Chapitre III. La perte d’efficacité du salaire minimum
p. 59-71
Texte intégral
1L’originalité du fédéralisme américain a voulu que certains États aient été précurseurs dans la mise en place d’un salaire minimum (SM)1, devançant en cela nombre de pays industrialisés européens. Mais il a fallu attendre la parenthèse exceptionnelle qu’a été le New Deal pour voir émerger un tel dispositif au niveau fédéral. Le SM a été introduit en 1938 par le Fair Labor Standard Act (FLSA), au moment où la grande crise avait mis au chômage jusqu’à 25 % de la population active américaine à son pic en 1933. Son but était de soutenir les travailleurs pauvres et leurs familles, même s’il excluait certaines catégories de travailleurs2. Amendé plusieurs fois depuis sa création, sa couverture s’est étendue progressivement, pour devenir quasi universelle.
2La fixation du SM n’a rien d’automatique et reste fortement dépendante du rapport de force politique du moment. En effet, cette décision est une prérogative exclusive du Congrès, donc soumise aux groupes de pression. En outre, le principe d’une indexation sur l’inflation a toujours été rejeté. Alors qu’il y avait eu consensus entre les deux partis depuis son adoption pour voter des augmentations régulières, le SM a connu une érosion accélérée de son pouvoir d’achat à partir des années Reagan. Il est resté gelé pendant neuf ans, de 1981 à 1990. Sous le gouvernement de G. W. Bush, il a connu une nouvelle période de dix années de gel, entre 1997-2007.
3C’est la raison pour laquelle de nombreux États ont fait voter des lois instaurant un SM supérieur au SM fédéral tandis que certaines municipalités réussissaient à imposer un living wage ou un SM municipal, dont le niveau se situe nettement au-dessus du seuil fédéral. Une revalorisation de 40 % du SM fédéral en trois étapes a finalement été votée en mai 2007, l’amenant à 7,25 $ en juillet 2009. Ce niveau ne permet pas pour autant de sortir tous les salariés concernés de la pauvreté, notamment ceux qui ont des enfants à charge. Le SM reste une garantie horaire de rémunération, qui protège mal les travailleurs à temps partiel et de manière générale ceux occupant des emplois précaires, souvent discontinus.
Des bénéficiaires peu nombreux
4Le SM s’applique aujourd’hui à tous les salariés travaillant dans des entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 500 000 $ par an ainsi que dans les petites entreprises engagées dans le commerce interétatique. Il concerne aussi les employés du Gouvernement fédéral, des États et des agences gouvernementales locales, ainsi que ceux des hôpitaux et des écoles de même que les employés de maison. Seuls les jeunes de moins de 20 ans, les étudiants travaillant à temps partiel, les handicapés, les apprentis et les travailleurs rémunérés en partie au pourboire échappent à sa couverture3. En 1999, un SM pour les jeunes primo-demandeurs d’emploi (16-19 ans) a cependant été introduit. Ce SM « jeunes » de 4,25 $ l’heure ne s’applique toutefois que durant les trois premiers mois d’embauche, après quoi les employeurs sont tenus de rémunérer ces jeunes salariés au SM en vigueur.
5En 2008, plus de la moitié des salariés américains (58,2 %) était encore rémunérée sur la base d’un taux horaire selon la dernière enquête disponible du Bureau du recensement (Census Bureau). Ce mode de rémunération permet traditionnellement de distinguer les « cols bleus » des « cols blancs ». C’est sur cette base-là qu’est estimée aux États-Unis la population rémunérée au SM et à un niveau plus faible. Les travailleurs rémunérés sur une base mensuelle sont donc exclus de l’estimation, bien que certains d’entre eux aient un salaire qui, ramené à l’heure, n’est pas plus élevé que le SM. Du fait de ce mode de calcul, l’estimation des travailleurs payés au SM est donc en partie sous-estimée.
6Les salariés payés au SM fédéral ou en dessous ne représentent que 3 % des travailleurs rémunérés sur une base horaire mais seulement 1,75 % si on les rapporte à l’ensemble de la population salariée. Dans la mesure où le taux horaire du SM fédéral est situé à un niveau très bas et que les gouvernements locaux (États et municipalités) ont décidé d’augmenter les minimums salariaux face à la longue période d’inertie législative au niveau fédéral, cette proportion n’a fait que régresser depuis 1981 comme le montre le graphique 4.
