La recherche au sein d’un groupe en restructuration
Entre logique scientifique et logique du marché
p. 165-184
Texte intégral
1L’activité de recherche sur laquelle se fonde l’innovation est un problème pour les directions d’entreprises. D’un côté, les dirigeants sont prêts à lui allouer des budgets considérables en espérant maintenir les capacités d’innovation nécessaires à la compétitivité de leurs entreprises et, de l’autre, ils ont du mal à évaluer ou à appréhender son état d’avancement. Au cœur de ce problème, réside – on l’aura compris – l’incertitude inhérente à la recherche et l’expertise nécessaire pour pouvoir juger la qualité des résultats. La nature de cette activité fait que, comme les médecins ou les avocats, les chercheurs constituent une profession responsable des formes d’évaluation de l’activité, établies et renforcées de manière collégiale, un exercice en tension avec le fonctionnement même d’organisations économiques supposant un contrôle hiérarchique lié à leur objectif de rentabilité1. Les modes d’organisation de la recherche en entreprise reflètent alors des ajustements plus ou moins durables de la logique professionnelle des scientifiques aux injonctions organisationnelles. D’après Kornhauser2, l’interaction entre les membres de la profession et les représentants de l’organisation (les managers et les fonctions supports) produit des ajustements des deux côtés. La question est de savoir dans quelle mesure la profession s’ajuste à l’organisation ou, à l’inverse, dans quelle mesure la profession impose sa marque à l’organisation, notamment en période de restructuration. C’est la question que traite cette contribution en considérant que l’organisation est traversée par des logiques différentes : la logique industrielle orientée vers l’efficacité productive – sérieusement remise en cause par la recherche du fabless engagée dans les années 2000 – ; la logique commerciale visant la réponse aux attentes des clients ; la logique financière focalisée sur les attentes des actionnaires et des créanciers ; et la logique scientifique reposant sur la démonstration de solutions aux problèmes que se pose la collectivité des chercheurs.
2Les travaux récents en théorie des organisations soulignent les luttes inter-professionnelles qui structurent les arrangements organisationnels. La profession des chercheurs doit donc compter, dans l’organisation, avec d’autres professions cherchant à inscrire leurs modes de fonctionnement et de raisonnement dans les structures organisationnelles3. L’affrontement entre ces logiques correspond alors à la rencontre entre des « mondes » au sein de l’entreprise4 ou entre des « ordres de grandeurs5 » (worth). Ainsi, la recherche en entreprise peut imposer une véritable « science industrielle6 » en devenant une source endogène d’innovation systématique, en se substituant aux illuminations d’inventeurs. Elle peut se limiter à une activité de veille à l’égard d’avancées scientifiques réalisées dans des organismes (plutôt publics) de recherche vue alors comme fondamentale7, que le développement situé dans les business units se réapproprie en vue d’arriver à des innovations industrialisables. Des acheteurs tendent à introduire une logique de coûts dans la coopération avec les ingénieurs8. Des juristes font valoir l’importance des contrats de partenariat pour discipliner les échanges entre chercheurs d’organisations différentes9, ou défendre la propriété intellectuelle. Dans ces différents travaux, les interactions décrites mènent souvent à la définition d’un compromis entre les logiques des professionnels concernés10. La question de la relation entre l’organisation et les chercheurs peut alors être étudiée en examinant les interactions entre les membres de cette profession et ceux des professions interdépendantes. Nous faisons l’hypothèse que les chercheurs s’affronteront principalement à deux catégories d’acteurs : les acteurs du marché représentés par les fonctions de marketing et de développement au sein des business units notamment11 – surtout lorsque l’appareil industriel a quasiment disparu selon le principe du fabless dominant aujourd’hui dans les TIC (technologies de l’information et de la communication) –, et les représentants de la logique des marchés financiers que doivent prendre en compte les dirigeants.
3De plus, nous faisons l’hypothèse selon laquelle les compromis entre les logiques professionnelles se trouvent davantage explicités dans un contexte de restructuration où les acteurs remettent en cause les routines et les formes d’autorité, en ne les considérant plus comme « allant de soi12 ». Les menaces sur l’emploi que portent en elles les restructurations, en ébranlant les compromis existants, suscitent de nouveaux affrontements permettant de mettre en évidence les logiques en tension. Étudier la relation entre les chercheurs et l’organisation dans ce contexte revient donc à dégager les logiques en tension avec la logique de la recherche. Cette confrontation contribue à approfondir la dimension d’« exploration » par une intervention élargie de la recherche, en remettant en cause les certitudes et les routines de l’exploitation, telle qu’elle se donne à voir au niveau des business units.
Le terrain d’enquête
4Pour examiner cette question, nous nous sommes intéressés à l’activité de recherche au sein d’un grand groupe (TelecomGroup13) résultant de la fusion de deux entreprises : un fournisseur français d’équipements de télécommunications français (TelecomFR) et un américain (TelecomUS). Ce groupe a une structure de recherche séparée (ScienceLab) qui intègre des équipes de recherche dans plusieurs pays : les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, l’Irlande et la Belgique. Ces laboratoires se répartissaient initialement entre les deux entreprises TelecomFR et TelecomUS. En effet, les sites américains, irlandais et indiens appartenaient à TelecomUS. Le site américain, déjà connu sous le nom de ScienceLab, se distinguait par une activité centrée sur les aspects fondamentaux de la recherche et avait bénéficié des reconnaissances les plus prestigieuses dans le domaine scientifique, alors que les autres sites avaient des activités relativement plus proches du développement. Du côté de TelecomFR, les centres de recherche avaient relativement le même poids, tout en étant plus proches du développement. La différence réside dans le spectre de spécialisation : alors que le centre français concentrait plusieurs compétences, les autres centres européens étaient plus spécialisés sur des thématiques particulières : les technologies sans fil en Allemagne et les technologies optiques en Belgique. Le centre chinois était plutôt un centre d’adaptation des technologies développées en Europe pour la région asiatique. Après la fusion des laboratoires, tous les centres sont perçus comme équivalents au sens où ils ont la même structure, et rendent des comptes aux mêmes supérieurs hiérarchiques. Dans les faits, les centres américains et français restent les plus importants en termes d’effectifs. Ils concentrent les responsables de domaines de recherche, entités regroupant les laboratoires qui travaillent sur une même thématique à l’échelle mondiale. Notre étude s’est focalisée sur ces deux centres, même si nous avons conduit quelques entretiens dans d’autres laboratoires, notamment les laboratoires allemands et chinois.
