Un historien face à la politique symbolique de l’Empire : Charles Lacretelle, historien de la Révolution française
p. 129-137
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Texte intégral
1Le 18 brumaire an VIII, Napoléon Bonaparte affirme que la Révolution est terminée. Très vite, le nouvel homme fort du pays, conscient du fait qu’il existe toujours des discours concurrents au sien, rétablit puis renforce la censure sur la presse, les livres, les pièces de théâtre ; l’histoire apparaît dans ce contexte comme un nouveau territoire à conquérir pour Bonaparte : dans l’esprit de celui-ci, elle doit être utilisée pour disqualifier les régimes précédents et glorifier, voire légitimer son pouvoir.
2Il est donc intéressant, dans ce contexte, de se pencher sur l’attitude des historiens pendant l’Empire et plus particulièrement sur l’attitude de ceux qui rédigent une histoire de la Révolution à cette époque. Comment s’inscrivent-ils par rapport à la politique symbolique du Premier Empire, à partir du moment où ils doivent faire le récit des luttes révolutionnaires qui viennent à peine de s’achever, sachant que leur discours est susceptible d’être récupéré, utilisé comme une arme de propagande ?
3Si on se place au tournant du siècle et si on se limite aux écrivains français qui vivent en France à ce moment-là, on réalise qu’il y a eu assez peu d’écrivains qui ont rédigé une histoire à peu près complète de la Révolution qui vient de s’achever. Parmi eux, on trouve Charles Lacretelle, journaliste royaliste proscrit pendant la Terreur et éditorialiste de choc pendant la période thermidorienne et le premier Directoire. En septembre 1797, il est arrêté dans les jours qui suivent le coup d’État du 18 Fructidor. C’est en prison qu’il accepte l’offre qui lui est faite par les libraires Treuttel et Wurtz de poursuivre la rédaction d’un Précis historique de la Révolution française, entreprise en 1791 par Rabaut-Saint-Étienne, lequel avait écrit une histoire de l’Assemblée constituante. Lacretelle commence donc à travailler en prison, en 1798, et ne publie ses ouvrages qu’à partir de 1801.
4Ajoutons que, bien que royaliste, Lacretelle accueille positivement le 18 Brumaire ; il est sorti de prison quelques mois avant, grâce à Joseph Fouché, ministre de la Police, qui lui aurait demandé de rédiger un rapport sur les jacobins du club du Manège. En 1800, il est nommé avec quatre autres personnes par le ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte, à la surveillance des théâtres parisiens. On peut donc légitimement se demander comment Lacretelle, devenu historien, va se positionner par rapport à la politique symbolique du nouveau régime.
5Pendant le Consulat et l’Empire, Charles Lacretelle publie deux ouvrages. Il écrit d’abord la suite du Précis historique de la Révolution française, qui sera éditée en 5 tomes. Le premier tome, consacré à l’histoire de l’Assemblée législative, sort en 1801 ; les deux suivants, consacrés à la période de la Convention, en 1803 ; les deux derniers, portant sur la période directoriale, en 1806. Lacretelle publie ensuite, à partir de 1808, une Histoire de la France au xviiième siècle. Voyons d’abord comment Lacretelle écrit l’histoire des luttes révolutionnaires dans son Précis.
L’histoire de l’Assemblée législative et de la Convention : des jacobins honnis
6L’histoire de l’Assemblée législative de Charles Lacretelle est une histoire rédigée dans l’air du temps. L’anti jacobinisme du Premier consul est connu et l’antijacobin Charles Lacretelle ne se gêne pas pour faire part de ses opinions. Comme Bonaparte n’est pas encore connu en 1791-1792, il ne peut en parler directement dans ce tome. Lacretelle se contente donc d’une petite allusion placée dans l’avant-propos de son livre : il annonce ainsi à ses lecteurs qu’il veut dire ce qu’a été la Révolution, précisant ensuite qu’ » il sera doux de tracer le tableau de l’époque où nous vivons, de tout ce qu’elle offre de grand à l’esprit et de consolant pour le cœur ». Lacretelle offre une histoire descriptive à ses lecteurs, une histoire qui doit permettre de comprendre comment on en est arrivé à ce qu’il appelle la « grande catastrophe » du 10 Août. Il crée un effet de contraste entre le roi, bon mais faible, et les révolutionnaires, très mal intentionnés à l’égard de ce dernier. Bienveillant envers le roi, il se plaît à dénoncer, comme lorsqu’il était journaliste, les excès des révolutionnaires.
