Chapitre 22. Barcelone, métropole d’Empire
p. 295-308
Texte intégral
1À partir de 1906, le noucentisme travaille à faire de la Catalogne une métropole : c’est le concept de Catalunya-ciutat. Il s’agit de barceloniser non seulement l’espace urbain encore peu homogène mais aussi l’ensemble de la province et pourquoi pas, son voisinage. Les catalanistes ont pour Barcelone des rêves impérialistes. On ne devrait pas s’en étonner : après que la défense des colonies a été l’un des chevaux de bataille de l’époque libéral-provincialiste, le Désastre de 1898 qui a vu l’Espagne perdre ses derniers lambeaux d’empire qu’étaient Cuba, Puerto Rico et les Philippines, a convaincu les élites catalanes de l’inefficacité de l’État pour doter l’Espagne d’un attribut de puissance qui paraissait indispensable à la régénération du pays. Cette frustration impériale, le nationalisme catalan l’assume à son tour quand Enric Prat de la Riba développe l’idée d’une « Catalunya Gran » qui étendrait son influence sur le bassin méditerranéen, rejet moderne d’un empire aragonais médiéval disparu. Le noucentisme qui est un projet de construction d’une culture nationale propre reprend cette idée qu’Eugeni d’Ors conçoit comme la projection politique et culturelle d’une capitale : Barcelone.
La conquête de Montjuïc
2La stratégie d’appropriation de l’espace urbain hésite entre deux modèles antagonistes : d’une part, en optant pour le monument discret, elle prend le parti de la dispersion monumentale, comme au parc de Montjuïc. D’autre part, en entreprenant la monumentalisation du cœur de la vieille ville, elle s’emploie à définir un Barri Gòtic susceptible de centraliser la ville autour d’un quartier « médiévalisé ».
3À la différence du modernisme qui privilégie le monumentalisme, le noucentisme défend le parti pris d’œuvres d’art éparpillées dans la ville : à partir d’avril 1908 et du débat municipal sur l’emplacement du buste de Vilanova, la mémoire part à la conquête des jardins, des squares et des coins de rue. Dans les années dix, les deux options coexistent. L’effet d’accumulation des bustes du Parc contraste avec le saupoudrage des autres monuments dans la ville nouvelle : celui à Soler i Rovirosa dans les jardins du pg. de Gràcia, celui à Casanova dans l’Eixample, celui à Rodó i Sala au Clot, celui à Martí i Julià sur la Diagonale, celui aux volontaires de la Grande Guerre place Lesseps, celui à Guimerà place de la Bonanova, etc. Lorsque le projet de l’Exposition de 1929 se concrétise, des voix s’élèvent contre la transformation du parc de Montjuïc en parc de la Citadelle-bis. En 1921, Joan Sacs, dans La Publicidad, s’oppose farouchement à la statue de Dante que la colonie italienne de Barcelone veut offrir à la ville : il craint que Montjuïc ne devienne un « dictionnaire iconographique universel » où séviraient tour à tour « les admirateurs de Shakespeare, de Goethe, de Camoens et de Mahomet ». Il réclame : « de beaux marbres sans autre finalité que l’expression de la pure beauté formelle1 ».
4Cependant, Montjuïc n’est pas une page blanche où différentes conceptions d’aménagement pourraient s’affronter en toute liberté. Sur le plan des mémoires, il est encore lourd d’un passé à solder. En effet, la forteresse militaire de Montjuïc est au catalanisme ce que celle de la Citadelle était à la Renaixença, la marque infamante d’une humiliation à effacer. En 1902 par exemple, des propositions se multiplient pour situer le monument à Verdaguer dans l’un des deux parcs, « afin de symboliser la revendication de la Catalogne gagnant une victoire éclatante sur ses ennemis2 ». En 1909, la presse présente l’inauguration de Manelich comme une revanche prise sur la citadelle infâme de Montjuïc. Le président de la commission pense que cet emplacement symbolise la force d’un peuple sain qui entend venger les injustices du passé. Guimerà déclare alors que la statue neutralise la Citadelle aux « allures d’ennemi » et dont la renommée est « l’effroi des peuples de la Terre ». Il souhaite ainsi « effacer tant de souvenirs de martyres et de larmes3 ». Pour La Veu d’alors, la prise de possession de Montjuïc fait écho à celle de la Citadelle : « Les fêtes ont consacré la montagne dans l’opinion barcelonaise et désormais, la ville redoublera d’effort pour se faire maîtresse de la montagne comme elle s’en fit de la Citadelle, en la couvrant de fleurs et de verdure qui la consacrent aux temps modernes4. »
5S’il est probable que les classes populaires ont le souvenir bien vif des exécutions d’anarchites faites au fort militaire de Montjuïc en 1897, après l’attentat anarchiste de la Fête-Dieu, et en 1909, après la Semaine Tragique, l’artifice de la mémoire catalaniste consiste à greffer sur ces souvenirs populaires celui de 1714. Du coup, selon La Publicidad, le peuplement du parc de Montjuïc par les statues est le symbole d’une réappropriation légitime de sa citadelle par les Barcelonais5. Finalement, l’appropriation de la montagne construite comme lieu d’opprobre est le grand défi que se lance Barcelone au xxe siècle : établissement de l’Exposition de 1929 sur les premières pentes, aménagement de la montagne en jardins, cession de la citadelle militaire à la ville en 1960, construction du complexe des Jeux Olympiques en 1992. En 1928 déjà, à la veille d’une Exposition internationale qui a investi les pentes occidentales de la colline, un éditorial de La Publicitat annonce triomphalement « la chute de Montjuïc » :
« La période de punition s’est terminée quand des citoyens se sont proposés de reconquérir la montagne. Le mot magique « Exposition » pouvait réaliser le miracle. […] À présent un funiculaire qui sort du côté le plus populeux de la montagne a entrepris l’assaut définitif. Un boulevard entourait déjà la montagne mais il semble qu’une voie ferrée prenne possession des lieux de manière plus définitive. Silencieusement, la chenille a tissé sa chrysalide ; elle en est déjà au premier replat… virtuellement, toute la montagne est prise6. »
6Montjuïc n’est pas seulement l’observatoire qui livre au spectateur-pèlerin un panorama-révélation sur la ville et sa province comme le Tibidabo ou la montagne de Montserrat. C’est aussi un lieu de mémoire négatif, comme le parc de la Citadelle, qu’il faut investir pour en annihiler la portée.