5La fusion en 2006 ne résout pas les difficultés de TelecomUS et TelecomFR depuis l’éclatement de la bulle Internet en 2001, l’activité économique des équipementiers de télécommunication connaissant alors une chute dramatique. À cette baisse de l’activité s’ajoute la montée en puissance de deux concurrents asiatiques qui parviennent à réduire les prix et à contrôler près de 50 % des parts de marché. L’activité de TelecomUS et de TelecomFR – comme celle des acteurs non asiatiques de ce marché – se trouve ainsi réduite, s’accompagnant dans les deux cas de la réduction des capacités industrielles selon une stratégie d’entreprise fabless. C’est sans doute ce qui conduit à la fusion, une décision qui a lieu en même temps que la restructuration de plusieurs autres acteurs de ce secteur. Mais cette fusion ne met pas fin au déclin des activités de TelecomGroup et ouvre la voie à une succession de nouveaux plans de restructuration. Enfin, à partir de 2006, le groupe connaît des difficultés financières renforcées par la crise de 2008, au point de sortir du CAC40 en 2012 et d’hypothéquer alors ses brevets pour lever de nouveaux fonds face à un endettement croissant. Dans ce contexte, nous pouvions penser que la recherche faisait partie des activités qui auraient été le plus touchées, victimes de politiques répondant aux besoins immédiats du marché14 et soumises aux impératifs de l’organisation. Or, nous allons montrer que la réalité est beaucoup plus nuancée voire paradoxale. En effet, la logique de la recherche tend à s’affirmer dans la fusion à travers une internationalisation de ScienceLab, en dessinant un compromis plus ou moins stable entre la logique de la recherche et les logiques commerciales et financières autour de la nécessité d’arriver à des innovations de rupture par rapport à l’état des marchés. Cependant, notre analyse n’éclaire qu’une séquence temporelle, dans la mesure où l’absorption récente de ce groupe par un autre grand groupe finlandais ouvre une nouvelle période (juillet 2015).
6Notre analyse repose sur une enquête qualitative. Des entretiens d’une durée moyenne d’une heure et demie ont été menés avec cinq chercheurs, une responsable de la direction de la recherche, deux managers de sites, deux responsables de domaines et deux syndicalistes. Ils portaient sur le contenu du travail des personnes, les échanges au sein et à l’extérieur du groupe, les changements survenus après la fusion, et les réactions que ces changements ont suscitées. Nous avons également participé à deux journées « porte ouverte » (deux jours en 2012 et une journée en 2013), des événements au cours desquels les chercheurs des laboratoires exposent leurs résultats. Ces événements attirent des chercheurs académiques et des chercheurs en entreprise, mais aussi des acheteurs et des commerciaux de l’entreprise elle-même, des entreprises concurrentes ou des clients (les opérateurs de télécommunications principalement). À cette occasion, nous avons pu observer la démonstration de leurs résultats par les chercheurs, leurs interactions avec les autres professionnels de l’entreprise ou de l’industrie, mais aussi avec les membres de leur profession dans d’autres organisations. Une analyse documentaire complète les données ainsi recueillies. Elle se compose de documents publics (rapports d’activité aux actionnaires, communiqués de presse) ou non publiés remis par les personnes rencontrées (comptes rendus, présentations...). Enfin, nous avons constitué une revue de presse qui couvre les activités du groupe ainsi que TelecomFR et TelecomUS à partir de 2004. Ces données ont été croisées pour restituer les transformations de la recherche dans ce groupe entre 2004 et 2011. Sur cette base, la section suivante montre comment la recherche parvient à se différencier du reste du groupe pour maintenir ses spécificités organisationnelles, avant de voir comment, pour certains chercheurs, la préservation de ces spécificités s’accompagne d’une interdépendance plus forte avec les unités de développement.
La différenciation de la recherche et la défense de l’autonomie des chercheurs
7La tension entre les normes de la profession et les objectifs de l’organisation se résout par une configuration de la recherche qui reflète des compromis. La structure de la recherche peut alors être rattachée à la direction générale de l’entreprise ou aux business units, traduisant la relative indépendance de la recherche dans le premier cas, la subordination aux besoins du marché dans le second. De même, le découpage des équipes de recherche peut correspondre soit au découpage des business units, soit à une logique de domaines scientifiques plus ou moins interdisciplinaires. Ces différentes formes de structuration correspondent à l’état des relations entre les chercheurs et d’autres professionnels de l’entreprise, comme les commerciaux et les développeurs, mais aussi à une hiérarchie managériale interne à l’univers de la recherche qui peut faire valoir tantôt des logiques commerciales et tantôt des logiques financières. L’objectif de cette section est de montrer comment la recherche de l’après-fusion dans ce groupe a réussi à maintenir son autonomie à travers l’indépendance de la structure et un parti pris des managers de ScienceLab qui consiste à préserver la liberté des chercheurs dans le choix de leurs sujets.
Une internationalisation de la recherche dans le groupe
8La fusion a fait apparaître une tension forte dans la reconfiguration de la recherche entre le modèle des centres de TelecomUS et ceux de TelecomFR. Alors que les centres de recherche de TelecomUS, déjà connus sous le nom de ScienceLab, étaient organisés de manière à donner de grandes marges de manœuvre aux chercheurs localisés aux États-Unis, notamment au niveau du choix de leur sujet, les centres de recherche de TelecomFR étaient plus proches du besoin des business units, c’est-à-dire du développement de nouveaux produits. En France, ce sont ces dernières qui finançaient la recherche en agissant comme des clients à l’égard de l’activité des chercheurs, alors que, côté américain, les laboratoires avaient un budget distinct alloué par la direction de l’entreprise, en opérant à partir de grandes orientations générales impulsées par le management de ScienceLab. Lors de la fusion, des tensions autour du modèle de recherche à mettre en place émergent. Côté français, les dirigeants de la recherche refusent de céder à un modèle qu’ils jugent trop laxiste : on parle alors des centres de recherche américains comme étant la « danseuse du groupe », un acteur qui fait de la « science pour la science » sans se soucier de l’activité commerciale de l’entreprise. Côté américain, on redoute l’incapacité des laboratoires français à produire des innovations de rupture ou même à inspirer la confiance aux clients dans une industrie où la capacité à innover est très importante :
« Je pense que le moment le plus difficile a été celui de la fusion. Notre entreprise avait une direction centralisée. [TelecomFR] était plutôt gérée au niveau régional et la recherche était intimement liée aux projets des business units [...]. Quoi qu’il en soit, ce contexte a tout de même permis d’explorer les solutions possibles dans un environnement, la recherche, où les gens ont l’habitude de chercher des choses. » (Management ScienceLab États-Unis.)
