Chapitre XX. Être-fils dans l'Iliade1
p. 453-478
Texte intégral
1L'univers social homérique, et particulièrement celui de l'Iliade, est traversé par une forte contradiction qui le met en danger de façon permanente : la pulsion individuelle obstinée du héros à travailler sans répit à sa propre gloire s'oppose à la tension inverse du corps social qui œuvre à maintenir l'unité du groupe. Cette opposition est aux fondements même de l'Iliade (J. Redfield, 19752). Toutefois les deux vecteurs qui rassemblent ces forces qui luttent en sens inverse ne sont pas d'égale valeur : ce qui importe au héros du côté de la communauté des guerriers ce sont ces brevets de gloire qu'elle est seule apte à délivrer et que, précisément, poursuit toute sa quête existentielle. Comme le dit Ε Clastres3, le marché est celui du prestige contre l'exploit, avec, en filigrane, ce sur quoi débouche l'échange de la gloire contre la mort : l'éternité. Or, dans le monde d'Achille, cette gloire éternelle pèse pourtant moins pour le héros que son infinie liberté, elle qui comporte précisément aussi une quête de mort4. Mais c'est parler certainement trop vaguement, trop « largement ». À vrai dire, la réputation qui est la sienne dans le cadre de la communauté à laquelle il appartient — disons celle des Achéens (mais elle peut même la dépasser) —, préoccupe secondairement le héros. Dans son discours, cette renommée compte bien moins que la gloire du lignage, et, bien sûr — l'égotisme est là puissant —, de la sienne dans le lignage, M. Finley l'avait bien vu5. C'est cette dernière qui compte. En effet, tout épris qu'il soit de son propre destin, le guerrier n'est pas pour autant un être affranchi de tout lien. Si peu qu'il soit attaché quelque part, sa laisse est courte, et son lien principal c'est sa parenté (même si ses amours, amitiés et appuis divins ne comptent pas pour rien).
2C'est à l'image de ce lien parental telle que la dessine le poète de l'Iliade, que je consacre l'examen qui suit, en portant au lien de filiation une attention particulière. Je n'entrerai donc pas dans des débats ouverts trop vite sur des bases biaisées sur l'existence d'une éventuelle « noblesse », ou sur un « ordre nobiliaire archaïque6 » ; fidèle à la méthode que je me suis fixée il y a déjà quelque temps7, je privilégierai l'examen d'un texte unique ; je me propose donc de voyager en Iliade (bien que ce domaine soit déjà bien vaste, on me pardonnera néanmoins quelques détours par les voyages d'Ulysse), de héros en héros pour les écouter parler aux autres de leurs ancêtres8.
3Comme en d'autres cultures, mais singulièrement tout de même, cette parenté d'épopée n'est pas constituée que des liens attendus de consanguinité, de filiation et d'alliance. Bien sûr, ces rapports, qui sont ceux de notre anthropologie, y figurent bien, et notre analyse en dénouera si nécessaire et si possible les composantes. Mais la caractéristique principale de la façon dont ces liens se révèlent à nous c'est qu'ils se trouvent intimement mêlés les uns aux autres dans la procédure particulière que suit l'aède pour nous donner à entendre cette parenté d'épopée ; en effet, aussi bien les éléments qu'on qualifiera de « physiques » que les composants sociaux et symboliques de la filiation se combinent dans un artefact qui, sans être spécifique, joue dans le texte un rôle prépondérant : la généalogie9. Elle (nous) apparaît comme une construction secondaire, une commune enveloppe de représentations déposée en la conscience de chacun et partagée par tous.
4Vue d'où nous sommes, cette forte présence de la généalogie dans l'Iliade peut fournir à l'historien le prétexte à une lecture diachronique d'un pareil objet ; ce serait en montrer la permanence sur plus d'un millénaire, jusqu'en plein Empire romain, en étudier les rôles, qui vont du religieux au politique, et les domaines d'application, qui vont de l'individu aux plus complexes unités politiques. Mais ce serait se lancer dans une tout autre enquête qu'on laissera à d'autres, il suffira bien de se concentrer sur ce que dit ou fait dire cet aède de l'Iliade, en particulier comment il se sert de ce complexe d'informations sur la parenté que constitue une généalogie quand les héros échangent à son sujet.
5Qu'il s'agisse d'un héros mineur ou majeur, c'est, au bout du compte, par sa propre généalogie (comme, inversement, celle de l'autre) que le héros s'apprécie et est apprécié ; elle constitue le premier faire-valoir de son « renom », son kudos et son kleos, de son « honneur », sa timè. « Premier », est à prendre surtout dans le sens de « principal », mais aussi, dans la chair du poème, dans sa dramaturgie, dans son sens d'« origine », parce que la séquence de proclamation de la généalogie apparaît ordinairement comme un préalable dans un processus narratif qui prend racine dans la mémoire. Or, d'une part, sans mémoire, point de généalogie, d'autre part, la qualité du genos comme celle de l'individu commencent par la mémoire. Le pauvre hère sans passé est sans mémoire, et sans mémoire sans genos, tandis que le héros brandit sa généalogie avant même de parler, avant de combattre ou avant de mourir. Non seulement elle lui sert face à l'autre, mais, sans que pourtant toute son eugeneia y figure forcément (puisque ses « œuvres » ne sont pas encore toutes accomplies sur cette terre 10), il se sait eugenès et gennaios par elle et dit ainsi aux autres le capital sur lequel il vit.
Être-fils de son père : le « Qui es-tu ? » de l'Iliade
Diomède et Glaucos
6Fr. Létoublon 11 compte douze scènes de combat singulier dans l'Iliade ; elles obéissent très majoritairement à un type, celui où l'un des héros « s'avance, brandissant ses armes, et provoque un héros du camp adverse », ce sont des scènes de défi où retentissent les vocatifs, les apostrophes et les injures ; et des incises figurent régulièrement dans ce discours direct : les généalogies12.
Les aïeux de Glaucos
7Au Chant VI de l'Iliade, quand les deux matamores Diomède et Glaucos vont s'affronter, le premier crie à l'autre : « Qui es-tu ? » (τíς δὲ σύ ἐσσι...) (v. 123). On ne se bat pas avec un inconnu —il pourrait être un proche et Diomède confie qu'on ne sait jamais. s'il s'agissait d'un immortel ayant pris l'apparence d'un mortel (128-143)— Je pense que dans ces scènes typiques, pourtant, la généalogie des héros n'a pas besoin de raison pour apparaître. Alors, Glaucos de justifier sa présence ici, de réciter son pedigree (152-196). Cela commence par Éole (Aïolos), qui n'est pas autrement localisé, cela se poursuit avec Sisyphe, qui, lui, est attaché à une polis dont il fut même le fondateur — Corinthe — puis vient un premier Glaucos qui fut le père de Bellérophon13. Bellérophon, chassé d'Argolide en Lycie par Proïtos, épouse la fille du roi du pays et engendre trois enfants (tekna) : Isandre, Laodamie et Hippolochos (197) ; des « œuvres » de Zeus, Laodamie mit au monde Sarpédon ; Isandre fut tué par Arès, Laodamie par Artémis. Quand Glaucos en arrive à la fin de l'inventaire de ses ascendants, il dit :
Pour moi, c'est Hippolochos qui m'a donné le jour ; c'est de lui que je déclare être né. Et, en m'envoyant à Troie, avec instance il me recommandait d'être partout le meilleur, de surpasser tous les autres, de ne pas déshonorer la lignée de mes aïeux (μηδὲ γένος πατέрων αἰσχυνέμεν), qui toujours furent les plus braves... Voici la généalogie14, le sang dont j'affirme hautement15 être issu (ταύτης τοι γενεῆς τε καì αἳματος εὔχομαι εἶναι) (208-211).
8À propos de cet usage du « sang » dans le discours pour expliciter la relation parentale, usage qui est signe d'une conception organique de la parenté, on me permettra peut-être de déroger immédiatement à la règle chronologique que je viens de me fixer pour évoquer le commentaire qu'Aristote en a donné ; prenant l'exemple des frères, il écrit : « Étant nés de mêmes parents,... leur identité avec ces derniers les rend identiques entre eux, de la viennent les expressions de même sang (haimos), de même souche (rhiza) » (Ethique à Nicomaque, 1161 b 30)16. D'autres façons de dire le parent dans la littérature classique, qui témoignent de la même conception physique de la parenté, utilisent de la même façon un vocabulaire empruntant aux réalités corporelles : le ventre, l'estomac, le lait, le sperme, mais surtout le sang ; autant de lieux et d'objets qui servent à évoquer au moins la proximité des individus, voire plus, leur identité17. Nous allons voir ce qu'il en est dans l'Iliade.