7Lacretelle insiste sur la cruauté des jacobins, leur démagogie et leur habileté à perdre leurs adversaires. Selon lui, tous les événements sont mis à profit par les jacobins pour manipuler les foules parisiennes. Ainsi, voilà comment Lacretelle évoque l’action des jacobins au moment de l’affaire des Suisses de Chateauvieux : « À Paris, la populace agitée vivait dans de continuelles saturnales. Les jacobins imaginèrent de lui donner une fête, où se trouva tout le délire et toute la grossièreté de ces temps malheureux1. » Les deux acteurs sont entrés en scène : la « populace » vouée au stupre, à la luxure et à l’immoralité ; les « jacobins » qui veulent contenter le peuple en donnant une fête en l’honneur des mutins de Chateauvieux, et ce, contre tous les principes. Dans le même temps, Lacretelle opère une distinction entre « la populace », manipulée par les jacobins, et l’opinion publique, incarnée par certains écrivains « pleins de feu, d’énergie et de moralité ». À mesure qu’on avance dans le récit, Lacretelle évoque les manœuvres des jacobins pour en finir avec le Roi. La journée du 10 Août est décrite comme un coup monté par les jacobins et Lacretelle s’attache à montrer l’ambiance qui règne dans les Tuileries assiégées. Ce tome, qui se termine par la fi n de l’Assemblée législative, comprend de nombreuses pages consacrées aux massacres des prisons de septembre 1792, perpétrés sur ordre des jacobins : ce ne sont qu’assassins sabrant des dizaines de victimes…
8Dans les deux tomes consacrés à l’étude de la Convention et publiés en 1803, Lacretelle va encore plus loin dans son antijacobinisme ; ici, il évoque la lutte entre Conventionnels de manière très manichéenne : il veut nous montrer l’affrontement entre le crime et la vertu. Ainsi, dans le portrait de groupe qu’il nous livre au début du premier tome, on trouve la description des chefs de la Montagne, ravalés au rang de criminels sadiques (je vous cite quelques extraits) : « Robespierre, dont la figure exprime une cruauté plus tranquille et plus insatiable » ; « un être difforme, hideux, qui voudrait paraître l’égal de Robespierre et de Danton : ceux-ci dédaignent leur complice, leur instrument ; c’est Marat » ; « un paralytique, au front calme, au cœur de tigre, qui se fait porter au milieu d’eux ; c’est l’atroce Couthon ». Lacretelle explique également comment les jacobins vont l’emporter sur leurs adversaires de la Gironde : on croit comprendre que cette méthode qu’il nomme « tactique révolutionnaire » revient à jouer sur tous les ressorts de l’âme humaine de la manière la plus basse par l’intimidation et le mensonge2. Et lorsque les jacobins, taxés par Lacretelle d’hypocrisie, de démagogie et d’immoralité, l’emportent enfin, le peuple coupable est devenu victime et il doit subir la tyrannie d’un gouvernement révolutionnaire. Dans ce contexte, Lacretelle se montre beaucoup plus bienveillant par rapport aux girondins ; ils sont presque pardonnés, à partir du moment où ils commencent à subir « toutes les disgrâces et les outrages avant-coureurs de leur destruction ».
