Chapitre IV. Un système d’assurance chômage minimaliste
p. 73-84
Texte intégral
1Le système d’assurance chômage américain est singulier à plus d’un titre. D’une part, il fait l’objet d’une gestion partagée entre l’État fédéral et les États, dans des conditions où une large responsabilité échoit à ces derniers. D’autre part, il est financé exclusivement par des cotisations employeur, dont le niveau évolue en fonction des antécédents de l’entreprise en matière de licenciements (nombre de chômeurs indemnisés à la suite de mises à pied temporaires ou lay off). Ce principe de « bonus malus », conçu comme tel dès l’origine et généralisé à tous les États dans les années 1980, vise à responsabiliser les entreprises et à éviter qu’elles ne licencient trop facilement en les faisant payer. Enfin, les allocations chômage y sont particulièrement peu généreuses et de courte durée. Elles ont été conçues pour sécuriser temporairement le revenu des salariés victimes d’une perte d’emploi involontaire, mais aussi pour éviter la « désincitation au travail » qu’un tel dispositif est censé provoquer. C’est pourquoi il n’est pas prévu de régime d’assistance (ou de solidarité) pour les chômeurs de longue durée, à la différence du régime français.
2Ces traits distinctifs sont l’héritage du contexte dans lequel le système d’indemnisation du chômage a vu le jour en 1935, après la création de régimes volontaires d’entreprise ou de régimes syndicaux dès les années 19201 et la promulgation par l’État du Wisconsin en 1932 d’une législation spécifique (Blaustein, 1993). Les syndicats, longtemps opposés à l’instauration d’un système d’assurance chômage obligatoire, ont joué un rôle sinon nul, du moins très marginal dans la conception du régime. Ils n’ont aucune responsabilité dans sa gestion, qui a été décentralisée au niveau des États en laissant à ces derniers un grand degré de liberté dans la configuration et la mise en œuvre des programmes (conditions d’éligibilité, durée et montant de l’indemnisation, etc.).
3Ce système, tel qu’il a été façonné dans les années 1930 en même temps que la mise en place d’un Service public de l’emploi, n’a guère changé dans sa structure et dans sa logique, même s’il a connu des modifications législatives et des tensions financières à plusieurs moments de son histoire. Il a été conçu pour s’adresser à des personnes entretenant des liens forts avec le marché du travail, victimes d’un chômage saisonnier lié aux cycles économique (notamment les victimes d’un licenciement pour motif économique). Il est resté très sélectif et apparaît aujourd’hui largement inadapté à un marché du travail qui a connu des transformations profondes, ne protégeant qu’un nombre de plus en plus restreint de personnes en situation de chômage (1/3 des chômeurs environ) et laissant ainsi sans couverture la plupart des travailleurs à temps partiel et à bas salaire, qui sont principalement des femmes.
4Jusqu’à présent, il s’est montré résistant aux réformes d’envergure, même si la brutale remontée du chômage à partir de 2008 a révélé l’insuffisance de ce programme face à une crise de l’ampleur de celle qui sévit actuellement aux États-Unis.
Le choix de l’experience rating et d’une organisation décentralisée
5Le système obligatoire d’assurance chômage a été créé en même temps que le régime d’assurance vieillesse et le programme d’aide sociale pour les veuves avec enfants (AFDC) par la loi de Sécurité sociale de 19352. Il a été davantage conçu comme une mesure contra cyclique de soutien à la consommation et de stabilisation de l’économie plutôt qu’un élément de sécurité du revenu, relevant d’une logique d’assurance et non de solidarité. Il n’existe d’ailleurs pas de régime d’assistance pour les chômeurs de longue durée aux États-Unis, comme on l’a vu plus haut. Le choix d’un programme fédéral contrôlé par le ministère du Travail mais géré par les États (cinquante-trois programmes étatiques au total) est directement inspiré des débats et initiatives législatives étatiques qui se sont développées dans les années 1910 et 1920 en matière d’assurance chômage. À l’époque, deux conceptions s’opposent : John Commons, économiste en poste à l’université du Wisconsin, préconise un système d’assurance chômage fondé sur le principe de modulation des cotisations (experience rating) et de constitution de réserves par l’employeur tandis que la commission sur l’assurance chômage de l’Ohio, conduite par I. Rubinow, est au contraire favorable à l’instauration d’un système à cotisation unique (employeur et salarié) fondé sur la mutualisation des risques au niveau national et l’institution d’une caisse commune de chômage (Becker, 1972). C’est finalement l’influence de Commons et de son équipe qui l’emportera dans la conception finale du système retenu par la loi de Sécurité sociale (Baicker et al., 1997). L’introduction de l’experience rating a facilité l’acceptation du système par les employeurs, qui conservent le droit de contester toute demande d’indemnisation faite par un de leurs ex-salariés3. Elle est combattue par les syndicats au motif que ce système incitera les employeurs à contester ces demandes plus que de besoin, dans l’espoir de diminuer le coût de leur cotisation.