9Pour expliquer la position américaine, il faut rappeler que les laboratoires américains apparaissent comme emblématiques de cette « science industrielle » qui s’est constituée dans les grandes firmes américaines au cours du xxe siècle15. Ils sont notamment à l’origine de découvertes scientifiques qui ont ouvert de nouveaux champs scientifiques, avec la présence de plusieurs prix Nobel, et marqué des ruptures dans l’histoire des télécommunications, en posant en grande partie les bases des technologies de l’information et de la communication. Après la fusion des deux groupes, ces tensions enclenchent alors des pourparlers qui ne réussissent qu’au bout d’un an à fixer les conditions de la fusion entre les laboratoires de recherche. Le résultat de ces négociations traduit le poids des laboratoires américains qui parviennent à défendre une structure de la recherche qui assure l’indépendance des travaux de recherche, ce que symbolisent le maintien du label ScienceLab et son extension à l’échelle internationale dans le groupe. L’obtention de ce résultat n’efface pas la tension originelle comme en témoigne la réaction des managers américains au moment de la présentation de cette organisation par domaine :
« La tension existe toujours entre les gens qui viennent d’une organisation par domaines et ceux qui viennent d’une organisation par projets. Nous avons constamment cette conversation sur la question de savoir si une organisation par domaine est préférable à une organisation par projet. [Mais] qui dit “domaine” dit “laboratoire”, or nous sommes les Science Laboratories ! »
10La publication d’un ouvrage retentissant sur l’histoire de ScienceLab en 2012 apporte ainsi un contrepoint à la vision dominante aujourd’hui d’une recherche fondée sur la création de start-up innovantes et fait ici figure de manifeste pour cette logique de recherche dégagée des impératifs de rentabilité immédiate. Il est présenté comme tel par le management de ScienceLab, tant en France qu’aux États-Unis, en dépit de sa conclusion alarmiste sur le devenir de cette institution, justifiant sans doute par là même le besoin de contrer les menaces qui pèsent sur son existence.
11L’indépendance de la recherche repose sur le maintien de la recherche dans une entité distincte n’ayant à rendre des comptes qu’au PDG du groupe, sans avoir à passer par les business units. Elle prend la forme d’une organisation matricielle des laboratoires par domaines de recherche, avec un management issu du monde des chercheurs. Chaque laboratoire a un directeur et un budget. Ce budget peut être utilisé pour mettre en avant certains projets de recherche qui distinguent les sites et visent en premier lieu une démonstration, dont l’impact se manifeste par des publications scientifiques, des réalisations publiques, des brevets et de nouveaux produits. Les laboratoires appartiennent à des domaines pilotés par des managers internationaux qui ont également une enveloppe leur permettant de financer des projets particuliers. Les directeurs des sites ainsi que les directeurs des domaines rendent des comptes à un directeur de la recherche qui, lui, rend directement des comptes au PDG du groupe.
L’organisation par domaines : se distinguer des unités commerciales
12Le choix d’une organisation par domaines au terme d’une réflexion menée pendant une année au sein du nouveau groupe traduit le souci d’étendre le modèle de ScienceLab initialement propre à TelecomUS, aux autres centres de recherche du groupe. Le domaine implique une activité large, non planifiée, à la différence d’une organisation par projets plus opérationnels qui prévalait dans les centres de recherche de TelecomFR. En 2010, La recherche se déploie ainsi en huit grands domaines de compétence : les technologies physiques, qui recouvrent par exemple les composants optiques ou encore la gestion thermique ; les technologies informatiques, qui comprennent notamment les mathématiques et les algorithmes, domaine en forte croissance ; l’accès radio ; l’accès fixe avec notamment l’optimisation du transport de la vidéo ; les réseaux, c’est-à-dire tout ce qui tourne autour des protocoles IP16, du routage, des architectures ; les réseaux optiques, avec la gestion des longueurs d’onde ou encore la commutation optique ; le service infrastructure, c’est-à-dire tout ce qui relie les couches supérieures en termes d’applications, de services autogérés, ou encore d’infrastructure IMS (Infrastructure Management Service) ou SIP (Session Initiation Protocol) ; et enfin les applications de la couche supérieure, de type réseaux sociaux.
13Par rapport à cette recherche de la compréhension qui caractérise la logique scientifique, la rationalité instrumentale dominante dans une entreprise telle que TelecomGroup se manifeste dans les rapports annuels aux actionnaires, sous la forme d’une organisation établie à partir des catégories de produits répondant aux besoins des clients, c’est-à-dire les fournisseurs d’accès aux réseaux. En 2013, cette organisation se répartit en quatre « branches d’activité » : routage et transport IP, plateforme IP, réseaux mobiles, réseaux fixes.
14Si ScienceLab ne va pas jusqu’à un découpage par disciplines académiques, il reste que le découpage des laboratoires de recherche par domaine est en décalage avec le découpage par lignes de produits. Cette organisation reflète certes des préoccupations industrielles, mais ne coïncide pas avec les business units, comme c’était le cas dans les centres de recherche de TelecomFR. Cela s’explique, en partie, par le souci de prendre les produits de TelecomGroup comme le point de départ d’une activité de compréhension scientifique de leur fonctionnement et d’élucidation des problèmes qu’ils posent.
15L’ambition est donc, pour la recherche, de se situer dans un groupe industriel, mais en privilégiant le rattachement à une dynamique scientifique, c’est-à-dire à des communautés épistémiques traversées par des interrogations, des débats et des controverses spécifiques. La revendication de la notion de laboratoire s’entend donc ici au sens fort, comme la constitution d’un lieu permettant la formulation d’interrogations nouvelles selon une forme de rationalité qui sorte de la rationalité instrumentale liée à la réponse aux besoins du marché (logique commerciale). Elle renvoie à une caractéristique forte de l’« entreprise scientifique » qui « cherche la compréhension plutôt que l’utilité, l’excellence technologique plutôt que la facilité d’exploitation, la créativité plutôt que la routine17 ».
Le refus d’un pilotage serré de la recherche
16Cette volonté de maintenir l’autonomie des chercheurs se manifeste également à travers la politique de pilotage de la recherche et d’évaluation des chercheurs au sein des laboratoires. En fait, même lorsque les managers de ScienceLab cherchent à orienter la finalité de la recherche, ils n’ont pas un pouvoir de contrôle a priori sur l’activité des chercheurs (à travers la fixation préalable d’objectifs.) Théoriquement, ils ne peuvent pas imposer à un chercheur la participation à un projet de développement comme nous le montrerons par la suite.
17Le refus du pilotage serré de la recherche se manifeste à travers une procédure d’évaluation portant sur l’activité des chercheurs, fondée en premier lieu sur l’impact, un critère large constitué d’éléments multiples qui ne sont pas hiérarchisés :
« Dans une organisation tournée vers le développement, vous devez présenter un plan avec des étapes. C’est le boulot. Vous recevez les ressources dont vous avez besoin, votre travail est de réaliser les étapes prévues et de faire en sorte que cela soit réalisé dans les délais impartis. Dans la recherche, il n’y a rien de cela et à la fin de l’année, si vous n’avez rien à montrer, vous avez besoin que votre supérieur voie que vous avez fait quelque chose. Cela suppose une compréhension technologique et scientifique approfondie, parce que ce n’est pas une étape dans un plan. Il faut qu’il y ait un tout autre niveau de confiance. » (Direction ScienceLab États-Unis.)
