Pratiques et expressions religieuses des équipages du Sacre et de la Pensée lors du voyage de Jean et de Raoul Parmentier à Sumatra (1529-1530)
Religious practices aboard during the voyage of Jean and Raoul Parmentier to Sumatra (1529-1530)
p. 91-105
Résumés
Le voyage réalisé en 1529-1530 par la Pensée et le Sacre, deux navires dieppois commandés respectivement par Jean et Raoul Parmentier, est connu grâce au récit qu’en fit Pierre Crignon, pilote de la Pensée, après le retour de l’expédition à Dieppe. Il s’agit pour partie d’un journal de bord qui consigne les informations nautiques sur la marche et la position des deux navires au jour le jour tout au long de la traversée aller. La narration des menus faits émaillant le quotidien des marins en mer et celle de leurs contacts avec les populations rencontrées au fil des escales donnent vie à un document technique et aride au premier abord. De menues informations, distillées par bribes, permettent d’entrevoir les sentiments religieux et les pratiques cultuelles des deux équipages.
The trip made in 1529-1530 by La Pensée and Le Sacre, two ships commanded by Jean Parmentier, is known from the story of Peter Crignon, pilot in La Pensée. This is partly a record of the position of the two vessels, day to day, throughout the whole travel. The narration aims the lives of sailors at sea and their contacts with the people encountered over the seas. Technical at first look, it gives informations about the religious feelings and practices on board.
Entrées d’index
Mots-clés : Grandes découvertes, Culte, Équipages, Jean Parmentier, Voyages
Keywords : Age of Discovery, Religious Worship, Crews, Jean Parmentier, Travels
Texte intégral
1Le dimanche 28 mars 1529, jour de Pâques, la Pensée et le Sacre appareillèrent de Dieppe pour un long voyage qui, à travers l’Atlantique puis l’Océan Indien, les conduisit jusqu’à Sumatra où ils parvinrent le 31 octobre 15291. Les deux navires appartenaient à l’armateur dieppois Jean Ango2. Ils étaient respectivement commandés par les frères Jean et Raoul Parmentier. Après avoir réussi tant bien que mal à charger des épices, la Pensée et le Sacre reprirent la mer en direction de la France le 22 janvier 1530. Ils avaient alors perdu plusieurs hommes dont les deux capitaines, Jean et Raoul Parmentier, morts en décembre 1529 à quelques jours d’intervalle. Les détails du voyage retour nous échappent et nous ignorons la date de leur arrivée à Dieppe.
2Ce « voyage aventureux » selon l’expression du temps3 est connu grâce au récit qu’en fit Pierre Crignon, pilote de la Pensée et rescapé de l’expédition4. Le style technique et concis d’une grande partie de la relation s’apparente à celui d’un journal de bord. Pierre Crignon consigne au jour le jour les renseignements nautiques utiles à sa fonction d’« astrologue5 » qui était de calculer la position du navire et de porter sur une carte marine la progression entre deux relevés astronomiques afin d’évaluer la route restant à parcourir6. Il note la force et la direction des vents rencontrés, le(s) cap(s) suivi(s) et l’allure du navire, enfin sa position en latitude. Il lui arrive aussi de consigner de menus faits qui rompaient la routine de la vie à bord. Certains sont des événements joyeux (captures de poissons synonymes d’un ordinaire amélioré, moments festifs dont profite l’équipage…), d’autres des faits préoccupants (avaries du gréement) voire funestes (décès). Ces notes font place à un récit plus circonstancié lorsqu’il s’agit de décrire les terres nouvelles abordées en Afrique et en Asie, de narrer les rencontres faites à terre pour se procurer de l’eau et des vivres et, une fois l’expédition arrivée à Sumatra, pour obtenir des épices.
3Le texte de Pierre Crignon nous est parvenu à travers deux copies, l’une datant du XVIe siècle, l’autre du XVIIIe siècle, qui ont servi de bases respectives à l’édition de Louis Estancelin et à celle de Charles Schefer7. Poète à ses heures, comme l’était aussi Jean Parmentier, Pierre Crignon a écrit diverses pièces en vers, entre autres une Plaincte sur le trespas de deffuntz Jan et Raoul Parmentier qui apporte quelques compléments sur l’expédition à Sumatra8. Ces écrits poétiques ont eux aussi été publiés par John Nothnagle en complément de son édition révisée de La navigation de Jean et Raoul Parmentier
4La majorité des informations contenues dans le récit de Pierre Crignon ont trait à la navigation et au commerce. Quelques détails se réfèrent toutefois à la vie quotidienne à bord des deux navires, dont certains nous renseignent sur les sentiments religieux et les pratiques cultuelles des marins. Ces informations, peu nombreuses et fragmentaires, ne permettent pas d’aller très loin dans l’analyse. Elles suffisent cependant à lever un coin du voile sur la religiosité des marins et ses manifestations en mer et aux escales en terres étrangères. Même si on commence à disposer de récits de navigation à travers l’Atlantique proche des côtes européennes ou en relation avec les premiers voyages de découverte à partir du XVe siècle ces aspects sont dans l’ensemble mal connus pour la fin du Moyen Âge et le début de l’Époque moderne en raison de la rareté des écrits propres aux gens de mer. Les témoignages directs ou indirects de marins comme Pietro Querini, Luca di Maso, Eustache de La Fosse ou Christophe Colomb sont peu nombreux. On peut les compléter avec ceux de terriens (pèlerins, ambassadeurs, hommes d’armes, marchands), mais ces derniers se risquent sur la « grant mer oceane » avec appréhension et sont plus diserts sur leurs propres peurs face aux dangers en mer que sur la spiritualité des équipages avec lesquels ils embarquent9. Vus au prisme des sources judiciaires, tant laïques qu’ecclésiastiques, les marins sont souvent regardés comme des gens rudes qui, par leur itinérance maritime, échappent en partie aux encadrements auxquels sont soumis les hommes à terre. On en vient vite à les suspecter de déviances par rapport aux normes établies, dont celles de la religion10. Il est donc primordial de disposer d’une source de première main émanant d’un marin pour tenter de dépasser les a priori et les clichés. Le récit de Pierre Crignon offre précisément cette perspective.