Graphique 4. – Salariés payés au salaire minimum et en dessous (en % des salariés rémunérés selon un taux horaire).
7
Source : US DOL, 2009.
8Les salariés payés au SM sont jeunes : la moitié n’a pas 25 ans (US DOL, 2009). Beaucoup sont étudiants et travaillent à temps partiel (soit moins de 35 h par semaine). Les femmes sont également plus nombreuses que les hommes à se retrouver dans cette situation, comme le montre le tableau 4.
Catégories |
En % des salariés payés à l’heure |
||
Total |
Au SM |
< SM |
|
Total |
3,0 |
0,4 |
2,6 |
16-19 ans |
10,6 |
2,1 |
8,5 |
25 ans et + |
1,9 |
0,2 |
1,7 |
Hommes |
1,9 |
0,2 |
3,4 |
Femmes |
3,9 |
0,5 |
2,6 |
Temps plein |
1,5 |
0,2 |
1,4 |
Temps partiel |
7,4 |
1,0 |
6,3 |
Tableau 4. – Les caractéristiques des salariés américains payés au SM ou en dessous, selon l’âge, le sexe et le statut d’emploi en 2008.
Source : US DOL, 2009.
9C’est dans les emplois de service que l’on trouve la plus importante proportion de salariés payés au SM et en dessous parmi ceux payés à l’heure (près de 9 %), notamment ceux qui travaillent à la préparation des repas ou des aliments vendus dans le commerce de détail. C’est également dans les secteurs des services qu’ils sont les plus nombreux, en particulier celui des loisirs et des cafés-restaurants. Pour beaucoup de ces travailleurs, les pourboires viennent compléter leur faible salaire, transférant ainsi une partie du coût du travail au consommateur. Enfin, le secteur privé est davantage coutumier du fait de payer ses salariés au SM que le secteur public (tableau 5).
Catégories |
En % des salariés payés à l’heure |
||
Total |
Au SM |
< SM |
|
Total |
3,0 |
0,4 |
2,6 |
Emplois de service dont : |
8,9 |
0,8 |
8,1 |
– Préparation alimentaire |
17,6 |
1,2 |
16,3 |
– Services aux personnes |
6,4 |
1,3 |
5,1 |
Secteur privé dont : |
3,2 |
0,4 |
2,8 |
– Commerce de détail |
2,4 |
0,6 |
1,8 |
– Loisir et hébergement |
14,4 |
1,2 |
13,3 |
Secteur public |
1,4 |
0,3 |
1,1 |
Tableau 5. – Les caractéristiques des salariés américains au SM ou en dessous, selon les emplois et les secteurs concernés en 2008 (en % des salariés payés selon un taux horaire).
Source : US DOL, 2009.
10Parmi les travailleurs payés à l’heure, ceux payés au SM ou en dessous sont également plus nombreux à travailler dans les États du Sud, traditionnellement peu syndiqués comme le Mississippi, la Louisiane, le Texas ou l’Alabama.
11L’une des raisons pour lesquelles les travailleurs payés au SM font partie des « bas salaires », outre le faible niveau du taux horaire, est qu’ils possèdent rarement un emploi à temps plein toute l’année. Ces travailleurs subissent souvent des périodes d’interruption de travail, soit parce qu’ils occupent des emplois dont le taux de rotation est élevé, soit parce qu’ils sont obligés de quitter leur emploi pour prendre soin d’un membre de la famille malade.
L’érosion du pouvoir d’achat du SM fédéral
12Après avoir atteint un pic en 1968, le pouvoir d’achat du SM a connu plusieurs phases de déclin, pour parvenir en 2006 à son niveau le plus bas qu’il ait connu depuis 1955 et opérer une légère remontée grâce à la première étape de sa revalorisation en 2007 (graphique 5).
Graphique 5. – Le pouvoir d’achat du salaire minimum de 1947 à 2008 (taux horaire brut en $ 2008).
13
Source : EPI, 2008.
