Conclusion
p. 227-230
Texte intégral
1Au terme de l’analyse qui a été menée ici des failles profondes du modèle social américain et de la nécessité de sa refondation, la tâche de B. Obama est difficile. Sa victoire a été accueillie avec un immense soulagement par une grande partie de la population, et les couches progressistes de la nation américaine. Elle a fait naître l’espoir d’une nouvelle ère de réformes, apportant plus de justice et d’équité sociale, d’autant que le Parti démocrate est redevenu majoritaire au Congrès. L’irruption de la crise financière et la plongée de l’économie américaine dans la récession ont rendu cette tâche encore plus ardue. Le plan de relance adopté en février 2009 par le Congrès, d’une ampleur pourtant sans précédent (787 milliards de dollars, soit 5,4 % du PIB) n’a pas produit les effets attendus en termes de créations d’emplois et de relance de la consommation. Le marché du travail continue de se dégrader et nombreux sont les observateurs à penser que l’étau du chômage ne se desserrera pas de sitôt, et qu’il ne devrait pas retrouver son niveau antérieur à la récession (environ 5 %) avant de longues années. Certains experts comme l’économiste P. Krugman estiment même que B. Obama a raté sa « fenêtre d’opportunité », ayant proposé un plan de relance insuffisant alors qu’il était encore porté par l’aura de son succès électoral et qu’il aurait pu obtenir davantage du Congrès, quitte à laisser filer le déficit budgétaire.
2Il est évident que toute tentative de refondation du modèle social se heurtera à l’opposition d’intérêts très puissants et fortement organisés. Nous avons vu, dans plusieurs domaines clés, la force de ceux auxquels F. Roosevelt s’était heurté lors du New Deal et la manière dont les groupes d’intérêt affectés avaient su contre attaquer pour vider certaines réformes de leur contenu, avant de procéder à leur démantèlement en règle sous Reagan. Cette opposition a d’ailleurs commencé à se manifester à mesure que B. Obama, avec l’aide du Congrès, a multiplié les signes tangibles de sa volonté de renforcer les principales institutions du marché du travail, en cherchant à redonner du pouvoir aux salariés et aux syndicats.
3Dès son arrivée à la Maison-Blanche, B. Obama a en effet promulgué une loi (Lilly Ledbetter Fair Pay Act) renforçant la capacité des salariés à poursuivre leur employeur pour discrimination salariale. Un groupe de parlementaires démocrates pousse la nouvelle administration du Travail, à la tête de laquelle se trouve désormais une femme proche des milieux syndicaux, à donner une interprétation renouvelée des règles du FLSA de 1938 plusieurs fois amendé, afin d’étendre le droit aux heures supplémentaires et au salaire minimum aux travailleurs des services de soins à domicile, une catégorie professionnelle qui en a jusqu’à maintenant été exclue. Enfin, l’agence fédérale chargée de faire respecter la législation sur la sécurité et la santé au travail sous tutelle du ministère du Travail (OSHA) a demandé la plus grosse amende jamais imposée à un employeur (British Petroleum) pour violation des règles de sécurité au travail.
4Le président a par ailleurs procédé au renouvellement des membres du NLRB, l’organisme gouvernemental chargé de superviser les élections d’accréditation syndicale et d’arbitrer les rapports entre employeurs et salariés et, plus généralement, de faire appliquer l’ensemble des règles en matière de droit collectif du travail (loi Wagner ou NLRA)1. Il a commencé par nommer dès son arrivée à la Maison-Blanche une démocrate proche des milieux syndicaux à la présidence du conseil du NLRB. Par la suite, il a procédé à la nomination de trois nouveaux membres, dont deux démocrates et un républicain. Le nouvel équilibre des forces ainsi créé (trois démocrates et deux républicains), que le Sénat doit encore approuver par un vote, pourrait aider à modifier l’environnement juridique anti-syndical qui pèse, depuis de nombreuses années, sur le contenu des arbitrages rendus par cet organisme. L’alter ego du NLRB pour le secteur des transports ferroviaires et aériens, le National Mediation Board, pourrait voir également modifier ses propres procédures de vote relatives à l’accréditation syndicale, plus contraignantes que celles du NLRB. Son conseil, composé de trois membres dont deux anciens syndicalistes nommés par B. Obama, propose de mettre un terme à une règle vieille de 75 ans édictée par le Railway Labor Act (RLA)2. Cette règle veut que dans ces deux secteurs considérés comme stratégiques pour l’économie américaine, seule une majorité des votants permette l’accréditation syndicale et non la majorité obtenue par rapport à l’ensemble des voix (votants et non votants), conformément à la réglementation qui prévaut dans le reste du secteur privé (NLRA), ce qui rend les victoires des campagnes de syndicalisation beaucoup plus difficiles dans ce cas.
5Mais c’est surtout à l’aune de deux projets de réformes en discussion au Congrès que l’on peut au mieux mesurer la capacité du nouveau président à modifier les règles du « contrat social ». L’un vise à faciliter la procédure d’accréditation syndicale dans l’entreprise et à infléchir un rapport de forces trop longtemps favorable aux employeurs dans le secteur privé comme on l’a vu. L’autre a pour cible la refonte du système de santé.
