Chapitre 13. L’invention d’une fête nationale
p. 169-180
Texte intégral
1La mort de Solidaritat aurait pu mettre fin à la commémoration du Onze septembre, encore si mal assurée. L’état de guerre qui suit la Semaine Tragique, en 1909, interdit toute manifestation publique. Pourtant, dès 1910, le Onze septembre retrouve son succès antérieur, avec 39 associations présentes. Cette apparente stabilité cache un renouvellement important des effectifs : avant 1909, plus de la moitié des associations avait été déjà là au moins une fois auparavant. En 1910, la cérémonie est une nouveauté pour plus des deux tiers des organisations présentes. On constate un retrait général des associations régionalistes au profit des groupes républicains nationalistes. L’absence de délégation de La Veu de Catalunya est caractéristique1. Le Onze septembre serait-il en passe de devenir une célébration de gauche ? Cette recomposition est-elle le signe d’une crise du monde nationaliste ?
Le temps des doutes
2La nouvelle fête nationale ne fait pas l’unanimité. En 1906 déjà, Gabriel Alomar se lance dans un violent réquisitoire contre cette commémoration passéiste : « Cette date de 1714 inscrite comme un Remember sur le marbre noir d’un vieux temple ne me dit rien du tout. » En considérant la statue de Rafael Casanova, il se moque de « cette figure d’agonie qui s’appuie sur son épée courbée et qui se sert de la croix de Santa Eulàlia [la patronne de Barcelone] comme d’une crosse ». Gabriel Alomar perçoit très tôt le risque de stérilité que provoque le ressassement obsessionnel du passé et il déclare joliment : « Il faut créer une Catalogne sur les ruines d’un Principat, pas la refaire2. »
3En effet, que commémore t-on exactement le Onze septembre ? La réponse est dérangeante car il s’agit d’une défaite cuisante. Dans un pamphlet célèbre paru le 11 septembre 1910 dans La Veu, Prat de la Riba, l’influent président de la Députation, refuse aussi le Onze septembre, symbole de décadence nationale. même s’il admet que Casanova et ses compagnons méritent la compassion, les pleurs, l’admiration même pour leur sacrifice, il ne faut pas les imiter : « La Catalogne a déjà eu assez de martyrs : pour être forte et grande, elle a besoin de héros qui s’imposent, de génies qui gagnent. » Pour le théoricien du catalanisme, Casanova est un contre-exemple à méditer : son jusque-boutisme, tout comme le Comte d’Urgell au compromis de Casp, l’a porté à un sacrifice stérile. Au contraire, il faut combattre « là où il nous convient, là où on a plus de force, dans les campagnes qui nous sont plus favorables, en prenant en compte les conditions sociales, les aptitudes et la population de Catalogne3 ». En somme, le chef de file du régionalisme défend l’option réaliste contre l’idéalisme du « tout ou rien ». Tirant leçon du revers électoral de la Lliga en 1910, il énonce les principes d’une politique nationaliste pragmatique et patiente, orientée vers l’obtention d’une autonomie administrative complète. On connaît l’efficacité de cette ligne autonomiste des petits pas qui permet à la Députation de fédérer la Mancomunitat de Catalunya, en avril 1914.
4La prise de position de Prat amène les régionalistes à inverser l’interprétation en vigueur du Onze septembre afin de servir le projet politique nationaliste : la Diada n’est plus un jour de deuil mais un jour de victoire. L’opération suppose la permutation de la défaite et de l’humiliation en victoire. Du coup, la guerre de Succession d’Espagne est à la fois « une fin et un début », indique La Veu. Une fin, parce qu’elle fut « la conséquence fatale et logique de la perte morale de notre personnalité », bref d’une longue « dénationalisation » de la Catalogne. Un commencement, parce que la mort du corps de Barcelone annonce la renaissance morale de l’âme catalane4. La chute de Barcelone ne serait donc pas la mort de la Catalogne mais son certificat de décès : « La Catalogne, quand survint le désastre de 1714, n’était déjà plus la Catalogne. » Par son geste tragique, Rafael Casanova versa un sang rédempteur qui est le germe de la renaissance future5, ce que la Lliga parachève au xxe siècle avec le recouvrement intégral de sa personnalité. L’histoire légitime le présent.
