Bourgeoisie et bureaucratie au début du xixe siècle
p. 237-253
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Texte intégral
1La notion d’« ordre bourgeois » choisie comme thème de ce colloque doit nous inciter à penser la période révolutionnaire en terme de processus, et la redéfinition du rôle de l’État qui s’opère au moment du Consulat et de l’Empire se prête particulièrement à ce type d’analyse. Quels rapports la bureaucratie entretient-elle avec l’ordre bourgeois ? On sait que pour Marx, la bureaucratie est le reflet et l’émanation de la bourgeoisie, mais a tendance à évoluer en classe parasite par l’absolutisation de ses valeurs formelles. Quelle place l’administration peut-elle tenir dans l’ordre bourgeois ? Le thème de « l’engagement politique de la bourgeoisie » peut s’entendre de deux manières au moins : s’agit-il d’une stratégie de conquête directe du pouvoir, ou de contrôle de celui-ci ?
2Selon R. Koselleck, l’esprit bourgeois qui se forme au xviiie siècle est d’abord une mise en procès de l’État1. La raison d’État et l’absolutisme sont contestés comme immoraux, et la volonté de moralisation de la politique est placée au cœur du programme de réforme de l’État qui émerge des Lumières. Pourtant les structures gouvernementales ressortent largement inchangées de la Révolution. Les critiques de Saint-Just sur la bureaucratie n’empêchent pas la prolifération de celle-ci, pendant la Terreur, puis sa stabilisation sous le Directoire2.
3Les rapports entre bureaucratie et bourgeoisie lors de la période de stabilisation politique et administrative que représente l’épisode napoléonien doivent donc être étudiés de plus près. Le soutien de la bourgeoisie d’affaires au coup d’État de brumaire, le ralliement de nombreux manufacturiers à la politique consulaire, ont été soulignés par de nombreuses études. Mais quelle a été la réaction de la bourgeoisie au processus habituellement décrit comme « centralisation administrative » qui s’opère sous le règne de Napoléon ? Celle-ci est-elle perçue comme un empiétement sur les libertés et l’ordre civil bourgeois, ou au contraire comme une protection nécessaire ?
4Nous nous appuierons principalement sur le ministère de l’Intérieur comme observatoire des relations entre la bourgeoisie et l’administration napoléonienne. Celui-ci est en effet le lieu où se définit et se met en pratique la centralisation administrative. La première question à résoudre est de savoir si l’on peut considérer les employés des ministères comme des bourgeois. Mais au-delà, il importe de comprendre les interactions qui pouvaient exister entre la bureaucratie et la société bourgeoise en train d’émerger au début du xixe siècle.
Les employés du ministère de l’Intérieur : position sociale et service de l’État
5C’est au niveau des plus hauts échelons que des modes de vie et des pratiques de sociabilité proche de la haute bourgeoisie peuvent s’observer, d’abord chez les ministres eux-mêmes. À l’exception de Champagny (député de la noblesse aux États généraux), les ministres de l’Intérieur de Napoléon étaient issus de la bourgeoisie : rurale pour Laplace et Chaptal, négociante pour Cretet, juridique pour Montalivet. Si Montalivet dut sa promotion sociale à Napoléon, dont il fut camarade de régiment à Valence, Chaptal ou Cretet avaient connu une ascension sociale préalable. Chaptal s’était marié en 1788 avec la fille d’un négociant de Montpellier, Lajard et déclare : « Mon oncle me donna 120 000 francs, ma femme fut dotée de 70 000 francs3. » En 1788, son oncle Claude Chaptal, médecin, lui laissa 300 000 francs d’héritage, qui venaient s’ajouter à sa fortune personnelle due à ses manufactures de produits chimiques.
6Dans sa correspondance, Chaptal laisse apparaître des préoccupations de respectabilité ; le 31 mai 1808 il écrit à son fils :
« Je reçois une lettre de Paris qui m’inquiète. On y dit que l’Empereur a demandé à la police la liste des personnes qui spéculent sur les denrées coloniales, et qu’on m’a porté moi et mon associé dans le nombre. Je ne puis pas douter du fait et je suis convaincu que c’est moins ce qui nous appartient que ce qui est en commission qui a éveillé l’opinion. Je vois que c’est une très grande maladresse, dans un moment comme celui-ci, de servir d’intermédiaire pour faire la fortune d’autrui et recevoir tout l’odieux. Je ne veux plus qu’on reçoive ni sucre ni café […] je crois sage de vendre ce que nous avons le plus tôt possible […] Je ne veux pas compromettre mon existence pour quelque mille francs de plus et il faut en finir avant le retour de l’empereur […] La sagesse n’est point à spéculer sur le plus haut prix, la sagesse est dans la prudence et l’amour de la tranquillité. Ne nous faisons pas signaler, cela ne convient pas à des gens délicats […] les gens qui se respectent ne spéculent pas sur le malheur public […] tachez de conserver votre nom sans tâche […] il n’est rien que je ne sacrifie pour vivre en repos4. »
7Dans une autre lettre, le 7 mars 1814, Chaptal faisait l’éloge du bonheur familial : « Qu’il me tarde, mon ami, que nous puissions nous réunir en famille. Les grands malheurs rendent cette vie-là plus délicieuse. Le bonheur n’est que là, surtout lorsqu’on a des enfants et une femme comme les miens. »
8Le type même du ministre bourgeois est sans aucun doute Emmanuel Cretet. Né dans l’Isère d’une famille de négociants, il se forme à Bordeaux et n’effectue pas moins de sept voyages aux Amériques et aux Antilles. Son secrétaire et homme de confiance, Fauchat, résume sa position politique :
« La révolution vint, M. Cretet, qui avait puisé dans un séjour assez long en Angleterre et dans ses propres réflexions, des idées libérales, sourit avec la grande majorité de la France aux illusions du bonheur que le début avait promis, mais il s’aperçut bientôt que l’intérêt de quelques hommes influents dirigeait les choses, et que dans peu, les passions de la multitude ne laisseraient plus à personne le pouvoir de rien diriger5. »
9Cretet se retira dans la terre qu’il avait achetée, un ancien bien ecclésiastique, la chartreuse de Champmol, prés de Dijon, avant de revenir à la politique comme député aux Anciens en brumaire an IV.