14Le SM a représenté jusqu’à 50 % et plus du salaire ouvrier moyen en vigueur dans le secteur privé dans les années 1950 et 1960. Il a connu un premier déclin prononcé à la fin des années 1960 et au début des années 1970 à cause d’une inflation non maîtrisée. Il a enregistré un second déclin durant les années 1980, sous la présidence de R. Reagan où il est resté exactement 9 ans et 3 mois sans être augmenté (de janvier 1981 à avril 1990). Par la suite, il a subi à nouveau un décrochage, faute d’avoir été réajusté par le Congrès entre septembre 1997 et juillet 2007. Ainsi, en 2006, il atteignait son niveau le plus faible par rapport au salaire moyen depuis la Seconde Guerre mondiale (31 %) comme l’indique le graphique 6. En juillet 2008, à la seconde étape de sa revalorisation, le SM est passé à 6,55 $. Or pour conserver le même pouvoir d’achat qu’en 1968, où il était de 1,60 $ (en dollars courants), il aurait dû passer en fait à 10,29 $ (en dollars constants 2008)4.
Graphique 6. – Le salaire minimum en % du salaire ouvrier moyen de 1947 à 2008.
15
Source : EPI, 2008.
16On mesure ainsi la faible protection que représente le SM, soumis aux aléas de la conjoncture et au bon vouloir des parlementaires et l’élargissement de l’échelle des salaires qui a pu résulter de cette évolution. En 2005, un P-DG gagnait 821 fois le SM contre seulement 78 fois en 1978. Mais surtout, ce SM protège mal des situations de sous-emploi qui caractérisent, à certaines périodes plus que d’autres, le marché du travail américain. Il n’offre en effet qu’une garantie horaire aux salariés concernés. Et si en 2008, un travailleur à temps plein (40 h hebdomadaires) payé au SM (5,85 $) parvenait à gagner 12 160 $ par an et à dépasser ainsi le seuil de pauvreté officiel (10 400 $), il n’en était pas de même dès lors qu’un salarié était employé à temps partiel (moins de 35 h). Il n’en était pas de même non plus à partir du moment où ce travailleur à temps plein avait une famille à charge (ne serait-ce qu’un conjoint)5. Malgré sa revalorisation à 7,25 $, le niveau du SM reste en conséquence inadéquat pour sortir un travailleur et sa famille de la pauvreté, comme il l’a été la plupart du temps depuis sa création (graphique 7).
Graphique 7. – Gains annuels d’un travailleur à temps plein payé au salaire minimum et seuil de pauvreté pour une famille de trois personnes. SM en $ 2008 (première moitié de l’année) et seuil de pauvreté 2008 estimé selon les prévisions d’inflation du Congressional Budget Office (CBO).
17
Source : EPI, 2008.
18C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un autre dispositif destiné à aider les familles pauvres a été introduit en 1975. Il s’agit de l’EITC, un crédit d’impôt (ou impôt négatif) dont le champ d’action a été notablement étendu dans les années 1990 par le président W. Clinton (voir quatrième partie). C’est aussi la raison pour laquelle de nombreux États et plusieurs municipalités ont répondu à l’inertie du Congrès par un ensemble d’initiatives propres.
Les initiatives des États et des municipalités
19La loi fédérale autorise les États et les gouvernements locaux à instaurer leur propre taux de SM. Une majorité d’États a œuvré dans ce sens tandis que plusieurs grandes villes dans les années 1990 parvenaient à imposer à certains employeurs des normes salariales minimales fixées là aussi au-dessus du seuil fédéral.
20En ce qui concerne les États, plus de la moitié d’entre eux (29 au total) ont choisi d’instaurer un SM supérieur au niveau fédéral, certains ayant même décidé d’indexer leur SM sur l’inflation (District de Columbia, Oregon, Floride et Vermont). En revanche, cinq États du Sud des États-Unis ne se sont toujours pas dotés de lois sur le SM (Alabama, Louisiane, Mississippi, Tennessee et Caroline du Sud) tandis que trois autres États ont voté en faveur d’un SM inférieur au niveau fédéral (Kansas, Géorgie et Virginie occidentale). Dans ces cas-là, c’est le SM fédéral en vigueur qui prévaut comme taux plancher (voir annexe). Les initiatives prises par la majorité des États expliquent que malgré la perte de pouvoir d’achat du SM fédéral, la proportion de la main-d’œuvre couverte par des taux de SM supérieurs au niveau fédéral ait augmenté dans les années 1990 et surtout dans les années 2000.