5Pour les républicains nationalistes, l’embarras vis-à-vis du Onze septembre est de toute autre nature. Comme les nationalistes, Pere Coromines n’est pas « partisan de faire remonter en amont les eaux de l’histoire et […] de faire revivre les formes archaïques qui sont mortes pour toujours6 ». Sans douter du caractère catalaniste de 1714, il faut reconnaître pourtant « qu’il y eut des différends dans l’appréciation de ces faits héroïques ». Le problème est de justifier le combat des Catalans pour un monarque, l’archiduc Charles, digne représentant d’une dynastie autrichienne honnie par l’historiographie libérale dont héritent les républicains. Il faudra donc montrer que le Onze septembre n’est pas une lutte dynastique mais démocratique, le jour où un peuple catalan trompé crut offrir son sang pour défendre la liberté quand il le versait en réalité pour le prétendant autrichien. En somme, « Une grande leçon pour ces Catalans qui rêvent encore aujourd’hui d’une Catalogne forte et riche à l’ombre d’un trône ». Comme on voit, la gymnastique mémorielle à laquelle se livrent les républicains nationalistes est acrobatique : en effet, comment faire la part des Catalans et des monarchistes en 1714 ? Témoin, cet éditorial de El Poble Català qui prétend apporter « ses roses au souvenir des héros de 1714. Pas à ceux qui criaient en faveur de l’archiduc d’Autriche contre Philippe V mais aux patriotes, aux courageux Catalans, aux précurseurs d’une Catalogne démocratique. […] Devant la statue de Casanova, à bas toute parole de rois ou de princes ! À mort tout souvenir monarchiste7 ! »
6Selon Francesc Layret dans un discours prononcé le 11 septembre 1913 au siège du Centre nacionalista republicà, si tout un peuple s’est fourvoyé à défendre un souverain, c’est parce que « les dirigeants du peuple catalan commirent alors l’erreur de confondre les intérêts de la Catalogne avec ceux d’une dynastie ». En somme, en liant leur destin à un monarque, les Catalans de 1714 avaient été trop régionalistes et pas assez nationalistes. Sous peine d’anachronismes, c’est un réquisitoire contre la Lliga qui, en acceptant de fait la monarchie, est accusée de mener la Catalogne à un désastre aussi tragique que celui du 11 septembre 17148. Contre le possibilisme de Prat de la Riba, l’Esquerra défend donc volontiers un modèle progressiste et radical, s’inspirant des idéaux généreux des nationalismes irlandais et polonais. Elle garde en mémoire un Onze septembre populaire, version catalane du 14 juillet 1729. Pour autant, elle n’entend faire l’apologie ni des dirigeants qui dévoient le mouvement démocratique, ni des insurrections incontrôlées qui ne mènent à rien.
7Ces interprétations divergentes du Onze septembre reflètent une crise du nationalisme catalan de part et d’autre du spectre politique. En 1913, les discours multiplient les références à une « crise du catalanisme », que d’aucuns interprètent comme « une fatigue motivée par la stérilité des combats menés jusqu’à présent pour la reconnaissance de la personnalité de la Catalogne9 ! ». L’embarras que cause le Onze septembre est révélateur d’un changement de génération. Dans El Poble Català, m. Rei regrette le temps « où on nous mettait en prison et où les trains pleins d’évangélistes délirants de la patrie nouvelle couraient à travers toute la Catalogne ! Les Segadors ne se chantaient-ils pas avec la foi que des Israëlites réduits en esclavage dans leur Jérusalem mettraient dans le chant de délivrance10 ? »
Vers l’officialité de la Diada
81914. C’est le temps du réalisme-catalanisme. Le nationalisme entre en politique par la grande porte de l’officialisation de ses cultes. En septembre 1912 déjà, une motion commune régionaliste-esquerra propose que la municipalité participe financièrement au Onze septembre, « par amour de la liberté et pour l’autonomie », mais les républicains radicaux s’y opposent11. La Lliga décide d’appuyer la demande de transfert de la statue de Casanova au lieu exact où le conseiller fut blessé, ce qui correspond dans l’espace de la Barcelone moderne au croisement de la Ronda de Sant-Pere et de la rue Ali-Bey12. La Lliga, désormais à l’aise dans un culte qu’elle a contribué à réinterpréter, investit la cérémonie. La motion est finalement adoptée l’année suivante13. L’apport financier municipal n’est pas négligeable si l’on en juge par le bond de la fréquentation au pied de la statue : 67 couronnes, 27 associations présentes dont 34 sont strictement politiques. Une pétition réunissant 24 associations nationalistes demande l’officialisation municipale du culte. Cette dernière est acquise en 1914, année du bicentenaire du siège de Barcelone. Il faut dire qu’aux élections municipales de novembre 1913, régionalistes et républicains radicaux ont enlevé 11 sièges chacun, l’Esquerra un seul. Grâce à ce siège unique, les républicains tiennent encore la municipalité. mais pour le vote de l’officialisation, le conseiller esquerrà a voté du côté régionaliste. Cette majorité de circonstance obtient facilement le financement des cérémonies du centenaire, l’idée de déplacer le monument, celle d’installer une statue de Pau Claris sur l’ancien piédestal du pg. de Sant-Joan, et enfin, la réception de la Senyera en soie que le CADCI entend offrir à la municipalité. Les radicaux arrivent à sauver deux maigres consolations : la Senyera sera hissée à chaque fois qu’on arbore le drapeau espagnol, mais sur la façade latérale de l’Hôtel de ville, rue ciutat ; le Premier mai est inclus dans les festivités officielles de la ville14.