6Quelques normes fédérales seront instituées, mais une grande liberté sera laissée aux États dans la configuration de leurs programmes. Parmi ces normes, le choix est fait notamment d’un système reposant sur une cotisation exclusivement patronale et uniforme, assortie d’un crédit d’impôt accordé aux employeurs sous réserve que les lois étatiques respectent un certain nombre de règles minimales définies au niveau fédéral. Parmi elles, certaines protections sont accordées aux allocataires et incluses dans la loi, notamment le fait de pouvoir refuser une offre d’emploi si les conditions sont particulièrement désavantageuses pour eux ou pour leur syndicat4. Cette mesure a été introduite pour rassurer les syndicats qui pouvaient craindre que le système d’assurance chômage ne soit utilisé pour dégrader les normes d’emploi et de salaire. Ceci explique que l’AFL ait finalement apporté son soutien à la loi, après s’être opposée jusqu’en 1932 à l’instauration d’un système obligatoire.
7Le Service public de l’emploi a été instauré en 1933 par le Wagner-Peyser Act. Cette loi fixe le cadre général dans lequel le système d’indemnisation du chômage vient s’encastrer, en accordant un rôle clé aux États auxquels revient la détermination des conditions d’éligibilité aux allocations chômage5, de leur montant, etc. Cette organisation décentralisée a été le choix d’un Congrès dominé alors par des intérêts locaux6, contre lesquels le président F. Roosevelt n’osera s’opposer, s’exposant ainsi au risque de faire échouer les autres programmes prévus dans la loi (régime de retraite et d’aide aux enfants pauvres). Les caractéristiques de ce système n’ont guère évolué dans leurs grandes lignes depuis sa conception dans les années 1930.
Entre protection du revenu et incitation au retour à l’emploi
8Le système d’assurance chômage a été créé pour compenser temporairement et partiellement la perte de salaire liée à une perte d’emploi « involontaire » et stabiliser l’économie dans les périodes de récession. Sa conception découle d’une certaine représentation du chômage et de la politique d’emploi qui lui est liée (voir deuxième partie). Il a été façonné pour éviter autant que faire se peut les effets supposés de « désincitation au travail », prenant appui sur les caractéristiques structurelles du marché du travail américain, à savoir une grande flexibilité de l’emploi et des ajustements rapides, moyennant un taux de chômage relativement faible, à l’exception des périodes de récession économique.