21Face au déclin du pouvoir d’achat du SM et des salaires réels pour la partie de la population située au bas de l’échelle des salaires, certaines municipalités ont dû fixer une norme salariale minimale nettement supérieure au seuil du SM fédéral6. Ces initiatives ont généralement été prises sous la pression locale de groupes militants (dont des syndicats) mais aussi de groupes qui ont pris naissance en dehors du monde du travail et qui coopèrent avec les syndicats7. En général, ces groupes choisissent une population cible (habituellement des salariés d’entreprises sous contrat avec la municipalité ou la collectivité locale ou qui bénéficient de subventions publiques) et déterminent, sur la base d’études locales, un niveau de salaire supérieur à celui du SM fédéral et de l’État concerné, qui permette de faire vivre décemment un travailleur et sa famille (d’où l’expression living wage). Leur but est aussi d’obliger les employeurs à offrir une assurance maladie et des congés payés à cette population cible.
22La première campagne en faveur d’un living wage a été organisée en 1994, à Baltimore, par le syndicat des employés du secteur public (AFSCME) et des groupes communautaires locaux. Depuis, près d’une centaine de villes ou de collectivités locales ont suivi le mouvement. Ces campagnes répondent en fait à une double logique : l’une de nature économique, qui cherche à aider les travailleurs et leur famille à sortir de la pauvreté ; l’autre, de nature politique, qui vise à mobiliser et à sensibiliser les salariés cibles afin de les organiser ultérieurement.
23Le problème est que ces initiatives ont un champ d’action limité par rapport au SM fédéral, couvrant la plupart du temps moins de 3 % des travailleurs à bas salaires des zones concernées. C’est pourquoi récemment, certaines villes ont choisi de fixer un SM municipal qui s’impose à l’ensemble des employeurs de la ville et non aux seules entreprises travaillant sous contrat pour les autorités locales. C’est à San Francisco qu’a été votée à l’issue d’un référendum en novembre 2003 la première loi promulguant un SM pour tous les salariés de la ville, de surcroît indexé sur le coût de la vie. Devenu effectif en février 2004, il a été fixé à 8,50 $ de l’heure, soit 26 % au-dessus du SM de l’État de Californie égal alors à 6,75 $. Il constituait à l’époque le SM le plus élevé de tous les États-Unis et avec Washington D.C., la première expérience de SM dans une grande ville. Cet exemple a été suivi par la ville de Santa Fé au Nouveau-Mexique. En revanche, le maire de Chicago a eu recours à son droit de veto en septembre 2006 pour rejeter une telle initiative. L’arrêté municipal en question proposait de fixer le SM à 10 $ l’heure pour les salariés des entreprises de la grande distribution implantées en ville, sachant que Wal-Mart avait manifesté son intention d’y ouvrir son premier magasin et que d’autres groupes de la grande distribution s’y opposaient.
24Quelles que soient les populations cibles de ces campagnes, le nombre de leurs bénéficiaires est limité et sans comparaison avec celui concerné par des dispositifs fédéraux comme le SM ou l’EITC (Freeman, 2005). Mais face à l’impuissance des syndicats à obtenir des modifications de la législation fédérale depuis plusieurs décennies8, ces mouvements locaux ont le mérite d’exister. Aux côtés des syndicats, ils contribuent à aider les salariés les plus fragilisés. Ils apportent de plus un renouvellement de l’esprit militant et de nombreuses innovations en matière de pratiques et de luttes sociales.
Une institution en débat au sein du monde académique
25Plusieurs augmentations du SM ont été votées par le Congrès depuis son origine en 1938, où il avait été fixé à 25 cents. Ces hausses ne sont pas allées sans polémique sur les avantages et les coûts respectifs d’une telle institution. De sorte qu’en 1977, le Congrès a dû mettre en place une commission d’étude sur cette question. À cette occasion, un rapport sur les enjeux et les effets du SM depuis son origine a été réalisé et publié en 1981. Ce rapport concluait qu’une hausse de 10 % du SM provoquait une réduction de l’emploi des jeunes entre 1 et 3 %. Cette conclusion ne devait faire consensus que quelques années. Le déclin de 30 % du pouvoir d’achat du SM durant la décennie 1980 devait à nouveau relancer le débat politique et les études sur la question, alors qu’entre-temps de nombreux États avaient pris l’initiative d’instaurer un SM supérieur au SM fédéral resté gelé.