LA MESURE DU TEMPS À BORD DES NAVIRES : UNE MAJORITÉ DE REPÈRES PROFESSIONNELS PROFANES AU REGARD DE QUELQUES RÉFÉRENCES CHRÉTIENNES
5Pierre Crignon a tenu un journal dans lequel il notait la position en mer de la Pensée chaque fois qu’il calculait la latitude à partir de la hauteur du soleil relevée à midi. Il situe aussi avec une relative précision chronologique les faits survenus pendant les escales. Sur la base d’une année débutant le 1er janvier (48)11, il portait d’ordinaire en tête de chaque article le jour de la semaine, le quantième et, de façon moins systématique, le mois qu’il ne répète pas toujours : « Le vendredy ensuivant, deuxiesme jour d’avril […] Le dimanche quatriesme jour d’avril » (13). Certaines dates sont toutefois assorties de l’indication de la fête religieuse correspondante, de la veille (vigile), voire de l’avant-veille dans le cas de Noël (46) ou du lendemain pour ce qui est de l’Assomption (31). Sauf erreur de décompte, dans un journal qui couvre la période allant du 28 mars 1529 au 22 janvier 1530 et comporte 223 mentions de dates, Pierre Crignon fait référence à une fête religieuse à 25 reprises, soit dans près de 11 % des cas.
6Au fil des mentions, un large aperçu du calendrier liturgique entre Pâques (28 mars) et Noël de l’année 1529 s’offre à nous : la veille de la Saint-Nicolas (d’été), le 9 mai (18) ; la veille et le jour de Pentecôte, les 15 et 16 mai (19) ; La Trinité, le 23 mai (20) ; la fête du Saint Sacrement, aussi appelée Fête-Dieu ou Corpus Christi, le 27 mai (20) ; la veille et le jour de la Saint-Jean-Baptiste, les 23 et 24 juin (23) ; la Saint-Pierre et saint Paul, le 29 juin (23) ; la veille et le jour de la Saint-Jacques, les 24 et 25 juillet (25) ; la Saint-Pierre (aux Liens), le 1er août (29) ; la Saint-Sauveur, le 6 août (30) ; la veille, le jour et le lendemain de l’Assomption, les 14, 15 et 16 août (31) ; la Nativité de Notre-Dame, le 8 septembre (33) ; la Saint-Crespin, le 25 octobre (38) ; la veille et le jour de la Saint-Simon et saint Jude, les 27 et 28 octobre (38) ; la Toussaint, le 1er novembre (38) ; le jour des Morts, le 2 novembre (39) ; la veille de la Sainte-Barbe, le 3 décembre (46) ; la surveille et le jour de Noël, les 23 et 25 décembre (46). Le 28 mars 1529, la solennité du moment – l’appareillage coïncidait avec le jour de Pâques – explique sans doute que la fête célébrant la résurrection du Christ prenne le pas sur la date ordinaire exprimée par le jour, le quantième et le mois : « le jour de Pâques, XXVIIIe jour de mars 1529 » (13). C’est la seule inversion dans tout le récit et Pierre Crignon ne prend pas la peine de préciser qu’il s’agit du dimanche car cela relève de l’évidence. De même, il se borne à mentionner le « lundy, jour de Toussaint » et le « mardy […] jour des Morts » sans autre précision, tant il est clair qu’il s’agit des 1er et 2 novembre (39). Dans ces quelques cas la primauté de la référence religieuse s’exprime clairement, mais il faut reconnaître qu’ils sont peu nombreux sous la plume de Pierre Crignon.
7Le fait de privilégier la date sous la forme jour, quantième et mois n’est pas propre à un marin tel que Pierre Crignon. On retrouve cette pratique chez les hommes de lois, en particulier les notaires, qui dataient ainsi les actes qu’ils instrumentaient dans leurs minutiers ou qu’ils grossoyaient pour les délivrer à leurs clients. Il en était de même des opérations commerciales et financières que les marchands consignaient dans leurs livres de comptes ou sur des billets sous seing privé. Toutefois les sentiments chrétiens ne sont jamais très loin. On peut se demander si la dévotion personnelle de l’auteur pour un saint ou une sainte en particulier ou les croyances populaires régionales n’ont pas influencé le choix de certaines fêtes religieuses mentionnées conjointement avec la date. Cela pourrait être le cas pour sainte Barbe, martyre orientale, dont le culte s’est développé en Occident au XIIIe siècle et a connu un vif succès en Bretagne et en Normandie. Mais il est difficile d’aller au-delà du simple rapprochement et d’étayer cette hypothèse. On ne relève sous la plume de Pierre Crignon aucune fête spécifiquement associée à un saint normand. Le culte de la Vierge (Nativité et Assomption), de saint Nicolas12, et de saint Jacques sont certes populaires parmi les marins (7 mentions sur 25), mais les terriens font eux aussi largement appel à ces intercesseurs. Plutôt qu’une dévotion pour des saints précis, entre autres à vocation maritime, la succession chronologique des fêtes religieuses citées évoque en filigrane le calendrier liturgique. On retrouve le rythme des célébrations majeures associées au temps de Pâques (28 mars-16 mai 1529)13, à l’Avent (28 novembre-24 décembre 1529), au temps de Noël (24 décembre 1529-7 janvier 1530). Ces moments forts sont entrecoupés par le temps ordinaire (17 mai-27 novembre 1529 et 8 janvier-2 mars 1530). Il en va ainsi à terre comme en mer où le chrétien n’abandonne pas les repères temporels liés à sa culture religieuse. Déjà à la fin du XVe siècle, Pierre Garcie, maître de navires de Saint Gilles sur Vie en Bas Poitou, à la fin de son Grand routier expliquait comment calculer les fêtes mobiles au motif que :
« mariniers vont en plusieurs et maintes contrees et regions estranges comme en Moritanye, Turquie, Barbarie, en Egypte petite et grande, es terres neufves, es isles trouvees, es isles de Madere et isles nouvantes, es fins et termes des haultes Alemaignes, et es terre du prestre Jehan, esqueulx lieux ne povent sçavoir les povres crestiens le jour des festes susdictes, parce que ne sont que mescreans et sarrasins, et enmys de nostre foy catholique14 ».
