Tournier lecteur de Giono
p. 275-288
Texte intégral
1Si Tournier se réfère souvent à Zola, Huysmans, Flaubert ou Bachelard, il parle peu de Giono. Son nom est pourtant cité dans Le Vent Paraclet1 :
Quant aux écrivains ou philosophes, je n’en vois que deux que j’aurais pu souhaiter rencontrer, Jean Giono et Jean-Paul Sartre (…). J’ai commencé à lire Giono à douze ans. Pendant des années, ce fut mon dieu. (VP, 151)
2Il évoque le souvenir de Laurent de Gouvion Saint-Cyr qui fut son professeur de français en quatrième, au collège Saint Eremberg de Saint Germain en Laye :
Il avait vingt - trois ans, nous en avions treize (…). Nous passâmes au galop sur les chansons de geste et sur Corneille pour nous attarder longuement sur Cocteau, Giono et Giraudoux (VP, 42.43).
3Comme je l’interrogeais sur ce sujet, Tournier m’a dit : « Je suis très peu lecteur de Giono », mais il a nuancé aussitôt son propos : « Mon premier livre fut Le Chant du monde, une histoire de jumeaux. »2
4Quand on sait l’importance des lectures d’enfance sur Michel Tournier, ces paroles d’emblée légitiment notre étude.
5Michel Tournier ajoute :
Après, il y eut un bond formidable. En 67, Giono s’est battu pour que Vendredi ait le prix Goncourt. Or le livre a eu le prix de l'Académie française. Il m’a écrit pour me dire ses regrets. Jean Pierre Rudin, libraire à Nice, un de ses amis, m’a prévenu en octobre 1970 que Giono me soutiendrait pour Le Roi des Aulnes. Puis j'ai su par la radio que Giono était mort.
Giono m’a appris que la frontière entre prose et poésie n’existait pas. Il m’a appris la prose lyrique.3
6Giono faisait partie de l’Académie Goncourt à laquelle appartient aujourd’hui Michel Tournier. Il est intéressant d’observer que les deux premiers livres de Michel Tournier ne l’ont pas laissé indifférent.
7Nous comparerons deux brefs passages de Giono et de Tournier pour montrer la proximité de leur inspiration, notamment l’importance de la musique et de la célébration dans les deux oeuvres. (On peut observer que Tournier, comme Giono, a choisi pour titre d’un de ses livres le titre d’un choral de Bach : Que ma joie demeure)4.
8Cette présence de la musique nous permettra d’explorer le registre dionysiaque des deux oeuvres. Un sentiment « panique » de la vie universelle s’y exprime en effet, impliquant un rapport mystique avec la nature.
9Enfin nous étudierons les rapports entre Le Chant du monde5 et Les Météores, deux romans qui associent le mythe des jumeaux et le lyrisme cosmique. L’expression : « le chant du monde » est d’ailleurs employée dans les dernières pages des Météores pour décrire la découverte émerveillée du jumeau déparié qui entend « la voix des choses »6. Dans Vues de dos de Tournier, « Le Chant du monde » est encore le titre d’un texte évoquant « la sourde palpitation du monde ».7
10Les deux passages que nous allons rapprocher évoquent des « arbres chantants » : le pin - lyre dans Le Serpent d’étoiles8 de Giono, et le cyprès où est placé la harpe éolienne dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Tournier.
11Voici le texte de Giono :
Au vif de la lune, dans ce rond d’herbe courte que le bois embrassait, un beau pin - lyre dressait ses deux troncs.
Comme on s’approchait, l’arbre se mit à chanter d’une voix qui était à la fois humaine et végétale. Je vis qu’on avait asservi les deux cornes de l’arbre par la traversière d’un joug creux ; on avait tendu neuf cordes du joug au pied de l’arbre : ainsi il était devenu une lyre vivante, à la fois de l’ample vie du vent, de la sourde vie des troncs gonflés de résine et de la vie toute saignante de l'homme.
