Code, droit et société bourgeoise en 1804
p. 343-352
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Texte intégral
1Quels sont les principes directeurs du Code civil des Français et, surtout, quelle société entend-il contribuer à construire ?
2On a souvent présenté le Code de 1804 comme le code de la propriété et des propriétaires, avec tout ce que ces termes ont de péjoratif. Il est vrai que le droit des biens et particulièrement la propriété y ont une importance considérable. Deux livres sur trois lui sont consacrés et la structure du Code montre bien qu’il exprime d’abord une vision patrimoniale de l’homme et de ses relations sociales.
3Le Code Napoléon est divisé en trois livres. Le premier traite « Des personnes », le deuxième « Des biens et des différentes modifications de la propriété » et le troisième « Des différentes manières dont on acquiert la propriété ». Ces deux derniers livres contiennent plus de 1 700 articles alors que le premier n’en a qu’un peu plus de 500. De plus, parmi ces 500 articles consacrés aux personnes, bon nombre sont d’abord de nature patrimoniale, qu’ils concernent la tutelle, l’émancipation ou l’interdiction judiciaire. On peut dire que l’essentiel des matières traitées par le Code civil concerne le droit de propriété individuel et absolu ou la manière dont le bon père de famille l’acquiert, en assure l’administration et le transmet à ses héritiers.
4Il est certain que le Code de 1804 se caractérise par un grand respect pour la famille et le droit de propriété, considérés comme les fondements de l’ordre social. Cette tendance conservatrice ne doit cependant pas faire oublier l’idéal de liberté que le Code a entendu promouvoir à l’époque de sa promulgation.
5Napoléon a maintenu, en les adaptant à ses vues, l’essentiel des acquis sociaux de la Révolution. Pour la bourgeoisie comme pour les paysans, être libre, en 1789, c’est d’abord libérer la propriété immobilière de toutes les servitudes et charges qui la grèvent depuis des siècles. Être libre, c’est ensuite libérer les relations de travail des contraintes corporatistes, des monopoles et de toutes les entraves apportées aux échanges commerciaux et à l’activité industrielle.
6Tel est l’acquis fondamental de la Révolution, exprimé notamment par Cambacérès dans son deuxième projet de Code civil, en 1794 : « Trois choses sont nécessaires et suffisent à l’homme en société. Être maître de sa personne, avoir des biens pour remplir ses besoins, pouvoir disposer, pour son plus grand intérêt, de sa personne et de ses biens. Tous les droits civils se réduisent donc aux droits de liberté, de propriété, de contracter ». Le Code s’appuie sur des idées fondamentales, qui reposent elles-mêmes sur l’idéal de liberté : la libération de la propriété individuelle d’une part, la totale liberté des contrats de l’autre.
7Par contre, l’institution de la famille est loin d’avoir connu le même mouvement de liberté et d’égalité. Le législateur de la période révolutionnaire avait voulu réformer le droit de la famille dans le sens d’une plus grande liberté, en ouvrant largement l’accès au divorce, considéré comme la garantie de la liberté individuelle dans le mariage. Il avait également voulu établir l’égalité entre tous les enfants, quelle que soit leur naissance, en assimilant complètement les enfants naturels aux enfants légitimes. Mais cette législation fut abandonnée par les rédacteurs du Code civil, soucieux avant tout de restaurer l’ordre familial considéré comme le fondement de l’ordre politique que voulait consolider Napoléon.
8Mettre en évidence les principes fondamentaux du Code civil et l’ordre bourgeois qu’il entend défendre impose donc d’analyser deux thèmes : le droit des biens et des contrats d’une part, le droit de la famille de l’autre.
La propriété et les contrats
9À la fin du xviiie siècle, en France, la terre est le bien de production par excellence et l’agriculture est la forme essentielle de travail. Environ 80 % des Français tirent leurs revenus, directement ou non, de l’agriculture. À ceux qui vivent directement du travail de la terre, il faut ajouter tous ceux qui exercent des métiers nécessaires au fonctionnement de l’agriculture : artisans chargés de la fabrication des outils et de leur entretien, commerçants responsables de la fourniture des matières premières et de la circulation des produits agricoles. Nombreux sont ceux qui, dans les campagnes, exercent alors de petits métiers relevant de ce qu’on pourrait appeler l’industrie domestique ou l’artisanat local.
10Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays (Angleterre, Provinces-Unies ou villes hanséatiques), la bourgeoisie française n’a pas fait preuve de beaucoup d’esprit d’entreprise ni de dynamisme commercial. La fortune qu’elle a pu accumuler par l’exercice du commerce, de la finance ou de l’industrie a été en majorité investie dans l’achat de terres et autres biens immobiliers et dans l’acquisition de charges publiques. L’achat de terres est le rêve constant de la bourgeoisie pour plusieurs raisons. Les facteurs économiques ne sont pas déterminants, car la rente foncière (le revenu que procure la propriété immobilière) est nettement moins intéressante que les investissements commerciaux. Outre le sentiment de sécurité qu’apporte un placement immobilier, la bourgeoisie poursuit surtout des objectifs idéologiques. Dans une société essentiellement rurale, la terre est la vraie valeur, elle apporte la considération sociale, elle permet d’accéder à la noblesse. Ces facteurs culturels expliquent pourquoi la bourgeoisie investit dans les terres et les charges, au lieu de s’intéresser au commerce et à l’industrie, comme elle le fera plus tard, dans le courant du xixe siècle, en investissant dans des placements mobiliers (achat de parts de sociétés commerciales, dépôts bancaires, etc.).
11Une des expressions fondamentales de l’idéal de liberté fut donc, en 1789, l’affirmation du droit de propriété, libre, absolu et exclusif, car les charges pesant sur la propriété sont une entrave à la liberté. De ce point de vue, l’intérêt de la bourgeoisie et des paysans fut rejoint par les idées défendues par la majorité des philosophes au xviiie siècle. Il ne faut pas sous-estimer l’influence des facteurs d’ordre intellectuel et idéologique, car le mouvement des idées a largement contribué à l’élaboration du concept de propriété. Le xviiie siècle est le siècle des Lumières, celui où l’Europe est française par la culture, les arts et les lettres.
12La philosophie des Lumières considère que la propriété est à la fois un droit fondamental de l’homme et du citoyen et qu’elle est le symbole parfait du droit naturel. En naissant, l’homme a des droits qu’il tient de la nature et il n’entre dans une société donnée que pour mieux les protéger. Le devoir de tout gouvernement est donc d’en assurer la protection. Parce qu’il est un individu libre par essence, l’homme dispose de la possession légitime de son propre corps. Maître de son corps, il doit donc, en concluent les philosophes, être maître du travail qu’il fournit avec son corps et maître des revenus de ce travail. Par conséquent, la propriété que l’individu possède parce qu’il y travaille (les terres) ou parce qu’elle est le revenu de son travail (les récoltes, les bénéfices du commerce ou de l’artisanat), doit être légitime et absolue.
13Une telle conception de la propriété ne pouvait dès lors que condamner radicalement les charges féodales ou les redevances pesant sur les terres. Les privilèges apparaissent comme injustes, puisqu’ils ont été obtenus par l’exercice de la force ou par le maintien des inégalités. La propriété ne peut être asservie, sinon à l’intérêt général, ce qui ne légitime que les charges imposées au profit de l’État, cet être impersonnel qui trouve sa justification dans la défense de l’intérêt commun.
14Vue sous cet angle, la propriété est plus qu’un droit subjectif parmi d’autres. Elle devient le principe fondateur de la société et son idéal supérieur. C’est bien ainsi que la considère Portalis, dans sa Présentation au Corps Législatif, lorsqu’il écrit : « Le principe du droit de propriété est en nous ; il n’est point le résultat d’une convention humaine ou d’une loi positive ; il est dans la constitution même de notre être. »
15Le Code civil considère la propriété comme un droit absolu, exclusif et quasiment illimité, en la définissant dans son article 544 : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Il faut comprendre les mots « de la manière la plus absolue » en tenant compte de l’objectif premier du législateur, qui est de supprimer les charges grevant précédemment la propriété.