Un financement par la cotisation
9Le Social Security Act (SSA) en 1935 a défini le cadre administratif et les règles d’octroi des subventions fédérales aux États. Le Federal Unemployment Tax Act de 1939 (FUTA) est venu fixer le montant de la cotisation employeur (actuellement de 6,2 %) et la base salariale minimale assujettie à la cotisation (7 000 $ depuis 1983), mais l’application d’un crédit d’impôt ramène le taux réel de cotisation employeur à 0,8 % dans les États qui se conforment aux exigences du gouvernement fédéral. Cette cotisation est donc au minimum de 56 $ par travailleur (soit 0,8 % * 7 000 $)7. Cependant, l’assiette salariale varie selon les États : l’Arizona est le seul État à imposer les entreprises à hauteur de cette base minimale, tous les autres les imposant dans une fourchette située entre 8 000 $ (Kansas, Kentucky, Pennsylvanie et Vermont) et plus de 30 000 $ (Hawaï, Alaska, Washington). Les cotisations patronales à l’assurance chômage dépendent également du nombre de licenciements effectués par l’entreprise au cours des trois à cinq dernières années d’activité. En ce qui concerne les entreprises nouvellement créées, celles-ci se voient appliquer un taux standard entre un et trois ans selon les États. Sinon, l’État calcule un ratio pour chaque entreprise, en fonction de son historique de licenciement. Ensuite, ce ratio est comparé à un barème des taux, qui dépend de la solvabilité globale de la caisse d’assurance chômage de l’État, pour aboutir à la fixation de la « surprime » que l’employeur devra acquitter. Celle-ci peut osciller dans une fourchette de 0 à 10 % selon les antécédents de l’entreprise en matière de licenciements et selon les États, d’où l’expression d’experience rating. Les employeurs ne supportent en fait qu’environ 60 % des coûts liés aux licenciements car les États ne facturent jamais l’intégralité des coûts de l’assurance chômage aux employeurs qui licencient, ayant fixé des plafonds afin de limiter l’ampleur des modulations.
10De manière générale, les cotisations à l’assurance chômage versées par les employeurs ne sont pas très importantes : sur la période 2000-2005, elles ont représenté 0,64 % de la masse salariale des entreprises en moyenne, soit un des taux les plus bas des pays de l’OCDE avec la Grèce et le Japon (Wroman, 2007). C’est d’ailleurs en raison de la faiblesse de son coût que le système a été d’autant mieux accepté par les employeurs, qui peuvent de surcroît contester la demande d’indemnisation faite par leurs salariés auprès des agences locales de l’emploi. En comparaison, ces cotisations sont d’un montant beaucoup moins élevé que les cotisations pour l’assurance maladie ou pour la retraite (régime public de base, régimes privés complémentaires)8. Recueillies par les États, elles sont versées dans un fonds du Trésor (Unemployment Trust Fund) qui alimente le budget fédéral et leur sont réattribuées en fonction de plusieurs critères (taille de la population, estimation de la population des demandeurs d’emploi indemnisés, etc.)9. Elles servent à financer le Service de l’emploi et l’assurance chômage, réunis en un guichet unique en 1998 (voir deuxième partie) ainsi que des programmes de prestations complémentaires et un compte fédéral de prêts aux États en cas de déficit.
Des conditions d’éligibilité restrictives et de moins en moins de chômeurs indemnisés
11La cotisation s’applique à tous les employeurs qui utilisent au moins un salarié pendant vingt semaines ou versent 1 500 $ en salaire pendant un trimestre de l’année civile. Ce système, mis en place pour les salariés du secteur privé à l’origine, a été étendu dans les années 1970 par amendement aux travailleurs du secteur non marchand et du secteur public. Si bien que FUTA couvre aujourd’hui la quasi-totalité des salariés des secteurs privés et publics, marchand et non marchand. Seuls en sont exclus certains salariés agricoles, les employés de maison, les employés d’associations religieuses et les travailleurs indépendants (à de rares exceptions). À côté du régime général de base, des régimes spéciaux, mis en place à la fin des années 1930 et dans les années 1950, couvrent les employés des chemins de fer, les militaires en retraite et les fonctionnaires fédéraux10.