La cathédrale réinvestie [Ill. 28]
7La déconcentration des monuments commémoratifs qui sert la barcelonisation de l’espace symbolique va de pair avec un renforcement de la main mise sur le centre ancien de Barcelone que l’on commence à nommer « barri gòtic ». Comme le montre Joan Ganau Casas, les années 1870 et surtout la décennie 1880 voient croître l’intérêt pour le patrimoine historique et tout particulièrement la cathédrale de Barcelone. Aux fondements de ce phénomène, on trouve un double phénomène : le rapprochement entre l’intelligentsia renaissante et l’Église suite à la révolution de 1868, et la nécessité pour la bourgeoisie de trouver un emblème de son pouvoir confortant un lien avec le passé. La métaphore de l’usine-cathédrale des temps nouveaux est un lieu commun d’alors. L’appropriation par les élites barcelonaises des espaces symboliques les plus traditionnels de la ville leur permet de capter la valeur suprahistorique et socialement partagée de ces bâtiments. La permanence de l’architecture ancienne est une valeur convoitée par des classes si peu assurées de leur domination sociale et politique. Ceci explique qu’à la fin du xixe siècle, ces dernières aient lancé d’ambitieux programmes de restauration de cathédrales tant à Barcelone qu’à Tarragone, à Gérone ou à Lleida.
8L’achèvement de la façade de la cathédrale de Barcelone est le meilleur exemple de cet effort d’appropriation symbolique. La somptuosité d’une architecture de façade est en effet la meilleure vitrine de l’ostentation somptuaire : l’habillage de l’ancien, comme le montre l’opération de la Llotja de Barcelone, est devenue une caractéristique de cette architecture de parade. Toujours selon Joan Ganau Casas, « L’achèvement de la façade de la cathédrale de Barcelone constitue le paradigme d’une nouvelle conception esthétique et sociale introduite par la bourgeoisie » : Manuel Girona, le banquier conservateur aux velléités artistiques, se charge du programme en 1859. En récompense de ce don généreux, le chapitre lui offre une sépulture dans le cloître. En 1860, sur l’instruction de Girona, l’architecte Josep Oriol Mestres suit les recommandations formulées dès 1839 par Pau Piferrer en faveur d’un style néogothique. Ce choix prend le contre-pied des façades de style baroque qui furent achevées au xviiie siècle à Gérone et à Tortosa. Mais en 1882, une première polémique éclate entre Mestres et l’architecte Joan Martorell que doit trancher l’Académie de San Fernando en 1887. Puis, une seconde en 1890 lorsqu’un juré composé d’académiciens des Beaux-Arts de Madrid visite le chantier : Joan Sardà et Josep Puig i Cadafalch s’insurgent alors contre ce qu’ils considèrent comme une intromission du pouvoir central. Dans le quotidien La Renaixença, le célèbre architecte s’efforce de lier le problème de la cathédrale au catalanisme politique naissant en faisant de l’art gothique la plate-forme politique du catalanisme conservateur. Le consensus stylistique qui se dégage finalement autour d’une version architecturale historiciste fortement inspirée de l’éclectisme de Viollet-le-Duc permet aux élites barcelonaises d’assumer toutes seules le projet.