Le berger toucha les cordes pour en doser la force. On entendait tomber ces sons en bas dessous, en plein maquis, et les feuillages grondaient comme sous les larges gouttes d’un orage. Enfin, le berger s’adossa au grand tronc recourbé, il étala ses mains au plein des cordes et il attendit le vent.
On l’entendait : au-delà des vallées, les larges plateaux sifflaient déjà sous lui comme du fer qu’on trempe ; il arriva.
Il arriva, et, tout aussitôt, du haut du palier de la colline s’élança le chant aux trois vies. L’arbre tout entier vibrait jusque dans ses racines et du large emplein de ses doigts l’homme serrait les rênes au beau cheval volant : tout le ciel ruisselait au travers de la lyre. Alors une grêle d'oiseaux tomba de la nuit et, comme des pierres en marche, les moutons se mirent à monter à travers le bois.
Ils sortaient doucement de la barrière des arbres. Ils venaient, pas à pas, un par un, sans bruit (…).
Parfois seulement, au fond de l’herbe, les bêtes soupiraient toutes ensemble. Les collines faisaient silence. L'homme donnait une voix à la joie et à la tristesse du monde.
12Voici maintenant le texte de Tournier :
Une tourmente s’était levée, apportant dans son souffle un orage de chaleur qui chargeait l’air d’électricité sans promettre la pluie. Lancée comme un disque, la pleine lune traversait des lambeaux de nuages blêmes. Vendredi entraîna Robinson vers la silhouette squelettique du cyprès mort. Bien avant d’arriver en vue de l’arbre, Robinson crut entendre un concert céleste où se mêlaient des flûtes et des violons. Ce n’était pas une mélodie dont les notes successives entraînent le cœur dans leur ronde et lui impriment l’élan qui est en elle. C’était une note unique - mais riche d’harmoniques infinis - qui refermait sur l’âme une emprise définitive, un accord formé de composantes innombrables dont la puissance soutenue avait quelque chose de fatal et d’implacable qui fascinait. Le vent redoublait de violence quand les deux compagnons parvinrent à proximité de l’arbre chantant. Ancré court à sa plus haute branche, le cerf-volant vibrait comme une peau de tambour, tantôt fixé dans une trépidante immobilité, tantôt lancé dans de furieuses embardées. Andoar - volant hantait Andoar - chantant, et il paraissait à la fois veiller sur lui et le menacer (…). Et il y avait surtout ce brame puissant et mélodieux, musique véritablement élémentaire, inhumaine, qui était à la fois la voix ténébreuse de la terre, l’harmonie des sphères célestes et la plainte rauque du grand bouc sacrifié. Serrés l’un contre l’autre à l’abri d’une roche en surplomb, Robinson et Vendredi perdirent bientôt conscience d’eux-mêmes dans la grandeur du mystère où communiaient les éléments bruts. La terre, l'arbre et le vent célébraient à l’unisson l’apothéose nocturne d’Andoar.9 (Les termes en italique sont soulignés par nous).
13La nuit éclairée par la lune confère aux deux passages leur caractère initiatique. L’arbre chantant est un pin dans le texte de Giono, un cyprès dans celui de Tournier. Chez Giono, c’est l’arbre lui-même - dont les deux troncs, comparés à des cornes, sont réunis par un joug - qui est transformé en lyre. Le vent joue sur les cordes, tendues verticalement, du joug au pied de l’arbre.
14Chez Tournier, c’est le crâne du bouc Andoar, aux fortes cornes noires - annelées en forme de lyre et entre lesquelles sont tendues des cordes - qui, fixé sur le cyprès, devient une harpe éolienne sensible à tous les souffles de la tempête.