12Les conditions d’éligibilité aux allocations chômage sont fixées par les États. Pour y avoir droit, le requérant doit être enregistré comme demandeur d’emploi dans une agence publique de l’emploi, avoir travaillé durant une période de base ayant précédé sa mise en chômage (généralement les quatre premiers des cinq trimestres précédant sa demande d’indemnisation) et perçu un minimum de gains salariaux au cours de cette période de référence. Ces critères sont variables d’un État à l’autre et ont été assouplis par plusieurs d’entre eux vers la fin des années 1990, notamment en ce qui concerne la période de référence qui ouvre droit aux allocations. En outre, le requérant doit prouver son aptitude au travail, sa disponibilité à travailler (inscription comme demandeur d’emploi) et sa détermination à rechercher activement un emploi (remise de rapports de recherche d’activité) auprès des services compétents. Généralement, une personne ne peut refuser une offre d’emploi ou un « emploi convenable » sans une « bonne raison11 ». La plupart des États imposent des sanctions financières en cas de refus d’un « emploi convenable », certains allant même jusqu’à l’exclusion des prestations chômage. En dehors des standards de l’« emploi convenable » tels que définis par le FUTA (voir plus haut), les États sont libres d’y ajouter d’autres critères, rendant les conditions d’accès plus restrictives. Environ la moitié d’entre eux exigent par exemple que les requérants recherchent un emploi à temps plein. Ceux-ci peuvent en outre se voir exclus ou suspendus de l’accès aux indemnités chômage par leur précédent employeur, notamment en cas de cessation volontaire d’emploi sans une « bonne raison12 ».
13Alors que le taux de chômeurs indemnisés avait pu dépasser 50 % dans les années 1950, il n’a fait que décliner depuis lors, atteignant son point le plus bas au milieu des années 1980 (28,5 % en 1984) comme l’indique le graphique 8.
Graphique 8. – Évolution du % de chômeurs indemnisés depuis 1950.
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Source : GAO Report, September 7, 2007c, p. 17.
15Fin 2007, seuls 34 % des demandeurs d’emploi percevaient des indemnités chômage (Blank et Kerr, 2008). Ce taux fluctue de fait avec le cycle économique, augmentant durant les périodes de récession à cause d’une recrudescence des licenciements économiques (lay off) et diminuant durant les périodes de croissance avec la reprise des embauches. En janvier 2009, il est ainsi remonté à plus de 40 %. Il varie aussi fortement selon les critères exigés par les États en matière d’éligibilité. Mais il dépend également du comportement des chômeurs.
16Deux enquêtes menées respectivement à la fin des années 1980 et au début des années 1990 ont confirmé que moins de 50 % des chômeurs réclamaient de fait des allocations (Wandner et Stettner, 2000). Il s’agit principalement de ceux qui ont été affectés par une perte involontaire d’emplois et qui représentent en moyenne la principale des causes d’entrée en chômage (environ la moitié) comme le montre le graphique 9.
Graphique 9. – Les causes d’entrée au chômage (en milliers de personnes).
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Source : d’après The Economic Report of the President, 2009.
18En revanche, ceux ayant quitté volontairement leur emploi ou cherchant à entrer à nouveau sur le marché du travail après une période d’interruption de même que les jeunes primo entrants13 étaient beaucoup moins enclins à s’inscrire pour recevoir des allocations chômage, considérant soit qu’ils allaient retrouver un emploi rapidement pour les premiers, soit qu’ils n’y étaient pas éligibles pour les autres, ce qui est généralement le cas. En résumé, la majorité des chômeurs ne s’inscrivent pas pour recevoir des allocations et les bénéficiaires d’allocation sont principalement des adultes ayant perdu leur emploi involontairement, notamment des syndiqués.
Des indemnités peu généreuses et limitées dans le temps
19Les indemnités chômage hebdomadaires sont généralement limitées à une période de base maximale de vingt-six semaines (ou six mois), quoique les États aient bien souvent réduit cette durée. En période de récession, un programme fédéral (Federal-State Extended Benefits Program) financé à part égale entre l’État fédéral et les États permet de prolonger automatiquement les allocations chômage régulières, jusqu’à treize semaines supplémentaires. Ce programme, qui a été promulgué en 1970 mais modifié au début des années 1980 dans un sens restrictif, est aujourd’hui largement inefficace : d’une part, cette législation est souvent mise en œuvre trop tard, après la fin de la récession ; d’autre part et compte tenu des conditions requises, peu d’États parviennent à s’y qualifier pour en faire bénéficier leurs chômeurs de longue durée. 14Cette inadéquation a d’ailleurs conduit le Congrès à voter, aux côtés de ce dispositif permanent, un dispositif d’urgence possédant les mêmes caractéristiques, activé lors de périodes exceptionnelles de récession économique. À la différence du dispositif permanent, l’adoption de ce dispositif d’urgence doit être votée chaque fois par le Congrès15.