8Par contre, l’écoulement du temps est rythmé par l’alternance du jour et de la nuit et mesuré à partir d’un cycle de 12 heures articulé autour de minuit et de midi sur lequel les quarts assurés par les marins étaient calés : « Ce dit jour apres minuit, environ deux heures du samedy troisiesme jour d’avril […] Cette nuit, au deuxiesme quart qui est environ minuit » (13), « Le dimanche quatriesme jour d’avril, au poinct du jour […] Au soir » (13). Pierre Crignon fait référence aux heures canoniales (matines, tierce, sexte, none, vêpres, complies) de façon exceptionnelle : « environ trois ou quatre heures apres midy nous eusmes vent contraire et nous fallut mettre a la cappe jusques au vendredy environ heure de nonne » (14). Les deux repas pris quotidiennement par l’équipage constituaient un autre repère temporel lui aussi de nature profane : « apres disner » (23), « le souper » (19).
9Le temps des clercs fondés sur des exercices de dévotion répartis tout au long de la journée trouve difficilement sa place sur un navire où priment l’instant présent et les exigences de la navigation. Les quarts rythmant l’alternance travail – repos, les repas et les relevés astronomiques marquent le tempo quotidien de la vie à bord. Le déroulement du voyage saisi sur une échelle de temps plus longue, mesurée en semaines et en mois, permet d’établir des correspondances avec le calendrier liturgique de l’année mais cette inscription se fait en creux. Plus encore que par la référence aux fêtes religieuses, les sentiments chrétiens des hommes embarqués sur la Pensée et le Sacre s’expriment dans des occasions diverses, tantôt joyeuses, tantôt funestes.
CAPITAINES, MAÎTRES ET CHAPELAIN : L’ENCADREMENT DES PRATIQUES RELIGIEUSES DES ÉQUIPAGES
10Afin d’attirer la bienveillance divine sur l’expédition, Jean Parmentier prend la direction d’une prière collective le 2 avril 1529, alors que les deux navires ont quitté le port de Dieppe et attendent en rade le moment favorable pour s’élancer vers la haute mer (13). Plusieurs aspects se mélangent. On devine tout d’abord la contrition chrétienne qui conduit les hommes à recommander leur âme à Dieu à la veille d’entreprendre un long et périlleux voyage. Ils implorent aussi le Très-Haut pour qu’il leur assure une navigation sans problème et favorise une entreprise en tous points risquée. Jean Parmentier, qui est le « capitaine » au sens de chef militaire de l’expédition, est assisté pour la circonstance par le maître de la Pensée, Michel Mery. Le rituel collectif de la prière s’impose au « reste des compagnons de tous les deux navires ». On peut penser que Raoul Parmentier, qui a lui aussi rang de capitaine à bord du Sacre, et le maître de celui-ci – on ignore son nom – dirigent conjointement la prière sur le second navire. Au-delà de sa portée religieuse, cette mesure vise à souder les équipages autour des capitaines et des maîtres qui, selon l’expression consacrée, exercent leur autorité directement « après Dieu » et qui, par leurs fonctions, se trouvent en position d’intermédiaires entre les hommes dont ils ont la responsabilité et le Ciel. Pour employer un vocabulaire moderne, la « chaîne du commandement naval » prend appui sur les « officiers » (les deux capitaines et les deux maîtres) et sur la « maistrance » (deux contremaîtres et un pilote par navire) qui président aux destinées de deux équipages composés de marins (mariniers, pages et gens de métiers embarqués pour l’entretien des navires15) et qui comptent aussi des hommes d’armes, des interprètes et un chapelain16. Cette subordination hiérarchique quasi religieuse renforce la cohésion d’un groupe assez hétéroclite17 et légitime le pouvoir de ceux qui exercent le commandement. Le chapelain qui fait office d’aumônier du bord n’est pas mentionné à cette occasion. On apprend son existence beaucoup plus tard dans le récit, presque par hasard (37). Pierre Crignon n’indique pas son nom.
11La traversée débute sous de bons auspices et les marins, dans une logique providentielle propre aux sentiments religieux de l’époque, sont prompts à remercier Dieu des conditions de vent et de mer favorables qui les accompagnent durant la plus grande partie de la descente de l’Atlantique18 : « louans et mercians Dieu du beau temps qu’il nous donnoit » (13), « remerciant Dieu du bon temps qu’il nous donnoit et avoit tousjours donné » (20). Ces pensées tournées vers le Très-haut coïncident avec des moments de détente et de convivialité entre les membres de l’équipage : « nous ebatans amoureusement ensemble à danser, chanter ou à lire les Sainctes Evangiles » (13), « Ce jour [27 mai] le capitaine, le maître et l’astrologue du Sacre nous vinrent voir et disnèrent avec nous, et furent faictes plusieurs récréations joyeuses » (20). Cette clémence divine qui semble répondre à l’exhaussement de la prière collective dirigée par Jean Parmentier au départ de Dieppe a pour effet de rassurer les marins et de renforcer la cohésion des équipages autour des « officiers » qui y puisent un surcroît d’autorité et de légitimité.
12Rien n’est malheureusement dit sur la manière dont les Évangiles furent lus le 4 avril (13). S’agissait-il de lectures publiques devant un équipage rassemblé au complet pour écouter la parole divine ? Bien que ces exercices spirituels soient cités de pair avec des divertissements profanes, la danse et le chant, on peut penser à deux activités distinctes séparées dans le temps. Dans quelle langue furent lus les textes sacrés, en latin ou en français ? Qui se chargea de la lecture, le maître de la Pensée ou le chapelain ? Ce dernier, dont on ignore le nom, apparaît tardivement dans le récit au détour d’une unique et brève allusion : « fut chantée messe par nostre chapelain » (37). Sans doute faut-il mettre ce personnage en relation avec les cinq mentions de célébration de la messe : « le mardy XIme jour de may […] fut chantee la messe de Salve sancta parens19 a nottes pour la solennité du jour » (19) ; « Ce jour [29 juillet] fut dit une messe et un Dirige20 pour les trespassez » (27) ; « Le premier jour d’aoust, jour Saint Pierre et dimanche, nous descendismes en la cinquiesme isle […] et y fut dit la grand messe sans consacre » (29) ; « Le dimanche [24 octobre], nous retournasmes a l’isle, et y fut chantee messe par nostre chapelain, et y avoit chanté le samedy [23 octobre] semblablement » (37). La « grand messe sans consacre » est une célébration de l’office qui consiste à lire les textes propres de la messe sans consécration des espèces ni communion. Elle est aussi appelée messe sèche. Cette pratique prend tout son sens en mer pour éviter que les espèces ne tombent du fait des mouvements du navire. Dans le cas présent, bien qu’il soit descendu à terre, le chapelain se limite à dire une messe sèche. Le fait d’embarquer sur un navire et d’aborder des terres nouvelles non christianisées posait aux prêtres qui accompagnaient les expéditions des problèmes en termes de cérémoniel liturgique. La messe sèche était une solution comme on peut l’entrevoir lors de l’expédition de 1529 vers Sumatra mais le témoignage de Pierre Crignon peu disert sur le sujet ne permet pas d’approfondir la réflexion.