16En revanche, le Code civil maintient une institution typique du droit d’Ancien Régime : la distinction entre les meubles et les immeubles. Selon le premier article du livre II du Code civil, l’article 516, « Tous les biens sont meubles ou immeubles ». Le Code n’analyse guère d’autre distinction, ce qui révèle assez l’importance qu’il accorde à celle-là. La distinction entre meubles et immeubles est fort ancienne, puisqu’on la trouve déjà dans le vieux droit romain. Si elle apparaît avec moins de netteté dans le droit franc, elle retrouve toute son importance à l’époque féodale. Dans un régime juridique fondé sur l’économie fermée, les meubles ont une importance secondaire. Comme le disent les Glossateurs, mobilium rerum uilis est possessio, « la possession des meubles est vile ». Seule compte en définitive la terre, source unique de richesse et de puissance politique, cause d’anoblissement. La propriété immobilière est alors le signe distinctif de l’appartenance à la noblesse et au clergé, tandis que la fortune mobilière, résultant principalement de l’artisanat et du commerce, est la marque du tiers état. Il est assez paradoxal que le Code civil ait conservé cette distinction, qui constitue une survivance des structures économiques et sociales que la Révolution entendait supprimer. L’explication réside dans le fait que la terre est restée le bien productif par excellence et que la bourgeoisie elle-même y attachait une grande importance. Le législateur a tout naturellement consacré la primauté de la propriété immobilière et considéré les meubles comme une valeur secondaire. Ce faisant, il n’a pas prévu le développement considérable que l’avènement de la bourgeoisie d’affaires allait donner par la suite à la propriété mobilière.
17Dans le droit des contrats également, le Code civil est tributaire des doctrines philosophiques et politiques qui ont trouvé leur pleine expression au xviiie siècle et contribué à la Révolution de 1789. Fondé sur une certaine vision de l’homme et de la société, le libéralisme est consacré par le Code civil.
18La société est considérée par de nombreux auteurs comme un ensemble d’individus libres, dont l’union repose sur l’ensemble des volontés individuelles. Le « contrat social » cher à Rousseau exprime bien cette idée : « Chaque individu est lié comme il l’a voulu, tant qu’il l’a voulu, mais seulement comme il l’a voulu. » Le fondement de la liberté doit être recherché dans la raison. Parce qu’il est un être raisonnable, l’homme est naturellement libre.
19À l’idée de la liberté naturelle des hommes s’ajoute celle de leur égalité. Pour autant que soient supprimés les privilèges fondés sur la naissance ou l’ordre social, l’homme, libre et égal à ses semblables, doit être capable de définir, dans une relation égalitaire d’homme à homme, les intérêts réciproques. Autrement dit, l’espoir et la profession de foi du libéralisme économique, c’est que la poursuite, par des hommes libres et égaux, de leurs intérêts individuels doit nécessairement correspondre à l’intérêt de tous et accroître la masse globale des richesses.
20Il faut éviter de juger cette théorie sur la base de ce qui s’est passé ultérieurement, sous peine de commettre un anachronisme. À la fin du xviiie siècle et à l’époque de la promulgation du Code civil, le principe d’égalité et la possibilité, au moins théorique, pour chacun de faire ce qu’il entend sont vécues comme une libération et non comme une cause d’oppression et de misère. L’instrument du libéralisme est en place, mais n’a pas encore fonctionné. C’est ultérieurement, durant le xixe siècle, que la mise en œuvre du libéralisme va provoquer de graves problèmes sociaux et aggraver les inégalités qui, il est vrai, étaient déjà contenues en germe dans cette théorie.
21De ces conceptions philosophiques et du libéralisme économique va découler une théorie politique qui définit le rôle de l’État dans la sphère des relations économiques et sociales : c’est le libéralisme politique.
22Pour les tenants de cette école, l’État n’a pas à intervenir activement dans la sphère des activités économiques, qui relèvent pleinement de l’ordre des intérêts privés. Le rôle de l’État doit se limiter à supprimer les privilèges, à garantir et consacrer l’égalité civile et, surtout, à favoriser le jeu normal des échanges en veillant à ce que l’activité économique ne soit pas troublée.
23C’est donc essentiellement un rôle de police qui est mis à charge de l’État libéral, considéré comme le garant de la liberté, de l’égalité formelle et de la propriété, conditions nécessaires à l’exercice, par les seuls particuliers, de l’activité économique. On peut souligner la conséquence de cette vision du rôle de l’État dans la sphère judiciaire : le juge reçoit un rôle passif, de simple arbitre entre les parties, même s’il n’y a guère d’égalité matérielle entre ces dernières.
24Il importe cependant de nuancer cette vue du rôle de l’État et des autorités car dans les faits, le libéralisme pur n’a jamais été d’application au xixe siècle. L’œuvre de la Révolution a été corrigée par le Consulat et l’Empire. Napoléon, par tempérament, n’était ni un individualiste ni un libéral. Soucieux à la fois de corriger certaines audaces de la Révolution et d’en conserver les acquis principaux, il a eu la volonté de stabiliser les institutions nouvelles et d’insérer les individus dans une armature sociale solide.