10Tout aussi révélateur est le témoignage de Mme de Gérando, née Marie-Anne de Ratsammhausen, sur la vie sociale de son ménage après l’accession de son mari au poste de secrétaire général du ministère de l’Intérieur en 1804. D’un côté, le poste se traduisait par un renoncement à toute vie sociale : « Gérando n’a plus un jour de l’année, plus un moment à sa disposition, depuis 7 heures du matin jusqu’à 11 heures du soir6. » Mais il offrait des compensations, d’une part morales : « Dans la place qu’occupe mon mari, on peut faire beaucoup de bien, et nul n’est plus fait que lui pour sentir le prix de cette position. » La carrière administrative n’était pas vue comme une fin en soi, mais comme un moyen de réaliser des valeurs marquées par l’idéal d’action philanthropique7 : « C’est d’ailleurs l’entrée d’une carrière brillante, si elle est durable, qui ne laissera du moins aucun regret en s’anéantissant. » D’autre part, elle garantissait « une honnête aisance : nous sommes logés, meublés, chauffés, éclairés ; nous avons une des voitures du ministère à notre disposition ; le traitement est de 15 000 francs, avec un supplément de quelque mille francs au bout de l’année8 ».
11Les autres employés du ministère de l’Intérieur menaient-ils une vie bourgeoise ? La différence était nette entre les différents échelons, comme le montre la grille des salaires qui se fixe à partir de 1805 :

12Un premier degré de différence existait avec la situation des chefs de division et de bureau. Barante note dans ses souvenirs à propos de Benoist, chef de la 1re division au ministère de l’Intérieur, et de sa femme, fille du ministre des finances Laville-Leroux, que, vers 1792, « ils n’avaient plus de fortune ni l’un ni l’autre9 ». Le témoignage de Barante sur Benoist laisse percevoir les regrets de ce dernier, proche de Maret en l’an VIII, de ne pas avoir connu une carrière plus brillante10. Néanmoins, ces échelons se rattachaient pleinement à la haute bourgeoisie sur un point au moins : celui de la sociabilité et de la fréquentation des sociétés savantes et des sociétés de bienfaisance, dont la renaissance sous le Consulat a été retracée par C. Duprat11. L’épouse de Benoist avait ainsi continué ses activités de peintre et de portraitiste. Tout aussi significative est la présence nombreuse des employés du ministère à la naissance de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, rassemblant sous la présidence du ministre Chaptal le fleuron de la haute société industrielle et banquière. Dans la liste des 29 premiers souscripteurs, on relève 14 membres du conseil général d’agriculture, arts et commerce, organisme consultatif rattaché au ministère de l’Intérieur12, et 12 employés de ministères, dont 7 chefs de bureau ou de division de l’Intérieur13.
13Les chefs de bureau, sous-chefs et premiers commis, dans leurs lettres, mettent l’accent sur les responsabilités qu’ils exercent, pour mieux souligner la modicité de leur salaire : ainsi Chuppin rappelle au ministre, en 1809, qu’il est « chargé tantôt en qualité de chef, tantôt de sous-chef, du détail des prisons, détail qui nécessite une correspondance continuelle avec les 116 départements14 ». Or malgré « l’ancienneté de mes services, mon exactitude à remplir mes devoirs et l’étendue du travail dont je suis chargé », son traitement a été réduit de 4 500 à 4 000 F. Les rédacteurs ou expéditionnaires mettaient d’abord en valeur leur position et leurs vertus personnelles : le zèle au travail se doublait de la nécessité de soutenir sa famille. Parfois, c’était même le fils qui demandait à succéder au père : « Les services du père, l’état de besoin dans lequel il laisse sa famille, la bonne conduite et le travail du fils seront sans doute aux yeux de Votre Excellence des motifs déterminants pour la nomination du Sr Henrion fils à une place d’expéditionnaire15. » Pour d’autres employés, la position sociale que leur offrait leur rang était ressentie comme frustrante, et en deçà de leurs espérances. Ainsi Ferdinand Arbey : « J’ai senti plus vivement combien il est humiliant de rester à l’âge de 35 ans expéditionnaire à 1 200 francs comptant plus de 9 ans de service16. »
14La gestion du personnel des employés du ministère de l’Intérieur est donc loin de l’idéal-type bureaucratique décrit par Weber : les possibilités d’avancement étaient rares, soumises au bon vouloir du ministre, et selon des critères variables. Un chef de division pouvait ainsi recommander des employés pour des motifs différents : « Il y a deux autres employés pour lesquels je demande aussi de légères augmentations : le premier est M. Prache très ancien employé vieux et valétudinaire, il n’a que 2 200 F, M. Rode père de plusieurs enfants n’a que la même somme, Votre Excellence trouvera peut-être juste d’élever leur traitement à 2 400 F17. » C’est d’abord la dimension morale qui est mise en avant : le ministre est considéré comme un protecteur, dont on réclame les bontés. Le langage politique est largement absent de ces demandes. La carrière administrative ne représente pas sous l’Empire une voie d’enrichissement, ni même de reconnaissance. Goubault, secrétaire du cabinet de Montalivet, écrit : « Si j’avais eu de l’ambition, j’aurais pu changer de carrière ; je ne l’ai pas voulu18. »
15Pour les échelons inférieurs, le salaire moyen des employés n’est pas extrêmement élevé : autour de 3 000 F annuels, mais les employés bénéficiaient d’une relative sécurité de l’emploi et d’un système de retraite qui se met progressivement en place sous l’Empire. Selon l’étude de C. Kawa, les employés épargnants laissent en moyenne une succession de 34 000 F soit huit années de salaire. Mais 2/3 laissent moins de 5 000 F Leurs revenus assimilent donc les employés à la petite et moyenne bourgeoisie urbaine, mais s’en distinguent en ce que les salaires passent pour la partie essentielle de leurs revenus, ce qui les place au sommet du salariat19.
La dépolitisation des employés ?
16De ce point de vue, l’Empire ne marque pas de progrès pour la condition des petits employés. Les salaires, comme le nombre, des employés du ministère de l’Intérieur restent stationnaires entre 1800 et 1815, et les plaintes adressées au ministre sur ce sujet sont nombreuses. Elles mettent en avant des qualités que l’on peut qualifier de « bourgeoises » : zèle, assiduité au travail et vertus domestiques, mais qui ne suffisaient pas à la plupart pour atteindre un train de vie réellement bourgeois. Elles traduisent aussi une intériorisation des critères bureaucratiques et une focalisation sur la carrière administrative.