13Un autre moment de fraternisation entre les membres de l’équipage et sans doute aussi avec les « officiers » et les « sous-officiers » est le franchissement de l’Équateur le 11 mai 1529. « Le mardy XIme jour de may, au matin, furent faits chevaliers environ cinquante de nos gens, et eurent chacun la colee en passant sous l’Equateur, et fut chantée la messe du Salve sancta parens a nottes pour la solennité du jour » (19). La célébration du culte de la Vierge est précédée par une cérémonie initiatique profane organisée pour les néophytes. Le récit de Pierre Crignon compte probablement parmi les plus anciens témoignages du rituel du « passage de la Ligne ». Le terme de « chevalier » employé pour désigner ceux qui ont déjà franchi une fois l’Équateur trouve son sens dans la parodie d’une cérémonie d’adoubement assimilée à une « feste de la chevalerie » (19). Nous ignorons le nombre total d’hommes embarqué au départ de Dieppe, mais il est probable que les cinquante nouveaux « chevaliers » étaient des marins de la Pensée et du Sacre et non du seul premier des deux navires21. On ne peut que regretter le style lapidaire de Pierre Crignon peu enclin à fournir des détails.
14Dans l’univers des marins de la Pensée et du Sacre tel que Pierre Crignon le restitue, la pâle et fugace figure du chapelain est totalement éclipsée par Jean Parmentier, « nostre chef et capitaine » comme Crignon le désigne avec respect (46). Certes ce dernier rapporte les événements vus depuis la Pensée, mais Raoul Parmentier, qui avait lui aussi rang de capitaine sur le Sacre est relégué au second plan dans le récit. Au mieux il agit de concert avec son aîné, Crignon employant alors le pluriel : « nos capitaines » (41). En décembre 1529, la mort de Jean et de Raoul Parmentier désorganisa le bel ordonnancement qui prévalait depuis le début de l’expédition. À bord du Sacre, après la mort de Raoul Parmentier et des deux contremaîtres, il ne restait plus pour encadrer l’équipage que le maître22 et le pilote, Pierre Mauclerc (47). La Pensée, privée de Jean Parmentier, avait conservé quant à elle son maître, Michel Mery, son pilote, Pierre Crignon, et au moins un de ses deux contremaîtres, Guillaume Sapin (47). La chaîne de commandement qui avait fonctionné depuis le départ de Dieppe et assuré la cohésion du groupe était largement désorganisée. Privés de leurs deux chefs légitimes, les deux équipages se trouvaient livrés à eux-mêmes et les avis divergeaient fortement en leur sein quant à la conduite à tenir : « aucuns disoient qu’il falloit aller en Jave, d’autres disoient qu’il s’en valloit mieux retourner a Indapoure ou en Priame […] D’autres disoient qu’il s’en falloit retourner au pais » (46-47). On voit alors se reformer autour de chacun des deux maîtres la compagnie des marins telle qu’on l’entrevoit dans les Rôles d’Oléron ou dans certaines ordonnances réglementant les relations entre les maîtres et les membres d’équipage23. Le maître et le pilote du Sacre haranguent leurs hommes et leur remontrent la précarité de leur situation. La décision finale est mise au vote : « surquoy il y en eut treize ou quatorze qui dirent qu’ils s’en vouloient retourner en France, et neuf ou dix qui dirent qu’ils s’en vouloient aller en Jave. Aucuns dirent qu’ils feroient tout ce qu’il plairoit au maistre leur commander ; et mais qu’ils eussent des victuailles, qu’on les menast ou l’on voudroir » (47). Une consultation analogue eut lieu à bord de la Pensée. Pressés par l’urgence et la gravité de la situation les hommes semblent davantage puiser dans leur expérience professionnelle de marins pour prendre leur destin en main plutôt que de s’abandonner de façon passive et désespérée à la Providence divine.
MOURIR EN MER ET LOIN DES SIENS : DES MARINS FACE À LEUR CONDITION DE CHRÉTIENS
15Les sentiments religieux des marins s’exacerbent lorsqu’ils sont confrontés à la mort en mer ou sur des terres lointaines non christianisées. On recense 24 mentions de décès au fil du récit de Pierre Crignon, mais il est souvent difficile de déterminer s’il s’agit de membres de l’équipage de la Pensée ou du Sacre. Ignorant le nombre de marins embarqués sur l’un et l’autre navire, il est impossible d’évaluer ce que ces pertes représentaient au regard des effectifs de départ. Elles sont dues à trois types mortalités.
16Les décès accidentels lors de manœuvres semblent avoir été peu nombreux. Un marin tomba à la mer au début du voyage et ne put être secouru – peut-être ne savait-il pas nager : « Le jeudy huictiesme jour d’avril, a sept heures devant midy, un de nos matelots nommé Robert Colas dit Gros Dos, se noya en asseurant la bonnette » (14). À Sumatra « quatre de nos gens furent noyés à la barre d’Indapoure le dix huitiesme jour de janvier » (48). On peut penser que le bateau (embarcation de service) sur lequel ils avaient pris place chavira et fut roulé par les lames qui brisaient au niveau de la barre à l’entrée du port. Les malheureux ne purent en réchapper. Pierre Crignon rapporte ces noyades de façon laconique mais le fait d’assister impuissant à l’engloutissement de compagnons devait marquer les esprits tout autant que la crainte pour le salut des âmes des noyés dont les corps étaient privés de sépulture chrétienne, ce qui hypothéquait leur salvation à l’heure du Jugement dernier24. Ces moments tragiques renvoyaient immanquablement chaque marin aux affres de sa propre mort. Pierre Crignon lui-même se blessa à une jambe. Il déclare n’avoir pu descendre à terre le 7 novembre « a cause d’un heurt que j’avais eu en la jambe » (41). Il n’était pas totalement rétabli le 14 novembre date à laquelle il se rendit à terre où il put se faire soigner par le barbier du Sacre : « pour ce qu’il m’estoit un peu amendé de ma jambe, j’allay voir le capitaine a terre, et m’y tins huit jours avec luy et autres huit jours avec son frere, a cause du barbier du Sacre qui medicinoit ma jambe » (41).