18De plus, les équipes de recherche se voient attribuer un budget relativement régulier pour conduire leur programme de recherche, avec des objectifs approuvés par les supérieurs hiérarchiques. À ce niveau, force est de constater que les managers refusent d’intervenir directement sur ces objectifs et interviennent à travers la suggestion plutôt que l’affirmation des voies de recherche :
« On souhaite éviter de tuer l’imagination des chercheurs. Il y a des chercheurs qui sont créatifs, je souhaite maximiser la liberté pour maximiser la créativité. Le danger est que nous perdions de la cohérence, sans que je puisse dire : “Fais ci ou fais ça.” C’est ça la tension, j’essaie de ne pas donner d’assignment, mais je tente de créer un environnement éclairé par l’information courante : qu’est-ce qui se passe avec la concurrence, quelles sont les nouvelles idées dans les papers, les revues ? Tous les jours, j’essaie de lire les revues scientifiques, pour voir, par exemple, si quelqu’un dit : “Le wifi va tuer le cellulaire.” Je demande au groupe ce qu’il en pense, ce n’est pas un projet, c’est une toute petite information qui commence à donner une direction, mais c’est tout. Après ça, à eux d’en faire des projets. Arrive le moment où il faut prendre des décisions pour certains projets, on se dit qu’on va le faire à un autre niveau, dans le réel, dans la rue. Ça va coûter de l’argent, on va faire un plan pour six mois. Après on se dit qu’on va faire un prototype, parce que personne ne va y croire, alors on se met au prototype... » (Responsable d’une équipe, États-Unis.)
19L’élément le plus emblématique de cette politique d’évaluation de la recherche réside sans doute dans la méfiance de la direction de ScienceLab vis-à-vis des appels à projets financés par les pouvoirs publics, de peur de limiter ses champs de recherche à des terrains restreints :
« Ça va vous paraître arrogant, mais je pense qu’il y a des chercheurs dans le domaine académique qui ne font plus de recherche fondamentale, car ils répondent à des contrats, par exemple des contrats européens [...]. Ici c’est un peu pareil, il y a la DARPA18, la NSF19. La DARPA est très forte sur la visualisation, tout le monde va faire des propositions dans ce cadre. Aux ScienceLabs, on a eu une période économique difficile, il fallait trouver de l’argent. On nous a dit : “Si on peut attirer des fonds européens, de la DARPA ou de la NSF, pourquoi pas”, mais on doit rester dans des recherches pour la boîte. » (Responsable d’une équipe, États-Unis.)
20Au final, le groupe accorde aux chercheurs des ScienceLab une autonomie considérable dans la définition de leurs projets de recherche. Théoriquement, la coordination entre les chercheurs pour déboucher sur des innovations passe beaucoup plus par la suggestion et la discussion animée par le manager que par l’introduction d’objectifs, suivis d’évaluations chiffrées. En ce sens, les chercheurs sont des professionnels et la hiérarchie organisationnelle tient compte de ce fait, en faisant prévaloir une logique scientifique reposant sur l’initiative des chercheurs soumise ensuite à une évaluation de son impact.
Les limites de la différenciation des chercheurs : la mesure de l’impact
21Malgré les garanties de l’organisation, la mise en œuvre du pilotage des chercheurs est parfois moins flexible qu’il n’y paraît. Il arrive que les chercheurs revendiquent eux-mêmes moins d’autonomie. Cela tient en partie au décalage initial entre cette forme de structuration et les pratiques existantes, et à la confrontation avec d’autres objectifs organisationnels qui fragilisent les objectifs professionnels. L’étude des limites à l’autonomie des chercheurs devient alors nécessaire.
22Nous proposons ici d’examiner ces limites, à partir de l’analyse des pratiques managériales et des logiques d’action de différents chercheurs dans des laboratoires français et américains. Cela nous conduit d’abord à envisager la diversité des pratiques dans ces laboratoires, en revenant sur les sources de cette diversité à travers le contexte organisationnel. Nous présentons ensuite deux dynamiques d’innovation permettant de mieux comprendre les logiques d’engagement des chercheurs dans des activités qui ont des retombées économiques, en revenant sur la divergence entre des sites qui appartenaient aux entreprises initiales.
La logique de la recherche à l’épreuve des pratiques managériales
23Même si les managers mettent en avant le côté flexible de l’évaluation, lié au caractère flou de l’impact, il reste que l’autonomie est elle-même génératrice d’anxiété dans un contexte de restructuration permanente où personne n’est à l’abri du licenciement. C’est le cas parce qu’elle suppose que les chercheurs sachent faire deux choses : trouver une problématique de recherche, avant d’arriver à une solution démontrable, d’une part et, d’autre part, pouvoir transformer cette solution en un savoir commercialisable pour l’entreprise à plus ou moins long terme. L’enjeu est évidemment de faire la démonstration que la recherche participe à l’objectif économique de l’entreprise en faisant ainsi la preuve de l’utilité des ressources qui lui sont consacrées, dans un contexte de crise financière au sein du groupe. En effet, dire que les chercheurs sont évalués à travers leur impact renvoie au maintien d’un statut de « bon chercheur » reconnu par leur manager direct qui, étant lui-même issu de la recherche, est à même d’évaluer l’état d’avancement des travaux engagés, tout en étant en mesure d’exhiber des résultats tangibles in fine. Mais, pour pouvoir atteindre cet objectif, la recherche est elle-même traversée par des tensions internes qui tiennent à ce que la logique scientifique est plus ou moins assumée pour arriver à un compromis avec une logique industrielle et une logique de marché valorisant les résultats économiques.
24Premièrement, la dimension internationale prise par ScienceLab ne se traduit pas par une homogénéisation des pratiques de recherche et des modes d’évaluation, du fait notamment du caractère vague de l’« impact ». Dans les laboratoires français ou allemands, les transferts technologiques conservent un poids supérieur à celui que les laboratoires américains leur accordent. Défendre une voie de recherche dont les résultats sont inconnus n’est pas une habitude pour ces chercheurs européens. Ainsi, un mathématicien de la région parisienne qui nous a été présenté comme étant « très bon » par ses collègues – notamment parce qu’ils pouvaient faire appel à son expertise en cas de besoin – se plaint du manque de directives des managers de la recherche :
« J’ai besoin que [le manager du site] me dise ce qu’il veut. Il ne peut pas continuer à me répéter que je dois trouver quelque chose qui fasse parler de nous. C’est à lui de me dire qu’est-ce qui pourra faire parler de nous. Il me donne le problème, je cherche la solution. » (Chercheur, laboratoire français.)