17A contrario, l’engagement politique des employés apparaît faible durant la période napoléonienne. L’essentiel de leur carrière s’est fait dans la sphère administrative. Sur 33 chefs de division et de bureaux de la période impériale et consulaire au ministère de l’Intérieur, 22, soit deux tiers, ont fait une carrière uniquement administrative, 6 viennent du monde du droit, 4 du monde des lettres et un du clergé. Le seul cas d’engagement politique est celui d’Adrien Duquesnoy, député de la Constituante, et rapporteur sous le ministère de Lucien Bonaparte.
18La manifestation d’opinions par la publication apparaît encore plus rare que pour les employés de la période révolutionnaire, et d’abord motivée par un souci d’obtenir une place, ou de défendre celle qu’ils ont pu occuper. C’est le cas de Frerson, auteur de Réflexions sur les hôpitaux destinées à critiquer la législation révolutionnaire, et son principal inspirateur, Montlinot, chef du bureau des hospices à la fin du Directoire :
« Plusieurs lois de circonstances peu d’accord entre elles, et avec les principes du comité de mendicité de l’assemblée constituante, ont été rendues sous les différentes assemblées qui se sont succédées ; elles exigent une révision totale, et l’on ne craint pas d’avance qu’en général, l’administration des Hospices et des secours publics, réclame une législation nouvelle, dont les bases soient irrévocablement liées à la constitution de l’État20. »
19De la même manière, A.F. Silvestre publia en l’an IX un Essai sur les moyens de perfectionner les arts économiques, écho direct de l’Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France de Chaptal, paru en l’an VIII, avant d’entrer, sous le ministère de Chaptal justement, au bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur.
20Toute prise de position publique fut défendue par L. Bonaparte puis Chaptal. Ce n’est qu’après l’Empire que d’anciens employés prirent la plume, cette fois pour justifier leur action, ainsi Claude-Anthelme Costaz dans son Histoire de l’administration : « Une foule de personnes ignorent encore ce que c’est que l’administration. […] L’administration est la partie vitale du gouvernement ; elle concourt à la gestion des intérêts des particuliers comme à celle des intérêts de l’État, s’occupe, en un mot, de tout ce qui concerne les hommes réunis en société21. » Dans une lettre au ministre de l’Intérieur de 1831, Costaz se défendait d’être « un de ces employés parasites qui ne voient dans une place qu’un moyen d’obtenir un revenu22 ». Il voulait d’abord faire reconnaître son action personnelle : « On me doit la presque totalité des instructions publiées sur les lois qui régissent l’industrie du royaume. »
21L’accent mis sur le service de l’État se retrouve dans les mémoires de Molé ou Pasquier pour articuler fidélité royaliste et engagement au service de Napoléon : « en voyant cette belle et forte administration s’étendre sur toute la France, et y effacer jusqu’à la moindre trace de nos désordres et de nos malheurs, j’étais de plus en plus tenté d’entrer dans l’une des carrières qui s’ouvraient devant moi23 » écrit Molé pour justifier son entrée au Conseil d’État en 1806, tandis que Pasquier est encore plus explicite : « La cause de la maison de Bourbon était celle du malheur et elle avait reçu mes premiers engagements […] mais je croyais reconnaître que si cette cause pouvait encore triompher, ce ne serait que dans un temps fort éloigné […]. Les intérêts de ma patrie me semblaient donc clairement demander que tout ce qu’on avait de moyens fût employé à améliorer, en le soutenant, l’ordre de choses existant24. » L’apparition d’une classe de « serviteurs de l’État » transcendait donc les frontières de la bourgeoisie. Elle se vérifie aux différents niveaux de l’administration et de ses relais.
La bourgeoisie dans le recrutement administratif
22Peut-on discerner une importance spécifique de la bourgeoisie dans le recrutement administratif ? L’étude de Whitcomb sur les origines sociales des préfets napoléoniens montre que le nombre des préfets d’origine bourgeoise est resté stable de 1800 à 1815, à environ 70. L’augmentation du nombre des départements a profité aux préfets d’origine noble : de 23 en 1800, ils passent à 53 en 1814, soit en proportion de 23 à 43 % du corps. Néanmoins, la plupart de ces préfets avaient eu une expérience administrative préalable, ainsi Barante, qui avant de devenir auditeur au conseil d’État, était entré comme surnuméraire au ministère de l’Intérieur.

23Note25
24Le recrutement des préfets semble obéir à deux stratégies politiques distinctes : en 1800, le régime fait d’abord appel à des hommes d’expérience, capables de « tenir » un département, et recrutés pour ces raisons dans le personnel des assemblées révolutionnaires. Au bout de quelques années, lorsque le système est installé, Napoléon manifeste la volonté de donner plus de régularité aux nominations des préfets, demande la création d’une grille d’avancement, et fait appel à des « hommes nouveaux », à savoir les jeunes nobles qu’il entreprend de rallier au régime26.
25La confection des listes de notabilité, le choix des fonctionnaires publics étaient des occasions pour le ministère de l’Intérieur de faire émerger des relais dans la population. Elle semble attester l’opinion de Napoléon le 7 avril 1807 : « La fortune a toujours été le premier titre à la considération : les moines n’ont été respectés et puissants que lorsqu’ils ont eu de grands revenus27. »
26Le ministre de l’Intérieur envoya ses consignes aux préfets, ainsi dans la Marne le 8 floréal an IX : « Dans un moment où le système de notabilité va circonscrire entre un petit nombre d’hommes l’espoir et la prétention d’arriver aux emplois les plus importants de l’État, il est essentiel que le gouvernement sache quel rang tiennent dans l’opinion publique ceux que leurs fonctions appellent de droit à s’asseoir dans les divers grades de notabilité parmi les élus du peuple28. » C’est d’abord la réputation plus que le rang social qui importe : « Vous joindrez à chaque nom toutes les particularités qui peuvent fixer l’opinion sur l’individu qu’il indique. Vous direz non seulement ce qu’il a fait mais ce qu’on pense de lui, ce qu’on blâme, ce qu’on approuve, tant dans sa conduite antérieure que dans son existence actuelle ».