9Comme on l'a plusieurs fois remarqué, dans l'épopée et ailleurs, une des marques de fabrique d'une telle généalogie c'est qu'elle ne présente pas de solution dans la continuité « qualitative » des engendrements : d'Éole, un tout divin, à ce Glaucos en chair, en os et en armes, tout en étant de poésie, coule le même sang, comme il dit. De la même façon qu'en plein âge « historique », tel prêtre ou telle prêtresse, de tel genos, descend de Poséidon ou d'Hermès18. Pas d'hiatus entre les dieux « complets » et ces guerriers19.
Tenants et aboutissants du discours généalogique
10L'inventaire généalogique des héros épouse une forme commune, « naturelle », simple au point que ses discrètes figures de rhétorique (pour ne pas parler de structure) peuvent échapper à l'auditeur/lecteur, forme qui constitue une aide dans le rôle fondamental qu'elle joue, celui d'instrument « universel » de mesure de la valeur sociale : elle fixe une origine, puis, déroulant les épisodes du chemin, conduit au géniteur d'ego (on ne « remonte » jamais ses ancêtres, on les « descend20 »). Il est peu douteux que de telles « histoires de famille » obéissent toutes au même archétype formel et constituent un bréviaire pour chaque lignage. Si tous les épisodes de l'aventure généalogique comptent — ils sont tous habillés de symboles et de signes —, ses « extrémités » — le dernier géniteur et le fondateur — sont indispensables et comptent plus21. Diomède a dûment enregistré celles de Glaucos : Éole au départ — ça, c'est respectable ! — et Hippolochos à l'arrivée — ça, ça peut être médiocre. Toutefois, comme tout maillon de la chaîne d'ailleurs, Hippolochos n'est pas qu'Hippolochos, en ce sens que son insertion dans le genos l'enrichit de l’eugeneia accumulée, il recueille en lui l'héritage génésique (ayant lu Aristote à propos des frères, on a tellement envie d'écrire « génétique » !) ; et l'on ne peut manquer de rapprocher ce trait de cette maxime du même Aristote : « Ce n'est pas de lui-même que le père engendre un agathos, mais parce qu'il est issu d'un tel genos22. » Et puis le lustre de ce genos-ci vient aussi du passage par Bellérophon, et puis on a cité Sarpédon... Et là, on ne doute pas que Diomède trouve cela très respectable !
11C'est respectable, et, aussi, c'est bien connu. Avant même d'agir le héros est connu de l'autre. C'est ce qu'on verra mieux avec Énée : avant que son discours ne convoque ses aïeux, son comportement antérieur, plus ou moins eugenès, enrichit ou altère son eugeneia. Avant de réciter ses ancêtres à l'autre (« Tu veux savoir ma naissance ? »), Glaucos n'a pas manqué de glisser cette observation qui n'est pas un détail : « Nombreux sont ceux déjà qui la connaissent » (VI 151). Les héros répètent cette phrase à leurs interlocuteurs. On pourrait presque dire que la communauté joue le rôle de caisse de résonnance à l'expression des vertus et des tares des lignages, leurs « histoires » s'y trouvent enregistrées : elles constituent un commun savoir. Parce que ces héros, ce sont des amateurs de généalogie ! Nestor se souvient ainsi de Pélée qui, en son « manoir », questionnait en lui le savant généalogiste ; ses interrogations, se souvient-il, portaient sur « tous les Argiens, pères et enfants » (πάντων Ἀрγείων ἐрέων γενεήν τε τόκον τε) (VII 131). Aussi bien pourrait-on presque traduire par ascendance et descendance. À la formulation de Nestor on a bien l'impression que ses réponses à Pélée sont comme des éléments des stemmata des lignées que la science généalogique de Nestor domine au point de pouvoir expliquer le contenu d'une branche quelconque à son hôte. Un savoir encyclopédique qui permet de situer tout preux, même nouveau parmi eux, comme ce Diomède du Chant XIV qui finit son pedigree par « Tout cela — vous devez l'avoir entendu dire — n'est que pure vérité » (τὰ δὲ μέλλετ᾿ ἀκουέμεν) (125). Mais il y a plus et mieux. Un autre savoir commun où puiser les éléments d'une évaluation de l'autre et de son genos, ce sont ces « récits fameux des mortels » auxquels Énée fait allusion quand il veut signifier à Achille que, par delà l'espace qui les sépare, il sait bien qui il est (« Bien que de nos yeux, nous n'ayons jamais vu encore, toi, mes parents, ni moi les tiens » lui dit-il). « Nous savons, dit Énée, la généalogie l'un de l'autre, nous savons qui sont nos parents » (ἴδμεν δ᾿ ἀλλήλων γενεήν, ἴδμεν δὲ τοκῆας) (XX 203-204) ; les autres aussi, et ils en connaissent les exploits23.
12Un silence du discours de Glaucos mérite aussi un commentaire. S'il s'agit bien de se placer face à l'autre en déroulant son genos, c'est, pour se valoriser face à cet autre, qui jouit lui aussi d'une origine et d'un genos. Or, dans cette publicité de soi, certains arguments qui pourraient être attendus sont absents : c'est ainsi qu'à aucun moment Glaucos ne fait allusion à son actuelle position éminente dans sa communauté de combat. Il ne se définit pas comme partageant avec son cousin Sarpédon la direction du contingent lycien. L'auditeur peut le savoir, mais il n'entend pas le héros le dire à Diomède. C'est sans doute que la généalogie suffit, que le genos est le plus important, c'est aussi l'effet de sa relative indépendance vis-à-vis de la communauté « large ».
13Et Diomède, écoutant, de comparer cette ascendance à la sienne. C'est qu'en effet, les généalogies se mesurent au comparatif. L'auditeur sait vite en établir le bilan, comme le fait l'aède ; voir comment il s'exprime lorsque Tlépolème et Sarpédon se trouvent face à face : « Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en contact, fils et petit fils de Zeus24 » (V 630-631). L'auditeur soupèse l'« épaisseur » de chaque nouveau nom qui vient modifier la qualité du « sang », il en mesure les valeurs différentielles. Instrument d'appréciation du prestige des lignées, il existe certes un palmarès des héros, donc une hiérarchie des géniteurs ; ce qui fait que celui qui parle n'est pas que d'ici et de maintenant, les trompettes de sa renommée sonnent de façon différentielle en fonction de ses ascendants et des fondateurs de son genos. Cette anthologie (au sens grec) des genè présente deux faces, l'une, objective parce que partagée, elle est, comme nous venons de le voir, le savoir commun de la communauté à propos d'elle-même, donc ce qu'elle est profondément. C'est une vraie culture que cette connaissance de toutes ces lignées d'andres (avec, de temps à autre, une femme qui est souvent une nymphe) que le temps rend parallèles 25 et qui, toutes assemblées en conscience forment pour chacun et pour tous l'armature mentale de cette communauté, un outil dont se servent les héros pour se jauger les uns les autres. L'autre est subjective, bien sûr. Ainsi voit-on bien que le récitant n'est pas que récitant mais aussi metteur en scène de sa propre généalogie en ce sens qu'il peut, en fonction de son auditoire par exemple, faire des choix dans sa présentation — nous écouterons Achille tout à l'heure dire deux fois différemment ces aïeux. Ainsi celle que Glaucos donne à Diomède peut lui être spécifique. Il n'est pas sûr en effet que tous les membres du genos de Glaucos ni tous ses descendants citent ou eussent cité dans leur catalogue généalogique comme il le fait ce même/autre Glaucos, qui est le père de Bellérophon26. Car il peut avoir un intérêt particulier à procéder ainsi. Dans la mesure où cette séquence généalogique va se clore sur lui-même, l'apparition antérieure du nom même du héros dans la série des andres dit combien son existence à lui est inscrite fermement et de longue main dans le temps de son genos. (On reviendra sur le fait que Diomède ne dit rien ici de ses aïeux).
14C'est chose fréquente que cette répétition des noms dans les lignées héroïques ; c'est souvent que nous autres exégètes devons distinguer en les numérotant, par exemple, les deux Pandion à Athènes et ici un Glaucos 1 d'un Glaucos 2. À l'époque homérique, on n'en est pas encore à la régularité d'application de cette règle ultérieure qui adjoint au nom — désignatif individuel — le patronyme. On n'en est pas non plus à l'usage fréquent de la paponymie qui voit le père donner à son fils aîné le nom de son propre père, faisant ainsi « retour » au grand-père. Qu'importe si le Glaucos qui fait face à Diomède ne porte pas le nom de son grand-père, mais celui de son bisaïeul, ce qui doit être relevé ici, c'est ce qu'apporte au genos la dévolution réitérée du même nom : une sensation de continuité en même temps que sa réaffirmation mémorielle27.