9Jusqu’en 1916, l’affaire suit son cours normal : en 1914, la statue de Rafael Casanova est effectivement transférée à l’emplacement de l’ancien rempart et juchée sur un piédestal temporaire. Au printemps 1912, l’architecte Alexande Soler i march présente un projet de piédestal qu’il a élaboré avec Josep Llimona, l’auteur du monument au Dr Robert. Inauguré en 1916, le piédestal représente deux matrones de bronze : l’une, l’esprit de la Catalogne, pose sa main sur le front de la seconde, assise, comme endormie, symbole du peuple catalan. L’ensemble intitulé « L’esprit de la Catalogne réveillant le peuple catalan » reprend tous les poncifs de la Nation-Belle-au-bois-dormant15.
10En 1916, il reste à s’entendre sur la légende du nouveau piédestal. Ce devrait être une formalité puisqu’aux élections municipales de novembre 1912, la Lliga et à ses alliés ont remporté 26 sièges de conseillers, tandis que les républicains, nationalistes et radicaux réunis, n’en réunissent que 24. La municipalité de Barcelone est désormais à majorité nationaliste, après 13 ans de règne républicain. L’architecte chargé d’élever le nouveau piédestal propose d’inscrire au revers du monument la dédicace suivante, en catalan : « Le conseiller Rafael Casanova, colonel de l’armée barcelonaise, est tombé blessé en ce lieu en défendant le fort de Sant-Pere sous les assauts des Bourboniens. Le 11 septembre 1714 ». La commission de Fomento lui préfère une dédicace moins polémique : « Rafael Casanova est tombé blessé ici en défendant la patrie ». Le compromis est habile puis-qu’il évite de préciser à quelle patrie et à quels ennemis on a affaire. Et pour cette même raison, il est inacceptable pour la majorité des conseillers : les radicaux suggèrent alors de se passer de légende. Les libéraux proposent de substituer « – en défendant la patrie » par « – en accomplissant son devoir ». Les nationalistes préfèrent une inscription provocatrice : « Ici, le conseiller en chef Rafael Casanova est tombé blessé en défendant les libertés de la Catalogne. » C’est cette dernière formule qu’on trouve sur la majorité des couronnes de fleur depuis 191216.
11Deux réunions municipales sont nécessaires pour trancher le nœud gordien des références symboliques. Les radicaux, au nom de la vérité historique, refusent le glissement imperceptible entre defensant la patria et defensant les llibertats de Catalunya. Incapables d’avancer une interprétation forte de l’événement, ils optent pour un monument muet. Et lorsque l’un d’entre eux ose réclamer que la légende soit bilingue, comme les plaques de rue, personne ne le soutient. Les libéraux, très minoritaires, pensent s’entendre avec les radicaux pour une formulation neutre. mais l’accomplissement du « devoir » ne satisfait pas les républicains qui ne comprennent pas en quoi consiste le « devoir de défendre une monarchie », qu’elle soit celle des Habsbourg ou des Bourbons. Tous sont par contre d’accord pour rejeter la formule nationaliste qui fait croire que Casanova ne défendait pas la patrie espagnole. Un conseiller radical propose alors un simple « A Rafael Casanova » ou bien un « Ici, Rafael Casanova est tombé blessé ». Ces atermoiements jouent en faveur du camp nationaliste, rejoint une fois encore par l’unique conseiller esquerrà. Ils revendiquent une « formule solennelle pour évoquer le sentiment national catalan ». Au moment du vote, les univers symboliques se divisent selon la ligne de fracture nationaliste. La proposition d’absence de légende est facilement défaite (22 contre les 11 radicaux). Celle des libéraux (– en accomplissant son devoir) est rejetée seulement par 20 voix contre 12. Reste à départager la formule de la commission de Fomento (– defensant la patria) et celle de la Lliga (– defensant les llibertats de Catalunya) : cette dernière gagne par 22 voix contre 17. La lecture catalaniste du Onze septembre s’est imposée17.