27Dans l’Ourte, en l’an VIII, sur les 20 membres nommés du Conseil général, on trouve deux « propriétaires », cinq « fabricants », un marchand, huit fonctionnaires, deux hommes de loi et un ministre du culte. Sur les 15 membres du Conseil général de l’Aude nommés en prairial an VIII, 2 étaient médecins, 5 négociants, 5 propriétaires, et 3 répertoriés comme « ex-administrateurs du département ». L’équilibre entre monde des affaires et monde de l’administration était ainsi maintenu, parfois au prix de savantes argumentations. Un membre du Conseil général de l’Aude, Dupré, négociant à Carcassonne, manifesta sa volonté de démissionner, parce qu’il n’avait pas été porté sur la liste nationale du département de l’Aude. Il y voyait le résultat « d’une intrigue de certains hommes ». Mais le ministre ne jugea pas son motif suffisant : « Ce n’est point d’après le jugement que quelques individus pourraient porter sur vos travaux, mais bien sûr l’utilité dont ils seront à la chose publique, que le gouvernement et vos concitoyens les apprécient29. »
28Malgré ces premières nominations, le degré d’instruction des conseillers généraux laissait à désirer, si l’on en croit l’analyse de leurs procès-verbaux faite par Duquesnoy en l’an IX : « On sent que presque partout les lumières manquent, mais même la pensée d’en acquérir ; très peu renferment des vues élevées, très peu indiquent des remèdes à appliquer aux maux dont ils se plaignent30. » Le rapporteur appelait les préfets à proposer « les hommes les plus éclairés de chaque département, les plus indépendants par leur fortune » et soulignait que les travaux des conseils départementaux étaient encore « bien loin de celui des assemblées provinciales » et des assemblées de département de 1791 : il fallait à l’administration centrale poser bien des questions pour obtenir les renseignements qu’elle souhaitait sur l’état de la France.
29Ces remarques peuvent amener à s’interroger sur le poids réel des « notabilités » dans la machine administrative impériale. Le rôle des conseils généraux reste ainsi relativement modeste. Leurs procès-verbaux, publiés les premières années, ne le furent plus par la suite, et le ministère de l’Intérieur créa un réseau d’organismes consultatifs plus spécialisés, propre à lui fournir les informations dont il avait besoin. L’administration napoléonienne semble avoir ainsi recherché deux formes de consentement : d’une part un consentement actif de la part d’acteurs économiques et sociaux appelés à fournir des renseignements précis sur l’état de l’économie et du commerce notamment, intégrés aux organismes consultatifs qui se créent sous le Consulat et l’Empire, et d’autre part un consentement passif de la part des notables départementaux, mais qui n’en supposait pas moins de définir de nouvelles bases d’acceptation de l’action de l’État.
Refonder la légitimité de l’État : un nouveau dialogue avec la bourgeoisie
30Comment agit l’État napoléonien ? Est-on dans le modèle « rationnel-légal » d’une autorité guidant l’action collective au nom d’une rationalité établie ? Un Etat gendarme ? L’étude de l’action du ministère de l’Intérieur sous le Consulat et l’Empire montre que cette autorité est loin d’être assurée. Les agents du ministère, dans leur correspondance, dans leurs rapports, ont le souci d’établir une nouvelle rationalité de l’action publique.
31L’un d’eux, Fleurigeon, l’exprime dès l’an IX dans son Manuel administratif :
« Un des devoirs les plus essentiels de l’homme en place est de prêter une oreille attentive aux plaintes, aux réclamations qui lui sont adressées. Les rayons de la vérité doivent venir à lui de toute part ; il doit donc être accessible pour tous les administrés. Celui qui n’entend qu’une classe de citoyens, qui ne juge que d’après leurs rapports, devient nécessairement l’instrument des intérêts particuliers de cette classe, et l’oppresseur des autres31. »
32Derrière cette image idéalisée de l’administrateur transparaît la conscience de la fragilité de sa position, et de la nécessité d’une conduite irréprochable afin de retrouver une légitimité auprès de l’opinion publique.
33Les circulaires des ministres de l’Intérieur, ainsi que leur correspondance avec les préfets, témoignent du souci de l’image de l’administration dans l’opinion. Le ministère s’efforçait de défendre l’honorabilité des fonctions publiques, notamment celles de maire, qui étaient gratuites, et pour lesquelles les volontaires ne se bousculaient pas. Le préfet de la Lozère avait témoigné de la répugnance des maires à assister les huissiers lors des saisies de mobilier. Le ministère lui répondit qu’ils commettaient là une erreur d’interprétation de l’article 587 du code de procédure pénal. Les maires et adjoints n’étaient point requis lors de cette opération pour assister l’huissier, mais « pour veiller aux intérêts du saisi placé sous leur administration. Un tel office n’a rien que d’honorable et c’est à tort que ceux qui doivent le remplir y perçoivent une obligation désagréable32 ».
34En pluviôse an XII, la 1re division rédigea un projet de loi selon lequel les dégâts commis « par esprit de vengeance » contre les propriétés des maires et adjoints seraient à la charge des communes tenues pour responsables de ces événements. Le Conseil d’État s’y opposa, estimant qu’une loi aurait l’inconvénient de laisser penser que ces délits étaient nombreux, ce qui était impolitique, que les communes ne pouvaient pas être tenues responsables d’agissements individuels, et qu’il valait mieux recourir à des indemnités distribuées par le gouvernement : c’est là encore le souci de l’image de l’administration qui avait guidé cette décision33.
35Le ministère de l’Intérieur établit surtout de nouvelles normes de l’action administrative. L’élaboration du mode de contrôle de l’action des préfets semble s’être faite très tôt : les traits qui apparaissent en l’an VIII furent peu modifiés par la suite. Le premier trait est qu’il s’agit d’un contrôle a posteriori : les préfets envoyaient leurs arrêtés après les avoir promulgués, ce qui d’ailleurs leur était fréquemment reproché par le ministère. En effet, le ministère de l’Intérieur accordait une grande importance à l’image de l’administration et estimait qu’à trop revenir sur leurs arrêtés, les préfets pouvaient se discréditer en donnant l’image d’une administration hésitante. Le second trait du contrôle ministériel est son formalisme : les bureaux du ministère jugeaient d’abord la conformité des arrêtés préfectoraux avec les lois existantes. Leur contenu en tant que tel n’était examiné que si le ministre demandait un rapport particulier dessus : c’était alors surtout les bureaux de la 2e et de la 3e division qui s’en chargeaient.