15Maintenant Diomède sait qui est cet autre ; on va pouvoir se battre ; on est de la même espèce : le dessus du panier. Mais l'histoire (je veux parler du scénario) appelle rebondissement. Voilà qu'à l'écoute de la narration de son ennemi « communautaire », Diomède « aussitôt est en joie » et adresse à Glaucos des paroles de miel (et ça n'est pas rien de sa part !) : « Évitons, dit-il, dès lors tous deux la javeline l'un de l'autre, même au milieu de la presse » (226). Cette bienveillance a de quoi étonner ! C'est qu'il vient de découvrir en écoutant Glaucos que leurs lignées se sont déjà liées par une fidélité d'hôtes. Leurs guirlandes d'ancêtres se sont déjà croisées. Un sien aïeul, Oinée, avait accueilli Bellérophon en son manoir, des cadeaux de très grand prix avaient été échangés ; les lois de l'hospitalité s'appliquent donc depuis aux deux genè. Sur le pré, les interlocuteurs découvrent que tous deux sont des ξεῖνοι πατрώιοι (231). Scène à faire, que celle de cette subite étrange douceur survenant dans un monde de brutes : sur la lice, le bras meurtrier des guerriers est arrêté, immobilisé ; la parole échangée a rendu à chacun manifeste ce qu'ils sont l'un à l'autre, et ce qu'ils se doivent, ce contrat religieux, moral et social si spécifique que nouent entre eux les hôtes ancestraux, cet engagement, ils l'ont reçu de leur généalogie28.
16Alors que le héros de quelqu'importance se libère à l'occasion du poids que la communauté fait peser sur lui, elle qui cherche à condenser les forces disponibles par la loi de meute qui la régit, alors que, même en y restant, il lui arrive de se poser à son gré en rival de ses coreligionnaires, il ne saurait (qu'il le veuille ou non) se désunir de sa lignée ni faire fi des obligations qu'elle suppose. Ainsi se trouve illustrée la prééminence des règles du lignage sur celles de la communauté. Dans la furieuse mêlée, Glaucon et Diomède s'éviteront soigneusement, dût en souffrir la victoire de leur camp.
Énée et Achille
« Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en contact. Alors, le premier, le divin Achille aux pieds infatigables dit : "Énée, pourquoi viens-tu te poster si loin en avant des lignes ?... Va, je t'engage à rompre, à rentrer dans la masse, sans m'affronter, si tu ne veux qu'il t'arrive malheur." Le plus sot s'instruit par l'événement. »
Mais s'il s'agit de courage, c'est Zeus seul qui chez les hommes le fait, à son gré, ou grand ou petit, parce qu'il est tout-puissant.
Allons ! Ne restons pas là à parler, comme des enfants... Quelque mot que tu dises, tu t'entendras riposter par un pareil... Ce n'est pas avec des mots que tu détourneras de toi mon courage impatient (XX 199-243 ; trad. Mazon avec de menues modifications).
17Elle est curieuse cette insistance d'Énée à refuser d'endosser un comportement enfantin ; elle prend sa source dans le discours que vient de prononcer Achille où celui-ci ravivait ironiquement le souvenir d'une fuite d'Énée lors d'une échauffourée, et cela dans le but de le voir se détourner de l'idée d'un duel contre lui. Il insiste beaucoup pour que l'Infatigable cesse de penser qu'il lui suffit de ce discours pour qu'il l'évite. L'épisode en question qui date de sa jeunesse ne suffit pas à faire de lui un couard. Tout cela n'est que plaisanterie dans les circonstances actuelles. Énée s'est (complaisamment) prêté au jeu de la joute rhétorique, mais il brûle d'agir ; car, dit-il, le combat verbal est vain : quelque mot qu'ils s'adressent, ils s'en retourneront d'identiques. Achille ne devrait pas en user ainsi avec lui, quand tous deux savent très bien qui sont les parents de l'autre. Alors, quels sont-ils précisément ces parents ?
Les aïeux d'Enée
18La présentation d'Énée se décompose en deux parties. La première se limite à la génération des parents d'ego : les noms de ceux d'Achille, d'abord. Ils sont précédés par un phasi : « On te dit. » Qu'on ne se méprenne pas sur ce phasi, il n'est pas mise en doute ni même mise à distance, il introduit plutôt ce qui se répète à tous les échos. Achille est né de Pélée sans reproche et de Thétis aux belles tresses. Énée, de son côté, se glorifie d'être le fils d'Anchise au grand cœur et d'Aphrodite. Face à face, les deux lignées se valent, l'écart n'est pas bien grand. Puisqu'avant de mesurer force, adresse et bravoure, il s'agit toujours de se mesurer à l'autre par l'intermédiaire de la mémoire et de la parole, par généalogie interposée, il faut bien dire que les héros ont parfois le triomphe modeste. En cette circonstance en effet, et encore plus nettement qu'on l'a vu faire par Glaucos, Énée se prive d'appuyer là où cela ferait mal. Ainsi ce père, ce Pélée, ce n'est jamais qu'un mortel. Ce n'est que contrainte, qu'après avoir préféré prendre les formes qu'elle jugeait les moins susceptibles de favoriser le désir de l'homme : eau, feu, vent, serpent, seiche—, que Thétis a concédé aux dieux de partager la couche dudit Pélée in naturalibus. Elle-même le confie, elle a ressenti « mille répugnances, à entrer au lit d'un mortel » (XVIII 434). Tout cela n'est pas du meilleur effet ! Il n'est pas d'explication à ce fair play, si ce n'est que l'habitude chevaleresque des héros de l'Iliade, c'est de ne pas abuser de commentaires explicites à propos du genos de l'autre. Énée est tout aussi discret sur les circonstances qui mirent ses propres parents en relation. Après un « si tu veux en savoir davantage— » provocateur, et ayant souligné, comme d'autres héros, que « nombreux sont ceux déjà qui la connaissent », pour faire un pendant au moins comparable à la lignée de Pélée (fils d'Éaque et d'Endéis), eux-mêmes descendant, le premier, d'Égine (née d'Asopos) et de Zeus, l'autre, d'Endéis (fille de Sciron, roi de Mégare et Chariclô) (soit trois générations), il se lance dans ce qui, en ces circonstances guerrières, compte le plus : la description de sa généalogie troyenne29.
19Il commence par Dardanos30, dont le père est Zeus, mais sans citer la mère qui est Électre, elle-même fille d'Atlas. Nouvelle illustration de ces silences chevaleresques, car, cette maternité-là projetterait une strate temporelle inhabituelle au-dessus des origines de la lignée maternelle de Dardanos : elle renvoie avant les Olympiens, c'est-à-dire à un temps qu'atteignent très rarement les racines des lignées. Mais c'est aussi l'illustration de l'habituelle « discrétion » des généalogies à propos des mères. Puis il enchaîne avec Érichthonios, qualifié de fils de Dardanos, sans qu'une partenaire féminine soit mentionnée. Arrêtons-nous à cet Érichthonios : il constitue une forte exception, c'est l'un des rares exemples au sein de cette généalogie troyenne (au moins jusqu'à Priam) à ne pas porter un nom en rapport avec la géographie-topographie de la Troade (il est simplement « très terrestre », mais non localisé, comme l'est d'ailleurs, à la différence des autres rois « primitifs » d'Athènes, son homonyme athénien). Car c'est en effet un des traits spécifiques de la « Maison de Troie » que de voir ceux qui la composent, rois, princes et reines et nymphes. porter une très inhabituelle collection de noms, empruntés à un répertoire fort complet des toponymes et hydronymes principaux 31 de la région : on s'y nomme Dardanos, Ilos, Trôs, Skamandrios, Idaios. et on engendre les rois successeurs en couchant avec des nymphes « humides ». Nous retrouverons dans un instant cette question du rapport de l'identité « parentale » avec l'endroit d'où l'on réputé provenir.