15La différence principale est qu’il ne s’agit pas, dans le texte de Tournier, d’une lyre, mais d’un instrument élémentaire, une harpe éolienne, dont le vent est le seul exécutant. Dans le texte de Giono, au contraire, le berger adossé au tronc recourbé intervient : « il étale ses mains au plein des cordes ». Il « touche les cordes pour en doser la force. »
16L’orage est associé aux deux chants ; c’est le souffle de l’orage qui, par sa violence, fait naître la note unique et fascinante de la harpe éolienne. Dans le texte de Giono, par la magie de la lyre, « les feuillages grondaient comme sous les larges gouttes d’un orage. » Le texte est plus dramatique dans le texte de Tournier puisqu’il célèbre la métamorphose éolienne du grand bouc Andoar qui vole et chante par delà la mort. Mais la tristesse n’est pas absente du texte de Giono où « l’homme donne une voix à la joie et à la tristesse du monde », où la lyre chante « la vie toute saignante de l’homme ».
17Ce qui rapproche surtout les deux textes, c’est cette musique cosmique qui célèbre les noces du ciel et de la terre : « Tout le ciel ruisselait au travers de la lyre » écrit Giono. Le ciel descend sur la terre, par la grâce de la musique comparée à l’eau fécondante, et par la grâce de l’arbre qui les unit en vibrant « jusque dans ses racines » et en s’épanouissant dans les hauteurs par « son tronc gonflé de résine ».
18Giono compare l’arbre à « un cheval volant », image dynamique d’une victoire sur la pesanteur qui n’est pas sans rejoindre l’image du bouc Andoar, ce fauve tellurique attaché à la terre et devenu éolien par la magie de la harpe éolienne et du cerf-volant.
19Comme la lyre « aux trois voix » qui unit « la vie du vent », celle de l’arbre, et celle de l’homme, la harpe éolienne associe « la terre, l’arbre et le vent ». Elle célèbre l’harmonie de l’homme et du monde. C’est une musique dionysiaque qui a un effet envoûtant. Le texte de Tournier parle de « communion », de perte de conscience, celui de Giono de silence et de recueillement. « Cette musique élémentaire, écrit Tournier, est la voix ténébreuse de la terre, l’harmonie des sphères célestes et la plainte rauque du grand bouc sacrifié ». N’oublions pas que Pan, le dieu des pâturages et des forêts qui passait pour produire les bruits troublants de la nature était représenté sous la forme d’un bouc. Pan était aussi le coryphée des rondes célestes : la flûte de Pan, inventée par Hermès, représentait, comme la lyre, le concert des planètes. Allusion est d’ailleurs faite dans le texte, à l’harmonie des sphères.10 Un sentiment religieux se dégage des deux passages. Giono écrit :
C’est (…) jouer de l’arbre et du vent. Mais le mélange de ce doigté humain et de ce souffle, maître du temps et galopeur d’espace, fait une voix de dieu qui va jusqu’au fond harmonieux de l’horreur. (S.E., 74)
20De même, dans le texte de Tournier, le brame du grand bouc sacrifié qui évoque le dieu Pan est le chant de douleur et de joie du cosmos divinisé.
21Dans Le Serpent d’étoiles interviennent à plusieurs reprises les harpes éoliennes toujours associées à des sensations cosmiques. Elles « font le bruit de la terre qui roule sur les routes du ciel » (S.E, 79).
22Le rapprochement de ces deux pages, même s’il n’implique pas une influence directe témoigne d’une même sensibilité à la musique, au souffle qui est l’âme de la nature. Un même lyrisme au sens propre anime ces deux pages. C’est, dans les deux cas, le langage poétique de la célébration.