12Pour le régionaliste Riba, « la pensée de la génération qui rend hommage à une personnalité s’exprime et se manifeste sur tous les monuments ». Tout se passe comme si la falsification de l’histoire, son usage à des fins politiques, était assumée par les nationalistes : pour eux, le problème de mémoire se situe sur le terrain du mythe, c’est-à-dire du discours, et non pas, comme le pensent opportunément les républicains, sur le plan de la vérité historique. Ce qui s’est réellement passé le 11 septembre 1714 n’intéresse pas les nationalistes. Pour eux, l’important est que l’officialité du Onze septembre soit acquise : en 1914, le président de la Députation de Barcelone assiste à la cérémonie. L’année suivante, quelques députés catalans aux Cortes sont présents à titre personnel. En 1916, des municipalités envoient des délégués aux cérémonies : Sarrià, mataró, Tarragone ainsi que sa Députation. En 1919 enfin, les plus hautes autorités régionales sont solennellement représentées : la municipalité de Barcelone bien entendu, mais également la Députation de Barcelone et surtout, la Mancomunitat de Catalunya. Le rôle moteur que joue la municipalité barcelonaise est évident.
13Un triomphe si complet a de quoi enthousiasmer les nationalistes les plus pessimistes ; au gré des éditoriaux, on les surprend à entériner la fin de l’anticatalanisme. Un paradoxe de l’histoire ne veut-il pas que Rafael Casanova, « incarnation de notre idéologie » selon La Veu, le grand vaincu de 1714, soit deux siècles plus tard le grand vainqueur du catalanisme ? « À partir de maintenant, il n’y a plus de partis anti-catalans en Catalogne » écrit encore Ignaci Ribera i Rovira en 1914. Le rêve d’une harmonie qui transcende les fractures de la société catalane semble être devenu réalité. Être catalan, être catalaniste : serait-ce désormais la même chose ?
14Ce triomphe alimente dès 1914 un renouveau du catalanisme en tant que pensée réformatrice de l’Espagne. Dans un article de La Veu intitulé « Du passé à l’avenir », Josep morató tire une leçon des souffrances endurées en 1714 : « Grâce à elles, nous pouvons rêver pour notre terre et pour toutes celles qui forment l’Espagne, un avenir de gloire qui nous protège des abjections passées et nous libère des présentes […] ; grâce à celle, les générations du futur pourront jouir des avantages dont les actuelles auraient pu déjà profiter si l’unité politique espagnole avait été accomplie par la volonté et dans l’esprit de nos grands rois [catalans]18 ? » L’idée d’une recomposition de l’Espagne à la catalane fait donc son chemin.
15En effet, du côté des républicains nationalistes, l’ibérisme est à la mode. Pour Josep millet i Pagès, le Onze septembre est la fête des peuples d’Ibérie, pacifiquement rassemblés à l’heure où se déchire l’Europe : « La liberté de la Catalogne doit signifier la liberté des peuples frères [d’Ibérie] et de tous les hommes » s’exclame-t-il. Pour l’éditorial de El Poble Català, c’est de la manière généreuse que « les républicains nationalistes, ressentent leur amour à la Catalogne et leur respect affectueux à toutes les régions espagnoles19 ». L’utopie ibériste qui n’est certes pas l’apanage du fédéralisme catalan est ainsi réactivé, ce qui montre que le nationalisme catalan, même de gauche, n’a pas perdu tout espoir de forger l’Espagne à sa guise. Cette recomposition ne se limite pas qu’à la péninsule ibérique car avec la Première guerre mondiale, c’est le règne des petites nations qui s’annonce, au premier rang desquelles se trouve la Catalogne. Pour les républicains nationalistes solidaires de la France républicaine et démocratique, la guerre est le combat pour la liberté des nations démocratiques contre les vieux empires autoritaires. Son issue heureuse consacrerait la victoire des droits de l’homme mais aussi le triomphe du droit des nations. Ernest Ventós pense même que « de la destruction des grands États proviendront les nouvelles confédérations et le concept vital du nationalisme s’imposera20 ». On comprend pourquoi les propositions du Président des États-Unis Wilson trouvent en Catalogne un immense écho.