20La généalogie racontée par Énée ne fait pas dans l'allusion, elle détaille complaisamment tous les fils de Laomédon, tous ces frères (point de sœur ici) : Tithôn, Priam, Lampos, Clytios et Hikétaon. Ils forment une des branches issues de la lignée de Trôs, branche, issue d'Ilos, mais à laquelle Énée n'appartient pas, lui qui descend d'un autre fils de Trôs, Assaracos, d'où viennent Capys puis Anchise. Hector, le fils de Priam est donc un sien cousin, et Énée n'appartient pas à la famille régnante de Troie ; ce déficit de naissance est exprimé au Chant XIII quand on le voit bouder : il « en veut toujours au divin Priam, qui malgré sa bravoure entre tous les guerriers, ne lui rend pas hommage » (459-461). Une identité parentale qu'Énée rappelle ici d'un mot : « Anchise m'a donné le jour, tandis que Priam l'a donné au divin Hector. » C'est à l'occasion d'une figure généalogique particulière, celle des « trois fils sans reproche », que surgit cette difficulté dynastique qui aboutit à la segmentation/séparation des lignées. Il est remarquable en effet que la même formule : τрεῖς παῖδες ἀμύμονες32 apparaisse pour les fils de Porthée, préludant au départ de Tydée pour Argos (XIV 115).
21Et Énée clôt sa récitation par la même formule que Glaucos tout à l'heure : « Voilà la généalogie, le sang dont j'affirme hautement être issu » (XX 243).
22Il est apparemment bien difficile d'évaluer lequel l'emporte des deux genè. À s'en tenir aux pères, cela n'est pas si brillant : un vieux mortel délaissé par une vraie-fausse épouse d'un côté, de l'autre un humain aussi, certes aimé d'une déesse, mais puni de boiterie ou de cécité par Zeus pour s'en être vanté. En revanche, et la figure d'opposition est rare, ils sont illustrissimes au plus haut vers l'amont puisque chacun peut revendiquer Zeus au nombre de ses plus lointains ancêtres. Tout bien pesé, pourtant, la balance penche du côté d'Énée. Et c'est par l'effet d'un facteur primordial, le temps, qu'il l'emporte ; d'une part avec ce temps maternel pré-olympien, d'autre part au nombre de générations : trois du côté d'Achille et sept du côté d'Énée (sans compter la pré-olympienne). Il ne fait pas de doute que cette notion de « profondeur » temporelle est fondamentale dans l'appréciation d'un genos.
Achille et Astéropée
23Ce cri : « Qui es-tu ? » a été lancé par Diomède sur le mode informatif. Mais, dans l'Iliade, il peut aussi être lancé avec mépris : quelque chose comme « Mais qui es-tu, toi » ? C'est comme cela que le jette cet Achille tout à la joie de tuer du Chant XXI. Lycaon vient à peine de succomber sous ses coups que se présente à lui Astéropée. Celui-ci « sort du fleuve, deux javelines à la main. Le Xanthe a mis la furie en son cœur, dans le dépit qu'il éprouve pour les jouvenceaux massacrés qu'Achille a sans pitié mis en pièces dans ses ondes. Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en contact ». Alors, le premier33, le divin Achille aux pieds infatigables dit : « Qui es-tu, d'où viens-tu parmi les hommes, toi qui m'oses affronter ? (τίς πόθεν εἰς ἀνδрῶν ὃ μευ ἔτλης ἀντίος ἐλθεῖν) » (XXI 150). Ce τίς πόθεν εἰς ἀνδрῶν est rare dans l'Iliade, alors que, le thème du voyage aidant, il est bien sûr plus fréquent dans l'Odyssée34. Et la formule s'y développe ainsi : τίς πόθεν εἰς ἀνδрῶν ; πόθι τοι πόλις ἠδὲ τοκῆες35 : « Quel est ton nom, d'où viens-tu parmi les hommes36, (quelle est) ta cité, (quels sont) tes parents37 ? » Si le sens général du vers est clair, il s'en faut que nous sachions rendre très exactement tout ce qui se cache dedans. Ainsi, faut-il ponctuer après τίς comme certaines éditeurs ? Mais le plus délicat à traduire c'est ce πόθεν εἰς ἀνδрῶν. Le choix de « d'où viens-tu parmi les hommes » (Mazon n'a pas traduit εἰς ἀνδрῶν38) est opéré en fonction de la formule odysséenne : alors que la question sur la polis d'origine renvoie plutôt à la géographie, c'est d'extraction humaine qu'il s'agit avec εἰς ἀνδрῶν. La question se pose certes aussi de savoir ce qu'il convient de comprendre par polis dans l'Iliade et dans l'Odyssée, mais, il nous suffit ici de constater qu'une identité héroïque complète comporte le lieu d'où l'on vient. Relisant les généalogies de Glaucos et d'Énée, on y distingue des ancêtres « utopiques » — ainsi Zeus ou un Éole de la généalogie de Glaucos —, de ceux qui sont accrochés à des lieux — toujours chez Glaucos, un Sisyphe à Corinthe, mais aussi Porthée et ses « trois fils sans reproche » (τрεῖς παῖδες ἀμύμονες) « qui habitent à Pleuron dans la haute Calydon » dans la généalogie de Diomède (XIV 115-117) et aussi Dioclès, le père des jumeaux Créthon et Orsiloque, qui habite Phères (V 541-543) et bien d'autres ; des lieux qui, même, n'existeraient pas sans certains d'entre eux ! Ce fréquent souci d'un complément géographique à la formule identitaire se retrouvera en plein âge classique avec l'ethnique et le démotique. Toutefois les Grecs n'iront jamais jusqu'à fragmenter encore le nom pour y faire entrer cette topographie identitaire, jusqu'aux trois parties comme le fera le Moyen âge occidental pour les lignages castraux39.
24Dans l'Odyssée comme dans l'Iliade, ce questionnement sur l'identité constitue une véritable dokimasia, une vérification des qualités indispensables à la communication. La filiation y tient à coup sûr deux places : par le nom et par les parents. Les interrogations sur la filiation encadrent celle qui porte sur le lieu. Le « Qui es-tu ? » est le pendant du « D'où es-tu ? » Le héros (qui n'est bien sûr que masculin) est fils de ses parents, il porte un nom qui intègre celui de son père (L'Éacide, le Péléide...). On verra qu'il peut être aussi le fils de sa mère. Dans la logique sociale de l'Iliade, il me semble que la raison d'être de cette vérification d'identité est du même ordre que celle que j'avais soulignée dans la logique du serment40. Une loi organique de celui-ci, veut en effet qu'il ne se prête qu'entre semblables — subjectivement, bien sûr —, entre ceux qui se reconnaissent comme tels, excluant ainsi de jure, dirait-on, toute la série des inférieurs et non-libres, mais aussi de facto la série de ceux que l'on apprécie pas assez pour leur reconnaître cet honneur. À l'instant du combat suprême, qui constitue à la fois la quintessence et le révélateur de l'être-au-monde héroïque, il importe que celui qui le vit sache si son éventuel adversaire mérite bien l'honneur qu'il lui fera en l'affrontant. C'est précisément ce qui explique l'anormale absence des aïeux de Diomède (il donne sa généalogie au Chant XIV), ceux qu'il aurait dû mettre en opposition à ceux de Glaucos : mais, circonstance exceptionnelle, les présents échangés par les ancêtres disent suffisamment que le kleos et la timè de ces deux héros sont de même niveau, ce qui rend l'échange possible.
Les aïeux inefficaces d'Astéropée
25Chaque auditeur/lecteur sait à quel point l'aède utilise fréquemment le substitut du patronyme pour nommer un héros. C'est ainsi qu'il procède avec Achille dans la scène précédente : il est le fils de Pélée. Comme on dit le Cronide, on dit le Péléide, et aussi l'Éacide, et ça suffit à l'auditeur/lecteur. En ce monde, la filiation dit l'être, la personne. Toutefois l'usage du procédé allusif n'est pas général parce que, dans la panoplie de l'aède, il n'en est pas fait un usage égal : ce serait en pure perte qu'on nommerait Astéropée par le seul nom de son père, pour cette raison simple que son kudos n'est pas tel qu'il permette une commune identification (dans la société des héros comme pour l'auditeur/lecteur). Ce sont seulement les membres du gratin que l'aède nomme par prétérition. Il suffit d'ailleurs d'écouter comment Astéropée donne lui-même sa formule identitaire. Il la développe ainsi : il est (il n'est qu') Astéropée fils de Pélégon.