23Tournier et l’auteur du Serpent d’étoiles, de Que ma joie demeure, du Chant du Monde, manifestent d’une même sensibilité dionysiaque. « Avant de trouver la vraie joie, il me faut accomplir ma destinée d’homme et participer à l’expérience dionysiaque » écrit Giono dans la préface aux Vraies Richesses11. Il évoque « la loi de Dionysos qui fait lutter les hommes avec ivresse contre le travail ».12 Or Vendredi ou les Limbes du Pacifique est un roman dionysiaque où Robinson, coupé de la nature par une société puritaine et abîmé dans un travail aliénant, retrouve la joie, une « joie panique »13 dans une fusion avec la terre puis l’air et le feu solaire. Cette critique que Bobi, celui qui apporte la joie, fait au paysan, dans Que ma joie demeure pourrait être appliquée à Robinson : « Resteras-tu tout le temps fermé sur toi-même avec tes pauvres outils tortureurs et mordeurs, tes limes, tes scies, tes rabots et tes bêches, tes mâchoires de fer, tes dents de fer ? »14
24Robinson redécouvre ce « mélange de l’homme et de monde »15 célébré par Giono. Il découvre que « nous sommes des éléments cosmiques »16. C’est retrouver une dimension sacrée de l’univers et prendre conscience d’une sorte de divinité cosmique que Giono désigne du nom de Pan. « Pan me couvrait désormais de frissons heureux comme le vent sur la mer »17. Cette initiation dionysiaque qui est une conquête de la joie est aussi celle de Robinson qui pourrait faire sienne cette phrase de Giono :
Mêlé au magma panique, (…) j’ai participé à toutes les vies. Je me suis véritablement senti sans frontières. Je suis mélangé d’arbres, de bêtes et d’éléments ; et les arbres, les bêtes et les éléments qui m’entourent sont faits de moi-même autant que d’eux-mêmes. J’ai trouvé pour moi une joie corporelle et spirituelle immense. Tout me porte, tout me soutient, tout m’entraîne ; (…). Les odeurs me sont d’une exquise solidité. Les orages, le vent, la pluie, les ciels parcourus de nuages éblouissants, je n’en jouis plus comme un homme mais je suis l’orage, le vent, la pluie, le ciel et je jouis du monde avec leur sensualité monstrueuse. »18
25Cette porosité de l’homme à l’univers qui l’amène à s’identifier à l’orage est aussi celle de Paul, à la fin des Météores de Michel Tournier, Paul qui poursuit et prolonge la quête de Robinson.
La grande colère de l’orage a grondé dans ma poitrine (…). Ma colère embrasait le ciel (…). Mon corps gauche ébranlait le ciel et la terre. (M., 621-622)
26L’idéal fusionnel explique dans les deux oeuvres l’image obsédante de l’homme - arbre. Robinson rêve de se métamorphoser en arbre (V.L.P., 203-204), comme Paul dans Les Météores19 ou Pierre dans « la fugue du Petit Poucet ». (C.B., 61) Dans Que ma joie demeure, Giono compare l’homme à l’arbre :
L'homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité, il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante.20
27Le rêve de transgresser la loi de séparation des espèces est un autre moyen de dire ce désir fusionnel chez Giono comme chez Tournier. Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Robinson s’unit à Speranza et l’île lui donne des filles, les mandragores (V.L.P., 166). Dans Vendredi ou la Vie sauvage,21 Vendredi amoureux de la petite chèvre Anda la dispute au bouc. Dans Que ma joie demeure, la biche reconnaît dans le chasseur par lequel elle se laisse prendre « une chose vivante et mâle »22 et la jeune Zulma vient se coucher auprès du cerf.23
28Le cosmos lui-même est érotisé. Baigné des rayons de soleil, Robinson connaît une jubilation douce et se considère comme l’épouse du ciel (V.L.P., 230). On pourrait rapprocher ces amours ouraniennes de cette phrase de Jean le Bleu : « Cette sensualité (…) fait de moi une goutte d’eau traversée de soleil »24, ou de cette autre : « Il y a dans la sensualité une sorte d’allégresse cosmique »25. Cette redécouverte d'« anciennes joies dans tous les détours de leurs corps »26 s’accompagne d’une célébration du corps, de la réhabilitation des sensations, particulièrement les sensations olfactives, très importantes dans l’univers de Giono et revendiquées par Michel Tournier qui accuse notre époque de les proscrire27.