17Il y eut aussi des morts violentes au hasard des rencontres avec les populations des régions visitées. Le 28 juillet, trois hommes perdirent la vie à terre dans une embuscade tendue par des indigènes de Madagascar (26-27). Une messe fut dite le lendemain pour le repos de leurs âmes et les deux capitaines, sous bonne escorte, partirent à la recherche des corps qui furent ensevelis séparément à l’endroit où chacun gisait : « en ce lieu on fit sa fosse, en priant Dieu qu’il luy plust avoir pitié de leurs ames » (27). À défaut de reposer en paix dans l’espace consacré d’un cimetière chrétien, les morts avaient reçu une sépulture. Pierre Crignon ne fait pas allusion à la plantation de croix sur ces tombes de fortune. La réaction rapide des deux capitaines pour retrouver les corps et les ensevelir les place une fois encore en médiateurs entre le monde terrestre et la sphère céleste. Les marins de la Pensée et du Sacre pouvaient dès lors faire le deuil de leurs compagnons défunts. Si on excepte la messe dite par le chapelain, celui-ci ne semble pas avoir eu de rôle marquant lors de l’enterrement tel que le rapporte Pierre Crignon.
18Plus que les accidents en mer et les morts violentes à terre au contact des populations rencontrées, la principale cause de décès semble avoir été la maladie qui mina les équipages durant la deuxième partie de la traversée vers Sumatra. Il y eut 12 décès entre le 12 août et le 27 octobre puis 4 autres, dont ceux de Jean et de Raoul Parmentier, entre le 3 décembre et une date antérieure au 23 décembre 1529. Ces 16 décès imputables à des maladies représentent les deux tiers des 24 morts signalés par Pierre Crignon. Ils se produisirent en deux temps et semblent dus à des causes différentes.
19Après le passage du cap de Bonne Espérance le 23 juin (23), l’état sanitaire des hommes se dégrada au cours de la navigation dans l’océan Indien. Le 3 août, Pierre Crignon note de façon rétrospective : « depuis que nous commencasmes a doubler le cap de Bonne Esperance les gens de nos navires commencerent a devenir las, faillis et vains, ayant maladies de reins et aucuns aiguillons de fievre ; autres avoient mal de jambes qui se faisoient comme par tasches meurdries de gros sang ; et aucuns avoient les jambes et cuisses couvertes de pourpre » (29). Ces symptômes témoignent des dégâts du scorbut parmi des équipages fatigués par la longueur du voyage et affaiblis à cause d’une alimentation carencée25.
20Les deux premiers décès survinrent les 12 et 13 août à l’issue d’une maladie qui affaiblissait les corps depuis un certain temps déjà : « apres avoir été malade deux ou trois mois », « lequel avoit langui un mois ou deux » (31). Jean Parmentier fit procéder, on peut penser par le barbier de la Pensée26, à l’autopsie des deux premiers cadavres : « pour conoistre dont cela luy pouvoit estre venu, le capitaine fit faire une anatomie, et luy couper la teste tout a l’entour jusques aux oreilles ; et luy fut trouvé sur la cervelle une grosse apostume pleine d’ordure et de sang noir, fort puante, qui avoit desja pourri l’os de la teste par dedans » ; « et fut ouvert pour voir dont luy venoit le mal, et fut trouvé qu’il avoit le poulmon fort empiré et avoit le creux du corps plein d’eau rousse tirant [à jaune], et avoit une grosse apostume en la jointure du genouil dessous le petit os qui meut, qui n’aparoissoit point par dehors » (31). Pierre Crignon rapporte ces scènes sans état d’âme apparent et ne semble pas surpris. Ces faits posent cependant la question de la pratique légale de l’autopsie et conduisent à s’interroger sur les compétences du capitaine au regard du traitement du corps d’un marin mort à bord du navire dont il assure le commandement. L’étude clinique d’un cadavre dont on pouvait suspecter qu’il n’était pas décédé de mort naturelle et l’autopsie du corps avec dissection relevaient des pratiques judiciaires de l’époque. Responsable de ses hommes, le capitaine devait déterminer aussi exactement que possible la cause de la mort de l’un d’eux. Peut-être aussi la curiosité scientifique d’un esprit pétri d’humanisme poussa-t-elle Jean Parmentier à s’enquérir des causes d’une maladie jusque-là méconnue27. Sur des mers inconnues et sous des cieux nouveaux, il s’agissait aussi de tirer un enseignement des expériences, bonnes ou mauvaises.
21Ces observations médicales faites, il restait à donner une sépulture aux marins morts de maladie à bord des navires. Pierre Crignon note à propos du fils de Pontillon, et c’est là la seule allusion dans tout le récit : « il fut enseveli à la mode marinière. Dieu en ait l’ame ! » (31). On imagine que le corps, cousu dans un linceul improvisé et lesté aux pieds, fut immergé depuis le pont de la Pensée à l’occasion d’une cérémonie tenant lieu d’office funèbre. Certains symptômes décrits par Pierre Crignon font penser au scorbut dans le cas de Pierre Le Conte qui « mourut tout sec et etique de la gorge et fut plus de trois semaines sans manger » (33). Quant à Guillemin Le Page, celui-ci « avoit longuement langui du mal de jambes, des reins et de l’estomac » (33). La deuxième vague de décès en décembre 1529 frappa les hommes descendus à terre pendant l’escale à Ticou, dont on pensa qu’ils avaient été empoisonnés par des eaux putrides : « Et partismes de Ticou le XXVIIme jour de novembre, et plusieurs de nos gens furent pris de fièvres chaudes et aigues, et estimois que c’estoit des mauvaises eaux que nous avions beues a terre. Ce de tous ceux qui se tinrent à terre n’en rechapa qu’un ou deux, que tout ne fut malade, fust de fievre, chaud mal ou fleux. Et en mourut une grande partie, et pour le premier nostre chef et capitaine Jean Parmentier » (46). Jean Parmentier fut enterré dans une île : « Ses obseques furent faites ce dit jour [3 décembre] en l’isle, au mieux que nous sceumes faire » (46)28. Il est possible que les autres corps aient été immergés comme celui de Raoul Parmentier29.