26Achille crie la question fondamentale au visage d'Astéropée : « Qui es-tu donc, et d'où viens-tu, qui m'oses affronter ? Malheur aux parents dont les fils viennent affronter ma fureur ! » (XXI 150-151). Les circonstances psychologiques de sa confrontation avec Achille ne se comparent pas avec celles qui servaient de cadre à la rencontre entre Diomède et Glaucos, aussi, lorsqu'Achille lui réclame son identité, Astéropée répond-il ainsi : « Pourquoi me demander quelle est ma généalogie ? » (XXI 153). Il sent bien que celui qui pose la question introduit par ce seul acte de parole une hiérarchie entre eux deux. Pourquoi lui poser cette question en effet, alors même qu'il voit bien à l'œuvre chez Achille cette frénétique libido guerrière qui ne saurait rester sans application et quand lui-même ressent un tel désir de vengeance ? N'est-il pas fondé à estimer que la situation est suffisamment antagonique pour qu'elle les pousse l'un contre l'autre ? Donc que cette docimasie soit, ici et maintenant, hors de propos. L'ivresse « polémique » d'Achille introduit un contexte fort différent d'une rencontre entre preux se conformant à une éthique relationnelle. Toutefois l'usage chevaleresque est sans doute trop fort, et Astéropée va répondre quand même. « Je suis de la Péonie plantureuse — loin d'ici » ; voilà pour le lieu : c'est le nord de la Macédoine ; et voici maintenant que s'avancent ses aïeux : « Ma génération remonte à l'Axios au large cours— » (141 et 157) ; le fleuve s'unit à Périboia, « la fille aînée d'Akessamènos », un roi de Thrace, et, de leur union naquit Pélégon 41 « à la lance illustre ; et c'est de Pélégon, dit-on42, que je suis né » (159-160). Le pedigree du genos du fleuve macédonien s'arrête là, et, comme s'il n'y avait pas à s'éterniser là-dessus, le brave Astéropée enchaîne immédiatement sur cette invite : « Et maintenant, au combat, illustre Achille. »
27Dans l'exemple du brave Astéropée on perçoit une autre conséquence de la pratique de communication généalogique ; puisque « généalogiser » entre soi consiste en un face à face entre deux mémoires43, la « généalogisation » fait sortir Astéropée de son trou, cela lui permet de s'élever, lui et son genos, mais aussi le lieu d'où il vient, au-dessus du particulier, mais aussi du banal.
28La mêlée est furieuse et évidemment funeste au petit-fils du fleuve. Les entrailles d'Astéropée s'épandent au sol, Achille bondit sur sa poitrine et y chante victoire tout en faisant la leçon (à qui ?). Tu ne fais pas le poids, imprudent !
Il est dangereux, fût-on né d'un fleuve, de lutter avec des fils du Cronide tout-puissant. Tu prétendais que tu avais pour père un fleuve au large cours : je me flatte, moi, de sortir du grand Zeus (184-187).
29Et, de façon un peu désordonnée, lui qui ne s'était pas présenté avant de tuer, voilà qu'à son tour il lui jette sa généalogie à la figure. Les bornes en sont : Zeus et puis Éaque, « fils de Zeus » et puis Pélée, et puis lui. Sans femme aucune. Si Astéropée a mentionné une nymphe parmi ses aïeux, Achille ne souffle mot ici de sa mère. Plus que les circonstances qui peuvent jouer un rôle, et qui expliquent sans doute la brièveté de cette généalogie (trois générations), cette absence du féminin — et spécialement de la mère d'Achille ! —, illustre un des caractères des généalogies, leur dissymétrie sexuelle. « Petite » généalogie, donc — et l'Infatigable n'aurait pu se contenter de ce qu'il lâche là face à Énée —, mais celle d'Astéropée certes vaut encore moins de ce point de vue. Pour le reste, évidemment, le prestige des deux lignées ne se compare pas. D'ailleurs Achille insiste, comme si l'autre n'avait pas compris. « Autant Zeus l'emporte sur les fleuves coulant à la mer, autant sa descendance (geneè) l'emporte sur celle d'un fleuve44 » (190-191). La démonstration est faite : Achille terrasse le brave Astéropée de ses ancêtres (mais, à cet instant, celui-ci n'entend déjà plus les paroles de l'Infatigable). Car c'est bien d'eux qu'il tient cette possibilité de conquérir l'eukhos, de se crier ainsi vainqueur.
30Rappelons que pour clore leur discours de présentation, la même formule revient à la bouche des braves : Voilà la généalogie, le sang dont je proclame hautement être issu — geneè et haima. Le père, l'ultime géniteur de la lignée, est absent. Je crois que ce que dit cette formule, comme toute la conception de la généalogie, c'est que celui qui parle n'est pas seulement le fils de ce dernier « sang », mais celui de toute sa geneè. C'est par tout ça qu'Achille vainc Astéropée45.
Andreia ou geneè ?
31Au Chant X, au matin, après l'avancée d'Hector jusqu'aux nefs, il y a conseil. Nestor propose d'envoyer un héros suffisamment courageux pour aller, « au milieu des Troyens magnanimes », s'informer de leurs desseins — et revenir vivant ! Rien moins ! Mais rien non plus n'égalera alors son kleos parmi les hommes. Seul Diomède ose se porter volontaire. Toutefois, il a ces mots : « Mais je voudrais qu'un autre me suivît : j'en aurais plus de réconfort, j'en serais plus assuré » (222-223). Plusieurs se proposent : les deux Ajax, Mérion, Ménélas et Ulysse. Diomède choisit ce dernier. Comme le soulignent les commentateurs, le choix est dans la norme « iliadique » : Diomède-le-fort uni à Ulysse-le-pensant : un équipage à toute épreuve.
32Avant son choix, Agamemnon a adressé le conseil suivant à Diomède :
… Tu peux pour compagnon choisir qui tu veux, le plus brave de ceux qui s'offrent, puisqu'ils sont si nombreux à avoir telle envie. Ne va donc pas, d'une âme trop courtoise, laisser là le meilleur, pour en prendre un moins bon, par pure courtoisie, en ne regardant qu'au lignage, quand même il s'agirait d'un roi plus roi qu'un autre (234-239).
33Cette traduction de Paul Mazon mérite qu'on la commente. « Courtoise/ie » est une trouvaille pour rendre αἰδόμενος, αἰδοῖ, cette notion de respect à l'implicite d'une hiérarchie généalogique à laquelle précisément Agamemnon déconseille à Diomède de se conformer ; l'intervention-conseil d'Agamemnon s'explique : Diomède est jeune, il est donc socialement attendu qu'il ne saurait manquer d'égards vis-à-vis de ces brillants aînés. Quant à l'autre expression intéressante ici, ἐς γενεὴν ὁрόων, la rendre par « regarder au lignage » est tout aussi heureux (on a heureusement échappé à la « race »). Si l'on prend Agamemnon au mot, dans le contexte social où Diomède se trouve à cet instant, l'usage (encore une fois social) lui commanderait de choisir son hetairos en fonction de sa généalogie. Ce que lui conseille donc le « roi des hommes », c'est de se laisser aller à son mouvement premier et de choisir le meilleur. Plus l'aristeia que la geneè. Le fait que son choix se porte sur Ulysse évite d'ailleurs toute contestation jalouse de la part des autres, en effet, outre son cœur, son thumos vraiment superbes, il a l'appui de la déesse Athéna.
34Si les deux qualités ne se conçoivent pas l'une sans l'autre, il est donc admis entre les barons que l'andreia et la geneè ne se recouvrent pas. Dans la durée, les deux valeurs, d'ailleurs, sont conçues à la fois comme variables et comme interdépendantes46. La généalogie souffre des manquements individuels à la virilité. La virilité différentielle appauvrit ou enrichit la généalogie. La généalogie « suppose » une andreia chez celui qui en est membre, elle n'a qu'à se manifester. Hector dit approximativement cela en parlant de son fils :
Zeus ! Et vous tous les dieux ! Permettez que mon fils, comme moi, se distingue entre les Troyens, qu'il montre une force égale à la mienne, et qu'il règne en souverain à Ilion. Et qu'un jour on dise de lui : « Il est encore plus vaillant que son père », quand il rentrera du combat ! Qu'il en rapporte les dépouilles sanglantes d'un ennemi tué, et que sa mère en ait le cœur en joie (VI 476-481).
35Andromaque, heureuse des exploits guerriers de son fils ? Peut-être, mais ce ne sont là qu'anticipations, ce n'est pas là le temps dans lequel se place le poème, même si tout le monde sait qu'Hector va mourir, que les « Troyens » vont disparaître comme communauté, ce qui importe « aujourd'hui » à la mère, c'est le sort de son mari et de son fils (XXII 485-498). Voyons maintenant, précisément, les mères d e généalogie.