Casanova au cœur de la mémoire nationaliste
16Le dynamisme commémoratif du nationalisme favorise l’expansion de la fête nationale et le culte à Rafael Casanova essaime. De nouvelles idées naissent comme le projet d’élaborer un panthéon des Illustres Catalans autour de la dépouille du conseiller en chef ou bien les cultes concomitants rendus à d’autres héros de 1714 : Bac de Roda21, Antoni de Villaroel, le général moragues, etc. De même apparaissent le culte au Fossar de les Moreres, là où sont enterrés les combattants de 1714, et le culte à Pau Claris, président de la Generalitat pendant la guerre des Segadors en 1640.
17La première initiative lancée en mai 1913 par Angel Guimerà a pour but de transférer la dépouille de Rafael Casanova dans le futur panthéon de Illustres Catalans. C’est la quatrième fois que resurgit le projet d’un panthéon à Barcelone. Puisque les tentatives précédentes ont échoué à placer au cœur du panthéon les martyrs de la guerre d’Independence, pourquoi ne pas ériger le héros de 1714 en repère d’un nouveau panthéon barcelonais ? Un comité de soutien se constitue aussitôt… à Sabadell. Le Centre catalan de la capitale du Vallès, l’une des entités les plus dynamiques lors des Onze septembre, s’adresse à la Députation de Barcelone. malgré le refus de cette dernière, les partisans d’un transfert ne désarment pas22. En août 1914 même, la municipalité barcelonaise accorde le principe d’une commission d’étude. Ce serait à ses yeux l’occasion d’inaugurer le panthéon des Illustres Catalans, « dans lequel seront enterrés les citoyens qui par leurs mérites extraordinaires se sont rendus dignes d’un honneur si élevé23 ». L’impulsion fait toutefois long feu. L’architecte municipal qui établit finalement en juillet 1917 un projet de restauration de l’ex-église de la Citadelle achoppe sur un problème financier, encore aggravé par l’inflation galopante d’après-guerre24. Les travaux ne commencent qu’en avril 1921 et s’interrompent presque immédiatement25. Il faut attendre les années trente pour que renaisse le sphinx.
18Malgré cet échec, Rafael Casanova n’a pas complètement manqué sa vocation de centre de gravité de la mémoire catalaniste. L’inflation commémorative dont le culte casanovien est l’objet donne lieu à un redoublement des cultes qui a une fonction indéniable de redondance. En fait, le redoublement est de deux types : c’est soit un transfert du même culte dans un autre lieu de la ville, comme le fossar de les Moreres, au pied de Santa Maria del Mar, soit un dédoublement de l’interprétation nationaliste de l’événement de 1714 à d’autres épisodes de l’histoire de la Catalogne, comme la guerre des Segadors ou le Compromis de Casp. Dans les deux cas, le culte casanovien est la matrice de l’interprétation globale de l’histoire catalaniste.
19Le dédoublement du lieu de la commémoration est manifeste à partir de 1914 lorsqu’apparaît un culte au Fossar de les Moreres, lieu de sépulture supposée des combattants du siège de Barcelone de 1714. L’histoire de cette commémoration est mal connue car trois inaugurations et plusieurs légendes se disputent la fosse commune. En 1913, La Veu rapporte que les jeunes gens membres de l’association radicale Els Nets dels Almogàvers découvrent au Fossar de les Moreres une plaque où sont inscrits ces vers de Serafí Pitarra :
20« Aux martyrs de 1714. Au Fossar de les Moreres/aucun traître n’est enterré/jusqu’à la perte de nos drapeaux/ce sera l’urne de l’honneur26. »
21En 1914, sans que l’on sache pourquoi, Els Nets découvrent une seconde plaque commémorative27. L’année suivante a lieu une troisième inauguration, officielle cette fois, assortie de la légende de Pitarra. La cérémonie est le calque exact de celle rendue au pied de Casanova, en présence des mêmes acteurs qui ont défilé deux jours plut tôt28.
22Une autre figure du redoublement est le souvenir de la guerre de 1640 que les nationalistes appellent « guerra dels Segadors », l’autre grande épopée. En effet, la mémoire du siège de 1714 est indissociable de celle de la guerre de 1640 grâce au chant Els Segadors. Depuis 1904, cette composition musicale est un vecteur de radicalisation des cérémonies catalanistes. Chanté avec ferveur lors du Onze septembre, l’hymne fait explicitement référence à la Fête-Dieu, le Corpus de Sang du 7 juin 164029, au cours duquel la révolte populaire mis à mort le vice-roi, le comte de Santa Coloma. Grâce à l’énorme succès que remporte Els Segadors dans les années 1910, la filiation est réactivée : elle prépare ainsi la naissance du culte de Pau Claris à partir des cérémonies du Onze septembre.