36L’existence d’une demande d’État de la part des milieux économiques était indiscutable. On sait par exemple comment le Consulat fut accueilli par les milieux manufacturiers34.
37Cette demande était d’abord celle d’une clarification des pratiques administratives. Pour Vital Roux :
« La révolution qui devait restituer les honneurs à la vertu, les récompenses au mérite, a confondu toutes les idées ; elle a porté le marteau destructeur dans nos ateliers, et les partis qu’elle a enfantés ont bouleversé, dans leur fureur criminelle, tous les rapports de la société ; on a renversé un édifice gothique pour y substituer des monuments hétérogènes ; on a cherché le sublime là où il ne fallait que le simple et l’utile35. »
38L’auteur réclamait que les arts utiles soient enfin reconnus et défendus par l’État. Ces revendications venues de praticiens de l’économie et des arts furent à la même époque théorisées par Jean-Baptiste Say qui affirmait dans l’introduction de son traité : « Les richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer s’il est bien administré36. » Le rôle du gouvernement, selon Say, était triple : assurer la sûreté des personnes, développer les infrastructures de communication, routes et canaux, et enfin participer à la diffusion des connaissances sur le fonctionnement de l’économie, nécessaire au bon fonctionnement de la « république commerciale37 ».
39L’arrivée de Chaptal permit de fixer plus solidement les principes d’intervention du ministère. Le souci d’information était au cœur de sa démarche. Nous avons déjà vu comment les conseils généraux et les organismes consultatifs furent mobilisés pour la création d’un véritable réseau d’informations Les notables étaient renvoyés à leurs responsabilités, et la volonté du gouvernement était clairement indiquée dans les instructions de Chaptal :
« C’est dire aussi une chose trop générale, trop vague, que de parler d’encourager le commerce ou les fabriques. La protection que le gouvernement porte à tous ; la liberté dont tous jouissent, de disposer de leurs capitaux et de leur industrie, sont les encouragements que doit le gouvernement ; c’est à l’intérêt particulier à faire le reste. Il faut l’éclairer, le diriger, et ne pas laisser croire que l’argent du trésor public puisse être employé à des destinations particulières38. »
40Pour la protection des intérêts particuliers, le ministère de l’Intérieur rappela continûment aux entrepreneurs qu’il existait un dispositif simple : le brevet d’invention, « acte formant titre en faveur d’un particulier, qui lui assure une jouissance exclusive, et qui n’a, en un mot, pour but que son intérêt ». Le fabricant désirant le secret pouvait y recourir : il renonçait dans ce cas à prétendre aux encouragements distribués par le gouvernement et destinés à la diffusion des inventions.
41En matière de police du travail, le ministère de l’Intérieur se montra soucieux d’établir de nouveaux modes de régulation, qui culminèrent avec la loi du 22 germinal an XI. Sur la question du livret ouvrier, puis des prud’hommes, la loi resta générale et vague pour laisser au ministère compétent le pouvoir de la préciser par des règlements. Le règlement du 9 frimaire an XII portait que « tout ouvrier travaillant en qualité de compagnon ou garçon devra se pourvoir d’un livret », ce qui était aggraver la sujétion de l’ouvrier, mais la circulaire du 4 nivôse an XII se défendait de vouloir favoriser une classe au détriment de l’autre : le livret, expliquait le ministre était un moyen pour l’ouvrier de « fournir le moyen de justifier de sa conduite et de son honnêteté » et de faire respecter son temps d’engagement.
42Police et lumières : tels étaient les deux piliers de la renaissance de l’industrie française pour Chaptal. Dans son action ministérielle, de l’an IX à l’an XII, il s’était également efforcé d’en ajouter un troisième : la considération. Pour Chaptal, celle-ci était en effet l’un des moteurs du commerce. « La considération est le premier besoin du fabricant et du commerçant ; ils l’acquièrent sans doute par une conduite sans reproches, une sévère probité et une bonne foi constante ; mais cette distinction ne peut pas leur suffire : ils veulent encore que leur profession soit honorée39. » La considération établissait la confiance dans les relations économiques ; de plus, sur le plan politique, elle était le corollaire du ralliement des milieux économiques. Gérard Gayot l’a bien montré pour les manufacturiers sedanais, ainsi André de Neuflize qui notait dans ses mémoires : « Ce n’est pas l’époque la moins saillante, ni la moins honorable pour la famille Poupart de Neuflize, que celle qui mit son chef dans le cas de recevoir des marques d’estime, des considérations particulières et des distinctions officielles aussi remarquables de l’homme qui venait de rendre la paix à la France, qui y avait rétabli l’ordre40. »
Administration et ordre bourgeois : vers un libéralisme administratif ?
43La question de la construction d’un nouvel ordre civil pendant et au sortir de la révolution a été bien étudiée, de P. Sagnac aux études récentes de J. Heuer et A. Verjus. Mais qu’en est-il de l’ordre public et administratif ? Le Consulat, l’Empire ou la Restauration marquent-ils une rupture, ou faut-il placer celle-ci au Directoire, avec l’adoption d’un ordre censitaire, et d’un « autoritarisme libéral41 » ?
44La solution napoléonienne résidait dans une séparation entre ordre civil et ordre administratif. Le premier avait été défini par Cambacérès : « trois choses sont nécessaires et suffisent à l’homme en société : être maître de sa personne, avoir des biens pour remplir ses besoins, pouvoir disposer pour son plus grand intérêt de sa personne et de ses biens ; tous les droits civils se réduisent donc au droit de liberté, de propriété et de contracter42 ». Dans la perspective de Napoléon, le corps législatif ne devait s’occuper que de l’impôt et des lois civiles générales. « Tout ce qui est administration, sûreté, police, n’est pas de son ressort43 » avait-il déclaré en février 1804. De fait, l’action gouvernementale procéda par règlements plus que par lois et la sphère d’action de l’administration augmenta considérablement. Cependant, Jean Carbonnier a souligné que l’intervention de l’État dans la société civile restait limitée : « Autoritaire, il [le droit civil] l’était beaucoup moins que ce qu’il est devenu cent cinquante ans plus tard : aucune administration n’y contrôlait la famille ; l’ordre public n’y faisait figure que d’exception modeste à la liberté des contrats. L’autoritarisme était ailleurs : dans la décision de ployer le droit civil à l’unité pour faire servir cette unité à la reconstruction de l’État. Reconstituer l’État n’était pas, au lendemain du 18 brumaire, une banalité paisible. Le Code Civil a participé à l’action de l’an VIII44. »
45Le respect du droit de propriété restait un critère fondamental pour toutes les décisions administratives. Le ministre de l’Intérieur écrivait au préfet de la Roer, le 12 septembre 1809 :
« Vous me demandez, M., […] si l’on peut défendre au propriétaire d’une tourbière de vendre la tourbe qu’il en extrait. La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements. Aucune loi n’empêche les propriétaires d’en faire ce qu’ils voudront. L’autorité locale n’a pas le droit de s’opposer à ce qu’ils la vendent à qui bon leur semble45. »
46Toute l’action du ministère de l’Intérieur en matière de police rurale est également basée sur ce principe46.