9Pour finir, on trouve une très courte allusion à Bonaparte dans le deuxième tome de l’histoire de la Convention, quand il s’agit d’évoquer le siège de Toulon :
« Le commandement de l’artillerie était confié à un jeune homme de vingt-trois ans, dont une éducation toute militaire, un ardent amour de gloire éclairaient le génie. C’est Bonaparte ; c’est le héros qui croit […]. Mais quelque promptitude que le temps mette à mûrir la gloire et la fortune de cet homme sous qui nos destinées agitées se reposent enfin, l’intervalle semble trop long entre le moment où il s’annonce et celui où il cherche la dernière victoire dans l’extinction de nos querelles intestines. »
10On peut donc voir, dans ces trois premiers tomes, comment l’écrivain, naturellement antijacobin (et ce depuis 1792), produit un discours qui coïncide avec la ligne officielle. L’auteur semble frissonner rétrospectivement quand il évoque l’irrésistible ascension des montagnards, accusés des plus grandes infamies et des plus grands crimes. Tout est fait pour rappeler le danger que constituerait leur retour au pouvoir. On peut même se demander dans quelle mesure les écrits de Lacretelle ne viennent pas justifier la politique de répression antijacobine voulue par Bonaparte après l’attentat de la rue Saint-Nicaise (24 décembre 1800)3.
L’histoire du Directoire : Bonaparte le sauveur
11Dans ses deux tomes consacrés au Directoire, publiés en 1806 – donc deux ans après la proclamation de l’Empire –, Lacretelle passe de l’allusion à la flatterie explicite, à partir du moment où il évoque les campagnes d’Italie, et annonce, dès le début, que la période qu’il va présenter « ne paraîtra plus dans notre histoire qu’un intervalle entre deux dynasties, […] déjà on la nomme interrègne4 ». L’écrivain a tendance à oublier qu’il est historien lorsqu’il évoque les campagnes de Bonaparte en Italie et en Égypte : tout est destiné à mettre en valeur les exploits du grand homme : il rapporte ses traits d’héroïsme, ses traits de génie, les paroles du héros. Et quand il s’agit de raconter les batailles livrées par Bonaparte, il se contente de citer Bonaparte lui-même ou les « très belles relations de ses généraux ».
12Lacretelle ne cesse d’annoncer, dans sa narration, le retour de Bonaparte. Alors que, dans les tomes précédents, l’écrivain ne peut se retenir d’indiquer par avance ce qui arrivera aux acteurs de la Révolution pendant la Terreur, comme pour insister sur l’aspect le plus terrible de la Révolution, il semble dans son histoire du Directoire être pressé d’arriver au 18 Brumaire. Son propos est constellé d’allusions plus ou moins grossières, qui s’inscrivent tout à fait dans ce que Napoléon veut donner comme image de lui-même : ainsi, au début du dernier livre du dernier tome du Précis, il prévient :
« Tandis que les désordres de la révolution recommencent, tandis qu’on la voit rompre les faibles digues qui avaient quelque temps modéré la violence de son cours, elle approche du terme où une main puissante va la contenir, relever les ruines les plus précieuses qu’elle paraissait avoir engloutis pour toujours, et montrer que le torrent le plus impétueux a pourtant laissé sur son passage des germes de félicité5. »
13Il emploie ensuite un ton emphatique pour évoquer le retour de Bonaparte en France6. Et pour montrer l’espoir que les Français placent en Bonaparte, il décrit d’abord la situation terrible dans laquelle se trouve la France (guerre civile, défaites extérieures, problèmes économiques) et conclut : « Tel était l’état de la France, lorsqu’on apprit que Bonaparte avait débarqué à Fréjus. Le cri de joie qui s’éleva dans toute la république, et surtout dans la capitale, annonça tout ce qu’on espérait de ce retour, regardé comme miraculeux. »
14Pour ce qui est de la description du 18 Brumaire, Lacretelle reprend la thèse officielle et va un peu plus loin. Il met vraiment Bonaparte en valeur. Il montre le contraste existant entre ceux qu’il appelle les démocrates – et dans sa bouche, ce n’est pas un compliment : les démocrates sont les épigones des jacobins de 93 – et Bonaparte : « Le guerrier s’obstine à ne point opposer l’appareil militaire au tumulte d’une assemblée représentative. […] Le général est sans armes ; plusieurs députés sont armés de stylets [sic] ; de poignards » (p. 388). Selon Lacretelle ce sont cependant les soldats qui, après les exfiltrations des frères Bonaparte, prennent l’initiative d’agir : « Les soldats frémissaient depuis longtemps autour de la salle. Animés par la véhémence militaire du général Lefebvre, […] ils demandent l’ordre de dissoudre cette assemblée anarchique » (p. 392).