23Pour Gabriel Alomar, la similarité des deux événements est frappante. En mai 1912, dans une série de deux articles consacrés à la « valeur historique et poétique de la guerre des Segadors30 », parue dans El Poble Català, il tire un enseignement démocratique de cette révolte. Il distingue deux moments : d’abord, l’assaut populaire, puis, « la désobéissance croissante au roi d’Espagne et la proclamation du roi de France comme comte de Barcelone », le 23 janvier 1641. Le second moment serait d’après lui « national » ou bien « national séparatiste ». Ainsi, le choix de la forme républicaine fait par Pau Claris en septembre 1640 rappellerait que l’émancipation catalane reposait sur une culture démocratique, contre un mode de gouvernement qui considérait les territoires du monarque comme un bien patrimonial. La révolte n’opposerait pas deux peuples comme le veut une certaine tradition historiographique mais deux principes de gouvernement : « la République catalane fut proclamée comme l’expression de la souveraineté populaire » n’hésite-t-il pas à écrire sans craindre l’anachronisme, comme si le mot de république signifiait la même chose en 1640 et en 191231. C’est en effet en 1912 qu’apparaissent les premières veillées commémoratives de la guerre de 1640 : lors d’une célébration non autorisée au Centre national républicain Fivaller, les catalanistes de gauche s’affrontent avec la police. Au cours d’événements qui ressemblent étrangement au coup d’envoi du Onze septembre en 1901, les députés esquerrans Corominas et Carner font libérer les neuf militants incarcérés. C’est le coup d’envoi d’un Onze septembre de gauche.
La neutralisation du Casanova de gauche
24Comme on voit, la réplication du culte casanovien donne naissance à des cultes nouveaux nettement plus radicaux et que les conservateurs ont peine à contenir. Au cours de l’été 1914, la municipalité avait décidé de meubler l’ancien piédestal de Rafael Casanova, près de l’Arc de Triomphe, en plaçant une nouvelle effigie de bronze dédiée à Pau Claris. Au printemps 1915, le sculpteur Rafael Atché présente un projet représentant le héros le bras levé, en plein discours ou prêche. La rapidité de son exécution est inhabituelle32. Le maire régionaliste, Lluís Duran i Ventosa, profite hâtivement de la clôture des Jeux Floraux de 1917 pour précipiter l’inauguration. La statue de Pau Claris ne doit pourtant rien au Comité directeur des Jeux Floraux et de toute évidence, Claris ne s’intègre pas à ce programme-ci. D’ailleurs, cette statue ne s’élève pas dans le Parc, mais au pied de l’Arc de Triomphe. Qui plus est, les Jeux Floraux ont cette année-là un autre buste à découvrir, celui de Pepita Teixidor. L’amalgame suggère que la Lliga, en désaccord avec le mythe de Claris, cherche à banaliser le personnage en l’incluant dans une série monumentale étrangère à sa vocation : à l’instant même où le parti régionaliste parvient au sommet de sa politique interventioniste en Espagne, Claris est devenu le symbole d’un séparatisme républicain décidément encombrant.
25Sur un plan interprétatif, La Veu s’efforce elle aussi de neutraliser Pau Claris. Pourtant, la gestuelle de la statue de bronze fait clairement référence au discours de septembre 1640 où, dans l’urgence d’une occupation du Principat par les troupes de Philippe IV, Pau Claris convoqua la Junta general de braços et proposa la république comme modèle politique. Comment donner raison à cet acte depuis l’optique nationaliste et opportuniste de la Lliga ? L’interprétation de l’histoire est ardue : par ce geste, Claris aurait averti loyalement, fidèle au serment fait au roi d’Espagne, « les dangers que courait la Couronne à cause de ses agissements contre les Catalans ». Le héros n’a rien fait de plus que de « jeter à la figure de Philippe IV son manquement à la foi jurée de respecter les libertés, les lois, les us et les coutumes de la terre catalane ». C’est seulement lorsque Philippe IV brisa le pacte entre la Catalogne et le pouvoir royal que Claris se mit aux côtés du peuple pour défendre ses libertés. Ainsi, Claris s’inscrit dans le cours d’une histoire catalaniste où la Catalogne doit périodiquement s’armer contre les gouvernements d’Espagne désirant « effacer sa personnalité », tout comme Casanova en 1714. mieux encore, Pau Claris pourrait servir de modèle au dirigeant autonomiste responsable, à travers ses qualités « d’éloquence énergique », « sa prudence, son talent et son immense abnégation patriotique », en un mot, son seny, qualité que la Renaixença a qualifié d’éminemment catalane. « La personnalité de Pau Claris est exemplaire pour ceux qui exercent le gouvernement au nom du peuple33 » conclue La Veu de Catalunya. Claris est l’incarnation de la Generalitat conduisant la Catalogne vers l’autonomie, tout comme Prat de la Riba à la tête de la Mancomunitat. Au moins temporairement, la statue de Pau Claris est donc neutralisée.