9L’affaire de la façade de la cathédrale illustre une forme de mise sous tutelle symbolique du centre historique de la ville. Les élites barcelonaises, sous prétexte de respect de l’histoire, ont conçu une cathédrale qui dénature l’histoire architecturale du bâtiment médiéval et tente d’établir un contact hasardeux avec le gothique nord-européen, tout comme le monastère de Ripoll qui fit les frais de ce type d’appropriation idéologique. Dans les années qui suivent, le projet de réforme de l’ancienne Barcelone se développe dans la même lignée. En 1879 en effet, le plan de transformation de la vieille ville élaboré par Angel Baixeras i Roig prévoit de dégager le pourtour de la cathédrale afin d’aménager un jardin qui se prolonge jusqu’à la place Sant-Jaume. À la manière d’Haussmann, le plan Baixeras vise à valoriser les monuments en les isolant et en les intégrant dans des perspectives urbaines. Baixeras suivait en cela Cerdà qui recommandait de percer le centre-ville de trois artères principales (Vias a, B et C) en forme de « H » : deux voies parallèles allaient de l’Ensanche vers le port ; une troisième voie transversale tranchait le centre-ville et passait juste devant la cathédrale. De ce projet n’est réalisée que la Via Laietana ouverte entre 1908 et 1913 ainsi que l’amorce de la voie transversale jusqu’au parvis de la cathédrale (aujourd’hui avenue Cambó). Alors que les travaux commencent en 1908, le conflit de mémoire autour des centenaires de la guerre d’Indépendance et de Jaume Ier prend l’allure d’une bataille de position. Au rapatriement des restes des neuf martyrs de 1809 dans le cloître de la cathédrale répond l’inauguration des travaux de la place du Roi pour rendre hommage à Jaume Ier, à quelques encablures de là. La mémoire, elle aussi, investit le centre historique.
10Toutefois, en ce début de xxe siècle, la théorie conservationniste de l’architecte Puig i Cadafalch commence à faire sentir son influence. Selon une attitude dictée par Ruskin, l’architecte moderniste défend le principe d’un strict respect des bâtiments historiques. La création en 1914 du Servei de conservació i catalogació de monuments sous l’égide de la Junta de museus est une première victoire, inédite en Espagne. Par la suite, l’urbanisme noucentiste oppose la vision historiciste de la ville à l’urbanisme progressiste de Cerdà et de Baixeras. En accord avec les théories de Charles Buls, le noucentisme défend la nécessité de prendre en compte le facteur esthétique dans la construction de la ville, la disposition et la proportion humaine des places, l’introduction de la nature dans le tissu urbain et la conservation des monuments historiques. À Barcelone, une nouvelle sensibilité pour le bâti modeste se développe : elle exalte l’atmosphère des rues tortueuses de la Barcelone médiévale et s’enthousiasme pour le pittoresque de la cité. À partir du concept artistique de la ville, les urbanistes en viennent à considérer tout le centre-ville en cité ancienne. Le cœur de Barcelone n’est plus considéré comme un noyau d’insalubrité à éliminer mais comme la marque d’un caractère urbain original et unique. Pour Jeroni Martorell, un autre grand conservationniste, il doit être revalorisé « comme le lieu essentiel où résident les organes essentiels du corps urbain7 ».
11Cette conception organiciste considère les édifices du centre comme des monuments historiques et fige le quartier de la cathédrale en un musée ouvert de l’architecture « nationale ». C’est pourquoi en 1908 Jeroni Martorell propose d’y réunir les restes des maisons détruites par le percement de la Via Laietana : « Nous ne devons pas nous contenter d’accumuler certains de ces fragments dans un musée. Près de la cathédrale, on pourrait reconstruire tout cela. Composer un ensemble qui synthétise l’art de la vieille Barcelone ». La proposition devait conduire entre 1925 et 1927 à la définition de ce que les Barcelonais commencent à nommer le Barri Gòtic. L’expression désigne le petit quadrilatère s’étendant de la cathédrale à la place Sant-Jaume. Certes, comme le dit l’architecte Florensa en 1928, l’expression ne correspond à rien de réel et se réduit principalement à un slogan touristique, mais l’adjectif de « gothique » projette une unité de style sur un ensemble divers. Ainsi, ce concept unificateur fondamental qui appartenait au domaine architectural, comme le chantier de la façade de la cathédrale le prouve, gagne l’urbanisme. Le Barri Gòtic ne conduit pas seulement à restaurer un périmètre particulièrement riche en édifices de grand intérêt artistique et historique, il aboutit également à reconstituer une ville médiévale imaginaire. Par exemple, la muraille romaine qu’on découvre en détruisant les maisons qui l’avaient toujours masquée au point qu’on en ignorait l’existence, est l’objet d’une scénographie urbaine autour de l’actuelle place Berenguer el Gran. En 1927 encore, on édifie entre les deux bâtiments de la Généralité un pont néogothique, rue Bisbe. Le traitement monumental de la façade latérale de la chapelle de Sainte-Agathe relève de la même logique. Enfin, on déplace pierre par pierre l’ancienne Casa Clariana-Padellas, un palais des xve et xvie siècles se trouvant sur le tracé de la Via Laietana : l’édifice est transplanté à nouveau devant la place du Roi, contribuant à fermer et « médiévaliser » l’aspect du lieu (c’est l’actuel musée historique de la ville).