20Dès la création de l’assurance chômage, il y a eu consensus pour que le taux de remplacement du salaire soit d’environ 50 %, un juste milieu entre l’objectif de maintien du pouvoir d’achat et celui d’évitement de tout effet dissuasif sur le retour à l’emploi. L’indemnité chômage représente statutairement entre 50 et 59 % du salaire avant impôt, dans la limite d’un plafond variable selon les États16. Le taux de remplacement effectif des salaires, estimé par le ministère du Travail sur la base du rapport entre les allocations moyennes perçues par les chômeurs et le gain hebdomadaire moyen perçu par les salariés couverts, a en fait oscillé entre 30 et 40 % en moyenne nationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale comme le montre le graphique 10 ci-après. Il a atteint 35, 9 % en moyenne entre le 3e trimestre 2008 et le 3e trimestre 2009, sachant que le montant de l’indemnité hebdomadaire effective sur la période dépasse les 300 $ et que la durée effective de l’allocation se limite à dix-sept semaines (soit quatre mois environ)17.
Graphique 10. – Taux de remplacement du salaire par les allocations chômage (en %).
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Source : d’après US Employment Insurance – Progress and Prospect, O’Leary, July 2000.
22À côté de ce régime public, des régimes privés d’assurance chômage ont été créés à partir du milieu des années 1950, dans le cadre des conventions collectives des entreprises du secteur de l’automobile notamment18. Ces régimes complémentaires offrent aux travailleurs en chômage des allocations pendant environ une année. Incluses dans la base salariale imposable, elles viennent s’ajouter au régime général et procurent un revenu de remplacement de 70 à 75 % du salaire brut dans la limite d’un certain plafond.
Un système de moins en moins adapté mais résistant à la réforme
23À l’origine, le système, conçu principalement pour les victimes d’un licenciement temporaire pour raisons économiques (récession ou simple ralentissement), n’était pas destiné à lutter contre la pauvreté. Le programme de Sécurité sociale avait d’ailleurs créé à cet effet et en parallèle un programme d’aide sociale (Welfare) soumis à condition de ressources (voir quatrième partie). Le régime d’assurance chômage concernait donc à l’époque exclusivement les hommes d’âge adulte, chefs de ménage et seuls membres de la famille à percevoir un salaire. Ces caractéristiques correspondaient en fait au profil type de l’ouvrier syndiqué américain, ce qui explique qu’aujourd’hui encore, les travailleurs syndiqués aient plus de chances de bénéficier des allocations chômage que les autres (Budd et McCall, 2004). Ce dispositif excluait donc dès l’origine les travailleurs coincés dans les segments secondaires du marché du travail, pour lesquels le salaire minimum et la politique d’immigration servaient d’instruments de régulation (Osterman, 1999).
24Les transformations du marché du travail depuis les années 1980 ont rendu néanmoins ce filet de sécurité inopérant pour une large fraction des salariés victimes du chômage, surtout les femmes qui cumulent les handicaps avec des emplois fréquents à temps partiel et faiblement rémunérés. D’une part, les licenciements ont pris un caractère durable pour un nombre croissant de travailleurs, étant moins fondés qu’avant sur des critères d’ancienneté et n’étant plus étroitement liés aux cycles économiques (Cappelli, 2005 et Lynch, 2005). D’autre part, la durée du chômage s’est accrue19 et avec elle, le nombre de chômeurs de longue durée (plus de six mois)20. Enfin, le taux d’activité des femmes est passé de 37,7 % en 1960 à 59,9 % en 2000, sans pour autant que celles-ci soient en capacité d’entretenir un lien durable avec le marché du travail. Ainsi, elles sont plus souvent que les hommes amenées à quitter leur emploi pour prendre soin de membres de leur famille dépendants. Elles travaillent aussi plus souvent à temps partiel, dans le commerce de détail ou les services et viennent grossir de ce fait la catégorie des bas salaires21. Pour ces raisons, elles sont particulièrement vulnérables au chômage, sans pouvoir en général réunir les critères qui ouvrent droit aux allocations chômage22.