6Les syndicats ont jeté toutes leurs forces et même retrouvé leur unité d’action dans la proposition de loi connue sous le nom d’Employee Free Choice Act, qui a été introduite dès mars 2009 au nouveau Congrès, après trois tentatives précédentes qui s’étaient soldées par un échec sous le gouvernement de G. W. Bush. Soutenu par B. Obama pendant la campagne présidentielle, défendu activement par l’AFL-CIO et les plus grandes fédérations syndicales, ce projet de loi fait l’objet d’importantes attaques des lobbies patronaux. La résistance des milieux d’affaire n’a rien de surprenant, sachant que son aboutissement représenterait la première réforme majeure des lois collectives du travail depuis la fin des années 1950 en faveur des syndicats. Il a pour but non seulement de faciliter l’implantation syndicale dans les entreprises du secteur privé, mais aussi d’accélérer et de sécuriser le processus de négociation collective. Étant donné les enjeux pour les employeurs, grande est encore l’incertitude sur la teneur du compromis qui sera trouvé (si compromis il y a) et sur la date à laquelle le projet de loi sera soumis au vote des deux chambres. À tel point que des États poussent leurs élus à proposer leur propre législation dans ce sens. L’État de l’Oregon a ainsi adopté en 2009 le Worker Freedom Act, qui interdit aux employeurs de tenir des réunions antisyndicales lors des campagnes de syndicalisation.
7Le projet de réforme du système de santé est quant à lui plus complexe encore. Celui-ci, rappelons-le, est l’un des plus coûteux au monde alors même qu’il laisse plus de 46 millions d’individus sans couverture médicale, c’est-à-dire 15,4 % de la population vivant aux États-Unis. Bien que B. Obama en ait fait une priorité nationale, l’importance et la multitude des intérêts en jeu de même que son coût estimé sur les dix prochaines années (environ 1 000 milliards de dollars) ont rendu la tâche présidentielle particulièrement difficile. D’une part, il s’agit de la plus importante réforme du système de santé depuis celle de 1965, qui créa les deux assurances publiques (Medicare et Medicaid) et le souvenir des échecs précédents, notamment celui du projet présenté par H. Clinton en 1993, est toujours dans les mémoires. D’autre part, le contexte de chômage massif et de déficit budgétaire élevé sont des données très contraignantes pour B. Obama, qui a fait de l’objectif de contrôle des coûts de la santé le point central de sa réforme, avec celui de la couverture des non assurés.
8Or de ces deux objectifs, il est à peu près sûr qu’aucun ne sera complètement rempli. Pour ce qui concerne le contrôle des coûts, il eût fallu être beaucoup plus audacieux. Par exemple remettre en cause les incitations fiscales sur lesquelles est fondé le système actuel, qui favorise comme on l’a vu la couverture maladie assurée par les employeurs et qui encourage ces derniers à proposer des couvertures généreuses à leurs salariés tandis que ces derniers ont tout intérêt à accepter une couverture de qualité, le coût pour les deux parties prenantes étant mutualisé et reporté sur les contribuables. Ou encore mettre en place un programme d’assurance publique qui attire suffisamment de non assurés pour mutualiser les coûts, afin de lui permettre de concurrencer véritablement le secteur des assurances privées et de faire baisser les prix en conséquence. Pour ce qui concerne la couverture des non assurés, là encore il eût fallu être beaucoup plus audacieux et obliger les individus à s’assurer, à l’exemple des assurances sociales en Europe, faute de quoi il ne peut y avoir d’accès universel à l’assurance santé. La perte par les démocrates de la majorité qualifiée au Sénat (60 voix), après leur échec électoral au Massachusetts au début de l’année 2010, vient rendre l’issue de cette réforme et son contenu encore plus incertains.
9Au-delà de ces projets de réforme, l’aggravation du chômage, qui a atteint un niveau historiquement élevé à l’automne 2009 (plus de 10 %), crée une situation d’urgence sociale, qui repose avec force le problème de la pauvreté, particulièrement chez les populations noires et hispaniques ainsi que leurs enfants, davantage frappées que les autres par le chômage et par les saisies immobilières. Les conditions économiques et politiques d’aujourd’hui ne sont pas celles des années 1930. D’une part, la crise actuelle, même si elle est sans précédent depuis celle de 1929, n’a pas eu les mêmes effets ravageurs sur la population américaine. C’est que le filet de sécurité hérité du New Deal et des années 1960 fonctionne encore et a permis d’amortir en partie le choc de la récession. D’autre part, malgré les licenciements, les baisses de salaire et la réduction subie de la durée du travail (congés sans solde, temps partiel), il n’y a quasiment pas eu de conflit à la différence des années 1930. Enfin, le réseau de réformateurs sociaux qui avait constitué le terreau intellectuel des grandes réformes sociales du New Deal, et qui était porteur d’une vision et d’une expression de l’intérêt général n’est plus. Il n’y a donc rien aujourd’hui qui puisse imposer à B. Obama de se transformer en un F. Roosevelt. La crise sociale risque de perdurer bien au-delà du redressement des principaux indicateurs macroéconomiques. Et la crise du modèle social américain pourrait bien s’approfondir dans des conditions telles que les initiatives des États en matière de politique sociale, recours souvent utilisé dans le passé, continueront d’y suppléer ici et là, bien qu’imparfaitement.
Notes de bas de page
1 Les deux grands partis se partagent en général par tradition les quatre sièges restants. Pour le moment, seul un républicain est en poste et l’agence continue à fonctionner avec ce conseil réduit. Nommé par G. W. Bush, son mandat expirera en août 2010. B. Obama a nommé un juriste proche des syndicats pour occuper l’un des quatre postes restants, mais des sénateurs républicains renâclent à approuver cette nomination.
2 Le RLA a été adopté en 1926 pour le transport ferroviaire, et étendu aux transports aériens en 1934.
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