12D’un point de vue idéologique, la transformation scénographique d’une partie du centre-ville en Acropole de Barcelone s’inscrit dans la logique de réhabilitation militante de la cathédrale en centre d’un pouvoir d’émanation catholique. Selon Ignaci de Solà-Morales, « Si la Sagrada Família est la “cathédrale nouvelle”, avec ce que cette expression sous-entend de centre de la nouvelle ville, le remodelage du noyau historique est la récupération de la cathédrale de toujours, de la ville éternelle »8. Le conservatisme catholique qui préside à cette entreprise se complète d’une politique de dénomination urbaine cohérente : en mai 1927, les voies nouvelles qui s’étendent désormais entre cathédrale et Via Laietana reçoivent les noms des martyrs de la guerre d’Indépendance. Le dictamen avoue l’objectif de concentrer géographiquement ces noms sur les lieux supposés de leur action héroïque : « La pensée capitale qui motive cet accord est de réunir dans un même secteur les noms de ceux qui furent unis dans l’action, dans le martyre et dans la gloire9. » Ainsi, la monumentalisation de la ville recouvre une volonté politique de recentrer Barcelone autour d’un cœur catholique et conservateur. L’invention du quartier Gothique s’approche conceptuellement de ce que l’Exposition universelle de 1929 réalise au Pueblo Español : la reconstitution artificielle d’un village en relique d’un passé idéalisé qui n’exista jamais. Cette opération de monumentalisation de la ville dissout le monument commémoratif dans la ville en étendant sa fonction mémorielle à l’ensemble du corps urbain.
La ville parcourue
13Les historiens ont souvent souligné l’importance du parcours symbolique comme mode d’appropriation de l’espace urbain10. Le cortège commémoratif est une mise en branle de la société qui réaffirme les limites territoriales de la communauté ainsi que son organisation centralisée. En décrivant la logique d’emplacement des monuments commémoratifs, on met en valeur la place des mots dans une phrase commémorative que le cortège a pour fonction de dire. Les rondes capricieuses de la procession civique ne doivent pas faire perdre de vue la mise en valeur d’une syntaxe stable, à la temporalité longue, qui vise à une emprise progressive de la ville. L’étude de trente itinéraires de 1882 à 1928 le prouve. La procession civique crée de nouveaux courants de circulation, en renforce d’anciens, déplace l’attention vers de nouveaux foyers et reconquiert des lieux interdits comme la Citadelle. Ce remodelage de fond est lourd de sens car il contribue à donner à la ville de nouveaux centres, à distribuer différemment en elle le profane et le sacré, l’important et l’accessoire.
14À la fin du xixe siècle, le parcours emprunté par les processions religieuses jouit d’une grande stabilité, résultat de siècles de pratique religieuse. La boucle processionnaire s’oriente exclusivement vers la mer, la cathédrale représentant le point le plus septentrional de son dessin. Le trajet relie les trois cœurs religieux de la ville : la cathédrale, Santa-Maria-del-Mar et la basilique de la Mercè. Jusqu’en 1893, les cortèges commémoratifs suivent cette Via Sacra à quelques modifications près : le centre de gravité des boucles processionnaires se déplace à l’Hôtel de ville et les trajets incluent plus largement les Ramblas. Enfin, le crochet par le Born (Santa-Maria-del-Mar) est remplacé par le détour au parc de la Citadelle voisin. Ainsi, l’itinéraire semble effectuer un mouvement tournant autour du pivot de la place Sant-Jaume tout en se heurtant, comme une limite indépassable, aux Ramblas. Mais à partir de 1883, les processions civiques s’aventurent dans l’Ensanche par le pg. de Gràcia ou la Rambla Catalunya. L’acte de couronnement de la Mercè qui clôt l’Exposition universelle, le 21 octobre 1888, fait également ce détour, mais la vague terroriste des années 1890 touche de plein fouet cette hardiesse : en 1893, des bombes sont lancées sur la procession de la Mercè et en 1896, sur celle de la Fête-Dieu. Pour les autorités, l’espace que parcourent ces défilés doit à tout prix demeurer inerme : c’est pourquoi les manifestations sont refoulées du centre-ville. C’est le cas du 1er mai 1890 qui tente de descendre la Rambla, en vain. Les jours suivants, les ouvriers anarchistes de Sant-Martí tentent un coup de force en partant de la place Tetuan. Ils se heurtent aux barrages de police qui, place de Catalogne, empêchent l’accès au centre-ville. Le désordre n’a pas droit de cité.
15Ces événements ont sans doute accéléré l’éclatement du parcours processionnel traditionnel. Dans les années 1890, les trajets ne sont plus des boucles mais des incursions sans retour, tous azimuts, à partir de la place Sant-Jaume. Le Raval est toujours un no man’s land de la mémoire tandis que la procession de la Mercè de 1902 décrit un long crochet par les beaux quartiers de l’Ensanche. La manifestation est toujours reléguée en périphérie du centre comme par exemple celle du 29 septembre 1901 qui relie les arènes de Barcelone à la statue de Prim en contournant la vieille ville par les boulevards (Rondas). De la même manière, la manifestation catalaniste du Onze septembre 1901 doit contourner le cœur de la ville pour rejoindre la statue à Casanova. Par contre en 1906, son cortège part du plein centre (sans traverser la place Sant-Jaume cependant) et se dirige au Parc par les rues Jaume et Princesa. Cet itinéraire emprunte une voie traditionnelle de la géographie des cortèges barcelonais et permet aux nationalistes de gagner en légitimité en investissant symboliquement le centre. On se souvient qu’en 1906, Solidaritat a intronisé le Onze septembre au nombre des mémoires légitimes.