29Un autre fantasme propre à Giono et à Tournier qui montre leur désir de participation cosmique est celui de la communication entre l’homme et les bêtes, entre l’homme et le monde. Bobi dans Que ma joie demeure parle au cerf28 comme Tiffauges, dans Le Roi des Aulnes29 à l’élan. La scène où l’élan frappe à la porte dans le roman de Tournier n’est pas sans rappeler celle où le cerf frappe à la porte dans le roman de Giono. D’ailleurs, Bobi « se sentait presque cerf, presque bête »30 comme Tiffauges qui s’assimile d’abord au chevreuil (R.A., 74) puis à l’élan (R.A., 277). Bobi comme Tiffauges sait déchiffrer « les signes » du ciel et de la terre. L’animal contribue dans les deux oeuvres à l’initiation cosmique de l’homme.
30Ce langage du monde que l’homme a oublié est surtout perceptible dans le bruit du vent. « La voix du vent » revient constamment chez Giono : « Le vent parlait (…). Il charriait les mots comme les pierres dans les torrents (…) ».31 « Le vent parla un long mot incompréhensible pour Jourdan (…). Un jeune bouleau (…) passa le mot à des buissons de myrtilles (…). Tout comprenait autour d’eux, depuis la plus petite plante jusqu’au gros chêne, et les bêtes, et les astres même sans doute, et la terre, là, sous ses pieds (…) avec (…) ses veinules d’eau. Tout comprenait et était sensible. »32 L’homme seul est exclu de cette harmonie. Paul, l’initié, à la fin des Météores retrouve ce langage perdu des origines : « Tout est signe, dialogue, conciliabule. Le ciel, la terre, la mer se parlent entre eux et poursuivent leur monologue. » (M., 623).
31Cette voix du vent, âme dionysiaque de l’univers, la harpe éolienne et le pin - lyre la magnifient. N’oublions pas l’étymologie : spiritus : souffle qui associe le vent et l’esprit. Tournier écrit dans Le Miroir des Idées : « L’art dionysiaque par excellence est la musique »33. La flûte34, le tambour35, le clairon36, la corne37 sont tour à tour dans Que ma joie demeure les instruments qui déclenchent l’ivresse, de même que le grondement des harpes éoliennes accompagne le drame de la création de la terre, joué par les bergers, la nuit de la Saint Jean, dans Le Serpent d’étoiles. Le thème musical des cors de chasse est aussi un leitmotiv dans Le Roi des Aulnes38. La musique chez Giono et Tournier marque la nostalgie d’un langage, immédiat, apte à dire le monde sans l’enfermer dans un langage conceptuel. C’est « la grande langue »39 qu’évoque Bobi dans Que ma joie demeure.
32Dionysiaque, l’inspiration de Giono comme celle de Tournier l’est donc par cet idéal fusionnel opposé à l’individualisme séparateur, par cette aspiration à la joie, liée à la musique et à la danse, thèmes récurrents dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, et Que ma joie demeure, ce qui n’est pas sans rappeler l’injonction de Nietzche dans Le Gai savoir40 La danse manifeste en effet l’intégration heureuse au cosmos. C’est la danse de Bobi : « un géant qui dansait sur place »41, celle du cerf :
Il dansa le vieil homme, il dansa le jeune homme aux yeux paisibles. Il dansa le cheval malheureux et le cerf malheureux. Il dansa la lande. Il dansa son désir de printemps. Il dansa la brume et le ciel (…). Il dansa ce qu’il aurait dansé s’il avait été joyeux. Et il redevint joyeux.42
33La grâce de Vendredi dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique est celle du danseur (V.L.P., 217). Il « esquisse un pas de danse qui fait chanter l’équilibre des pleins et des déliés de son corps » (V.L.P., 222). Dans Prélude de Pan43, c’est la musique de Pan qui entraîne dans une danse dionysiaque hommes et bêtes du village mais la fête ici tourne au cauchemar.