Être-fils de sa mère : le « Qui je suis » d'Achille
Le maternel de James Redfield
36Ayant lu ce qui précède, on ne peut pas dire des « femmes » ou, plutôt, des mères, qu'elles ont peuplé ces généalogies. À leur sujet, il convient de se tourner vers le remarquable analyste qui a été cité d'emblée au début de cette étude, James Redfield, au cœur de son livre, en effet, il a réservé un développement sur « les femmes » (p. 156-159 de la trad. fr.). Quelle est donc sa thèse à propos de la filiation ? Acte 1 : Tout ce qui occupe le paysage héroïque est masculin. « Viril, le héros lui-même fils de héros ; sa formation reproduit et perpétue la virilité de ses ancêtres... La fonction du fils est de remplacer son père... son courage dans la mêlée est semblable à celui de son père... » Acte 2 : « Mais il est né d'une femme et on trouve chez Homère trace d'un concept opposant les qualités innées, héritées de la mère, à celles conférées par le rôle social. Les aptitudes requises pour emplir [son] rôle, les qualités naturelles viennent de la mère. » Bref, J. Redfield résume ainsi sa conception : « C'est un peu comme si le père était le parent culturel et social, la mère le parent naturel47 » (p. 156). Une lecture dichotomique bien claire, bien faite aussi pour séduire ceux qui, comme ses lecteurs, viennent de l'avenir de ce temps d'Iliade, qui ont en tête la conception grecque classique de la génération qui offre au féminin de jouer le rôle de la matière et de nutriment, et au masculin d'être le moteur, le mouvement et aussi la psuchè. Dépassant de peu la formulation de Redfield, j'ajouterai que je vois là comme l'application (ou le reflet) d'une conception de l'hérédité qui distingue une hérédité somatique — qui serait d'origine féminine — d'une hérédité génétique — masculine.
37Le héros est né d'une femme s'écrit Redfield, « born of a woman48 » ; certes, et les héros, bien que fort discrets sur le féminin généalogique, ne font pas de difficulté à citer quelques mères parmi leurs aïeux. Pour autant, les mères (si ce collectif existe bien), tiennent-elles dans l'essence du guerrier la place que leur assigne Redfield ? En d'autres termes, et pour prendre appui sur nos catégories anthropologiques, il s'agit de poser la question de l'existence d'une filiation de mère.
38Je n'ai pas cité les passages que Redfield appelle successivement à la rescousse dans sa démonstration. Voyons d'abord la question des « qualités innées », ce que sans trop trahir on appellera l'hérédité somatique, qui viendraient de la mère. Les deux citations dont se recommande Redfield se trouvent dans l'Odyssée. En VI 25, on est chez Nausicaa et c'est Athéna qui parle, la traduction du vers par Mazon donne : « Tu dors Nausicaa ! La fille sans souci que ta mère enfanta. » On apprend donc seulement que Nausicaa est fille de sa mère ! L'autre référence se situe au cours de la scène de l'épreuve de l'arc du Chant XXI ; Liodès, l'haruspice, le premier, vient d'échouer à bander 49 l'arc d'Ulysse, il y voit un funeste présage ; furieux, Antinoos lui lance : « Il faut que cet arc brise à bien des héros et le cœur et la vie, parce qu'un Liodès n'a pas pu le bander ! Si tu as reçu le jour de ton auguste mère, ce n'est pas pour tirer de l'arc, lancer des flèches » (XXI 171-173). Que ce soit dans le γείνατο μήτηр de VI 25 ou dans le έγείνατο πότνια μήτηр du XXI 172, il n'y a absolument rien à tirer pour soutenir l'hypothèse d'une hérédité somatique (rien qui aille contre non plus bien sûr), en l'un comme en l'autre, aucune valeur particulière n'est attribuée à la filiation maternelle. Simplement, elle est. Nausicaa et ce Liodès sont des enfants de leur mère.
39Une répartie de Paris dont Redfield se recommande aussi est plus troublante. Mais avançons là avec précaution car le prince troyen n'est pas un commun héros. Il n'est pas étonnant de se trouver avec lui du côté du féminin. Mauvais guerrier parce que mauvais brave, cela va bien avec la part inacceptable de féminité qui est en lui. Alors qu'il est plusieurs fois qualifié de « libidineux » (gunaimanès) (III 39 et XIII 769), Diomède qu'il a blessé, lui envoie l'injure de « femme » à la figure (XI 389). Et c'est donc face à Hector, qui vient de le traiter de « bellâtre, de coureur de femmes et de suborneur », que Paris se défend ainsi : « — Si jamais j'ai pu m'écarter du combat, c'est à d'autres moments, ce n'est pas aujourd'hui. Ma mère, de moi, n'a pas fait un lâche complet50 » (XIII 776-777) (ἐπεὶ οὐδ' ἐμὲ πάμπαν ἀνάλκιδα γείνατο μήτηр). Peut-on tirer avec Redfield de ce passage — (1) l'idée d'une transmission spécifique de la mère au héros, — (2) qui porterait sur son essence ? Outre que, la misogynie aidant, la deilia ne saurait venir du père, et que le support d'un seul vers sur toute l'épopée rendrait la base de la théorie assez mince, il est difficile de répondre aux deux questions par l'affirmative.
40(1) Il est cependant vrai que cette règle, incontestable celle-ci, selon laquelle le héros tient son andreia de son père n'est pas appliquée ici. Que jamais, par exemple, une Hécube n'est évoquée s'agissant de la virilité d'Hector et que c'est bien le cas de Pâris, ici, en revanche ici — et dans sa bouche. Mais est-ce la règle ou bien est-ce seulement le cas de Pâris, en cette circonstance ? Si règle il y avait, il y aurait à exciper de beaucoup plus d'exemples allant dans l'autre sens. En revanche, du fait que l'andreia vienne du père et du genos, entre cinquante autres exemples, il n'est que d'écouter parler Diomède (V 252) : μή τι ϕόβον δ' ἀγόрευ', ἐπεὶ οὐδὲ σὲ πεισέμεν οἴω. οὐ γάр μοι γενναῖον ἀλυσκάζοντι μάχεσθαι οὐδὲ καταπτώσσειν· « Ne me parle pas de fuir : aussi bien j'imagine que je ne t'écouterai pas. Il n'est pas de mon sang 51 de combattre en me dérobant encore moins de me terrer— » On en conclura que la sortie de Pâris est exceptionnelle.
41(2) Tenter de répondre à la seconde interrogation, c'est faire face à la difficile question de la définition du « naturel » car, à bien lire Redfield, l'héroïsme viril ressortit précisément de la catégorie du masculin (acte 1) ; il est donc illogique, dans le raisonnement de Redfield, d'attribuer à la mère cette fonction de dispensatrice de « nature » quand ce que lui attribue expressément Pâris — l'andreia — relève, à l'opinion de Redfield, de la « culture ».
42Autant de passages, donc, qui n'apportent rien ou bien peu à la thèse de Redfield. Restent, pour l'éprouver encore, deux instruments de mesure de la filiation maternelle : — le sensible, dans le chair du poème, à savoir comment sont dites les relations personnelles mère-fils et fils-mère ; — et puis il faudra revenir à ce par quoi on communique en ce monde : les généalogies. Rejoignons pour cela de nouveau le « meilleur des Achéens ».
Ἀχιλεύς Θέτιδος πάις
43Apparemment, tout est égal, Achille a une mère comme il a un père. Les autres le disent et lui-même. Quand Patrocle s'adresse à lui pour se lamenter de sa dureté, de son apparente indifférence, il nie de la façon suivante le fait que sa parenté soit bien celle qu'on prétend : « Tu n'as pas eu pour père Pélée, le bon meneur de char, ni pour mère Thétis ; c'est la mer aux flots pers qui t'a donné le jour » (XVI 35). Dans la bouche de Patrocle, Achille a donc un père et une mère. D'ailleurs Achille-le-fils nomme parfois ses parents de la même façon ; c'est le cas quand il annonce les conséquences de sa fin funeste en cette terre étrangère : « Le vieux meneur de chars Pélée ne m'accueillera pas de retour dans son mégaron, ni ma mère Thétis, et cette terre ici même me retiendra » (XVIII 332).
44Mais ce n'est pas la règle « iliadique » ; plusieurs témoins de son passé et de sa vie, et non des moindres, en effet, n'en pensent pas moins et choisissent entre ses parents. Ainsi Hector, s'adressant à Patrocle, efface la paternité de Pélée pour ne conserver que la maternité de Thétis : « Qui sait si ce n'est pas Achille, fils de Thétis aux beaux cheveux, qui, frappé par ma lance, perdra le premier la vie ? » (XVI 859-861). Il n'est pas le seul : un plus illustre, Zeus, justifie ainsi ses choix au Chant XIII quand il « souhaite seulement glorifier ensemble Thétis et son fils valeureux » (351). Le couple mère-fils est indissociable et Pélée en fait les frais.