16Entre 1808 et 1914, les itinéraires basculent définitivement vers l’Ensanche. La Rambla (dans sa partie haute) et la Portal de l’Angel sont les terrains privilégiés des transhumances commémoratives. La périphérie du centre-ville est désormais régulièrement arpentée. Le cortège pour l’inauguration de Manelich remonte la Rambla, fait le tour de la place de Catalogne et emprunte les boulevards jusqu’à la rue Campo-Sagrado où il bifurque vers Montjuïc. De même, le pg. de Sant-Joan est une voie triomphale souvent sillonnée. Cette stratégie circulatoire permet le contournement symbolique du centre, prémisse d’une pénétration de l’Ensanche. Cette fois-ci, la commémoration ne se distingue pas de la manifestation : ces voies de traverse sont aussi celles de la contestation comme en témoignent les trois défilés qui convergent en octobre 1910 vers le cimetière pour honorer Clemente García par le Parallèle, le pg. Colom et la Rambla. Les étudiants de faculté se réunissent place de Catalogne en secret et descendent trois par trois la Rambla pour ne pas s’attirer les foudres de la police : de manière symbolique, ce trajet contestataire franchit le Rubicon d’un espace d’ordre. Mais de manière non moins significative, les étudiants se coulent dans un itinéraire mille fois battu, incapables d’imposer un usage alternatif de l’espace urbain.
17De 1914 à 1930, les sept trajets connus quittent le centre-ville pour arpenter les nouveaux quartiers vers la montagne. Seul le cortège du Día de la Raza s’inscrit en faux par rapport au mouvement général, preuve, une fois encore, de son décalage par rapport aux réalités commémoratives de l’époque. Le centre n’est pas délaissé comme en témoigne le trajet suivi par le cortège funèbre de Gaudí en juin 1926. Toutefois, une certaine décentralisation symbolique se fait jour pour le cortège en l’honneur de Maragall qui part du Cinc d’Oros (juin 1917) et celui des cérémonies à Pi i Margall (septembre 1915 et avril 1917) qui part de la Casa del Pueblo, rue Aragó. La place Sant-Jaume n’est plus le centre de gravité des mémoires barcelonaises. Ainsi, les itinéraires dessinent une géographie de la mémoire en concordance avec la logique des installations monumentales. De 1860 à 1930, la mémoire de la ville bascule vers l’Ensanche dont le pg. de Gràcia figure la colonne vertébrale. Le Quartier Gothique demeure le point d’attache principal de ces circonvolutions qui parcourent un chemin menant du cœur historique de Barcelone à ses nouveaux quartiers.
18Mais ces routes commémoratives dessinent en creux une ville évitée, refoulée : la Rambla est un trajet de confluence mais aussi une limite indépassable. L’incursion dans le Raval demeure à tous impensable. Le pg. de Sant-Joan, de l’autre côté, figure une autre frontière magique que l’on arpente volontiers mais qu’on ne franchit jamais. Derrière ces no man’s land de la mémoire gît une ville qui certes, n’est pas dépourvue d’une mémoire propre, mais dont les souvenirs sont soigneusement oubliés. La commémoration arpente Barcelone jusqu’aux confins d’un territoire imaginaire où se confine une communauté. Ces espaces constituent à bien des égards le négatif de cette occupation de la ville : jamais traversé, le Raval (ou Barrio Chino) est un trou de mémoire. C’est le quartier populaire dont la mémoire n’est jamais prise en compte ni récupérée. C’est le quartier des barricades, des mouvements de colères et des manifestations protestataires11. Il est en quelque sorte l’anti-espace commémoratif de Barcelone en même temps que sa principale limite. Au contraire, les commémorations accentuent leur dérive vers l’Ensanche, vers ces terres vierges de la mémoire : l’espace conquis par les cortèges est celui d’une ville neuve, sans passé, une page blanche à écrire. L’Eixample, lieu de prédilection du rassemblement catalaniste, permet de s’affranchir symboliquement du passé.
Des espaces de mémoire emboîtés
19Si les politiques de mémoire « barcelonisent » l’espace urbain, au-delà de la ville, elles visent à constituer Barcelone en capitale de province, ou d’empire. Les espaces ainsi construits s’emboîtent.
20Pour évaluer la nature des relations tissées entre Barcelone, sa province et le reste de l’Espagne, il faut mesurer les flux financiers et humains qui dessinent des réseaux de mémoire. Tout d’abord, les destinations et les provenances des dons destinés aux monuments commémoratifs : dans un sens, la destination des dons barcelonais pour édifier des monuments en Espagne restreint son horizon. Pour la période 1876-1900 (9 cas), la répartition des dons est nationale avec une préférence accentuée pour des villes proches de Reus (monument Prim 1886) et de Saragosse. Pour la période 1900-1919 (18 cas), les dons se concentrent uniquement en Catalogne et dans la capitale du Royaume. Pour Madrid, il s’agit de trois dons seulement : le mausolée à Pi i Margall, le monument à Castelar, l’autre chef républicain, et le monument à Canalejas, présenté dans les actes municipaux comme la contrepartie de la contribution de Madrid au monument Verdaguer. L’horizon des mémoires barcelonaises se provincialise nettement après 1900. À l’inverse, les dons espagnols destinés à des monuments barcelonais s’épuisent. Pour le monument à Colomb dans les années 1880, la part de la souscription représentée par les municipalités espagnoles (hors Barcelone) s’élève à 6 % dont 3,7 % en provenance des mairies catalanes et 2,3 % du reste de l’Espagne12. La géographie des souscriptions aux monuments à Verdaguer (1913), à Pi i Margall (l’état des lieux date de 1915 mais la souscription est ouverte dès 1902) et à Guimerà (1924) le confirme, exception faite de Madrid.