26Sur le plan des mémoires, l’hégémonie du nationalisme conservateur est absolue. La mémoire catalaniste étonne par sa cohérence et sa plasticité : elle épouse fidèlement les contours d’un héritage libéral-provincialiste qu’elle réinterprète à son gré : Jaume Ier, la Renaixença sont ainsi rendus conformes aux réalités présentes. mais sa puissance d’innovation n’est pas à mettre en doute : témoin, l’invention de la fête nationale du Onze septembre. La mémoire nationaliste a gagné le pari de la massification : elle propose des modes d’organisation susceptibles de mobiliser les foules et de les convaincre. À première vue, le Fossar de les Moreres et Pau Claris ne font rien qu’exprimer la formidable vitalité d’une mémoire qui touche l’ensemble des héros de 1714 et de 1640. Rafael Casanova est au cœur de la constellation nationaliste.
27Cependant, c’est sans compter le renouveau d’une nouvelle Esquerra autour du Bloc republicà autonomista (BRA) puis, en avril 1917, autour du Partit republicà català (PRC). Là, la figure de Pau Claris représente un républicanisme radical et catalaniste aux limites de l’indépendantisme et du socialisme. En 1916 déjà, la Lliga avait parfaitement entrevu le danger potentiellement contestataire que représentait cette statue. Le Onze septembre, clé de voûte de la mémoire catalaniste, ouvre la voie à des manifestations concurrentes du souvenir qui, dans leur fond, remettent en question la légitimité du possibilisme politique de la Lliga. À la veille de la crise générale du système de la Restauration, durant l’été 1917, la belle unanimité des mémoires construite par la Lliga est sur le point de céder : le culte à Pau Claris en annonce l’inéluctable décadence.
Notes de bas de page
1 PC, 12/09/1911, « L’Onze de Setembre », p. 2.
2 PC, 14/09/1906, Gabriel Alomar.
3 VC, 11/11/1910, Enric Prat de la Riba, « Els hèroes martres » et VC, 11/09/1910, « 1714, », p. 1.
4 VC, 10/09/1912, « Conmemoració », p. 1.
5 VC, 11/09/1913, « L’Onze de Setembre » et « Glorificació d’En Casanova », p. 1.
6 PC, 11/09/1911, « El 11 de setembre », p. 1.
7 PC, 11/09/1911, p. 1.
8 PU, 12/09/1913, « Conmemorando una fecha », p. 1.
9 PC, 12/096/1913, « El miting del CNR del Dte VII », p. 11.
10 PC, 12/09/1912, m. Rei, « Ciutadanes », p. 1.
11 AA, exp 5159, 1914, Reg160, Ll21 et CMP, 05/09/1912, vol. 5, fol. 267.
12 VC, 11/09/1912, « El municipi y l’onze de setembre », p. 1.
13 Barcelone participe aussi aux frais d’inauguration d’une rue Rafael Casanova à Sant-Boi de Llobregat, lieu de naissance du héros. Cf. AA, CMP 04/09/1913, vol. 5, fol. 199v sq. La Députation de Barcelone également : A. Dip, Ll 2415.
14 AA, CMP 13/02/1914, vol. 4, fol. 27v et 27/02/1914, vol. 4, fol. 143.
15 Ernest Gellner, 1989, 208 p, ch5. Voir la description faite par PC, 12/09/1916, p. 1. Pour les étapes d’élaboration de la nouvelle statue, voir AA, CMP, 30/10/1914 et 15/04/1915, vol. 3, fol. 15.
16 En 1911 par exemple, les couronnes sont dédiées « A Rafael Casanova » (10 occurrences) ou « Als martres de 1714 » (13 occurrences), « Als bons catalans » ou bien « Als hèroes » (une occurrence chacune). Il n’apparaît qu’une fois un « Als defensors » qui s’approche le plus de la formulation nationaliste de 1914. À partir de 1912, la légende « Als defensors de les llibertats (de Catalunya) » devient majoritaire. De même, on remarquera que les régionalistes sont les seuls à opter pour la suppression de la particule « de » dans le nom du héros. Il s’en explique dans La Veu, 11/09/1915, « El nom d’En Casanova », p. 1. La commémoration se normalise ainsi progressivement.