45Il n'est pas indifférent de remarquer que plus souvent que υἱός, ce fils de Thétis est appelé παῖς au sein de la formule suivante : Ἀχιλεύς Θέτιδος πάις (VI 512, XVI 860). En simplifiant, on pourrait dire à ce stade qu'Achille est plus l'enfant de Thétis que le fils de Pélée. Ce caractère plus sentimental du lien d'Achille avec sa mère, il est évidemment plus intéressant de l'examiner de son point de vue à elle que de celui des témoins, même divins. Dans la plus grande partie de l'Iliade, Thétis est angoissée. Elle s'inquiète pour son enfant. Et son inquiétude est publique. Elle va, dès l'ouverture du poème, jusqu'à regretter sa maternité. « Ah ! Mon enfant, pourquoi t'ai-je élevé, mère infortunée ! » (I 414). C'est à son fils, qu'elle désigne par l'expression de proximité maternelle ὤ μοι τέκνον ἐμόν (mon enfant), qu'elle lance cette lamentation. Sans repos ni cesse, elle regrette cet enfantement. « Ah ! Misérable que je suis ! Mère infortunée d'un preux ! » (ὤ μοι ἐγὼ δειλή, ὤ μοι δυσαрιστοτόκεια) (XVIII 53). Thétis pleure. Et l'aède la fait entrer en scène comme un personnage en pleurs ; la formule Θέτις κατά δάκрυ χέουσα la caractérise (I 413, XVII 94, XVIII 428). C'est évidemment que non seulement elle constate la détresse d'Achille, mais qu'elle sait aussi l'avenir. Et elle ne le cache pas à son fils : « Et Thétis, pleurante, à son tour lui dit : "Ta fin est proche, mon enfant, si j'en crois ce que tu me dis ; car tout de suite après Hector, la mort est préparée pour toi" » (XVIII 94-96). Et, seule actrice de la sollicitude parentale auprès d'un enfant, c'est elle qui va se jeter aux genoux d'Héphaïstos pour le supplier de lui donner les armes de la victoire (XVIII 457-460). Vu du côté du fils, le lien est aussi fondamental ; on va en voir les aspects psychologiques, mais c'est aussi du côté du destin. Il confie ainsi que c'est de sa mère qu'il tient ce qu'il en sait : « Ma mère souvent me l'a dit, la déesse aux pieds d'argent, Thétis : deux destins vont m'emporter vers la mort, qui tout achève » (IX 410-411). L'auditeur/ lecteur sait. Achille sait. Et sa liberté de héros lui permet de choisir ; sa réponse ne fait d'ailleurs pas de doute : plutôt la mort et la gloire que la longue vie.
L'amour : les mains et les noms d'une mère
46Ce n'est pas Pélée qui va prier Zeus, ce n'est pas lui qui se démène pour son fils. Ce n'est pas lui qui accourt lorsqu'il gémit (XVIII 33-36) (Thétis n'est d'ailleurs pas avec lui en son mégaron quand elle entend sa plainte, mais chez son père Nérée). Est-ce seulement parce que ce père est « vieux » (35-36) ? Toujours est-il que Thétis rend manifeste par ses actes et ses paroles son lien avec Achille et que ce n'est que pour elle que l'aède esquisse des scènes d'amour maternel. Elle est venue plusieurs fois jusqu'auprès de lui. Pleurante, elle s'est assise tout près de lui ; et c'est sa main qui, la première, a parlé. Elle l'a flatté de sa main (XXIV 126), elle a pris la sienne (XIX 8). Puis sa bouche forme les mots. Elle l'appelle « de tous ses noms », formule remarquable, répétée en XIX 7 et XXIV 127, suivie à chaque fois par « mon enfant » (de nouveau teknon et non huios, et avec le possessif). « Tous ces noms », ce n'est donc pas seulement son nom, son identité sociale, je forme l'hypothèse que ce sont les façons intimes de se nommer, les diminutifs, les appellations secrètes. La tragédie athénienne classique reprendra ses « motifs » gestuels et langagiers de la maternité52.
47Et son chagrin est à la mesure de son amour. Elle prend deux fois la parole pour détailler ce malheur de mère. C'est dans la justification de sa demande d'armes divines auprès d'Héphaïstos que sa description est la plus complète (XVIII 428-443) :
Thétis alors, pleurante, lui répond : « Héphaïstos, est-il une autre des déesses, habitantes de l'Olympe, dont le cœur jamais ait eu à supporter autant de cruels chagrins que Zeus, fils de Cronos, m'aura octroyé de douleurs, à moi, seule, entre toutes ? Seule de toutes les déesses marines, il m'a soumise à un mortel, Pélée l'Éacide ; et j'ai dû, en, dépit de mille répugnances, entrer au lit d'un mortel, qui maintenant est couché dans son palais, tout affaibli par la vieillesse amère, tandis que pour moi, voici d'autres douleurs encore. Il m'a donné un fils. Je l'ai enfanté, élevé, héros entre les héros. Il a surgi (en moi) tel un drageon ; et moi je l'ai ensuite tendrement élevé, comme on fait d'un jeune plant au repli d'un vignoble53, je l'ai envoyé sur les nefs recourbées, au pays d'Ilion combattre les Troyens. Mais il est dit en revanche que je ne l'accueillerai pas, rentrant chez lui, dans la demeure de Pélée, et, tant qu'il me reste vivant, les yeux ouverts à l'éclat du soleil, il souffre, sans qu'il me soit possible d'aller l'aider en rien. »
Une histoire de scion
48C'est la seconde fois que l'on trouve évoquée la scène anticipée, à chaque fois plus irréelle, du retour d'Achille au mégaron paternel. À chaque fois, le couple parental s'y trouve reconstitué : au retour du guerrier la mère-déesse quitterait donc son père marin pour reprendre son rôle civil et accueillir aux côtés de son époux son fils bien-aimé. Comme si l'aède ressentait la nécessité de recomposer la scène rituelle en redonnant à Thétis ce rôle d'épouse qui lui manque constamment, elle qui n'est habituellement que mère. Être-mère selon Thétis, cela se compose de quoi, précisément ? Outre les aspects psychologiques déjà évoqués, outre sa participation à la scène du retour, Thétis vient d'en évoquer l'essentiel qui tient en peu de mots : elle a donné la vie, enfanté un fils à Pélée (comment seulement penser qu'il pût s'agir d'une fille ?), un fils puissant et sans reproche ; elle l'a nourri, élevé (c'est toujours trephein), le plus grand des héros, héros entre les héros ; et il a grandi pareil à une jeune pousse, et, après l'avoir « tendrement élevé, comme on fait d'un jeune plant au repli d'un vignoble », il est parti au pays d'Ilion pour la guerre. Dans le même Chant XVIII (48-62 et 428-443), elle s'exprime sur ce sujet en deux discours qui s'adressent, l'un à son seul recours à ce moment, à l'Olympien Héphaïstos, pour obtenir des armes, et elle insiste sur le fait qu'aucune déesse de l'Olympe n'atteint à ses cruels chagrins — il y a là une injustice —, l'autre à ses sœurs, les Néréides, la plupart mères comme elle, et, à « toutes ensemble qui se frappent la poitrine », elle parle de son thumos. De façon frappante, sur six vers (XVIII 57-62 et 437-442), une partie des deux discours est exactement identique. Et, sur ces six vers, de façon frappante aussi, un seul est réellement consacré à la maternité ; je veux dire qu'un seul vers n'aurait pas pu être prononcé par Pélée : τòν μὲν ἐγὼ θрέψασα φυτòν ὣς γουνῷ ἀλωῆς (57 et 437). L'expression est unique dans l'épopée. Φυτόν c'est un végétal, cela pourrait être un arbre, mais le sens est probablement plus précis ici, comme en Odyssée XXIV 246 : « Phuton désigne spécifiquement dans ce contexte le jeune plant de vigne encore en pépinière54— » Mais phuton résonne d'autres valeurs par le jeu de métaphores filées. Alors on quitte le végétal pour l'animal, l'humain compris. Il est ce qui vient d'un autre vivant, et « rejeton » convient bien.
49Prenant comme élément de démonstration successivement le latin pullus « petit d'animal », spécialement d'oiseau qui désigne aussi la jeune pousse « marcottée ou drageonnée » des espèces végétales arboricoles, puis le grec moskhos « veau », mais aussi « petit d'animal » et puis « pousses d'osier » et puis « plant de figuier » — le verbe moskeuô signifiant aussi bien « élever un veau » ou « élever comme un veau » que « marcotter » chez Théophraste 55 —, J.-L. Perpillou met en évidence ce qu'il appelle un universel, « durablement et fortement vécu, et pas seulement dans le langage, puisque la biologie transpose cette démarche : la commutation constante de l'animal au végétal « vivipare » et son double inversé56. On dira reproduction parthénogénétique ou végétative, cette reproduction qui, à l'inverse de la reproduction sexuée, conserve au végétal second tous les caractères du végétal-souche.