25Deuxièmement, l’évaluation reste à la discrétion des managers de site ou des managers d’équipe. Ainsi, les managers peuvent avoir des méthodes différentes résultant d’une réflexion personnelle plus ou moins explicitée sur leur rôle. En fait, leur métier est très peu défini : il peut aller de l’arbitrage entre des propositions concurrentes formulées par des chercheurs – une méthode plutôt utilisée sur le site français – à la veille sur de nouvelles problématiques commerciales soumises aux chercheurs, comme nous l’avons constaté aux États-Unis. La pratique américaine de l’évaluation paraît ici plus approfondie, comme en témoignent les réflexions des managers sur l’évaluation à tout niveau, en créant une forme de cohérence dans les équipes de recherche. Inversement, la pratique française montre une implication scientifique et technologique des managers plus limitée, en renforçant un certain désarroi de chercheurs habitués à une activité plus finalisée, alors même que cette évaluation se veut plus formalisée qu’aux États-Unis avec un usage plus étendu de Key Personal Indicators (KPI).
26Troisièmement, il semble que cette ouverture dans la pratique d’évaluation pousse les chercheurs à se concentrer d’eux-mêmes sur des sujets qui constituent des « terrains éprouvés » dans leurs équipes et dans leurs domaines. Cette orientation des chercheurs tient donc à la difficulté de mesurer l’impact de leur recherche, ce qui peut favoriser une attitude conservatrice dans un contexte de restructuration.
« Pour les chercheurs, la bonne nouvelle est qu’ils ont de la liberté et la mauvaise nouvelle est qu’ils ont de la liberté. L’objectif est d’identifier un problème important. Quand l’impact est la mesure, trouver quelque chose très en amont est une activité drôlement incertaine. Donc c’est dur et comme managers nous avons besoin de gens qui comprennent le contexte en ayant la capacité d’avoir une vue approfondie de ce qui peut sortir de l’activité des chercheurs. » (Responsable international de domaine, basé aux États-Unis.)
27Quatrièmement, certains managers se trouvent parfois contraints de préserver des équipes dont les recherches se situent sur des segments a priori contestables aux yeux de la direction de ScienceLab. Le respect de la politique d’autonomie des chercheurs passe alors au second plan. C’est par exemple le cas d’une équipe en charge des interfaces de la recherche, ayant un positionnement « design » et « vulgarisation » pour d’autres équipes, mais en étant elle-même constituée de chercheurs spécialisés dans les interfaces homme-machine. Dans cette équipe, un chercheur raconte avoir pour objectif la publication d’un article dans une revue de rang A tout en ayant à développer un prototype de vulgarisation issu d’un des résultats scientifiques de ScienceLab. Ces deux objectifs font apparaître une contradiction entre une logique scientifique (rationalité épistémique) et une logique industrielle (rationalité en finalité), pour pouvoir d’un côté prouver l’excellence scientifique de l’équipe et de l’autre sa contribution à l’organisation. Dans cette équipe vulnérable – à cause de ce positionnement atypique entre recherche et design – le manager est amené à répartir les chercheurs de son équipe sur des fonctions précises, de manière à ce que l’impact du collectif reste incontestable. Certains chercheurs se focaliseraient plus sur le design, et d’autres plus sur les objectifs scientifiques du travail. Ici, les marges de manœuvre des chercheurs sont plutôt restreintes et se limitent au choix du sujet traité dans l’article à publier, ou du résultat à vulgariser. La déclinaison de l’évaluation par l’impact devient alors plus contraignante pour ce type d’équipes de recherche.
28Enfin, dans le cas français, la faible implication du management dans la définition des objectifs conduit certains chercheurs à revendiquer une plus grande clarté de l’évaluation. Ils vont ainsi jusqu’à engager des actions collectives pour obtenir des critères d’évaluation tangibles et mesurables, alors que cet exercice pourrait limiter leur autonomie à plus long terme.
« C’est un grand débat que nous avons depuis toujours, même au niveau syndical. À un moment nous avions réussi à faire en sorte que la RH s’engage à faire une espèce de petit code de bonne conduite à l’égard de tous les managers pour dire : “Il faut que les objectifs que vous fixez aux salariés soient...” Je ne sais plus, cela s’appelait SMART à l’époque parce que c’était un acronyme. Et dans les différentes lettres, c’était en anglais forcément, mais le M c’était pour mesurable. Parce que mettre un objectif : “Tu as bien travaillé”... forcément là, on sait que dans l’évaluation, on va forcément être dans la subjectivité. Donc essayer tant que possible de mettre des éléments mesurables. » (Chercheur et représentant syndical, laboratoires français.)
29Il semble ainsi que l’autonomie accordée aux chercheurs ne soit pas toujours la bienvenue aussi bien dans les équipes françaises qu’américaines. Comme le résume un responsable d’équipe :
« Tous les jours, les chercheurs doivent se demander ce qu’ils font et à quoi ça sert. C’est la source d’une angoisse existentielle, face à laquelle il est peut-être mieux d’être dominé, subordonné, car là il n’y a pas de doute et vous êtes en quelque sorte libéré par la subordination. » (Responsable d’équipe, États-Unis.)
30L’autonomie que semble imposer la structuration de la recherche, après la fusion, implique donc néanmoins un retour vers les activités économiques de l’entreprise, soumettant la logique de la recherche à la nécessité de trouver un ancrage dans ses productions. Certes – comme le reconnaissent plusieurs chercheurs – « si vous êtes chercheurs sur les IP, vous faites ce que vous voulez ». Le sujet est en soi défini comme étant stratégique pour l’entreprise et l’exploration sur le potentiel de cette technologie est la bienvenue... dans la limite de ce qui peut avoir de l’impact, c’est-à-dire une publication qui « fasse parler » des chercheurs de l’entreprise, un brevet, un prix ou un transfert technologique. Cependant, les chercheurs sont fortement incités à participer à la construction de la réputation de l’entreprise et à participer à l’activité commerciale, deux éléments qui peuvent susciter l’intérêt des commerciaux et des développeurs pour en faire des « alliés » en permettant de justifier la nécessité de la recherche face à la logique financière toujours à l’affût de sureffectifs.
31Pour mieux mettre en évidence les différentes stratégies d’intégration et de différenciation de ScienceLab dans l’entreprise, et les différents compromis entre la logique de la recherche et les logiques économiques du groupe, nous proposons dans ce qui suit d’examiner l’émergence de deux technologies « phares » (dites stratégiques par les dirigeants) au sein de l’entreprise, nommées dans ce texte WirelessTechno et PuissanceTechno. Ces réalisations ont une portée économique évidente, tout en étant appréhendées également selon la logique de recherche comme de véritables « accomplissements », et correspondent ainsi à des formes de « compromis » en étant conçues tout autant à partir d’une logique de recherche qu’à partir de logiques économiques (industrielle et commerciale). Cette dimension de compromis trouve une bonne expression dans le propos du management américain de ScienceLab : « Bien sûr [WirelessTechno] est un produit, [PowerTechno] est un produit, ce qu’ils ont en commun est une investigation scientifique particulièrement profonde. »
WirelessTechno : les équipes américaines à la rescousse d’une business unit
32L’élaboration de la WirelessTechno montre comment un responsable de recherche tire parti d’une conjoncture où toute une business unit risquait de se voir expulsée du marché à cause de l’inefficacité des technologies existantes. Pour démontrer l’impact de la recherche, il contribue à la mise en place d’une alliance temporaire entre une de ses équipes de recherche et la business unit concernée, pour permettre à celle-ci de revenir dans la course sur son segment de marché et aux chercheurs de prouver l’intérêt d’une recherche fondamentale.