25Le principe d’autorité est appliqué à toutes les communautés dont l’individu fait partie. Ainsi, dans la famille, le Code civil maintient l’autorité du père sur ses enfants, du mari sur sa femme. La même philosophie sociale s’applique à tous les domaines de la vie publique.
26Il en va de même pour les avocats, regroupés dès 1810 en associations (les « barreaux »), ou pour l’Université, considérée comme l’institution qui reçoit le monopole de l’enseignement, mais sous le contrôle direct de l’État. Même la Légion d’honneur, au départ, procède du même esprit : créer une structure hiérarchisée qui permet d’encadrer les individus.
27De façon semblable, dans le domaine des relations du travail, le patron se voit conférer une autorité étendue sur ses ouvriers. Il est investi d’une mission d’ordre public et doit assurer la police de son entreprise. On lui en donne les moyens : l’article 1781 du Code civil, abrogé en 1883, prévoit qu’en cas de contestation, notamment sur les rémunérations, le patron est cru sur parole tandis que l’ouvrier doit apporter la preuve de ce qu’il avance. De plus, le rétablissement du livret ouvrier donne au patron un pouvoir démesuré. Pour pouvoir quitter son travail, l’ouvrier doit obtenir le consentement du patron et la restitution de son livret. Sans ce document, l’ouvrier est considéré comme vagabond et ne peut espérer trouver un autre emploi. Le patron a donc toute liberté pour conserver ou renvoyer son ouvrier.
28La liberté contractuelle a été préparée par les réformes de la période révolutionnaire visant à supprimer toutes les contraintes pesant sur l’organisation du travail : les ordres professionnels et corporations disparaissent de 1789 à 1793. En 1791, la loi Le Chapelier interdit toute association, même purement volontaire, entre gens d’une même profession. La même loi précise que pour déterminer le montant des salaires, « c’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier ». De même, en ce qui concerne le commerce, « tout individu est libre de faire tout négoce qu’il trouvera bon ». Cette attaque en règle contre les corporations, menée au nom de la liberté de l’individu, eut en réalité des effets négatifs, car les corporations, si elles contrôlaient étroitement le milieu de travail, protégeaient également l’ouvrier contre les abus les plus criants des patrons, notamment en limitant la durée du travail et en fixant des salaires minimums. Privé du soutien de la corporation, l’ouvrier se retrouva seul face au patron.
29La seule limite apportée par le Code civil à la liberté contractuelle des individus est exprimée aux articles 6, 1131 et 1133 : les parties ne peuvent déroger, dans leurs conventions, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs. Il n’est donc pas possible aux parties contractantes d’écarter certains principes considérés comme fondateurs de l’État et de la société ou de négliger les règles de comportement imposées par la morale.
30Si les principes fondamentaux peuvent être formellement prévus dans une loi protectrice de l’ordre public, comme le Code pénal, ou dans des normes de droit privé, comme celles qui organisent le mariage par exemple, ils seront le plus souvent dégagés par le juge en fonction de l’évolution des mœurs et des comportements sociaux. Ainsi, on ne peut conclure un contrat ayant pour objet de commettre un acte considéré comme un délit par le Code pénal. De même, deux époux ne peuvent se délier du devoir de fidélité, considéré par le droit civil comme une obligation d’ordre public.
31Autant dire que les notions d’ordre public ou de bonnes mœurs ne peuvent guère être explicitées dans un texte législatif, parce qu’elles sont trop dépendantes du temps et du lieu où elles vont trouver à s’appliquer. Ainsi, à la question de savoir si deux personnes vivant en concubinage peuvent ou non se consentir une donation, la réponse donnée par la jurisprudence n’est pas constante. Il a généralement été estimé, jusqu’en 1968, que le concubinage était contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et que la donation consentie dans ce cadre devait être considérée comme nulle. Mais le revirement de jurisprudence intervenu en 1968 montre bien que les notions d’ordre public et de bonnes mœurs sont relatives et dépendent d’abord de l’interprétation jurisprudentielle qui en est donnée.
Les relations familiales
32Le modèle familial défendu par le Code Napoléon est très nettement celui de la famille fonctionnelle, dans le sens où elle est organisée pour soumettre les individus qui la composent à l’exercice des fonctions économiques et sociales qu’on attend d’elle. Analyser le modèle familial à travers les fonctions que doit remplir la famille est important car ce point de vue permet de comprendre l’évolution du modèle familial dans la deuxième moitié du xxe siècle : plutôt que de parler de changement des mœurs, il semble plus opportun de considérer que les fonctions de la famille se sont profondément modifiées.