26Le différend entre économistes sur le SM porte sur le fait de savoir si ce dispositif aide ou au contraire dessert les travailleurs qu’il est censé cibler, à savoir ceux à bas salaire. Ses adversaires prétendent qu’il est nuisible aux créations d’emploi, notamment pour les jeunes les plus faiblement qualifiés (les jeunes Noirs particulièrement exposés au risque chômage) qui entrent sur le marché du travail. Selon les tenants de cette thèse, l’augmentation du SM pourrait même inciter certains à quitter le lycée pour entrer sur le marché du travail, avec de faibles probabilités ultérieures de voir leur salaire décoller de ce niveau. En outre, il concernerait des individus dont le salaire vient en appoint du revenu familial (notamment les jeunes qui occupent des emplois de services temporaires) et qui n’appartiennent pas nécessairement à des familles pauvres. Ces économistes prétendent qu’il vaut mieux dans ce cas utiliser l’EITC, un crédit d’impôt remboursable destiné aux travailleurs pauvres avec enfants à charge9, en raison de ce que contrairement au SM, ce dispositif n’augmente pas le coût du travail et ne constitue donc pas un frein à l’embauche.
27De nombreuses études ont été menées à l’appui de cette thèse : les plus souvent citées sont celles de Neumark et Washer (1994 et 2000), qui ont montré que lorsque le SM augmente, les jeunes en situation d’emploi reçoivent moins de formation de leurs employeurs et que la probabilité pour ceux encore dans le circuit scolaire de quitter le lycée s’en trouve accrue. Plus récemment, ces auteurs ont réalisé une recension de quatre-vingt-onze études économétriques effectuées dans les années 1990 sur le sujet (Neumark et Washer, 2006). Malgré l’absence de consensus se dégageant des travaux en question, ils concluent néanmoins qu’une majorité d’entre eux (près des deux tiers environ) débouche sur le constat d’un impact négatif du SM sur l’emploi, tout en reconnaissant que ces résultats ne sont pas toujours statistiquement significatifs. Des études menées par des think tanks conservateurs tels que le Cato Institute, l’Employment Policies Institute, le Ludwig Von Mises Institute viennent souvent soutenir cette thèse. Derrière ces think tanks, on trouve souvent plusieurs lobbies d’employeurs (dont la Chambre de commerce). Une vingtaine d’entre eux sont organisés dans une alliance appelée Coalition for Jobs Opportunity représentant les intérêts des petites entreprises10.
28Des centres de recherche libéraux favorables à l’augmentation du SM (Economic Policy Institute, Center on Budget and Policy Priorities, Fiscal Policy Institute) ainsi que certains universitaires prétendent au contraire qu’une augmentation du SM a peu d’effets négatifs sur l’emploi, voire a des effets positifs. De surcroît, elle entraînerait une amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs pauvres et les encouragerait à s’éduquer et à se former, sans parler de la hausse de la consommation et la relance de la demande induite selon une pure logique keynésienne. Les travaux de Card et Krueger (1994, 1995 et 2000), menés à partir d’études de cas sur le secteur de la restauration rapide, font de ce point de vue référence11. Ces deux auteurs ont initialement montré que la hausse du SM dans l’État du New Jersey avait contribué à la croissance de l’emploi, en comparaison avec l’État de Pennsylvanie qui avait conservé un SM inchangé.
29Si l’impact d’une revalorisation du SM sur l’emploi est parfois négatif (Neumark et Washer, 2006), les travaux empiriques réalisés montrent que cet impact est très faible au niveau macroéconomique, a fortiori en présence d’un taux de chômage historiquement bas. En revanche, d’autres avantages offerts par le SM sont notables, principalement son aspect redistributif pour les salariés situés au bas de l’échelle des salaires. Le choix politique à faire est donc forcément un compromis entre la volonté d’améliorer le pouvoir d’achat du plus grand nombre (les salariés payés au SM et un peu au-dessus) et l’effet de détérioration éventuel de l’emploi et/ou du salaire pour une petite minorité potentiellement affectée de travailleurs (les primo-entrants sur le marché du travail et les travailleurs faiblement qualifiés de certains secteurs comme la restauration ou le commerce de détail).