34Dionysiaque est enfin, dans les oeuvres de Giono et de Tournier, la célébration de la nuit qui délivre du monde et des hommes. Que ma joie demeure commence par un admirable nocturne : « On voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jour mais engraissé d’ombre et d’une couleur bien plus fine (…). L’apparence des choses n’avait plus de cruauté. »44 Cet éloge de la nuit qui signifie richesse et révélation se retrouve dans Pierrot ou les secrets de la nuit de Michel Tournier45.
35Si l’on compare Le Chant du Monde et Les Météores, on constate que ces deux romans au lyrisme cosmique associent le mythe des jumeaux à l’évocation du monde non humain, celui des saisons (automne, hiver, printemps) ou de la « très concrète poésie de la pluie, de la neige et du soleil ». (V.P., 260) Les Météores désignent en effet l’atmosphère avec ses phénomènes « grêle, brouillard, neige » et la première page du roman s’ouvre sur une violente rafale de vent. Le vent en est même le héros principal puisque le premier titre prévu était Le Vent Paraclet. Le souffle est toujours associé à l’esprit mais l’inspiration de Tournier se veut ici plus chrétienne.46
36Giono écrivait : « Il ne faut plus isoler le personnage homme mais le montrer tel qu’il est, c’est-à-dire traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences du chant du monde ».47. Tournier insiste également sur cette influence du milieu qui modifie l’homme : « Eponge, pierre ponce, les milieux étrangers m’envahissent et me modifient massivement » (V.P., 277). Le thème des météores est lié à celui des jumeaux car, selon la tradition ethnographique, ils entretiendraient des relations privilégiées avec la pluie et le beau temps. Ils sont considérés comme les enfants du ciel, les fils du soleil. Zeus est le père des Dioscures.
37Les pouvoirs surnaturels attribués aux jumeaux caractérisent le besson roux appelé par métonymie « le cheveu rouge » dans Le Chant du Monde. « Dans une famille, (…) les bessons sont la marque des dieux ! » (C.M., 133) dit le sage Toussaint. « Quand, dans un couple de bessons un meurt d’accident, la force qu’ils avaient à deux, le mal qu’ils avaient à deux, ce qu’ils étaient à deux dans le monde, tout se reporte sur le vivant, il devient tout à lui tout seul ». (C.M., 133)
38Le cheveu rouge qui survit à son besson disparu est appelé « fils de dieu » (C.M., 133). Il jouit d’une puissance physique et d’une invincibilité au combat qui sont des attributs héroïques. A cent contre un, il est victorieux. Au pouvoir des jumeaux, il ajoute celui des roux48 Blanc comme le lait, mais la tête enflammée de cheveux et de sourcils rouges (C.M., 168), il est sous le signe du feu. Gina se souvient de leur première rencontre où il marque les arbres avec un fer blanchi au feu : « j’étais marquée de cet homme aux cheveux rouges comme par une marque d’arbre. » (C.M., 135)
39On pourrait dire du jumeau Paul dans Les Météores qu’il est aussi « un grand besson qui porte la part de deux » (C.M., 133), puisqu’il s’incorpore la substance de son frère fuyard. Son affinité avec le ciel immuable des astres le fait participer à leur immortalité alors que son frère, associé au ciel instable des météores, est voué à disparaître.
40Dans les deux romans, c’est la quête du jumeau disparu qui sert de fil conducteur à l’intrigue. Mais la recherche est menée par le père dans Le Chant du monde, l’un des jumeaux étant mort, absorbé par la terre, dès le début du roman. C’est le frère, dans Les Météores, qui se lance à la poursuite du disparu. Par sa rousseur et son caractère solaire, Robinson, dans Vendredi, rappellerait « Le cheveu rouge ».