17 AA, CMP 09/11/1916, vol. 6, fol. 44v ; 16/11/1916, vol. 6, fol. 103 ; 11/01/1917, vol. 1, fol. 25v.
18 VC, 11/09/1914, Josep Morató, « Del passat a l’avenir », p. 1. C’est nous qui soulignons.
19 PC, 12/09/1914, Josep Millet i Pagès, « En l’Onze de Setembre », p. 1 et PC 16/19/1914, « El Diluvio delator », p. 1.
20 PC, 11/09/1914, Enric Vila, « En el segón centenari », p. 1. Voir aussi Ernest Ventós, « Decadencia », p. 1.
21 À la tête de l’un des premiers noyaux pro-autrichiens, dans la plaine de Vic, il fut un adversaire infatigable des Bourbons. Son prestige tient principalement aux circonstances de son décès puisqu’il fut pendu sans procès à la suite d’une trahison. La culture populaire a maintenu vivant le souvenir de cette fin tragique comme en témoigne le drame romantique que lui dédia Francesc Pelagi Briz. Il représente un avatar supplémentaire de la figure sacrificielle et rédemptrice que représente déjà Casanova. C’est ainsi que le revendique le comité chargé de lui élever un monument à Vic, en avril 1912. Cette initiative inaugure le cycle du bicentenaire qui devait aboutir à la fixation d’une fête nationale catalaniste. Cf. PC, 30/04/1912, « II Centenari de la mort d’En Bach de Roda », p. 1. AHCB, Fulls Volanders, « II centenari de la mort d’En Bach de Roda », 1912.
22 VC, 11/09/1913, Josep Rafael Carreras, « La glorificació den Casanova », p. 1.
23 AA, Exp 2129, 1914, reg160, leg.21.
24 Le coût des travaux de réhabilitation de l’église saccagée par les pompiers qui en avaient fait leur caserne dépasse de beaucoup le budget de 50 000 ptas voté à cet effet en 1916. Lorsque finalement s’ouvrent les adjudications, en novembre 1912, l’inflation a fait grimper les coûts de manière incontrôlée.
25 AA, Exp 5485, Fomento, 1917, Ll.21, fol. 199.
26 VC, 12/09/1913, « Als martres de 1714. Al fossar de les moreres/no s’hi enterra cap traïdor,/fins perdent nostres banderes,/serà l’urna de l’honor. »
27 PC, 12/09/1914, « El segón centenari de l’Onze de Setembre de 1714 », p. 2.
28 VC, 13/09/1915, « De l’Onze de Setembre », p. 1. On trouve un représentant de la municipalité, une commission de la Députation, le président de l’Unió Catalanista, celui du CADCI, Puig i Esteve, et bien entendu Els Nets, à l’origine de la célébration.
29 La journée du Corpus de Sang, le 7 juin 1640, inaugure la guerre des Segadors : après un incident survenu dans la rue Ample, des groupes de faucheurs descendus à Barcelone pour la Fête-Dieu, se réunissent devant le palais du Vice-Roi de Catalogne, le comte de Santa Coloma. Des coups de feu sont tirés : les Segadors entraînent alors la population dans le saccage des palais des membres de l’Audiencia. malgré l’attitude conciliante des autorités ecclésiastiques, la révolte dégénère jusqu’à l’assassinat de Santa Coloma alors que celui-ci tentait de fuir Barcelone par Montjuïc.
30 PC, 29/05/1912 et 04/06/1912.
31 PC, 6/06/1912, « Corpus de Sang », p. 1.
32 AA, CMP, 13/08/1914, vol. 4, fol. 87v ; 27/08/1914, vol. 4, fol. 143 ; 23/03/1915, vol. 2, fol. 291, 17/08/1916, vol. 4, fol. 278 ; 07/09/1916, vol. 5, fol. 44v. Le Gouverneur civil accepte en effet de lever l’obligation d’adjudication à laquelle est soumis ce type de travaux. Les rallonges budgétaires demandées par le sculpteur en raison de l’inflation lui sont systématiquement octroyées. La réception définitive du monument s’effectue le 11 octobre 1917, trois ans tout juste après le vote de la résolution municipale.
33 VC, 07/05/1917, « Pau Claris », p. 1.
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