33Cette histoire part du besoin, pour les opérateurs, de développer les antennes-relais pour faire face aux flux croissants de télécommunications sans fil dans les milieux urbains. Cette problématique préoccupe alors tous les laboratoires de recherche dans le secteur des télécommunications. Le problème est donc d’abord un problème commercial (en relation avec les opérateurs et les contraintes publiques qui s’imposent à eux). Plusieurs pistes sont suivies dans les différents laboratoires de l’industrie. L’une d’entre elles est la miniaturisation des antennes qui intéressent les équipementiers. Cette orientation est alors prise en charge, au sein de TelecomGroup, par une équipe de recherche irlandaise dans un ancien centre de TelecomUS plutôt dédié à l’adaptation des technologies du centre américain. En 2009, cette équipe a de premiers résultats basés sur une vision théorique, qui consiste à découper les antennes en différents modules, puis à recombiner les signaux entre plusieurs antennes modulaires. Ce résultat est un prolongement d’une théorie développée dans les années 1980-1990 par les laboratoires américains, et ayant abouti à la transmission par antennes multiples (MIMO20). La contribution de l’équipe irlandaise consiste à dégager l’architecture de ces antennes modulaires qui peuvent exister indépendamment les unes des autres et communiquer ensemble. Cette équipe irlandaise avait une équipe concurrente à Stuttgart, chez TelecomFR. La fusion a permis à ces équipes de se rendre compte que si les Irlandais tenaient l’architecture de l’antenne, les Allemands avaient un savoir-faire qui leur permettait de faire fonctionner le système dans son ensemble, si quelques verrous faciles à déterminer – mais pas nécessairement à résoudre – pouvaient être levés. C’est alors que l’idée du développement d’une forme d’antenne radicalement nouvelle est née. L’équipe allemande qui était quasiment intégrée dans les business units avant la fusion connaît bien l’enjeu de cette technologie pour le marché du wireless. Le besoin d’une innovation de rupture est rapporté de la manière suivante par le responsable de l’unité dans un document interne :
« Nous perdons [des clients]. Notre offre [technologique existante] n’est tout simplement pas suffisante pour obtenir qu’ils nous suivent plus ou moins, même avec une offre particulièrement agressive [en matière d’amélioration technique]. En plus, les conditions financières sont très peu attractives. Il est clair que nous devons changer quelque chose. »
34L’idée d’orienter la recherche de Stuttgart autour de cette problématique surgit alors naturellement chez le chef d’équipe allemand qui dit avoir toujours travaillé avec cette unité. Mais, lorsque le responsable allemand fait part de son intention de poursuivre dans cette voie au responsable américain du domaine « Access » au sein de ScienceLab – qui arrive pour un séjour de trois ans à Stuttgart – le projet prend une nouvelle dimension. Ce responsable américain « traduit » le problème commercial (la perte de part de marché dans le wireless) en une question technologique, celle de l’« accès » aux flux d’informations (les derniers kilomètres pour acheminer l’information au consommateur) dans le réseau constitué par les « autoroutes de l’information » (la fibre optique interurbaine et transocéanique). Il connaît bien les équipes américaines qui ont été à l’origine des grandes avancées ayant abouti à la technologie MIMO. S’il parvient à convaincre les équipes américaines de contribuer à ce projet, il démontrera l’utilité de cette recherche américaine critiquée pour être trop fondamentale. En d’autres termes, il pourra défendre le travail des équipes américaines et légitimer la recherche fondamentale, par sa capacité à apporter des résultats inattendus à des moments critiques pour l’entreprise.
35Mais la réalisation de ce projet n’est pas évidente. Dans un premier temps, les équipes américaines craignent que leur participation réduise leur activité de recherche à une activité de développement basée sur les besoins du marché. La demande du responsable du domaine n’intéresse personne dans le laboratoire historique de TelecomUS. Ce responsable ne réussit à convaincre les équipes concernées que dans un deuxième temps, par une sorte de « coup » de communication interne. Pour ce faire, il fait fabriquer un petit cube en bois qui a les dimensions théoriques de la plus petite antenne possible, et cette fois, dans sa présentation, il met l’accent sur la beauté de l’objet et l’exploit scientifique nécessaire pour le réaliser, au lieu de défendre son intérêt commercial.
« C’était une chose marrante de calculer juste ce que pouvait être la plus petite boîte possible, c’est pourquoi j’ai fait une boîte de cette taille. Alors j’ai fait une dizaine de boîtes et j’ai dit à mon équipe : “Pouvons-nous penser à quelque chose qui serait aussi petit que ça ?” Et ils m’ont dit que c’était totalement impossible. C’était en mars 2010. Je leur ai dit, vous avez peut-être raison, mais si nous pouvons arriver à quelque chose d’aussi petit... Ils ont compris que ça pouvait être marrant. Ça a excité les gens, bien plus qu’une boîte dessinée sur un Powerpoint. » (Responsable du domaine Access.)
36Que des chercheurs acceptent de se joindre au projet devient un défi spécifique pour le manager, par rapport au défi scientifique que représente la réalisation d’un module miniaturisé. Il lui faut alors faire partager ce défi scientifique par ces chercheurs eux-mêmes, en adoptant une mise en scène proche des performances de Steve Jobs (une des images utilisées dans notre entretien). Il sera frappé par la rapidité avec laquelle les équipes réussirent à mettre au point la plus petite antenne imaginable (compte tenu des contraintes physiques), c’est-à-dire une antenne qui a les dimensions théoriques de son cube en bois et se révèle être plus efficace que les antennes existantes en termes de consommation énergétique. Dans une deuxième étape, il réussit à convaincre les « gens du développement » qui, se considérant comme les experts du produit, demeuraient méfiants à l’égard des chercheurs. La mise au point de cette solution de laboratoire en situation réelle implique alors la création d’une équipe mixte regroupant chercheurs et développeurs, pour arriver à une démonstration marquante dans le monde des fournisseurs d’accès. C’est ce cube qui va constituer la brique technologique de base pour la solution WirelessTechno. L’équipe américaine réussit à faire parler de son excellence au sein du groupe, ce qui constitue un argument de taille pour défendre ses budgets sur des sujets de recherche pouvant paraître éloignés des besoins du marché.
