prises par la Restauration à l’égard des symboles qui ont été ceux de la France impériale révèlent sa volonté politique et sont porteuses d’oppositions qui ont finalement pesé lourd dans la chute de ce régime. Ainsi, on sait combien le rejet des trois couleurs et la décision d’arborer le drapeau blanc comme emblème officiel de la France a meurtri bien des âmes au fond desquelles l’attachement aux principes de 1789 était le plus fort. Par ailleurs, dès la Première Restauration, ordre a été donné de détruire les aigles, ce qui a rendu plus vive encore, au sein de l’armée, la blessure engendrée par le renoncement aux trois couleurs. Drapeau tricolore, cocarde et « oiseau » ont parfois été préservés secrètement, si bien qu’ils ont parfois réapparu fort rapidement durant les Cent-Jours, en dépit du fait que tout homme surpris en possession des emblèmes tricolores risquait une condamnation, menace qui a subsisté bien sûr avec la Seconde Restauration. Pourtant les destructions ont en définitive été assez systématiques, en 1814 comme en 181519 : Louis XVIII avait conscience de ce que la réussite de la politique symbolique de Napoléon pouvait transformer ces objets non seulement en reliques, mais aussi en signes de ralliement. C’est du reste dans le même esprit que le gouvernement de la Restauration se refuse à demander le rapatriement du corps de Napoléon, alors même que dès 1821 les Britanniques étaient prêts à accepter cette restitution, sous réserve que cette demande soit officiellement formulée.
21Et c’est également cette politique symbolique de la Restauration, faite pour détruire celle de l’Empire, qui explique l’absence de toute pratique commémorative à l’égard des morts des guerres de l’Empire. Or, parallèlement, se sont multipliées les cérémonies en souvenir des victimes de la Révolution, ce qui a meurtri les anciens membres des armées napoléoniennes. En leur interdisant toute possibilité de deuil commun, en les privant d’arborer tout souvenir symbolique des campagnes impériales, la Restauration a encouragé l’entrée en opposition politique de certains vétérans. D’autant que nombre d’entre eux, ceux-là mêmes qui ont été distingués par la Légion d’honneur, sont soumis à une étroite surveillance. De plus tout légionnaire auteur de cris séditieux ou affichant une conduite déshonorante faute de parvenir à se réinsérer dans la société civile, est menacé de perdre le droit de porter la Croix. Il ne s’agit là, certes, que d’appliquer les théories d’un règlement établi dès l’Empire, mais en portant atteinte à un signe symbolique auxquels les anciens de l’armée étaient particulièrement attachés, la Restauration a trouvé une occasion supplémentaire de blesser ceux qui avaient été placés aux rangs d’honneur de la société impériale.
22L’acharnement de la Restauration contre tout ce qui symbolisait la gloire militaire de l’Empire n’a pas été pour rien dans ce qui a précipité sa chute. Les anciens de la Grande Armée n’avaient guère de raisons de soutenir ce régime, ils ont bien au contraire été présents dans les journées de Juillet. Et ils ont bien davantage apprécié la monarchie de Louis-Philippe qui a repris les trois couleurs, rétabli la statue de Napoléon au sommet de la colonne Vendôme, organisé le retour de ses cendres et laissé les vétérans apparaître sous leurs uniformes lors de ces cérémonies publiques dont ils avaient été auparavant systématiquement exclus. Preuve supplémentaire de ce que, en ces années d’apprentissage de la vie politique moderne, la politique symbolique était un enjeu d’importance pour conquérir les suffrages.
23Et sans doute est-ce dans le souci d’obtenir les suffrages des nobles de l’Empire que ceux-ci ont eu la liberté de conserver leurs titres et leurs blasons, tandis que les membres de la noblesse d’Ancien Régime reprenaient les leurs. Mais non contente de tenter ainsi la synthèse entre la France ancienne et la nouvelle, la Restauration a procédé à nombre de confirmations de titres dans les familles d’Empire ralliées. Près du quart des anoblis ont demandé à la Restauration de nouvelles lettres patentes afin de garantir leur droit à porter leur titre. Louis XVIII puis Charles X n’ont du reste guère cherché à entraver la fusion des élites qui se poursuit au cœur de la vie élégante ou dans la vie de cour.