41Car c’est l’affinité avec les éléments plus que la psychologie qui définit les personnages de Tournier comme ceux de Giono : caractère tellurique puis solaire de Robinson, éolien de Vendredi et de Jean ; Antonio, dans Le Chant du monde, est au contraire l’homme du fleuve comme Clara est associée à la terre.
42Giono regrettait que les livres actuels donnent une trop grande importance aux humains :
« Un fleuve est un personnage avec ses rages et ses amours, sa force (…), sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages (…). Tout ça n’est pas un simple spectacle pour mes yeux. C’est une société d’êtres vivants. »49
43Comme l’arbre, l’île et le soleil deviennent tour à tour les partenaires de Robinson, les météores remplacent le jumeau disparu de Paul. Ils jouent un rôle de personnage à part entière. Paul se découvre en effet avec eux de multiples correspondances :
Un nuage se forme dans le ciel, comme une image dans mon cerveau, le vent souffle comme je respire, un arc en ciel enjambe deux horizons le temps qu’il faut à mon coeur pour se réconcilier avec la vie, l’été s’écoule comme passent les grandes vacances. (M., 622-623)
44Giono et Tournier ont le sentiment euphorique d’être accordés au monde. Pour retrouver le bonheur, il faut redécouvrir cette fraternité oubliée et ce langage des éléments. Parce qu’il a subi l’initiation, Paul entend « l’herbe brouter l’humus pourrissant des bas-fonds et le trot menu des étoiles parcourant d’est en ouest la voûte céleste » (M., 623). De même le joueur de pin - lyre du Serpent d'étoiles est « l’initié qui écoute la parole des nuages et lit la grande écriture des étoiles ». (S.E., 34)
45C’est finalement cette sagesse de l’homme-jardin, accordé au monde, que propose à ses lecteurs Michel Tournier. « L’homme-jardin par vocation creuse la terre et interroge le ciel (…). Il faut connaître l’intime de l’humus et savoir la course des nuages » (V.P., 301). La fin du Vent Paraclet marque ce bonheur de l’instant où la différence de l’homme s’efface devant le sentiment d’une appartenance au monde.
46Le sens cosmique est commun à Michel Tournier et à Jean Giono, ce qui explique que l’on retrouve sous leur plume des images étrangement proches comme celle de la harpe éolienne et du pin - lyre. L’influence de Nietzche explique peut-être la même recherche de la joie, associée à la musique et à la danse, le même thème dionysiaque du vent, véritable âme du monde, la même recherche d’une harmonie dans la fusion avec les éléments rendus à leur dimension sacrée.
47Le lyrisme caractérise la prose poétique de Tournier vouée comme celle de Giono à la célébration du monde ; les rapproche également l’inspiration mythologique voire épique sensible dans Le Chant du Monde et Les Météores. Enfin La Naissance de l’Odyssée de Giono50 donne l’exemple de la réécriture d’un récit classique, pratique familière à Michel Tournier.
Notes de bas de page
1 Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Gallimard, folio, 1977. Cet ouvrage sera abrégé selon le sigle VP.
2 Déclaration de Michel Tournier à Arlette Bouloumié, le 17 mai 1996.
3 idem.
4 Giono, Que ma joie demeure, Grasset, 1935. Tournier, "Que ma joie demeure" in Le Coq de Bruyère, Gallimard, folio, 1978, cet ouvrage sera abrégé selon le sigle CB.
5 Giono, Le Chant du monde, Gallimard, folio, 1934. Sera abrégé C.M. dans ce chapitre
6 Michel Tournier, Les Météores,_Gallimard, folio, 1975, p. 623. Cet ouvrage sera abrégé selon le sigle M.
7 Michel Tournier, Vues de Dos, Gallimard, 1981.
8 Giono : Le Serpent d'étoiles, Grasset, livre de poche, 1933, p. 28-29. Sera abrégé S.E. Les termes en italiques sont soulignés par nous.