33Il découle de ce caractère fonctionnel que la famille doit également être hiérarchisée, pour pouvoir remplir efficacement ses fonctions. À l’intérieur du groupe familial, la vie des individus doit être organisée sur le modèle de la soumission à l’autorité du « chef de famille ».
34Quelles sont les fonctions de la famille ? Selon l’expression restée célèbre de Portalis lors de sa présentation du projet de Code civil au Corps législatif, « Les familles sont les pépinières de l’État », elles sont appelées à lui fournir « ses producteurs et ses soldats ». Au-delà des formules, que Portalis semble beaucoup aimer, il importe de tenir compte des fonctions économiques et sociales que jouait très concrètement la famille en France à l’époque de la rédaction du Code.
35Il n’y a pas de modèle familial qui serait imposé de l’extérieur, car c’est une matière où le législateur a peu de marge de manœuvre, se contentant la plupart du temps d’enregistrer les modèles sociologiques dominants. C’est par les membres de la famille eux-mêmes que celle-ci est perçue comme une réalité fonctionnelle, destinée à assurer leur subsistance et leur sécurité. Dans une société où la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui est inexistante, la famille constitue le principal – et parfois le seul – réseau de solidarité. En l’absence d’assurance-maladie invalidité, d’allocations de chômage et de pension de vieillesse, l’individu ne peut guère compter que sur la solidarité du groupe familial pour obtenir des revenus de remplacement lorsqu’il est dans l’incapacité de produire lui-même des ressources par son travail.
36Par conséquent, la famille doit remplir deux fonctions nécessaires pour pouvoir assurer sa cohésion, sa permanence et sa reproduction et pour protéger l’individu : une fonction de production économique et une fonction de procréation.
37Premièrement, elle remplit une fonction de production. Comme le relevait Albert Sorel en 1904 dans le Livre du centenaire du Code civil, « La continuité de la personne, c’est la famille ; la continuité de la famille, c’est la terre ». Dans la société française du début du xixe siècle, où la production économique est essentiellement agricole et s’exerce sans moyens mécaniques importants, c’est la famille qui organise et répartit le travail de la terre. Jamais un individu isolé ne pourrait parvenir au même résultat.
38Une telle organisation de la production, que l’on retrouve également dans l’artisanat et la petite industrie, permet aux individus d’obtenir les moyens de subsistance suffisants et surtout d’être protégés contre les risques de l’existence, maladie, vieillesse, accident. En cas d’indisponibilité d’un membre, le travail est réparti sur les autres ; c’est le fondement même de toute sécurité collective.
39On comprend également pourquoi le Code civil attache autant d’importance au concept de propriété comme aux questions de transmission et de protection du patrimoine familial. Pour permettre le maintien de l’activité économique et de la situation sociale du groupe familial, il importe de protéger son patrimoine et d’en assurer la transmission, de génération en génération, à l’intérieur du groupe lui-même. Si le Code civil s’intéresse tant au droit des successions, c’est d’abord dans cette perspective. S’il s’intéresse à la filiation, c’est avant tout parce que cette matière joue un rôle important dans le droit des successions : la qualité d’héritier que reçoit un enfant est fonction de sa légitimité familiale.
40Deuxièmement, la famille doit remplir une fonction de procréation et d’éducation des enfants. Pour le législateur de 1804, c’est dans le mariage – fondement de la famille légitime – que peut être assurée la formation des enfants. L’État, qui n’intervient guère en ce domaine, laisse à la famille le soin de faire des enfants, de pourvoir à leur subsistance et d’assurer leur formation, leur scolarité et leur apprentissage professionnel.
41Si l’État n’intervient pas dans les faits, il a pris soin de fixer strictement le cadre des relations familiales. Les fonctions exercées par le groupe familial correspondant à l’intérêt général, la réglementation qui le concerne ne peut être laissée à la discrétion des individus : elle est d’ordre public. Le Code civil organise la famille autour de deux principes, d’ailleurs étroitement liés. D’une part, la seule famille légitime est créée par le mariage. D’autre part, seuls sont légitimes les enfants nés dans le mariage.