15Lacretelle en termine rapidement ; en un paragraphe très synthétique, il annonce la victoire de Bonaparte, la réaction des Parisiens et la mise en place d’un ordre nouveau :
« La nouvelle de la déroute des fauteurs de l’anarchie vient tirer Paris des alarmes auxquelles des bruits successifs l’avaient livré : jamais plus de joie n’a éclaté dans cette capitale. Les deux conseils restent assemblés pendant la nuit. Tous les projets médités avant le 18 Brumaire reçoivent leur exécution. Un régime provisoire est établi ; mais tel qu’il annonce la force, et fait même présager l’unité à laquelle le gouvernement doit s’élever. Telle fut la dernière journée de la révolution française7. »
16Ainsi s’achève le Précis historique de la Révolution française. Lacretelle endosse sans trop de difficultés semble-t-il l’habit du propagandiste. Il est sans doute réellement impressionné par la trajectoire extraordinaire de ce jeune général, qui semble avoir remporté une victoire définitive sur les jacobins. Il est également assez sincère dans son soutien à Bonaparte qui a restauré l’ordre – à défaut de la monarchie légitime. Enfin, Lacretelle est aussi prudent : il ne peut pas se permettre de se rebeller contre un régime qui le nourrit d’autant plus qu’il est déjà catalogué comme royaliste. Ainsi, il fait plus que se borner à donner quelques gages de fidélité au régime.
L’histoire de la France au xviiie siècle : comprendre les origines de la Révolution
17Lacretelle, une fois le Précis terminé, ne prolonge pas son travail au-delà du 18 Brumaire8. Il préfère, à partir de 1806, s’intéresser aux origines de la Révolution française et publie, à partir de 1808, une Histoire de la France au xviiième siècle qui ne concernera que la période 1709-1789. Il ne fait que peu d’allusions au régime qu’il sert et à l’époque à laquelle il vit dans les 6 tomes de 400 pages chacun, qu’il publie entre 1808 et 1812. Mais ces allusions sont habilement placées, en début ou en fin de chapitre et, si elles sont assez rares, elles n’en sont pas moins significatives. Ainsi, à la fi n du livre 16, il évoque toutes les espérances nées de la victoire remportée par la France et les Américains sur l’Angleterre lors de la guerre d’Indépendance américaine ; il insiste sur le fait que l’Angleterre va bientôt payer le prix de sa politique agressive – pendant la Révolution –, quand elle sera vaincue par la France – de Napoléon. Et Lacretelle de conclure :
« Ce jour, que la pensée de tous les Français anticipe, a été présent à la mienne quand j’ai écrit l’histoire de la guerre d’Amérique. En vain dit-on que l’historien ne doit appartenir à aucun temps, à aucun lieu : l’historien peut-il oublier une patrie comme la France, un temps comme celui où nous vivons9 ? »
18Lacretelle utilise également la mise en perspective, comme il l’avait fait dans le Précis, pour dire que le xviiie siècle s’est achevé sur une décennie terrible, heureusement compensée par la période suivante. À cet égard, le dernier paragraphe de l’ouvrage montre bien les intentions de l’auteur :
« Le jour de l’ouverture des états-généraux approchait. La France, disaient quelques hommes, va tomber dans un abîme de maux ; la France, disait le plus grand nombre, va s’élever au faîte de la gloire. L’une et l’autre prédictions devaient s’accomplir successivement : avant d’arriver à un calme environné de gloire, les Français avaient un abîme à traverser10. »
19On voit donc que même si Lacretelle n’écrit pas directement sur la période napoléonienne, il s’arrange pour évoquer la destinée de la France depuis 1799, redevenue glorieuse, victorieuse, puissante à l’extérieur, calme à l’intérieur11. Il ne parle plus du sauveur de la France, comme dans son histoire du Directoire, il parle de la France sauvée, sortie des orages de la Révolution.