21Pour ce qui est de la Catalogne, la province compte pour 8,2 % de la collecte à Pi i Margall, pour 17,8 % de celle à Verdaguer et pour 24,9 % de celle à Guimerà. La dispersion des dons reflète une Catalogne urbaine, industrialisée et littorale. La proximité de Barcelone joue également puisqu’une proportion importante des dons se trouve dans un périmètre de 50 km autour de la capitale. De même, La Vieille Catalogne l’emporte nettement sur les zones occidentale et méridionale. Tarragone fait figure d’exception. La Catalogne commémorante est sa partie la plus moderne où l’acte de mémoire est déjà utilisé comme un instrument normal d’expression politique. Pour le monument à Pi i Margall, la géographie des dons recoupe la carte d’implantation électorale des républicains nationalistes. Par contre, la géographie des dons au monument à Verdaguer (1913) recouvre un spectre politique assez large qui assure le succès de la souscription. En définitive, la politisation des hommages définit des bassins de recrutement différenciés. Mais l’essentiel demeure bien que l’identification des provinciaux à la capitale est massive et multiple. Barcelone fonctionne de moins en moins comme un territoire, la capitale du Principat, et de plus en plus comme un répertoire où s’expriment différentes sensibilités provinciales.
22Pour apprécier l’élaboration d’un espace symbolique catalan unifié autour de sa capitale, on peut repérer l’assistance des associations provinciales aux cérémonies barcelonaises. La cérémonie du Onze septembre présente une série continue de 1906 à 1922 : la pénétration des délégations provinciales est nette (de 19.4 % à 35.4 %) quoique effectuée par paliers successifs vers 1916 et 1921. Pour d’autres cérémonies ponctuelles, on aboutit à des proportions comparables : 56.6 % de provinciaux assistent à la cérémonie à Clavé (1882), 23.4 % à l’enterrement de Verdaguer (1902), 31.25 % au défilé d’hommage à Guimerà (1909), 70.5 % à l’inauguration d’un nom de rue à Clavé (1924). Si l’on compare la géographie de recrutement de trois cérémonies catalanistes (Verdaguer 1902, Dr Robert 1910 et Onze septembre 1910-1922), on constate leur extrême concentration : pour le monument Robert, trois comarques seulement (le Penedès, le Vallès oriental et le Ripollès13) ; pour le Onze septembre, le Maresme et le Vallès occidental principalement, avec une percée tardive et timide dans le Ripollès et le long d’un axe Lleida-Reus. La quasi-totalité des entités présentes à la fête nationale viennent de Badalona (7 fois présente), Arenys de Mar (7), Sabadell (6) et Calella del Mar (5). L’effet d’entraînement au sein d’une même circonscritpion ou dans la même ville l’emporte donc sur les affinités idéologiques. À partir de ces foyers agrégateurs, on peut dégager des fronts de conquête : le Onze septembre des années 1919-1919 fait une percée dans le sud (Tarragone, Reus, El Vendrell) et dans le centre (Manresa). Du côté du Maresme, la vague remonte jusqu’à Sant-Feliu de Guixols. En 1921 et 1922, la poussée du sud est confortée (Vilanova i la Geltrù, Vilafranca del Penedès, Valls, Montblanc) tandis que le cœur de la Catalogne succombe (Vic, Bergà, Olot). On note même une poussée notable dans l’Empordà républicain. L’extension se fait alors en tache d’huile.
23Au total, l’écho provincial des monuments barcelonais s’accroît considérablement lorsque se catalanise la mémoire de la capitale. Une traduction très concrète de ce système d’écho s’exprime par le dédoublement de monuments barcelonais dans la province catalane : Prim à Reus, Monturiol à Figueres, Verdaguer à Folgueroles, Balaguer à Vilanova i la Geltrù, Dr Robert à Sitges, Milà i Fontanals à Vilafranca del Penedès, Prat de la Riba à Castellterçol, Casanova à Sant-Boi de Llobregat, Fortuny à Reus, les martyrs de la Patrie à Gérone ou au Bruc. L’espace symbolique catalan s’homogénéise en même temps qu’il se centralise. Barcelone devient un point commun qui fonctionne comme un principe d’identification.
Barcelone impériale
24L’horizon de la mémoire barcelonaise franchit les limites du Principat. Un fil conducteur va du monument aux guerres d’Afrique au Día de la Raza en passant par les monuments à Colomb et à Jaume Ier : l’impérialisme. En effet, le catalanisme n’est rien d’autre que la continuation d’une idéologie de la conquête mais dont le rôle principal serait assumé par la Catalogne, et non plus par la Castille. L’espace symbolique barcelonais contient trois éléments emboîtés qui sont d’actualité à des époques différentes. Le premier cercle touche les pays de l’ancienne Couronne d’Aragon ; le second comprend une vaste Occitanie qui couvre le Midi français et associe l’Italie dans une identité méditerranéenne à définir. Enfin, un troisième cercle comprend l’Amérique du sud, les anciennes colonies d’abord, les cercles nationalistes catalans dispersés en Amérique ensuite.