47La question des chemins vicinaux montre bien comment la protection de la propriété était liée à la régulation de l’administration. Les autorités municipales pouvaient prendre toutes les décisions concernant leur entretien. De l’an IX à l’an XIII, des rapports de la 1re division se penchent sur la contestation des décisions et le règlement du contentieux. Ces rapports rappelaient notamment les déclarations royales des 18 juillet 1729 et 18 août 1730 autorisant les propriétaires à contester devant la justice les décisions administratives. Un rapport aux consuls de prairial an XI observait : « rien ne paraît encore remplacer ce système protecteur de la propriété ». La loi du 22 juillet 1791 parce qu’elle laissait au pouvoir exécutif la possibilité de maintenir et faire exécuter sa décision en cas de contestation. Elle était à la fois trop compliquée et trop peu protectrice. « L’intérêt des administrés réclame un ordre de choses plus simple, plus naturel, et particulièrement la connaissance de l’autorité supérieure à laquelle ils devront recourir lorsqu’ils ne seront pas convaincus de la justice de l’autorité locale47. » Le ministre de l’Intérieur préconisait de renvoyer ces affaires devant les conseils de préfecture. Le ministère de l’Intérieur s’affirmait bien de la sorte comme l’un des interprètes de la jurisprudence administrative et le constructeur d’un nouveau mode de contrôle de l’administration.
48Le particulier qui s’estime lésé par la construction d’une usine (en ce qu’elle modifie le niveau des eaux) ne peut recourir directement au Conseil d’État. Le plaignant doit d’abord déférer la décision préfectorale au ministre, ce qui ne signifie pas que celui-ci soit juge, mais que la hiérarchie administrative doit s’exercer jusqu’à son terme avant que le Conseil d’État intervienne. Le Conseil d’État affirme ainsi son droit de contrôle de l’autorité ministérielle selon l’article 11 de son règlement de nivôse an VIII : « Le conseil d’État développe le sens des lois, sur le renvoi qui lui est fait par les consuls, des questions qui leur ont été présentées. Il prononce d’après un semblable renvoi : 1° sur les conflits qui peuvent s’élever entre l’administration et les tribunaux ; 2° sur les affaires contentieuses dont la décision était précédemment remise aux ministres. »
49L’idée d’autoritarisme libéral, avancée par H. Brown, se retrouve chez Hegel, dans sa correspondance avec Niethammer : « Les princes allemands n’ont pas encore saisi l’idée d’une monarchie libérale, ni cherché à la réaliser – il faudra que Napoléon organise tout cela48. » Le monde bourgeois que décrit Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit est un monde de Maîtres sans Esclaves ou d’Esclaves sans maîtres. Le bourgeois doit travailler et ne travaille pas pour un Maître : il croit travailler pour lui-même. Or pour Hegel le travail n’est vraiment humain que s’il s’effectue en fonction d’une idée et non d’un donné. Le bourgeois chrétien n’a pas encore d’État, il vit dans une agglomération de propriétaires privés. Il travaille pour lui-même en tant qu’entité juridique, il travaille pour la propriété privée et le Capital. Il n’est pas encore parvenu à l’idée que l’État est une condition de la liberté et de la reconnaissance mutuelle des citoyens. L’action de l’État doit donc être comprise et justifiée dans une Allemagne « où aucune autorité n’a un rayon d’action bien délimité, mais où l’autorité supérieure considère comme son devoir d’accomplir ce qui serait l’affaire des autorités subalternes ; où par conséquent on ne connaît pas cet abandon librement consenti du pouvoir qui laisse agir ceux qui lui sont subordonnés, cette confiance de l’État en lui-même, qui lui permet de ne pas contrarier les parties qui le composent – c’est-à-dire l’élément essentiel de la liberté49 ».
50Cormenin et Sirey, en 1818, dressent la même perspective historique : sous la Révolution, le pouvoir de l’administration s’est accru, parce que les lois ne lui avaient pas posé de limites. L’affirmation du pouvoir réglementaire des ministres, sous le Directoire, réduisit d’autant le domaine d’action des tribunaux civils. Sirey rappelle que jusqu’en 1806 et la création de la Commission du contentieux au Conseil d’État, toute plainte des particuliers contre l’administration était traitée par les bureaux des ministères, faisaient l’objet d’un rapport du ministre au chef du gouvernement, qui renvoyait l’affaire au Conseil : « Il s’agissait des plus grands intérêts, des droits les plus précieux, n’importe : l’affaire était jugée, ou pouvait l’être, sans que les parties intéressées eussent produit leurs moyens de défense, sans qu’elles eussent connu les moyens d’attaque, sans même qu’elles fussent averties qu’un jugement les menaçait50. »
51Pour Sirey, l’administration était la grande oubliée de l’ordre bourgeois établi à partir de 1789 :
« Comment se fait-il qu’après 28 ans de mouvements vers la liberté, nous soyons, de fait, moins garantis contre l’arbitraire qu’avant 1789 ? Le mal provient de ce que, toujours dans les abstractions et la politique, nous ne pensons pas à ce qui est de détail, de pratique, à tout ce qui nous touche immédiatement. On s’est évertué pour obtenir des garanties, quant à la formation des lois ; et rien d’efficace n’a été fait pour garantir que leur existence soit constatée, ou que leur autorité ne soit pas usurpée. »
52Le mal ne venait pas de l’administration elle-même, dont l’utilité pour la société était reconnue : « Que l’administration agisse comme bon lui semblera ; qu’elle combine à son gré tous les éléments de la prospérité publique ; qu’elle concilie, avec une toute puissance discrétionnaire, les intérêts privés avec l’intérêt général ; son action doit être bénie par nous, s’il n’y a ni lésion des nos droits privés, ni entrave illégale à nos facultés naturelles51. » Mais l’attention aux détails pouvait permettre de concilier l’affirmation de la toute puissance de l’État avec l’autonomie réclamée par la société civile.