20Ainsi, les deux ouvrages de Lacretelle (Précis et Histoire du xviiième siècle) montrent que cet auteur semble s’inscrire effectivement dans le cadre de la politique symbolique impériale en concourant au renforcement de la geste de Napoléon Bonaparte. Il n’ira pas jusqu’à écrire, dans l’immédiat, une Histoire du Consulat et de l’Empire12, mais aurait écrit un poème – comme de nombreux écrivains du temps – en l’honneur de la naissance du Roi de Rome en 181113.
D’un régime à l’autre
21Charles Lacretelle est donc clairement un rallié à l’Empire et ce ralliement va se révéler assez rapidement rémunérateur. Censeur et rédacteur au journal Le Publiciste, Lacretelle est choyé par le régime qu’il semble servir, même si dans un premier temps Bonaparte se refuse à le nommer au Tribunat car il le juge « trop bourbonien ». C’est en tout cas ce que prétend Lacretelle dans l’autobiographie partielle qu’il fait paraître 30 ans après les événements14. En tout cas, son Précis historique est plutôt bien accueilli par les critiques comme par les lecteurs. Les critiques sont plutôt élogieux15, évoquent son impartialité ; les lecteurs en redemandent puisque le Précis est édité à plusieurs reprises pendant l’Empire. Bonaparte lui-même en est plutôt content, confiant dans une lettre qu’il écrit à Fiévée que l’histoire du Directoire de Lacretelle lui « a paru écrite en bon esprit ». Tout ceci explique la montée en puissance de Lacretelle dans les institutions du régime. En 1809, le grand-maître de la toute nouvelle Université impériale, Fontanes, un royaliste fructidorisé comme Lacretelle, qui veut engager l’Université dans la réaction contre les idées philosophiques, le nomme professeur d’histoire suppléant à la faculté des lettres de Paris. L’année suivante, il reçoit le titre de censeur impérial et une mention honorable aux Prix décennaux. En 1811, il réussit à entrer à l’Académie française. En 1813, il est distingué par l’Ordre de la Réunion et tout indique qu’il a des rapports avec des personnages importants : Fouché, certains membres de la famille impériale16. Bref, Lacretelle est devenu un notable grâce à l’Empire, comme bien d’autres royalistes.
22Malgré tout, il publie, dès la déchéance de l’Empereur en avril 1814, un article très violent contre le tyran Buonaparte17, qui paraît dans le Journal des Débats aux côtés du texte de Chateaubriand intitulé « De Buonaparte et des Bourbons18 ». Lacretelle est reconduit dans tous ses postes par le nouveau roi Louis XVIII. Est-ce un manque de flair ou une façon d’affirmer son amour de la monarchie restaurée ? Le 9 mars 1815, au moment où Napoléon revient, Lacretelle publie un article dans la Gazette de France, dont je vous cite un extrait :
« Tu dois frémir quand tu nous vois heureux, et plus encore quand tu nous vois libres, Buonaparte. La bonne foi siège sur le trône où si longtemps tu fis siéger l’imposture. Ta fin qui s’approche, Buonaparte, sera mêlée d’un grand tourment ; car elle ne te permettra plus de mépriser les hommes. »
Conclusion
23Lacretelle accepte, comme de nombreux autres royalistes et « amis de l’ordre et de la religion », de servir le nouveau régime et même d’apporter un certain soutien au nouvel homme fort du pays. Traumatisé par la Terreur, il veut simplement aider l’homme qui incarne le mieux la volonté et le pouvoir de terminer la Révolution et d’en finir avec ses agents les plus effroyables, les jacobins. Ce faisant, il répond à l’appel de Bonaparte qui cherche des appuis dans tous les courants politiques. Il s’inscrit donc assez fortement dans la politique symbolique du Premier Empire, mais sans aller jusqu’à un travail complet de légitimation de la nouvelle dynastie. Il s’en détache d’ailleurs très rapidement, dès le lendemain de l’abdication de Napoléon Ier, pour s’impliquer beaucoup plus fortement (et sans doute plus sincèrement) dans la défense de la monarchie restaurée, toujours pour lutter contre le péril révolutionnaire. Ce ralliement lui vaudra l’honneur d’être intégré, comme beaucoup, dans le célèbre Dictionnaire des Girouettes (1815)19.