22Que ce soit lors de la première série de décès liée au scorbut, à l’occasion de la deuxième suite à un empoisonnement par des eaux putrides ou au moment d’immerger les corps des défunts, Pierre Crignon ne mentionne jamais le chapelain dont on peut douter qu’il n’ait pas été amené à officier. Il est difficile de penser qu’il n’ait pas apporté un réconfort spirituel aux malades et aux mourants. Cette absence peut paraître surprenante mais il faut se rappeler que le récit, souvent laconique, reste assez proche du journal de bord.
23Les rares informations éclairant les sentiments religieux et les pratiques cultuelles des équipages de la Pensée et du Sacre qui filtrent à travers le récit de Pierre Crignon ne montrent pas de déviances manifestes par rapport aux normes établies par l’Église catholique. On ne sait rien d’éventuelles violences verbales (injures) ou physiques (coups et blessures) entre marins ou même de blasphèmes proférés par ceux-ci et qui auraient été réprimés par les capitaines. Ces hommes étaient-ils plus vertueux et exemplaires par nature et/ou mieux encadrés que d’autres par leurs capitaines et leurs maîtres, il n’y a pas lieu de le penser. Certains membres d’équipage avaient sans doute quelques péchés sur la conscience. Pierre Crignon ne fait point l’éloge de leur tempérance. Le 3 août 1529, parlant de l’état sanitaire dégradé des hommes, il distingue les symptômes du scorbut des « autres maladies qu’aucuns avoient gagnees par leur merite en nostre terre, comme la vérole et les poulains, dont je me tais » (29). C’est une des rares confessions intimistes à laquelle Pierre Crignon se laisse aller. La Pensée et le Sacre n’étaient pas pour autant des nefs des fous chargées de mécréants et de ruffians.
24La confrontation avec l’inconnu – océans, rivages et peuples nouveaux – ne s’accompagne pas de la résurgence de crédulités aveugles et de superstitions empreintes de peurs ancestrales et de relents de paganisme. Il n’est jamais question de rencontre avec des monstres marins terrifiants sortis des profondeurs de la mer tels des suppôts du Diable, prêts à mettre en péril l’âme des marins30. Ce sont des espèces de poissons bien identifiées (baleine, poissons volants, sardes, marsouins, bonites, albacores) ou assimilées par rapprochement à des espèces connues que les marins aperçoivent et parfois pêchent lorsqu’ils le peuvent pour améliorer un régime alimentaire carencé31. Les oiseaux sont tenus pour des signes annonciateurs de la proximité de la terre mais l’identification d’espèces inconnues est difficile sauf à les comparer à des spécimens qui leur étaient familiers en France comme un faucon ou une pie. Aussi Pierre Crignon s’en tient-il souvent aux couleurs et à la taille32. Les phénomènes naturels aperçus en mer sont décrits avec un sens aigu de l’observation. Ils inquiètent sans pour autant déclencher des paniques irraisonnées précipitant les hommes vers la recherche désespérée de secours spirituels. La boule de feu aperçue la nuit du 3 au 4 avril semble être une météorite (13). Les « nuees en cinq ou six endroits » vues le soir du 5 août, dont les « pieces de la nue descendant vers l’horizon de la mer en la maniere d’une chausse a ypocras, la pointe en bas et puis s’alongerent longues et greles », sont des trombes que les marins inquiets ont pris pour des « puchets ou tiffons » (29-30). À la description qu’il en fait, Pierre Crignon semble en mesure de faire la différence entre les deux phénomènes : « ceux qui ont veu des puchets disent qu’ils se forment autrement et que la pointe monte en haut et le large demeure en la mer, et que la pointe est crochue et se tient suçant et attirant l’eau » (30). La description des peuples rencontrés (caractères physiques, modes vestimentaires, habitations, activités économiques, pratiques religieuses) ne doit rien à une imagination fantaisiste et excentrique. Pierre Crignon pose un regard intéressé et compréhensif sur ces populations même lorsqu’elles manifestent une attitude ambiguë voire hostile qui le désoriente. On est loin de l’univers fantastique représenté sur certaines cartes de l’époque où les mers et les continents, et pas nécessairement les plus lointains, sont peuplés de représentations d’animaux et d’individus monstrueux propres à entretenir les fantasmes sur un monde merveilleux et légendaire33. Dans la plupart des cas leurs auteurs sont des terriens et non directement des marins.
25Le témoignage de Pierre Crignon est d’une modernité saisissante. Il est vrai qu’il émane d’un marin dont le niveau intellectuel est supérieur à celui de la moyenne des hommes d’équipage avec lesquels il partage l’espace confiné à bord de la Pensée. Instruit dans l’art de naviguer, il maîtrise suffisamment le calcul astronomique et la cosmographie pour conduire la Pensée de Dieppe à Sumatra et la ramener à bon port. C’est aussi un esprit cultivé, poète à ses heures, qui taquine la muse en tournant joliment ballades et chants royaux. À travers l’exemple des équipages de la Pensée et du Sacre, Pierre Crignon révèle un univers de marins fort éloigné des clichés négatifs qui en font des gens frustres et rebelles, prompts à recourir à la violence et à proférer des insultes et des blasphèmes. Les historiens, habitués à approcher ce monde à partir de sources normatives et inquisitoriales, ecclésiastiques, royales, seigneuriales ou municipales, qui les considèrent avec méfiance, ont volontiers propagé cette vision. Sans doute la vérité est-elle entre ces deux extrêmes. Au moins le témoignage de Pierre Crignon a-t-il le mérite d’ouvrir la voie à un travail de réhabilitation des gens de mer au regard de la conformité de leurs comportements avec les normes définies par les autorités religieuses et politiques davantage habituées à exercer leurs attributions sur terre que sur mer et à les appliquer à des terriens plutôt qu’à des marins.
Notes de bas de page
1 Cette étude s’inscrit dans le projet I + D no HAR 2013-48433-C2-2-P, Solidaridad y/o exclusión en las fronteras marítimas. Castilla en la Baja Edad Media (Eduardo Aznar Vallejo – universidad de La Laguna).