25La construction idéologique des « Pays catalans » semble récente. On sait que Verdaguer instaura dans sa poésie le culte du Pin aux Trois Branches qui s’élève près de Berguedà. À l’instar du chêne de Guernica, il s’agit d’un arbre dont les trois branches unies à la base sont symboles de Trinité divine depuis le xviiie siècle. Dans sa mythologie religio-catalaniste, Verdaguer associe chacun des troncs à l’une des trois composantes de la Couronne d’Aragon : Catalogne, Pays valenciens, Baléares. La légende veut que Jaume Ier ait fait le songe de la conquête lorsqu’il dormait au pied du vénérable végétal. C’est en 1904 que l’arbre devient propriété des excursionnistes barcelonais qui ne perdent plus une occasion d’y célébrer des aplecs et autres réunions sardanistes : le souvenir de la Couronne déchue se rallume. Il n’est pas étonnant que le projet s’incarne ainsi dans le culte à Jaume Ier qui s’éveille à Saragosse en 1904 et à Valence en 1908. À Barcelone, les cercles excursionnistes organisent alors la reconstitution de l’expédition majorquine du roi conquérant. Les années dix continuent d’entretenir le souvenir d’un espace catalan : au Parc, on honore Teodor Llorente en 1912, fondateur du valencianisme puis en 1914, Ferran Agulló, natif de Majorque. Lors de cérémonies commémoratives, on voit affluer des délégations de Majorque, de Saragosse et surtout de Valence. On peut compter aussi la présence du Roussillon : Perpignan, Cerbère et les Catalans de Paris.
26Le deuxième horizon des mémoires barcelonaises est occitan, conformément aux rêves de Víctor Balaguer. Les liens sont plus lâches : avec Toulouse, Barcelone échange des noms de rue en 1907. Sous la dictature, les Jeux Floraux s’y réfugient. Avec Marseille, on lit Mireïa et l’on honore Mistral en 1914 et en 1930 pour le centenaire de sa naissance. À Vienne, dans l’Isère, on s’émeut au souvenir de Michel Servet à deux reprises. Ces relations articulent le catalanisme à l’occitanisme prospère du début du siècle. Pour ses promoteurs, le rêve de la Grande Catalogne s’étend volontiers jusqu’en Italie : le monument Colomb et Gênes (1888), Fortuny et Rome (1911), Dante et Trieste (1921) sont l’occasion de retrouvailles qui, à l’heure du noucentisme triomphant, cherchent à construire une identité méditerranéenne.
27Enfin, le dernier horizon est le plus anciennement cultivé : l’Amérique. Dans la souscription à Colomb, les dons étrangers qui représentent 5,4 % de la somme totale proviennent principalement d’Amérique. Les colonies tiennent la tête : Puerto Rico et Santiago de Cuba. Pour la souscription à Pi i Margall, l’Uruguay et le Mexique. Pour la souscription à Verdaguer et à Maragall (1917), Cuba et d’Argentine. En échange, Barcelone sait faire honneur au centenaire de la république argentine en 1908 (d’où l’avenue General-Mitre et l’avenue República-argentina) et à celui de Bolívar en 1930. De même, la présence d’Américains à la fête nationale du Onze septembre est précoce. Dès 1912, on voit régulièrement des délégations cubaines puis chiliennes, argentines, uruguayennes et même new-yorkaises. On sait que les Catalans américains sont radicaux : le Centre català de La Havane a inventé le drapeau indépendantiste à partir de la bannière cubaine. En 1921, 22 groupes américains défilent devant le conseiller en chef. Au total, Barcelone tisse des liens de mémoire avec des contrées qui lui renvoient une image impériale. Si l’espace imaginaire américain est sollicité plus volontiers dans les années 80 et l’extrême fin des années 1910, l’horizon méditerranéen est instrumentalisé à partir de 1905, en accord avec le noucentisme.
28Entre 1860 et 1930, la géographie des mémoires à Barcelone présente une forte homologie avec la conception des espaces privés que ses élites bourgeoises imposent aux appartements de l’Eixample. Si l’on sait que l’appartement bourgeois est fondé sur le principe d’une stricte séparation entre un espace de représentation, identifié à l’homme, et un espace privé féminin, les deux sphères s’articulant autour du hall d’entrée, on reconnaîtra alors les traits de l’espace symbolique de Barcelone : l’Arc de Triomphefigure la porte d’entrée qui ouvre sur une promenade qui fait sas. À droite du pg. Sant-Joan se tient une vieille ville (jusqu’aux Ramblas) que l’on modèle pour répondre aux principes de la représentation des élites, selon un urbanisme de façade. À gauche se tient un espace interdit que l’on ignore et qui est l’envers du décor urbain : Sant-Martí de Provençals, ses cheminées d’usine, sa misère, ses pauvres. Là se tient l’arrière-cour de Barcelone. Les Ramblas jouent un rôle symétrique identique : derrière le Liceu s’étend le Barrio Chino puis le Parallèle, la zone des plaisirs charnels à deux sous et des spectacles de cabarets où s’encanaille le jeune bourgeois avant de regagner l’avant-scène. Le pg. de Sant-Joan et les Ramblas sont les frontières magiques et les miroirs dans lesquels un centre-ville remodelé se reflète indéfiniment. Ils balisent naturellement le chemin que prend cette ville des illusions : vers la montagne, en remontant le pg. de Gràcia, l’avenue de tous les fastes.