24En définitive, la politique symbolique menée par l’Empire à l’égard de l’armée n’a pas été sans portée dans le long terme, elle a contribué à enraciner dans la société française les valeurs de gloire, d’honneur et de mérite, elle a fait de l’armée une référence essentielle dans le processus de mémorisation des années impériales, elle l’a même placée au cœur d’une légende qui n’a pas compté pour rien dans la chute de la Restauration puis dans les succès de Louis-Napoléon Bonaparte. En d’autres termes, il y a eu là une politique symbolique qui a réussi, pour répondre à la problématique proposée par Maurice Agulhon dès 198520.
Notes de bas de page
1 Maurice Agulhon, « Politique, images, symboles dans la France post-révolutionnaire », Histoire vagabonde, t. 1 : Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, Gallimard, 1988 (1re édition de cet article en 1985), p. 282-318.
2 Lucien Sfez, La politique symbolique, Paris, PUF, 1988, p. 128.
3 Jean-Claude Bonnet, « Les honneurs de l’Empire », L’Empire des muses, Paris, Belin, 2004, p. 294.
4 Jean Pelet De La Lozère, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, recueillies par un membre de son Conseil d’État, et récit de quelques événements de l’époque, Paris, F. Didot Frères, 1833, p. 57.
5 Voir sur ce sujet Antoine Boulant, « La cérémonie des Invalides, 15 juillet 1804 », Napoléon et la Légion d’honneur. La Phalère. Revue européenne d’histoire des ordres et des décorations, n° 1-2000, p. 67-75.
6 Mémoires du général baron de Marbot, édition présentée et annotée par Jacques Garnier, t. 1, Paris, Mercure de France, 1983, p. 392.
7 Pierre-Antoine Balland, « Drapeaux et aigles », Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987, p. 611 ; Pierre Charrié, Drapeaux et étendards de la Révolution et de l’Empire, Paris, Copernic, 1982, p. 231 ; Jean Régnault, Les aigles impériales et le drapeau tricolore, 1804-1815, Paris, Peyronnet, 1967, p. 300.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Je renvoie sur ce thème à la version publiée de ma thèse : Élites et mobilités, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1997, chapitre 2.
11 Étienne-Denis pasquier, Histoire de mon temps. Mémoires du chancelier Pasquier, publiés par monsieur le duc d’Audiffret-Pasquier, t. 1, Paris, Plon, 1893, p. 347.
12 Pierre de Pelleport, Souvenirs militaires et intimes du général vicomte de Pelleport de 1793 à 1853, publiés par son fils sur les manuscrits originaux, les lettres, notes et documents officiels laissés par l’auteur, t. 1, Paris, Didier, 1857, p. 288.
13 Jacques Jourquin (éd.), Mémoires du général d’artillerie baron Boulart, Paris, Tallandier, 1992, p. 235.
14 Pierre de Pelleport, op. cit., t. 1, p. 4 (les passages en italiques respectent la présentation originale du texte).
15 Cité dans Edmond Pierson, Étude de la noblesse d’Empire créée par Napoléon Ier, Paris, Desjardin, 1910, p. 10.
16 Duc de Broglie, Discours prononcé à la Chambre des Pairs à l’occasion du décès de Monsieur le Maréchal marquis Maison, séance du 22-III-1842.
17 Ferdinand de Cussy, Souvenirs du chevalier de Cussy, garde du corps, diplomate et consul général, publiés par le comte de Germiny, t. 1, Paris, Plon, 1909, p. 381.
18 Vicomte Albert Révérend, Armorial du Premier Empire, Paris, Honoré Champion, rééd. de 1974, 2 vol. ; Michel Pastoureau, « Héraldique », Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987, p. 870-873.
19 Jean Régnault, op. cit.
20 Maurice Agulhon, op. cit.
Auteur
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