2 Eugène Guérin, Ango et ses pilotes d’après des documents inédits, Paris, Imprimerie Nationale, 1901.
3 Nous employons cette expression par analogie avec les Voyages aventureux du capitaine Ian Alfonce, (Poitiers, 1559) et Les voyages avantureux du capitaine Martin de Hoyarsabal, habitant de Cubiburu. Contenant les reigles & enseignemens necessaires à la bonne & seure navigation (Bordeaux, 1579).
4 Outre l’appel à ses souvenirs, Pierre Crignon a vraisemblablement réemployé tout ou partie du journal qu’il a tenu à bord de la Pensée ainsi que des notes prises pendant le voyage. Le caractère rétrospectif de la rédaction est attesté par une insertion de sa part qu’il n’a pu placer qu’a posteriori. Faisant état des discussions sur l’identification des îles rencontrées à la fin de septembre 1529, il déclare : « Nonobstant, j’ay vu depuis en une carte de Portugal ou les isles dessous la ligne sont nommees de Maldives. » Voir John Nothnagle, Pierre Crignon : Poète et navigateur. Œuvres en prose et en vers, Birmingham (Alabama), Summa publications Inc., 1990, p. 35. Nous reverrons désormais cette édition, tant en notes que dans le texte, en mentionnant entre parenthèses la ou les pages citées.
5 Pierre Mauclerc, alter ego de Pierre Crignon sur le Sacre, est qualifié d’« astrologue » (20, 28).
6 Pierre Crignon mentionne à deux reprises l’utilisation d’une carte marine (22, 28).
7 Louis Estancelin, Recherches sur les voyages et découvertes des navigateurs normands en Afrique, dans les Indes orientales et en Amérique, Paris, Delaunay, 1832, p. 241-312. Charles Schefer, Le Discours de la navigation de Jean et Raoul Parmentier de Dieppe, Recueil de Voyages et de Documents pour servir à l’histoire de la Géographie, Paris, Ernest Leroux, 1883. La copie du XVIIIe siècle utilisée par C. Schefer est le manuscrit français 7510 (f ° 80-152), conservé à la Bibliothèque nationale de France.
8 Pour replacer l’œuvre poétique de Pierre Grignon et celle de son capitaine et ami, Jean Parmentier, dans le contexte littéraire du début du XVIe siècle, voir : Jacques Roubaud, La ballade et le chant royal, Paris, Belles Lettres, 1998, p. 239-241 (P. Crignon) et p. 242-251 (J. Parmentier) ; Gérard Gros, Le Poème du Puy marial. Étude sur le serventois et le chant royal du XIVe siècle à la Renaissance, Paris, Éditions Klincksieck, 1996 (de nombreuses références concernent les deux hommes, voir la Table des noms d’auteurs, p. 390 et 393) ; Jean Parmentier, Œuvres poétiques, Françoise Ferrand (éd.), Genève, Librairie Droz, 1971.
9 Alain Blondy, « La piété en mer des chevaliers de Malte », dans Mer et religion, Neuvièmes journées universitaires de Bonifacio (2007), Ajaccio, 2008, p. 147-161. Cet article étudie « La vie religieuse à bord des galères » et présente entre autres « Les devoirs d’un chapelain embarqué » aux XVIIe et XVIIIe siècles (p. 150-155).
10 Jacques Bernard, Navires et gens de mer à Bordeaux (vers 1400-vers 1550), Paris, SEVPEN, 1968, t. 2, p. 715-733. Michel Bochaca, « Sea Travel at the End of the Middle Ages Based on the Account of the Embassy to Spain and Portugal Given by Roger Machado (1489) », The Mariner’s Mirror, t. 98, 2012, p. 436-447. Id., « Navigation entre la France et l’Écosse d’après le récit de l’ambassade de Regnault Girard auprès de Jacques Ier Stuart (1434-1436) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 119, 2012, p. 35-54. Id., « D’un port à l’autre : le temps dans les récits de traversée des mers du Ponant au XVe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 122, 2015, p. 43-65. Michel Bochaca et Eduardo Aznar Vallejo, « Navigation atlantique de trois galères castillanes au début du XVe siècle d’après Le Victorial : de la chronique chevaleresque à l’histoire maritime », Anuario de Estudios Medievales, t. 44, 2014, p. 733-768. Michel Mollat, La vie quotidienne des gens de mer de l’Atlantique, Paris, Hachette, 1983, p. 28-33 et 221-228.
11 Georges Tessier, « Parlement de Paris et style du 1er janvier », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 101, 1940, p. 233-236. Ce style qui faisait commencer l’année le 1er janvier fut rendu obligatoire dans tout le royaume de France par une ordonnance de Charles IX de janvier 1564. Auparavant d’autres styles avaient cours selon les provinces : style pascal en usage entre autres dans la chancellerie royale (début de l’année le jour de Pâques), style marial ou de l’Annonciation (début de l’année le 25 mars).
12 En Orient et en Occident, le culte de saint Nicolas en Europe (Xe-XXIe siècles), Véronique Gazeau, Catherine Guyon, Catherine Vincent (dir.), Paris, Les Éditions du Cerf, 2015.
13 Le temps du Carême qui, pour l’année 1529, va du 10 février au 26 mars, n’est pas présent dans le récit car celui-ci débute avec l’appareillage de la Pensée et du Sacre le 28 mars, jour de Pâques.
14 Médiathèque de Niort, RES P 161 E, f ° 95, et comput (f ° 95-98 v º).
15 « Un de nos matelots » (14) ; « mariniers » (27, 33, 37) ; Pierre le Conte « rothier » (timonier) de la Pensée (33) ; « un des pages de notre navire, nommé Barbier » (37) ; le « menuisier » de la Pensée (34) ; « Nicolas Bouchet, serrurier » (38) ; « Colinet Fayolle, argentier du Sacre », c’est-à-dire trésorier (38) ; le « barbier du Sacre » (41).
16 Pierre Crignon mentionne la présence d’armes : passe-volant utilisé pour repousser une attaque d’indigènes à Madagascar (29) ; « lances a feu, arquebusses et rondelles » (42). Il fait aussi état d’hommes d’armes embarqués : des « arquebuziers » (27) ; « un de nos canonniers, nommé Binet » (33) ; « un de nos trompettes » (37). À Ticou, Jean Parmentier fit manœuvrer ses hommes pour intimider les dignitaires locaux : « mettans en ordre de bataille ; et le tambour, le fifre et la trompette sonnoient » (42-43). Il y avait aussi un interprète à bord de chacun des navires. Jean Masson, qui parlait le malais (40), servait de « truchement et facteur » sur la Pensée (38-39). Celui du Sacre se prénommait Antoine (41). Peut-être était-ce Antoine de La Sarde mentionné à la fin du récit (47).