37Ce récit montre à la fois un style de management qui se veut suggestif en refusant de contraindre autoritairement les chercheurs à participer à un projet et une stratégie d’alliance temporaire avec les unités d’affaires, qui permet de légitimer le travail d’une équipe dans le groupe. En soulignant leur objection à la participation à un projet commercial dans un premier temps, les chercheurs affirment leur différenciation, avant d’y adhérer dans un deuxième temps, sur la base du caractère temporaire de l’alliance. Au final, leur participation est également un signe d’intégration dans l’entreprise. Est-ce une intégration véritablement volontaire ou répond-elle à une certaine forme de contrainte ? Il est difficile d’en juger dans la mesure où, du point de vue du manager, la participation était nécessaire au vu du contexte de l’entreprise. En ce sens, les chercheurs ont peut-être devancé une contrainte qui se serait imposée, s’ils ne l’avaient pas fait de plein gré. Mais ce responsable insiste sur les garanties entourant alors la participation des chercheurs, en insistant notamment sur la durée déterminée de l’opération et le retour des chercheurs à des questions plus fondamentales une fois l’opération terminée. Du point de vue des chercheurs, la participation relève d’un « jeu » qui leur permet de démontrer la valeur de leur travail, au même titre que d’autres formes de valorisation comme des publications scientifiques, par des démonstrations publiques visant à faire impression sur les opérateurs téléphoniques. Ce qui nous importe ici est que, contrairement aux équipes allemandes plutôt proches des besoins commerciaux, les équipes américaines choisissent le « bon » moment (kairos) pour intervenir dans la vie économique de l’entreprise. Selon une logique de recherche, cette participation à une équipe intégrant chercheurs et développeurs aboutit à des résultats qui peuvent être pris en compte dans une évaluation des chercheurs reposant sur l’impact.
PuissanceTechno, les chercheurs français à l’écoute des besoins d’un marché spécifique
38L’attitude des chercheurs vis-à-vis des business units n’est pas la même dans le domaine optique pris en charge par un laboratoire de la région parisienne. Ce marché s’organise autour de consortiums d’opérateurs gérant l’investissement et l’exploitation de l’épine dorsale du réseau, les câbles de fibre optique, autrement dit les autoroutes de l’information. Nous allons montrer dans cette section que la technologie portée par les équipes françaises reflète plutôt l’ancien esprit de la recherche chez TelecomFR : l’agenda de recherche d’une équipe peut s’aligner sur les besoins du marché auxquels les résultats de la recherche sont prioritairement destinés dans une démarche de transfert. Ces équipes sont proches de leurs collègues des business units, en entretenant un lien fort avec une des dernières unités de production du groupe à Calais : notre entretien avec le responsable de ce domaine optique commence par la présentation d’un tronçon de câble sous-marin, assemblé dans cette usine avant d’être posé dans les océans, qui trône comme un symbole dans une salle de réunion. Ils considèrent également qu’il leur revient de valider d’abord avec la business unit la possibilité de transférer les résultats, avant d’envisager leur publication dans une revue scientifique si aucune possibilité de transfert n’est retenue alors que les équipes américaines interviennent plus ponctuellement sur un sujet que le responsable a repéré parce qu’il leur permet d’affirmer leur place dans l’entreprise. Pour autant, si la recherche se situe dans la continuité du développement présent au sein de la division optique en France, ce qui peut entretenir le préjugé des chercheurs de l’ex-TelecomUS à l’égard du caractère fondamental de la recherche chez l’ex-TelecomFR, elle est ancrée de longue date dans une activité scientifique à laquelle se trouve plus ou moins associé le CNRS et qui remonte au grand laboratoire du champion national dont est issu TelecomFR21. On peut faire ici l’hypothèse que l’activité des chercheurs s’intègre dans un compromis de longue date entre logique scientifique et logique industrielle, dans un domaine qui a partiellement échappé à la stratégie fabless de l’entreprise.
39Le parcours de la technologie PuissanceTechno diffère de celui de la WirelessTechno sur un aspect important : les connaissances nécessaires pour résoudre le problème technologique qui permet de satisfaire le besoin de marché identifié par les unités commerciales, ne préexistent pas à la formulation du problème. Mais, le responsable de l’équipe de recherche à l’origine de cette nouvelle technologie est en relation constante avec les besoins des divisions commerciales. Il peut ainsi identifier leurs futurs besoins, rapportés dans notre entretien à la croissance exponentielle continue du volume d’informations échangées (la loi de Moore) nécessitant une croissance parallèle des capacités de transmission. Il attend de ses équipes à travers le monde qu’elles se positionnent par rapport à ces attentes du marché. Il peut contrôler le travail de ses équipes, selon qu’il approuve ou non les orientations de recherche proposées par les chercheurs, en leur accordant ou pas le budget demandé. Lorsqu’une de ses équipes obtient un résultat, il attend d’elle de suivre un protocole précis : demander aux divisions si le résultat les intéresse ; si ce n’est pas le cas, demander au service juridique s’il est intéressant de breveter le résultat ; et si ce n’est pas le cas, publier le résultat dans un article académique. On voit ainsi une hiérarchie des objectifs se dégager : la logique économique (industrielle et commerciale) dispose d’un « droit de préemption » sur les résultats de la logique scientifique.
40C’est dans ce contexte que les chercheurs de cette équipe réussissent à trouver une solution pour dépasser une limite sur le volume d’informations transmises, vue jusque-là comme infranchissable, trouvant ainsi un impact économique immédiat compte tenu de la loi de Moore. Le directeur du laboratoire dit à ce sujet : « Nous sommes passés de 10 Gbits à 40 Gbits... Honnêtement, je pensais qu’on ne pourrait jamais dépasser ce seuil et j’hésitais à encourager les chercheurs à penser à des solutions qui permettent de créer de la valeur autrement. » La technologie développée permet de passer aux 100 Gbits, voire aux 400 Gbits d’un coup.
41Comme dans le premier cas, la fusion entre TelecomFR et TelecomUS permet à des chercheurs qui travaillaient pour des entreprises concurrentes de discuter et de s’engager dans des coopérations. Mais, alors que dans le premier cas, les coopérations ne prennent véritablement consistance que lorsque se présente le « bon » moment, les coopérations dans le domaine optique ont été plus immédiates et sont apparues ainsi comme pionnières dans le groupe au lendemain de la fusion TelecomUS-TelecomFR. Comme la discussion était orientée sur le besoin d’augmenter la puissance du réseau, les chercheurs exploraient cette direction commune. En multipliant les séminaires et en discutant de ce qui se fait dans les laboratoires de recherche de différents pays en dehors du groupe, l’équipe mise sur quelques voies de recherche pour n’en garder au final qu’une seule, celle qui permet de maintenir la capacité à augmenter le débit à l’avenir (donc de ne pas se bloquer dans la voie de développements très rapides) et celle qui correspond le mieux aux enjeux économiques, c’est-à-dire le volume de transmission, le coût et la capacité à réduire la consommation énergétique (une stratégie générale de positionnement du groupe sur le marché accompagnée par une stratégie de recherche visant à intégrer ses concurrents selon une démarche d’open innovation). Ceci dit, il faut noter à ce point que la solution ainsi apportée est considérée dans le milieu des télécommunications comme une « innovation de rupture » – au sens où elle repose sur un nouveau paradigme scientifique, et ouvre une nouvelle voie de développement technologique.