29En façonnant l’espace urbain comme un espace de représentation, les élites barcelonaises se condamnent à construire une ville maudite qu’on ne parcourt pas, qu’on n’ornemente pas, qu’on ne nomme pas. La politique de mémoire crée une ville de l’oubli qui est son revers. Mais ces mémoires interdites resurgissent régulièrement dans la violence et la révolution, donnant une réalité tangible à la violence qu’on avait exercée auparavant dans l’ordre symbolique : les barricades sont faites des pavés de la ville bourgeoise, comme pour conjurer la ville moderne et son décor de façade14. À moins que de folles Expositions viennent de temps à autre canaliser ces énergies, donner aux oubliés le spectacle de la lumière, le temps d’une inversion carnavalesque de l’ordre social et spatial.
30Inventer les Citadelles et leur ombre menaçante, c’est autant donner du grain à moudre à l’ire nationaliste que faire planer sur les ouvriers la menace de la répression. Il y a du quichottisme dans cette bourgeoisie qui construit des moulins à vents pour mieux les renverser et s’octroyer les bénéfices symboliques d’un combat gagné d’avance. Mais dans le fond, la culture de la bourgeoisie catalane est pétrie d’angoisse : peur d’une subversion qu’elle a induite.
31La croissance urbaine oblige à d’autres ruses : après les Ramblas, le xxe siècle s’est donné un nouveau miroir social dans lequel Barcelone aime à se contempler : la place d’Espagne, mais aussi l’avenue triomphale qui mène à un palais des Expositions qui ressemble à un château en Espagne (aujourd’hui le MNAC). Le parc de Montjuïc est la nouvelle réplique du parc de la Citadelle. L’Exposition de 1929 repousse les limites de la Barcelone de carton-pâte que ses élites ont construite, faisant du vrai-faux Pueblo Español le triste symbole de la ville nouvelle. Mais à nouveau, ces avenues triomphales servent de ligne Maginot de la mémoire en organisant l’oubli des quartiers industriels de Sants, d’Hostafrancs, de Les Corts qui font pendant à Sant-Martí et au Clot, à l’autre bout de la ville.
32De l’appartement à la ville, une même logique, un même élan. Eusebi Güell, comme toujours, a donné le ton de cette vaste entreprise de façonnement des espaces publics par les élites : dans son bureau du palais Güell trône une reproduction de la statue de López, son beau-père. Et dès 1901, le nationaliste fervent peut acheter pour son salon la figurine de Casanova agonisant. Lorsque la statuaire publique à vocation commémorative gagne les salons de réception de l’Eixample, la fluidité des espaces est à son comble : le bourgeois est à l’aise dans la rue comme chez lui. S’il ne perçoit guère de différences entre le mobilier de son intérieur et le mobilier urbain des statues, c’est que la mémoire de la ville est définitivement sienne.
Notes de bas de page
1 PU, 01/01/1921, Joan Sacs, « Dante en Montjuïc ».
2 VC, 17/02/1902.
3 PU, 21/05/1909, p. 3.
4 VC, 24/052/1909, « Montjuïch ». C’est nous qui soulignons.
5 PU, 24/05/1909, p. 2.
6 PU, 25/10/1928, « La caiguda de Montjuïc ».
7 Joan Ganau Casas, 1997, p. 429.
8 Ignaci de Solà-Morales, 1975, p. 83.
9 AA, Ponencia de Rotulación…, caixa 22 431, proposition du 27/05/1926, dictamen du 30/05/1927.
10 Mona Ozouf, 1971, p. 889-916.
11 Selon Temma Kaplan, 1992 la première manifestation qui prenne le Raval comme théâtre d’opération date de janvier 1918 : c’est un défilé de femmes excédées par l’inflation.
12 Si l’on ajoute à cela la part de Barcelone (51 %) et celle de sa Députation (4,6 %), on atteint la part de 61,6 % de la souscription.
13 La comarca est une circonscription administrative actuelle qui correspond à un canton français. Le terme est donc anachronique mais aide à localiser précisément les zones de souscription.
14 Gabriele Ranzato, « Barcelone, ville des barricades », in La Barricade, Colloque international des 17, 18 et 19 mai 1995, Paris, La Sorbonne, 1997, p. 409-421. L’auteur montre que l’évolution du matériel constitutif des barricades (le sac de sable, le pavé puis le mobilier urbain) est de la part du monde ouvrier une réaction symbolique de défense contre la ville bourgeoise et industrielle. Étant donné la valeur défensive nulle des barricades, on peut penser que ces « machines à fabriquer du peuple » ont également pour objectif de détruire la ville nouvelle née après 1888.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008