Notes de bas de page
1 Charles Lacretelle, Précis historique de la Révolution française, Assemblée législative, p. 174.
2 Charles Lacretelle, Précis historique de la Révolution française, Convention nationale, t. 1, p. 34 : « La société des jacobins perfectionna encore, sous de tels maîtres, ce talent monstrueux, qu’on a nommé tactique révolutionnaire. C’est une profonde étude de tous les vices, de toutes les extravagances, qui sont le partage des hommes assemblés. Elle fut connue sous l’assemblée constituante ; ceux qui la conçurent les premiers s’épouvantèrent de leur ouvrage ; les girondins s’en servirent pour attaquer le trône, et ils ajoutèrent alors à cette science funeste, les subtilités et les ambiguïtés qui caractérisaient quelques-uns d’entre eux ; mais il n’appartenait qu’à des scélérats consommés, d’en développer toute la profondeur. »
3 Isser Woloch, Napoleon and his collaborators. The making of a dictatorship, Norton/Londres/New York, 2002, p. 67.
4 Charles Lacretelle, Précis historique de la Révolution française, Directoire exécutif, p. 145.
5 Ibid., p. 260 sq.
6 Ibid., p. 322 : « Mais un tel triomphe, et tous ceux que promet encore l’Orient, que font-ils au salut de la France, dont Suwarov et l’archiduc Charles menacent les frontières ? C’est assez d’avoir combattu des beys et des pachas, c’est contre les Russes et les Autrichiens qu’il faut marcher. Il faut rendre aux Français leur gloire et des lois. Bonaparte demande à sa fortune la faveur la plus signalée dont elle ait encore couronné ses entreprises. Ses dispositions sont prises ; c’est le général Kléber qui va lui succéder dans le commandement de l’armée d’Orient. Il s’embarque… Une frégate française qui s’avance sur la Méditerranée, couverte de milliers de navires anglais, porte les destinées de la terre. »
7 Ibid., p. 392.
8 Certains historiens de l’époque – ceux qui sont considérés comme des petits écrivains, et mis à l’écart des institutions parisiennes : Antoine Fantin des Odoards, Maximilien Schoell par exemple – n’hésitent pas à rallonger leur histoire de la Révolution française jusqu’à la date de la publication : 1806, 1809, 1810… ce qui peut être assez dangereux lorsqu’il s’agit de faire passer leurs ouvrages devant la censure. Monglond nous indique d’ailleurs que le livre de Schoell fut interdit de publication par un censeur appelé… Lacretelle.
9 « Ainsi un double point de vue vient s’offrir à celui qui écrit aujourd’hui l’histoire du règne de Louis XVI. Juge-t-il des événements, des vœux, des projets, des opinions d’après leurs conséquences ? Il voit comme un premier résultat le comble du désordre, et comme un second résultat un ordre nouveau ; le plus anarchique des interrègnes, et le plus puissant des empires ; un peuple qui se dégrade dans ses fureurs, et qui s’élève dans un calme plein de force. »
10 Charles Lacretelle, Histoire, op. cit., t. 6, livre 18, p. 300.
11 On peut d’ailleurs se demander pourquoi il n’évoque plus directement Bonaparte dans cette Histoire de la France au xviiième siècle : est-ce lié au contexte (1812, l’année des revers) ou bien est-ce parce que l’auteur ne veut pas trop en faire ?
12 Charles Lacretelle ne publie une Histoire du Consulat et de l’Empire qu’en 1845, histoire qu’il avait commencée à rédiger à la fin de la décennie 1820. La révolution de Juillet lui fait modifier ses projets ; il abandonne alors la rédaction de cette Histoire pour se lancer dans l’écriture d’une Histoire de la Restauration, qui sera publiée en 1831. On retrouve d’ailleurs dans cette dernière une partie de cette Histoire de l’Empire, ébauchée sans doute en 1827-1828.