42Ce cas montre donc un second modèle d’innovation au sein du groupe. Derrière ce modèle, réside une autre vision du management de la recherche en entreprise et une dynamique de la profession des chercheurs relativement différente de ce que nous avons constaté dans le premier cas. Au cœur de cette différence, nous relevons l’identité du responsable du domaine : dans le premier cas, il appartenait à TelecomUS alors que dans le second, il a fait une grande partie de sa carrière à TelecomFR. Ainsi, deux traditions coexistent sous la forme de deux compromis spécifiques entre la logique de la recherche et la logique économique (industrielle et commerciale), sans que la fusion ni la remise en cause des règles qui régissent les laboratoires de recherche du groupe ne puissent conduire à une unification complète de l’activité des chercheurs et à une cohérence parfaite dans leur rapport à l’organisation. La fusion a mis ainsi ScienceLab face au défi de construire son identité dans l’entreprise, par la reconnaissance d’une logique de recherche à une échelle internationale, pour être en mesure de se situer dans la continuité des grandes réussites scientifiques de son ancêtre américain, tout en faisant la démonstration de son apport au redressement économique de l’entreprise. Une première étape a été franchie à travers la démonstration des apports de la recherche aux dynamiques économiques de l’entreprise, en s’affirmant dans un contexte de restructuration permanente. Mais, dans un contexte où semble-t-il, c’est la survie même de l’entreprise qui se joue, il reste à voir aujourd’hui si les innovations de rupture qu’elle a été capable de faire advenir sous différentes modalités, seront la base d’une reconquête des marchés.
Conclusion
43Dans un contexte de restructuration ininterrompue depuis la crise ouverte par l’éclatement de la bulle Internet au début des années 2000, la dynamique d’internationalisation de ScienceLab constitue déjà en soi un premier résultat contre-intuitif. En effet, face à une pression constante des marchés financiers, dont on aurait pu attendre un repli sur des activités de développement au plus près des besoins des marchés, le maintien de ScienceLab marque au contraire le souci de développer une activité spécifique de recherche reposant sur la libre initiative des chercheurs. Mais, au final, la mise en cohérence des laboratoires de recherche à travers une organisation unique, celle des ScienceLab, n’élimine pas l’existence de disparités dans les pratiques. Ces disparités se présentent à la fois comme un héritage des entreprises initiales et comme un ancrage dans des univers économiques différents. Elles se manifestent à travers des registres d’action spécifiques, tout en préservant dans les deux cas une logique de recherche. Si la recherche portée par les laboratoires américains doit faire la démonstration de sa pertinence à la business unit concernée, celle des laboratoires français semble s’ajuster de manière plus immédiate à une business unit liée elle-même à une des dernières usines du groupe sur le territoire européen. Dans les deux cas, les chercheurs parviennent à maintenir l’image d’une entreprise innovante, suggérant qu’il n’y a probablement pas une trajectoire unique pour l’innovation et que, parfois, c’est en assumant la tension des logiques que naît l’innovation22. L’approfondissement d’une dimension d’exploration dans l’activité productive passe ainsi par des voies différentes, reposant sur un investissement – à chaque fois spécifique – des acteurs de la recherche dans la vie de l’entreprise.
Notes de bas de page
1 Kornhauser W., Scientists in Industry. Conflict and Accomodation, op. cit.
2 Idem.
3 Vad Baunsgaard V. et Clegg S., « Dominant Ideological Modes of Rationality: Organizations as Arenas of Struggle Over Members’ Categorization Devices », Research in the Sociology of Organizations, no 34, 2012, p. 199-232.
4 Dougherty D., « Interpretive Barriers to Successful Product Innovation in Large Firms », Organization Science, vol. 3, no 2, 1992, p. 179-202.
5 Stark D., The Sense of Dissonance: Accounts of Worth in Economic Life, op. cit.
6 Carlson B. W., « Innovation in the Modern Corporation. From Heroic Invention to Industrial Science », in Pestre D. et Kriege J., Science in the XXth Century, op. cit., p. 203-226.
7 Foray D. et Mowery D. C., « L’intégration de la R & D industrielle : nouvelles perspectives d’analyse », Revue économique, vol. 41, no 3, mai 1990, p. 501-530.
8 Reverdy T., « Mettre en concurrence ses fournisseurs-partenaires », Revue française de sociologie, vol. 50, no 4, 2009, p. 775-815.
9 Younès D., « Why is Intersectoral Cooperation Difficult to Maintain? Insights From French Cluster Policy », Environment and Planning C: Government and Policy, vol. 30, no 5, 2012, p. 835-847.
10 Le terme de « compromis » se rapprochant ici de la signification que lui donnent Boltanski L. et Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, comme rapprochement durable entre plusieurs « cités » ou « mondes ».
11 Barrey S., Cochoy F. et Dubuisson-Quellier S., « Designer, packager et merchandiser : trois professionnels pour une même scène marchande », Sociologie du travail, vol. 42, no 3, 2000, p. 457-482.
12 Didry C. et Jobert A. (dir.), L’entreprise en restructuration..., op. cit.
13 Pour des raisons d’anonymisation, les noms des entreprises ont été changés.
14 Segrestin B. et Hatchuel A., Refonder l’entreprise, op. cit.
15 Carlson B. W., « Innovation in the Modern Corporation... », art. cité ; Pestre D., Science, argent, politique..., op. cit.
16 Internet Protocol.
17 Kornhauser W., Scientists in Industry..., op. cit., p. 16 (nous traduisons).
18 Defense Advanced Projects Agency qui dépend du département de la Défense aux États-Unis. Elle joue, depuis la Seconde Guerre mondiale, un rôle très important dans l’animation de la recherche et a été à l’origine de l’Internet sous la forme initiale de l’ARPAnet.
19 National Science Foundation, agence indépendante du gouvernement apportant un soutien financier à la recherche américaine.
20 Multiple Output Multiple Input, système utilisé initialement dans le wifi.
21 Dont un ancien chercheur retraité aujourd’hui nous a retracé le fonctionnement.
22 Stark D., The Sense of Dissonance..., op. cit.
Auteurs
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