53L’idée d’une science du gouvernement traduit l’attente d’un réaménagement du pouvoir52. L’un des premiers auteurs du genre en France, Bonnin, affirme en 1812 : « Jusqu’alors, administrer, c’était agir au jour le jour, ce n’était que suivre les illusions, la volonté ou l’impulsion du moment, exercer impunément une partie du pouvoir, troubler les citoyens dans leurs personnes et dans leurs biens, en un mot faire ce qu’on appelait acte d’autorité53. » L’administration devait d’une part se faire rationnelle, grâce à la constitution d’un réseau d’information efficace, mais aussi souple, en empruntant à l’art de la jurisprudence. Plusieurs signes témoignent d’une réflexion nouvelle sur la question sous le Consulat, comme la renaissance des études sur la jurisprudence54. On retrouve dans ces témoignages ce que Pierre Legendre a appelé la « voie française du libéralisme55 » qui émerge par la définition d’un droit administratif très différent dans ses principes du droit civil. Le droit administratif est jurisprudentiel, évolutif et de nature essentiellement défensive : il sert à borner l’action de l’État, dont le rôle organisateur est pleinement reconnu. Le Conseil d’État, très critiqué sous la Restauration, est défendu comme instrument de régulation par les premiers promoteurs du droit administratif : Gérando, Sirey, Cormenin, puis Macarel.
54Le juriste Cormenin résume bien cette double nature de l’État dont le droit administratif naissant contribue à fixer la figure :
« Lorsque le gouvernement ordonne, lorsqu’il administre, lorsqu’il règle, rien ne doit entraver sa marche. […] Mais lorsque le gouvernement a quelques débats avec les particuliers sur un droit, sur une propriété, il s’individualise ; alors il devient personne privée, c’est ainsi qu’il se présente devant le Conseil d’État : voilà l’administration contentieuse56. »
55C’est ainsi un État bourgeois, propriétaire, qui émerge lentement, par tâtonnements, à la fin de l’Empire, sous l’effet de la définition de l’administration contentieuse.
56Dans la conclusion de son ouvrage The myth of the French Bourgeoisie, Sara Maza oppose nettement les deux types du bourgeois et du fonctionnaire, l’un étant vu comme l’affirmation de l’intérêt général, l’autre au contraire comme l’incarnation de la poursuite de l’intérêt privé. L’un des effets de la révolution est de faire, selon elle, des fonctionnaires publics « the central social norm, and the bourgeoisie was construed as its exact antithesis57 ». Cependant, les bureaucrates napoléoniens ne se pensent pas comme détenteurs d’une norme centrale, mais ont plutôt conscience de la fragilité de leur légitimité, et de la nécessité de l’établir par des règles de fonctionnement pratique.
57La révolution amène une première rationalisation de l’administration, mais qui demeure incomplète. Ce qui manque, outre la question du statut des employés, c’est une définition claire des buts de l’administration. C’est elle-même, sous Napoléon, qui s’emploie à le faire, à l’image des bureaux du ministère de l’Intérieur attachés à tracer aux préfets les nouveaux critères de l’action publique. Dans le processus de construction d’un « ordre bourgeois », la bureaucratie napoléonienne explora deux voies. La première consistait à associer la bourgeoisie à l’administration, par le biais des organismes consultatifs. Explorée sous le Consulat, elle connut un ralentissement certain sous l’Empire. La seconde concernait la redéfinition du mode d’action l’État : de l’information statistique à la correspondance avec les pouvoirs locaux, en passant par la construction de la jurisprudence administrative, l’effort des acteurs de la bureaucratie napoléonienne consista à créer les conditions d’une plus grande prévisibilité de l’action de l’État, condition à leurs yeux nécessaire de la reconstruction de sa légitimité.
Notes de bas de page
1 R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979 (1re éd. 1959).
2 Cf., pour l’étude de la croissance puis de la stabilisation des effectifs, l’étude de C. H. Church, Revolution and Red Tape : the French Ministerial bureaucracy, Oxford, Clarendon Press, 1981, et pour la manière dont l’administration des Finances surmonte les aléas politiques, la démonstration magistrale de M. Bruguière, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution, Paris, O. Orban, 1986.
3 J. A. Chaptal, Mes souvenirs sur Napoléon, Paris, Plon, 1893, p. 29.
4 A. de Peyre, « Lettres de Jean-Antoine Chaptal à son fils », Revue du Gévaudan, 1959, p. 68-74.
5 Notice biographique de Son Excellence Emmanuel Cretet, comte de Champmol, par Fauchat, chef de division au ministère de l’Intérieur, Moniteur, 23 décembre 1809.
6 Lettre de Mme de Gérando à la baronne de Stein, 22 décembre 1804, dans Lettres de la baronne de Gérando, Paris, Didier, 1880, p. 199.
7 Pour l’insertion de Gérando dans ce courant, voir les travaux de C. Duprat, Le temps des philanthropes, Paris, CTHS, 1993.
8 Lettres de la baronne de Gérando, op. cit., p. 200.
9 Prosper de Barante, Souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, t. I, p. 382. Le dossier personnel de Benoist mentionne cependant, en l’an VIII une rente de 6 000 F en bien fonds.
10 En 1815, Benoist fut nommé directeur général des communes, puis fut conseiller d’État de 1816 à 1818. À cette date, comme il avait quitté le ministère de l’Intérieur, on lui fit savoir qu’il n’avait pas droit à une pension, malgré ses services dont on reconnaissait le mérite important.
11 C. Duprat, Le temps des philanthropes, Paris, CTHS, 1993.
12 Alard, Bardel, Bertrand, Cels, Coulomb, Després, Hennebert, Huzard, Molard, Montgolfier, Perier, Tessier, Vimorin, Vitry.