25Le système d’indemnisation du chômage est également particulièrement inefficace vis-à-vis des personnes ayant bénéficié de l’aide sociale, là encore principalement des femmes. En fait, le programme d’aide sociale a longtemps joué le rôle de filet de sécurité contre le chômage pour les femmes pauvres sans emploi, en leur procurant un revenu de soutien. Or la réforme de 1996, en durcissant les conditions d’accès au régime, a remis en question le rôle qu’il a pu jouer auprès de cette population. Celles qui ont notamment épuisé le dispositif au bout de cinq ans et qui se retrouvent sans emploi ne peuvent le plus souvent réunir les critères monétaires d’éligibilité à l’assurance chômage, à cause de gains salariaux trop faibles et d’emplois discontinus (Boushey et al., 2003).
26Le système d’indemnisation du chômage n’a jamais fait l’objet de larges débats publics, contrairement aux systèmes de retraite et d’assurance maladie, ces débats quand ils avaient lieu restant étroitement circonscrits au cercle des experts. Il n’a jamais fait non plus l’objet de réformes d’envergure au niveau fédéral, son architecture générale de même que ses principes fondateurs n’ayant jamais été profondément remis en cause. L’une des raisons réside sans doute dans le faible coût de ce programme (33,8 milliards de dollars en 2006) au regard d’autres programmes sociaux comme Medicare ou l’assurance vieillesse (respectivement 372,3 et 586,5 milliards de dollars). L’autre raison tient au fait que les syndicats n’ont jamais lancé leurs forces dans la balance pour tenter de moderniser ce système vieux de soixante-dix ans, étant à même de négocier pour leurs membres des allocations complémentaires dans le cadre des négociations collectives d’entreprise.
27Il a pourtant fait l’objet de nombreuses critiques parmi les économistes. Au cours des années 1990, M. Feldstein, président du Comité des conseillers économiques du président R. Reagan au début des années 1980 et connu pour ses thèses en faveur de la privatisation du système de protection sociale, avait proposé de supprimer le système actuel fondé sur des cotisations employeurs modulables, jugé inefficace et susceptible d’affecter le salaire de réservation des chômeurs23. Il proposait de le remplacer par des comptes d’épargne personnels, destinés à financer le risque chômage temporaire (Feldstein et Altman, 1998). Cette thèse radicale a cependant rencontré peu de succès, ni plus ni moins d’ailleurs que les partisans d’une réforme favorable aux chômeurs.
28La récession qui a officiellement frappé l’économie américaine à partir de décembre 2007 et qui s’est traduite par une aggravation très rapide du taux de chômage a évidemment modifié les termes du débat. Deux programmes d’urgence ont été votés avant la fin de l’année 2008 par le Congrès (Emergency Unemployment Compensation) comme cela avait déjà été le cas en 2002 et même auparavant. Ils permettent de prolonger une première fois de treize semaines additionnelles la durée d’indemnisation pour les chômeurs en fin de droit, puis une seconde fois de vingt nouvelles semaines (plus treize semaines dans les États fortement touchés par le chômage). Mais face à l’ampleur de la crise et à la relative impuissance des politiques de soutien traditionnelles, notamment de la politique monétaire de baisse des taux d’intérêt menée par la Banque centrale américaine, B. Obama a fait voter de nouvelles mesures d’aide au chômage dans le cadre de son plan de relance budgétaire (American Recovery and Reinvestment Act) adopté en 2009. Ce plan a notamment permis une troisième extension de la durée des droits aux allocations chômage allant de vingt jusqu’à trente-trois semaines dans certains cas24. Face à l’aggravation du taux de chômage qui a dépassé 10 % en fin d’année 2009, une nouvelle prolongation exceptionnelle des droits à indemnisation a été votée par le Congrès, jusqu’à 20 semaines dans les États où le taux de chômage est supérieur à 8,5 % et jusqu’à 14 semaines pour les autres. Cette mesure porte finalement à 99 semaines maximum la durée possible de l’indemnisation, soit 4 fois plus que la durée de base (26 semaines).