9 Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Gallimard, folio, 1972, p. 208-209. Cet ouvrage sera abrégé selon le sigle VLP
10 Dans De la République (livre 6 - XVIII) Cicéron évoque l'invention de la lyre qui voulait reproduire l'harmonie des sphères.
11 Giono, Romans et essais. Librairie Générale Française, Classiques modernes, livre de poche, 1992, p. 1000.
12 idem.
13 ibid., p. 997.
14 ibid., p. 829.
15 ibid., p. 994
16 ibid., p. 995.
17 ibid., p. 996.
18 Giono, préface aux Vraies Richesses, in Romans et essais, op. cit., p. 996.
19 Les Météores, p. 615 : "Mon infirmité me transforme en arbre. Je possède désormais branches dans le ciel et racines dans la terre."
20 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 700. Voir aussi p. 880 : "Les feuillages du sang entouraient les poumons avec de grandes feuilles veloutées, brûlantes."
21 Michel Tournier, Vendredi ou la Vie sauvage, Gallimard, folio, 1977, p. 119-120.
22 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 815.
23 ibid., p. 736.
24 Giono, Jean le Bleu, in Romans et essais, op. cit. p. 562.
25 ibid., p. 563.
26 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 880.
27 Tournier, "Tournier le sensuel", in Le Monde, 13 août 1984.
28 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 739-740.
29 Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Gallimard, folio, 1970, p. 275-276. Cet ouvrage sera abrégé selon le signe RA.
30 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 740.
31 ibid., p. 716.
32 ibid., p. 719.
33 Michel Tournier, Le Miroir des Idées, Mercure de France, 1994, p. 135. Cet ouvrage sera abrégé selon le signe MI.
34 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 661.
35 ibid., p. 777
36 ibid., p. 737-738
37 ibid., p. 808 et suivantes
38 Cf. Arlette Bouloumié, Michel Tournier, le roman mythologique, éd. Corti, p. 78-79.
39 Giono, Que ma joie demeure, in Romans et essais, op. cit., p. 738
40 cf. : Michel Tournier, Petites Proses, Gallimard, folio p. 211 : "Il promulguera le nouvel évangile de la Grande Santé (…). Le voyageur dépêchait inlassablement vers les hommes les préceptes du gai savoir, écoutez-moi ! J'ai fait une découverte merveilleuse, gaie de surcroît. Il n'y a de vérité que légère et chantante. La pesanteur est du diable. Il n'y a de dieu que dansant et riant sur la surface des grands lacs alpins".
41 Giono, Romans et essais, op. cit., p. 900.
42 ibid., p. 727.
43 Giono, "Prélude de Pan", in Solitude de la pitié, Gallimard, folio, p. 38-39.
44 Giono, Que ma joie demeure, op. cit., p. 654-655.
45 Michel Tournier, « Pierrot ou les secrets de la nuit » in Le Médianoche amoureux, Gallimard, 1989, p. 258-276. Cet ouvrage sera abrégé selon le signe MA.
46 cf. : Le Vent Paraclet. « C’est qu’en écrivant ce livre, il n’a pas cessé de prier pour que le vent sacré soufflant sur sa vie l’embrase d’intelligence et lui confère ses trois attributs essentiels, la subtilité, le faste et la drôlerie » (V.P., 7) « Il s’agissait d’effacer la différence des deux sens du mot ciel, air, atmosphère, et séjour de Dieu et des bienheureux et de rejoindre le culte solaire ébauché à la fin de Vendredi. L’identification du Saint Esprit à un vent (…) devait permettre la construction d’une théologie éolienne. » (V.P., 260)
47 Giono, « Le chant du monde » in Solitude de la pitié, Gallimard, folio, p. 183.
48 Tournier : « Les rouquins », Figaro, 29/01/96.
49 Giono, « Le chant du monde » in Solitude de la pitié, op. cit., p. 181.
50 Giono, La Naissance de l’Odyssée, Les Cahiers Rouges, Grasset, 1938.
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