42Le mariage est la pierre d’angle de l’organisation familiale. Il doit dès lors être encouragé et protégé. Outre les conséquences négatives qui s’attachent aux enfants nés hors mariage, le législateur prend soin de n’autoriser le divorce que pour des causes strictement limitées et au prix d’une procédure compliquée qui constitue une véritable course d’obstacles. Le patrimoine ne peut être transmis qu’au sein de la famille légitime. De là découle une inégalité radicale de traitement entre les enfants légitimes d’une part, les enfants naturels et adultérins de l’autre. Pour Napoléon, « la société n’a pas intérêt à ce que les bâtards soient reconnus ». Le vocabulaire à lui seul est révélateur des conceptions sociales. Alors que les textes législatifs de l’époque révolutionnaire parlaient des « enfants nés hors mariage », ce sont de nouveau les « bâtards » que l’on place dans la ligne de tir.
43Considérés comme des intrus dans la famille, les enfants naturels subissent les rigueurs de plusieurs règles. Hormis le cas exceptionnel d’enlèvement de la mère au moment de la conception, le Code civil interdit strictement la recherche de paternité non avouée. S’il y a reconnaissance volontaire – interdite pour les enfants adultérins ou incestueux –, l’enfant naturel est un héritier irrégulier, qui n’a droit, dans la succession de ses père et mère, qu’à une part de ce qu’il aurait reçu s’il avait été légitime : un tiers en présence d’enfants, la moitié en présence d’ascendants ou de frères et sœurs, les trois quarts en présence de collatéraux. L’enfant naturel n’a de plus aucun droit successoral à faire valoir vis-à-vis des collatéraux ou des grands-parents. Si les règles sont dures, il faut les comprendre, du point de vue du législateur de l’époque, non comme une sanction à l’égard des enfants naturels, mais plutôt comme des mesures de protection du patrimoine.
44Le Code civil marque un net retour à un modèle traditionnel d’organisation familiale que l’on peut qualifier de patriarcal ou hiérarchique, en raison des larges pouvoirs accordés au chef de famille, autant sur sa femme que sur ses enfants.
45En organisant la famille sur ce modèle, le législateur de 1804 ne fait que traduire dans les textes l’état général des mœurs et des conceptions sociales de l’époque.
46Poussé par son idéal d’égalité, le mouvement révolutionnaire avait voulu faire régner l’égalité des sexes et libérer les enfants de la puissance parentale. Mais, outre le fait que de nombreux projets étaient restés lettre morte, il faut bien reconnaître que cet idéal est loin d’avoir été reçu par la société française. Comme tant d’autres, les révolutionnaires français ont pu en faire la décevante expérience : on ne modifie pas les comportements sociaux aussi aisément que les régimes politiques. Il est plus facile de changer de Constitution que de droit civil, car ce dernier est immergé dans les routines intellectuelles, les représentations morales et religieuses, les habitudes familiales et les convenances sociales.
47Inscrite dans les mœurs, la soumission de la femme et des enfants au père de famille est consacrée par le Code civil, qui y voit la garantie de la cohésion et du bon fonctionnement du groupe familial. Pour trouver son harmonie, la famille doit être dirigée, ce qui lui permet de remplir les fonctions qu’on attend d’elle. De plus, une telle organisation familiale dispense l’État d’intervenir dans les conflits internes qui peuvent surgir et qui seront tranchés par le père de famille.
48La structure hiérarchique de la famille se traduit précisément par trois institutions du Code civil : l’incapacité de la femme mariée, la puissance maritale et la puissance paternelle.
49Le Code civil confirme la tradition juridique de l’ancien droit en réaffirmant l’incapacité de la femme mariée. Sans le consentement de son mari, la femme « ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir à titre gratuit ou onéreux ». Cette incapacité est encore renforcée par l’organisation du régime matrimonial de droit commun – applicable à défaut de contrat de mariage – qui accorde au mari le pouvoir absolu de gestion des biens du ménage.
50La suprématie du mari sur sa femme est affichée clairement dans les textes. Si le mari « doit protection à sa femme », la femme « doit obéissance à son mari » et « est obligée de le suivre partout où il jugera à propos de résider ». Napoléon était personnellement opposé à l’égalité dans le mariage et de nombreux juristes comme Cambacérès ou Portalis étaient intimement convaincus de la primauté de l’homme.
51L’organisation de la puissance parentale procède du même état d’esprit. L’autorité sur les enfants est concentrée entre les mains du père. Les articles 371 et suivants du Code civil organisent une puissance paternelle assez rigoureuse, que le père exerce seul sur les enfants pendants le mariage, en disposant de moyens de correction étendus. Il n’est pas question d’une intervention d’un tribunal, sinon dans les cas les plus graves. Tout, dans le Code civil, concourt donc à faire du père de famille le chef d’une organisation autonome et bien structurée en fonction des tâches que la société attend qu’elle remplisse.
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