30Lors de la dernière décision de revalorisation du SM en juillet 2007, le Congressional Budget Office avait prévu que l’incidence de cette augmentation serait faible en termes de pertes d’emploi du fait du niveau historiquement bas du SM par rapport au salaire moyen (31 %). D’autre part, les experts de cet organisme faisaient valoir que la réponse des employeurs à une revalorisation du SM pouvait prendre différentes formes, allant d’une réduction du temps de travail à une augmentation des prix en passant par une plus forte sélection à l’embauche, sans déboucher nécessairement sur une augmentation du chômage.
31Dans la mesure où la réforme de l’aide sociale engagée par W. Clinton en 1996 a eu pour objectif et pour effet de remettre les pauvres au travail moyennant des salaires très faibles, la hausse du SM reste une arme indispensable de lutte contre la pauvreté. Et ce, d’autant que des études ont montré que certaines catégories de travailleurs ont des débuts de carrières prolongés au SM ou à un niveau proche, notamment les individus les moins éduqués, les Noirs, les femmes seules avec de jeunes enfants ou encore les travailleurs résidant hors des zones urbaines (Carrington et Fallick, 2001). Mais cet instrument, compte tenu de son faible niveau et de son absence d’indexation, doit nécessairement être associé à d’autres dispositifs de lutte contre la pauvreté pour être efficace.
Annexe
Évolution du taux de SM effectif dans les États américains après la revalorisation de 2007

Notes de bas de page
1 Dès le xixe siècle en effet, quinze États avaient édicté de telles règles pour les femmes (Skocpol, 1995).
2 Les ouvriers agricoles, les salariés des services et du secteur public, de même que ceux des petites entreprises ont été exclus à l’origine de la loi. Au cours des années 1960-1970, ces exceptions ont été progressivement éliminées.
3 Les travailleurs qui reçoivent plus de 30 $ par mois de pourboire peuvent être payés en dessous du SM (2,13 $ l’heure), à condition que la somme de leurs pourboires et de leur salaire atteigne au moins le SM. Les étudiants à temps plein occupant des emplois à temps partiel ne peuvent être payés moins de 85 % du SM (Green Book, 2008).
4 Green Book, 2008, Appendix D – Data on Unemployment, Displaced Workers, Earnings and the Minimum Wage (http://waysandmeans.house.gov/media/pdf/111/appD.pdf).
5 Le taux de pauvreté est calculé chaque année par le Bureau du recensement, en fonction de la taille de la famille (nombre de personnes composant le ménage) et des besoins estimés de celle-ci. Il existe aussi une mesure simplifiée du taux de pauvreté, légèrement différente de la première et qui sert de référence pour l’éligibilité aux programmes fédéraux. Selon cette source calculée ici pour l’année 2008, le taux de pauvreté est de 10 400 $ pour une personne seule et de 14 000 $ pour deux personnes.
6 Cette norme se situe entre 8,25 et 13 $ selon les cas, cf. Industrial Relations, Special Issue of Living Wage Policies, vol. 44, n° 1, January 2005.
7 Ces groupes communautaires peuvent être d’obédience religieuse ou pas (groupes d’étudiants, etc.). Quant aux syndicats les plus impliqués dans ces campagnes, ce sont en général des syndicats du secteur public (AFSCME) ou des services (HERE ou SEIU).
8 L’AFL-CIO a soutenu toutes les campagnes en faveur de l’augmentation du SM fédéral, compte tenu de son impact redistributif et du principe selon lequel quiconque travaille à temps plein ne devrait pas vivre dans la pauvreté. Elle n’en a cependant jamais fait un objectif prioritaire, les travailleurs syndiqués n’étant pas directement affectés par les hausses du SM. Le taux du SM fédéral reste en général très inférieur aux tarifs horaires négociés par les syndicats dans le cadre des conventions collectives d’entreprise. Dans l’industrie automobile en 2008, cet écart était presque de 1 à 4.
9 L’EITC, instauré en 1975 et étendu par W. Clinton en 1993, est soumis à une double condition : avoir des enfants à charge, critère qui s’explique par l’absence d’allocations familiales aux États-Unis, et être en situation d’emploi. Plus de 22 millions de foyers, soit 1/5 des ménages, en bénéficient.
10 Notamment ceux représentés par la National Federation of Independent Business.
11 Ces universitaires ont publié une série d’articles et un ouvrage sur cette question dans les années 1990. En 2000, ils ont décidé de renouveler leur analyse, dont les résultats corroborent ceux obtenus dans leurs précédents travaux.
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