13 Par ailleurs (mais ces deux informations restent à confirmer), il aurait publié un manuel d’histoire destiné aux écoliers, intitulé Leçons élémentaires de l’Histoire de France, depuis Pharamond jusqu’à l’année 1807 et aurait été proposé par Fouché à Napoléon pour continuer la rédaction des Éléments de l’Histoire de France, initiée par l’abbé Millot.
14 Charles Lacretelle, Dix années d’épreuves pendant la Révolution, 1842, p. 393.
15 Les livres de Lacretelle sont plutôt bien accueillis, mais les critiques sont-ils tout à fait objectifs ? Ils parlent quand même d’ouvrages écrits par un censeur impérial… et certains d’entre eux ne se gênent pas pour dire ce qu’ils pensent des ouvrages portant sur la Révolution, sans citer leurs auteurs : ainsi, lorsqu’il s’agit de présenter la Nouvelle bibliothèque d’un homme de goût, entièrement refondue, corrigée et augmentée, par A. Barbier, bibliothécaire de l’Empereur : « Les auteurs placent en tête de leur quatrième volume les historiens de la révolution française, si toutefois on peut appeler historiens des compilateurs de journaux et d’anecdotes répandues au milieu de toutes les fureurs de l’esprit de parti » (Journal de Paris, 17 février 1811).
16 AN, F18 11A LV : Correspondance de Portalis avec M. de Montalivet au sujet d’une polémique entre le Censeur Lacretelle et son secrétaire Saint-Légier. Portalis évoque le vol d’ » une tabatière enrichie de diamants qu’il [Lacretelle] avait reçue du roi de Westphalie [Louis Bonaparte], plus quatre ou cinq cents francs ».
17 Cet article est paru dans le Journal des Débats, du 4 avril 1814. En voici un extrait : « Le Ciel a permis les trop longs succès de Buonaparte pour en inspirer à jamais l’horreur. […] Le même contrat qui va nous rendre le repos, va nous ramener à cette liberté dont nous avions si impudemment dépassé les limites et dont la tyrannie la plus fourbe n’avoit plus laissé aucun vestige dans nos institutions. Point de garanties avec celui qui se jouait de tous les traités et de toutes les promesses. L’esprit de concorde a dicté les garanties qui vont confondre dans un même sentiment les partis éteints et nous pourrons : Voir encor refleurir la liberté publique / Sous l’ombrage sacré du pouvoir monarchique. »
18 Madame de Chateaubriand note dans ses Mémoires une réaction de l’Empereur à propos de la déclaration de Chateaubriand intitulée « De Buonaparte et des Bourbons », où il évoque aussi Lacretelle : « Au surplus, je n’ai rien à dire à Chateaubriand : il fait son métier, il m’a résisté pendant ma puissance, il a le droit de me frapper quand je suis vaincu, mais ce sont ces plats courtisans, ces Lacretelle et ces […] qui aujourd’hui s’avisent de parler » (avril 1814).
19 Les auteurs du Dictionnaire des Girouettes écrivent à propos de Lacretelle : « On sait assez dans quel esprit M. Lacretelle écrivit son précis de la révolution, soi-disant impartial. L’empereur y est loué, et M. Lacretelle, en mille circonstances différentes, ne balança jamais à montrer son zèle pour lui. » Et plus loin : « Dans son discours de réception à l’Institut, s’extasiant sur les travaux bienfaisans, les lois, les institutions, les ouvrages de Napoléon le Grand, il avait ajouté : “Les gens de lettres reçoivent autant d’inspiration que de bienfaits sous le règne d’un monarque qui a créé plus de monuments qu’Auguste dans le temps où il remportait plus de victoires que Jules César.” » On reprochera ce comportement à Lacretelle pendant encore bien des années : des notices biographies rédigées dans la décennie 1820 déplorent l’opportunisme de l’écrivain et, lorsqu’il publie, en 1845, son Histoire du Consulat et de l’Empire, il précise qu’on lui reproche encore d’avoir agi de cette manière, 30 ans après.
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