13 Arnould, Benoist, Costaz, Amaury Duval, Barbier-Neuville, Lansel, Mourgues. La liste est étudiée par A. Conquet, « La fondation de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dans Revue du Gévaudan, 1983, n° 2-4, p. 171-178, et surtout par S. Chassagne, « Une institution originale de la France post-révolutionnaire et impériale : la Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dans Histoire, économie et sociétés, 1989, n° 2, p. 147-166.
14 Arch. nat., F1bI 2634.
15 Arch. nat., F1bI 2681, rapport du chef de la 2e division au ministre de l’Intérieur, 12 février 1811.
16 Arch. nat., F1bI 2612, 20 décembre 1813.
17 Arch. nat., F1bI 6, Barbier-Neuville au ministre de l’Intérieur, 11 janvier 1806.
18 Arch. nat., F1bI 2673.
19 C. Kawa, Les ronds-de-cuir en Révolution. Les employés du ministère de l’Intérieur sous la Première République, Paris, CTHS, 1997.
20 Réflexions sur les hôpitaux et particulièrement ceux de la commune de Paris, et de l’établissement du Mont-de-Piété, par un employé du ministère de l’Intérieur, Prault, an VIII, 27 p.
21 C. A. Costaz, Histoire de l’administration en France, Paris, Huzard, 1843, t. I, p. 14.
22 Arch. nat., F1bI 2634. Ce courrier prend néanmoins place dans un volumineux dossier concernant la revendication de Costaz pour que sa pension soit calculée sur la base de son dernier traitement de 12 000 F, et non de 10 000 F (ce qui lui assurait depuis 1815 une pension de 3 611 F.).
23 M. Molé, Souvenirs de jeunesse, Paris, Mercure de France, 1991, p. 328.
24 É.-D. Pasquier, Mémoires, Paris, Plon, 1894, t. I, p. 222.
25 D’après E. Whitcomb, « Napoleon’s prefects », dans American Historical Review, 97 , 79, , p. 1089-1118.
26 Sur cette tentative de fusion des élites et de ralliement de la noblesse, voir R. Blaufarb, « The Ancien Regime Origins of Napoleonic Social Reconstruction », dans French History, 2000, n° 4, p. 408-423.
27 Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon, Paris, Didot, 1833, p. 171.
28 Arch. dép. Marne, 1 M 40.
29 Arch. nat., F1bII Aude 1, 6 pluviôse an X.
30 Arch. nat., AF IV 1316, nivôse an IX.
31 R. Fleurigeon, Manuel administratif ou recueil par ordre de matières de toutes les dispositions des lois nouvelles et anciennes encore en vigueur jusqu’en germinal an Ix. Paris, chez Rondonneau, au dépôt des lois, an IX.
32 Arch. nat., F 1bII Lozère, 10 mars 1808.
33 Arch. nat., F3I 11, 1er germinal an XII.
34 Cf. G. Gayot, « Quand les chefs de manufacture et les gens de travail retrouvèrent leur place naturelle dans la société après brumaire an VIII », dans J.-P. Jessenne (éd.), Du Directoire au Consulat. 3. Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-nation, colloque de Rouen, 23-24 mars 2000, Lille-Rouen, CRHEN-O, GRHIS, 2001, p. 217-242.
35 V. Roux, De l’influence du gouvernement sur la prospérité du commerce, Paris, Fayolle, 1800, p. 275.
36 J.-B. Say, Traité d’économie politique, Paris, Chapelet, 1803, p. ii.
37 Sur les conceptions de Say et leur dimension républicaine, en opposition à l’idée de « main invisible » supposant des acteurs ignorants les mécanismes généraux de l’économie, voir en dernier lieu R. Whatmore, Republicanism and the French Revolution. An intellectual history of say’s political economy, Oxford, Oxford University Press, 2000.
38 Instruction pour les Conseils Généraux, 20 frimaire an X.
39 Ibidem, p. 371.
40 Arch. nat., 44 AQ5. Voir aussi G. Gayot, Les draps de Sedan (1646-1870), Paris, EHESS, 1998.
41 H. G. Brown et J. A. Miller (éd.), Taking liberties. Problems of a new order from the French Revolution to Napoleon, Manchester, Manchester University Press, 2002.
42 M.-N. Bourguet, « Désordre public, ordre populaire à l’époque napoléonienne », dans J. Nicolas, Mouvements populaires et conscience sociale xvie-xixe siècles, Paris, Maloine, 1985, p. 698.
43 Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon, Paris, Didot, 1833, p. 150.
44 J. Carbonnier, « Le Code civil », Lieux de mémoire, Gallimard, 1986, t. II, vol. 2, p. 296.
45 Arch. nat., F1bII Roer 3.
46 Nous renvoyons sur ce point à notre thèse, Le ministère de l’Intérieur sous le Consulat et l’Empire (1799-1814). Gouverner la France après le 18 brumaire, thèse pour le doctorat d’histoire sous la direction de M. Gérard Gayot, soutenue à l’université de Lille 3 le 23 novembre 2004, et spécialement au chapitre XI, « La police rurale ».
47 Arch. nat., F2I 1158, rapport du ministre de l’Intérieur aux consuls, 7 prairial an XI.
48 G. W. F. Hegel, Correspondance. T. 1 : 1785-1812, Paris, Gallimard, 1962, Hegel à Niethammer, le 29 août 1807.
49 Ibidem, novembre 1807.
50 J.-B. Sirey, Du Conseil d’État selon la charte constitutionnelle, Paris, 1818, p. 33.
51 Ibidem, p. 121.
52 Cf. O. Ihl, M. Kaluszynski, G. Pollet, « Pour une socio-histoire de l’action gouvernementale », dans O. Ihl, M. Kaluszynski, G. Pollet (dir.), Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, 2003, p. 1-21.
53 Ch.-J. Bonnin, Principes d’administration publique, Paris, 1812, p. 19.
54 H. Hayem, « La renaissance des études juridiques en France sous le Consulat », dans RHDFE, 1905, p. 96-122, 213-260 et 378-412.
55 P. Legendre, Trésor historique de l’État en France, Paris, Fayard, 1992, p. 530.
56 Cormenin, Du Conseil d’État, Paris, 1818, cité par P. Bastid, Un juriste pamphlétaire : Cormenin, Paris, Hachette, 1948, p. 68.
57 S. Maza, The Myth of the French Bourgeoisie : An Essay on the Social Imaginary 1750-1850, Harvard, Harvard University Press, 2005, p. 129.
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