29Pour autant, la plupart de ces mesures sont temporaires et ne dérogent guère aux principes et à la logique qui a constamment sous-tendu le régime d’assurance chômage. Il s’agit toujours d’un système conçu pour sécuriser temporairement le revenu des salariés victimes d’une perte d’emploi involontaire, en se prémunissant des effets « désincitatifs » à la reprise d’emploi et pour stabiliser l’économie en phase de récession. Il a été fondé sur le principe du laisser faire et l’idée que les individus sont principalement responsables de leur destin, ne devant rien attendre de l’État ou de leur employeur. D’ailleurs, les seules mesures du plan de relance qui pourraient avoir un caractère permanent, à savoir celles qui incitent les États à moderniser leurs critères d’éligibilité du droit à indemnisation pour l’étendre aux salariés à temps partiel et à bas salaire, sont celles qui ont été et restent les plus contestées.
Notes de bas de page
1 Les syndicats américains, contrairement aux expériences européennes, ont développé peu de caisses de chômage. En 1931, trois syndicats nationaux de métier et 45 sections syndicales locales avaient pris des initiatives, plus ou moins permanentes, dans ce sens. Quelques caisses conjointes employeur/syndicats ont été mises en place dans les années 1920 tandis qu’une trentaine de grandes entreprises dont Procter & Gamble, General Electric ou Eatsman Kodak avaient instauré leur propre régime d’assurance chômage, cf. Blaustein, 1993.
2 Le terme de Social Security désignait à l’origine l’ensemble des programmes sociaux créés par le SSA de 1935. Ce label ne désigne plus aujourd’hui que le seul programme d’assurance vieillesse.
3 15% seulement des demandes d’indemnisation sont rejetées, cf. S. A. Wander et T. Stengle, « Unemployment Insurance: Measuring Who Receives It », Monthly Labor Review, July 1997.
4 Les allocations ne pouvaient être refusées ou retirées à un chômeur en cas de refus par ce dernier d’une offre d’emploi, si cette offre résultait d’un emploi laissé vacant par un gréviste dans le cadre d’un conflit de travail, si les conditions de travail et de salaire étaient nettement moins favorables que celles de son emploi précédent, ou bien encore si cette offre l’obligeait à s’affilier à un syndicat ou au contraire à remettre en cause son droit à se syndiquer.
5 Parmi ces conditions, il faut avoir travaillé une période suffisante avant l’entrée en chômage et avoir perçu un montant minimum de rémunération.
6 Les démocrates du Sud, soucieux de perpétuer leur gestion raciste de la main-d’œuvre et de maintenir les coûts du travail aux niveaux les plus bas, sont particulièrement bien représentés à cette époque au Congrès où ils occupent les présidences des commissions parlementaires décisives.
7 Une loi fédérale de 1982 (Tax Equity and Fiscal Responsibility Act) a imposé un taux de cotisation maximal de 5,4 %, sous peine de ne pas accorder le crédit d’impôt.
8 En juin 2006, la cotisation d’assurance maladie représentait 7,7 % du coût du travail horaire, celle concernant la retraite de base et complémentaire 8,8 %, tandis que la cotisation chômage ne comptait que pour 0,5 %, chiffres cités par W. Wroman, « Strengthening Unemployment Insurance », EPI Briefing paper, n° 202, October 2007.
9 Ce fonds a accumulé des réserves à hauteur d’environ 35 milliards de $.
10 Ces régimes ont été instaurés respectivement en 1938, en 1952 et en 1954.
11 Les critères d’emploi convenable varient là aussi d’un emploi à l’autre, prenant en compte les effets sur la santé du requérant, sa formation, son expérience, ses gains antérieurs, la distance de l’emploi proposé par rapport à sa résidence, etc.