17 À la diversité des statuts et des fonctions à bord des navires s’ajoutait un recrutement géographique assez varié. Le Sacre avait à son bord un Portugais (16, 30, 35, 42, 43). D’après son surnom, un autre membre de l’équipage pourrait être un Écossais : “Jacques l’Escossois” (25-27). Il y avait aussi un « Flamand » sur le Sacre (28). Un des marins de la Pensée, Jean Dresaulx, était Breton (31).
18 « Le jeudy premier tour de juillet fit la plus grosse tourmente que nous eussions encore eue depuis notre partement de Dieppe » (23). Auparavant, Pierre Grignon note tout au plus du vent frais : « le mercredy XIVme jour [d’avril] nous suivismes nostre route a bon vent, et le soir nous mismes le cap au su suest ; [un vent de] nord est nous poussoit coyement » (14).
19 Messe votive en l’honneur de la Vierge dont l’introït débute par les mots : Salve sancta parens.
20 Dirige : premier mot de la prière d’ouverture, ou collecte, dite par le prêtre pour le salut des âmes des morts.
21 Pierre Crignon fait état par la suite de 24 morts, sans toujours préciser le navire sur lequel ces marins naviguaient. À Sumatra, c’est un équipage du Sacre réduit entre 22 et 24 marins qui prend part au vote pour décider du retour à Dieppe ou de la poursuite de la navigation dans l’Océan Indien.
22 Pierre Crignon ne mentionne pas son nom.
23 Michel Bochaca et Beatriz Arízaga Bolumburu, « Maîtres, marins et propriétaires de navires à Bayonne à travers les ordonnances municipales du début du XIVe siècle », in Patrick Sturmel (dir.), Navires et gens de mer du Moyen Âge à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 45-53. Beatriz Arízaga Bolumburu et Michel Bochaca, « El mar espacio de sociabilidad de las cofradías pesqueras medievales », in Mundos medievales : espacios, sociedades y poder, Santander, Ediciones de la Universidad de Cantabria, 2012, p. 1015-1029.
24 Cécile Treffort, « Le corps du noyé et le salut de son âme dans la tradition chrétienne occidentale », dans Frédéric Chauvaud (éd.), Corps submergés, corps engloutis. Une histoire des noyés et de la noyade de l’Antiquité à nos jours, Paris, Créaphis, 2007, p. 113-121.
25 D’autres détails fournis par Pierre Crignon confirment l’hypothèse de la propagation du scorbut : Pierre Le Conte « mourut tout sec et etique de la gorge et fut plus de trois semaines sans manger » et Guillemin Le Page « avoit longuement langui du mal de jambes, des reins et de l’estomac » (33).
26 Seul le barbier du Sacre est expressément mentionné par Pierre Crignon (41).
27 Philippe Cassan, Naissance médiévale de la dissection anatomique. Deux siècles autour d’Henri de Mondeville et Gui de Chauliac à Montpellier, Montpellier, 1985. Philippe Charlier et alii, « A glimpse into the early origins of medieval anatomy through the oldest conserved human dissection (Western Europe, 13th c. A. D.) », Archives of Medical Science. <http://www.termedia.pl/A-glimpse-into-the-early-origins-of-medieval-anatomy-through-the-oldest-conserved-humandissection-Western-Europe-13th-c-A-D-,19,20265,1,1.html> (consulté le 06-11-2013).
28 Dans la Plaincte sur le trespas de deffuntz Jan et Raoul Parmentier, Pierre Crignon développe sur le mode poétique l’inhumation de Jean Parmentier : « Du corps de Jan tiens toy tout informé/Qu’il est desja en palme transformé/…/Et en son tronc plusieurs cocques pendues,/Orné, paré de mainte feuille verte,/Dont est sa tombe ombragee & couverte » (62).
29 Ibidem, « Le corp de Raoul qui fut jeté en mer/…/Les dieux marins en grande convention/L’ont recueilly ainsi que leur affin/Et transmué en gentil daulfin » (63).
30 Vicki Ellen Szabo, Monstrous fishes and the mead-dark sea: whaling in the medieval North Atlantic, Leiden, Brill, 2008.
31 « Vismes une balene et des poissons volants ; le Sacre pescha au lieu ou il estoit grand planté de poissons comme sardes, vieilles et d’autres bons poissons » (15) ; « vismes force bonnites et albocores faire les grands sauts sur l’eau, et les petits poissons voler en l’air » (18) ; « vismes grande quantité de poissons volans et prismes quatre ou cinq bonnites. Ce sont poissons gros comme la cuisse d’un homme, de deux pieds ou de pied et demy de long, de la façon d’un maquereau, mais la chair plus ferme et fort seche et de bon gout » (18-19) ; « Le Sacre prit un marsouyn dont il nous envoya un quartier […] prismes un grand poisson nommé albacorre et des bonnites dont fut fait chaudiere pour le souper […] furent prises plusieurs bonnites, entre lesquelles y en avoit deux grandes comme marsouyns, et pouvoient avoir trois pieds de tour par le ventre et quatre pieds et demy de long » (19) ; « plusieurs gros poissons comme marsouins et chaudronss s’assemblèrent par grandes troupes et faisoient saults et parades » (23) ; « fut pesché une grande satroulle ayant bien six pieds de diametre et pouvoit bien contenir un barril de poissons ; on en cuisit, mais elle apetissoit a cuire de plus de quatre pieds et devenoit plus dure que nerf de bœuf, et si n’avoit pas bon goust, par quoy on jetta presque tout a la mer » (24) ; autres exemples de captures de poissons : 30, 37, 38.
32 « Nombres d’oiseaux noirs et participans du blanc et du noir » (21) ; « des oiseaux mouchetez de blanc et noir sur le dos, le ventre blanc comme bourettes, grands comme margaux, et de noirs et de gris […] plusieurs oiseaux tant blancs que noirs semblables aux margaux qu’on voit en droguerie » (22) ; « petits oiseaux » (37). Il est aussi fait mention de serpents marins (37).
33 Olaus Magnus, Carta Marina 1539, Elena Balzamo (éd.), Paris, José Corti, 2005
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