12 De fait, les chômeurs ayant quitté volontairement leur emploi étaient à peine plus de 5 % à recevoir une indemnité dans les années 1990.
13 Parmi les autres causes d’entrée en chômage en 2007, on trouve ceux qui entrent à nouveau sur le marché du travail (30 %), ceux qui ont quitté volontairement leur emploi (11 %) et enfin les primo entrants (9 %).
14 Pour en bénéficier, le taux de chômage de l’État doit être supérieur d’au moins 120 % à sa moyenne historique sur la période de référence (deux années) et supérieur d’au moins 5 % en valeur absolue pendant 13 semaines, ou dépasser 6 % en valeur absolue. Les requérants doivent également avoir travaillé au moins à temps plein pendant 20 semaines ou avoir gagné un certain montant avant leur période de chômage. Seuls l’Alaska et le Rhode Island en bénéficient.
15 Plusieurs dispositifs de ce type ont été mis en place depuis la fin des années 1950, en réponse à des périodes de récession économique (1957-1958, 1960-1961, 1969-1970, 1973-1975, 1981-1982, 1990-1991, 2001, 2008 et 2009). Dans ce cadre treize semaines supplémentaires sont accordées aux chômeurs en fin de droit (voire treize autres semaines dans les États particulièrement frappés par le chômage).
16 Une loi de 1978 avait rendu une partie des indemnités reçues imposables. Depuis 1987, ces indemnités sont devenues complètement imposables.
17 Cf. UI Data Summary, 3rd Quarter 2009, US Department of Labor.
18 La première convention collective d’entreprise accordant des allocations chômage complémentaires pour un épisode limité est celle qui fut signée entre l’UAW et Ford en 1955, suivie par les autres firmes du secteur. Cet accord imposait à l’époque une cotisation employeur de 5 cents par heure pour chaque salarié couvert par le plan (ayant au moins une année d’ancienneté), ce qui permettait, ajouté au régime de base, d’atteindre un taux de remplacement du salaire hebdomadaire ouvrier allant de 60 à 65 % en cas de chômage, cf. Gordon et Amerson, 1957. Plus tard, dans les années 1980, le syndicat de l’automobile a réussi à négocier pour ses membres en poste chez les trois grands constructeurs automobiles un système connu sous le nom de « Jobs Bank » qui permettait de verser le salaire quasi intégralement aux salariés mis en chômage technique, passée la période d’indemnisation du chômage. Ce système a été éliminé en 2009 à l’occasion de la remise en cause des accords contractuels consécutive au plan de sauvetage de l’automobile mis en place par le gouvernement de B. Obama.
19 La durée moyenne au chômage est passée en moyenne de 11,7 semaines dans les années 1950 à 15,7 semaines dans les années 1990. De 2000 à 2008, elle a atteint 16,8 semaines.
20 Le chômage de longue durée a atteint 19,7 % des chômeurs en 2008, catégorie au sein de laquelle les Noirs sont particulièrement surreprésentés.
21 Les femmes représentent 42 % des emplois à temps plein mais 67 % des emplois à temps partiel et comptent pour 60 % des travailleurs payés au Smic. La Cour des comptes américaine GAO (2007c) a par ailleurs estimé que le taux de bas salaires recevant une indemnité chômage n’était que de 13,6 % contre plus du double pour les hauts salaires (37,1 %).
22 35 États ne reconnaissent pas la maladie grave ou le handicap d’un membre de la famille comme une raison valable pour quitter son emploi, cf. GAO, 2007c, op. cit.
23 Le salaire de réservation est celui en deçà duquel un individu refusera toute proposition d’emploi, étant supposé procéder à un calcul coût-avantage lors de sa période de recherche d’emploi selon le modèle de base de la théorie du Job Search.
24 Cf. G. Raveaud et C. Sauviat, « Le plan de relance américain : un nouveau New Deal », Chronique internationale de l’IRES, n° 117, mars 2009.
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