50Ayant précisé qu'ερνoς possède aussi ce sens de « drageon57 », on peut maintenant revenir aux paroles de Thétis( Il. XVIII 56-57 = 437-438) :
[...] ὃ δ' ἀνέδрαμεν ἒрνει ἶσος· τòν μὲν ἐγὼ θрέψασα, ϕυτόν ὣς γουνῷ ἀλωῆς
Il a surgi (en moi) tel un drageon ; et moi je l'ai ensuite tendrement élevé, comme on fait d'un jeune plant au repli d'un vignoble ( trad. P erpillou).
51Deux mots donc pour dire l'être-second, l'être-fils : successivement ἒрνος et ϕυτόν. Le premier est et ne peut être que « tout mère », ce drageon en effet s'est comme révélé en elle, il est une partie d'elle-même, il prend souche de la matérialité même du corps maternel — court-circuitant les obligations sexuelles. Le second est séparé du pied-mère : il en dépend encore pour les soins indispensables — cette tendresse maternelle dont Thétis témoigne toujours, mais, si sa substance corporelle est maternelle, c'est dans une nouvelle perspective individuelle.
52L'ensemble recèle une autre image qui ne peut mieux se définir qu'à l'aide d'ernos, lorsqu'il est appliqué entre autres au corps de Nausicaa dans l'Odyssée (VI 163) et qui désigne la jeune pousse, la branche, plus spécifiquement encore, dans le passage en question, le « surgeon ». L'image est si commune aux deux termes que, comme phuton, ernos joue sur l'ambivalence tige végétale/rejeton. Et puis, il est une troisième façon de dire encore la même chose, c'est thalos, avec tout son arrière-plan de corps qui poussent et qui fleurissent. Celui qui a été enfanté puis nourri par Triétis, Achille, ou plus singulièrement le corps d'Achille, c'est un scion, ce jeune végétal détaché du tronc, en pleine puissance de croissance par l'effet de la multiplication cellulaire sous le bourgeon apical. Un autre versant occupe la même image, c'est celui d'une certaine beauté qui est celle de la floraison58. Je me permets à ce propos de renvoyer à ce que j'ai écrit des valeurs associées au fameux « tronc » que représente aux yeux d'Ulysse le corps de parthenos de Nausicaa59.
53Cette fois, et si tant est que l'on puisse se fonder sur si peu, la maternité que revendique Triétis peut effectivement être placée plutôt du côté du sôma. Nous sommes bien ici dans cette même dimension physique de la parenté qui sera celle des Grecs historiques. La continuité se marque ici, comme dans le bouturage, dans le marcottage, par la reproduction ad libitum des mêmes caractères. Oui, visiblement, par sa main, par sa proximité physique, par le contenu corporel de son rapport à son fils qui va jusqu'à oblitérer le rôle mâle dans la formule ὃ δ' ἀνέδραμεν ἒρνει ἶσος, le corps d'Achille, c'est l'œuvre et c'est l'affaire de Triétis.
Un bilan ?
54Ainsi, sur le fond, James Redfield avait raison, même si les exemples sur lesquels il fondait ses arguments (Nausicaa et Liodès, dits seulement enfants de leur mère), n'emportaient pas la conviction. Même si, on l'a dit plus haut, le passage contenant la défense de Pâris, lorsqu'il désigne clairement sa mère comme partiellement responsable de son manque d'andreia, comporte, compte tenu de la personnalité du locuteur, une trop grande part d'ambiguïté pour qu'il puisse être valablement versé au dossier. On voit bien néanmoins par l'examen des relations mère-fils ainsi que de la manière dont est dite la maternité ce que recueille un héros à être fils-de-sa-mère : sa sollicitude, sa chaude présence corporelle, ses paroles intimes, mais encore sa substance : une contiguïté, et aussi une continuité somatique — ernos et phuton sont là pour le dire.
55Toutefois, à son alter ego, dans le face à face des généalogies, le héros ne s'ouvre pas de ces legs maternels. Qu'en dit-il ?
56Nous avons déjà relevé ces absences maternelles, mais reprenons-les une à une. Glaucos ? Il faut compter pour rien la fille du roi de Lycie que Bellérophon épouse « en gendre », selon l'heureuse expression de Claudine Leduc. Elle est moins mère-aïeule qu'instrument d'installation du héros déraciné. C'est le cas aussi de la mère de Diomède (qui restera anonyme) pour son père Tydée : « Mon père, lui, s'en fut, au bout de ses erreurs, se fixer à Argos. Ainsi sans doute en avait décidé Zeus et les autres dieux. À Argos il prit pour femme une des filles d'Adraste » (XIV 119-121)60. Et lui-même n'a qu'un père, Hippolochos. Ce n'est pas le cas d'Énée, sa mère, c'est Aphrodite et il ne l'envoie pas dire à Achille. Il faut bien que ce soit elle parce que, par ailleurs, sur sept générations, de Zeus à Anchise, aucune femme ! Et le pauvre Astéropée, qu'en est-il de ses aïeules ? Il n'a pas de maman ! Mais il a bien une grand'mère, c'est l'épouse du fleuve Axios, d'où est né son père, Pélégon. On se souvient qu'à la courte généalogie d'Astéropée répond un cocorico généalogique d'Achille, or il y est fait silence sur Thétis (après ce que nous savons d'eux !). On ne saurait prendre prétexte du caractère il est vrai impressionniste de ce relevé pour prétendre que la place des mères était grande dans les généalogies. Quand ce n'est pas leur absence c'est leur caractère falot, leur absence d'identité (une nymphe anonyme, une princesse, une épouse sans nom) qu'il faut relever. Bref, en ces discours normés masculins, on n'exhibe les mères que dans la mesure où leur kleos et leur timè rehaussent la valeur du genos. Néanmoins, de l'absence de référence aux mères, on ne saurait déduire que l'aède et ses auditeurs/lecteurs minimisaient ou, encore moins, niaient la part qui revenait au maternel dans la filiation.
57Dans cette logique généalogique, peut-être tout n'a-t-il pas été dit, il y a pour terminer deux histoires de pouliches.
Des cavales troyennes...
58La Dardanie est terre de chevaux, cela déjà du temps d'Érichthonios61. Lui qui était le plus riche des humains, « avait trois mille cavales qui paissaient dans le marais. Borée lui-même s'éprit d'elles au pacage et les couvrit sous la forme d'un étalon aux crins d'azur. De cette saillie, douze pouliches naquirent » (XX 220-225). Et puis écoutons Diomède :
La race 62 [des chevaux d'Énée] est celle dont Zeus, le dieu à la grande voix, donna jadis les rejetons à Trôs en rançon de son Ganymède, parce que c'était celle des meilleurs coursiers qui soient sous l'aube et le soleil. De ce sang-là (τῆς γενεῆς), Anchise, protecteur de son peuple, a su dérober un peu : à l'insu de Laomédon, il a fait saillir ses juments par eux (V 265-269).
59Il me semble inutile de commenter ici longuement cette image mâle du vent dans la pensée grecque, je l'ai déjà fait ailleurs63. De ces passages deux enseignements peuvent être tirés. 1 — La conception d'une sélection massale basée sur la croyance à l'hérédité des caractères acquis est bien là à l'œuvre : détourner vers le féminin équin du troupeau les qualités de géniteurs des « meilleurs coursiers » digne de Zeus pour que soient engendrées des cavales sans égales, ça, c'est une pratique normale du sélectionneur. Par de telles pratiques, Anchise fait beaucoup de bien à son peuple. 2 — Dans les deux histoires, l'amélioration du troupeau — tout femelle, comme il est normal en bonne zootechnie — est le fait du mâle, divin ou quasi-divin. Et voilà que nous revenons de nouveau vers Redfield par un rapprochement entre ces usages de sélection animale et les généalogies des humains. Et ce n'est pas la première fois qu'un tel parallèle me semble opératoire pour rendre compte d'une structure généalogique, en effet, dans la seconde partie de la liste des rois d'Athènes donnée par la Bibliothèque, celle où se multiplient les noms de rois de type « métique » (les Métion [deux fois] Eupalamos, Dédalos et Métiadousa), j'avais décelé un parallèle entre cette instillation progressives de qualités nouvelles dans une souche préexistante et les méthodes anciennes d'amélioration du bétail64. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner : c'est de l'observation de tout le vivant que l'homme tire ce qu'il croit comprendre de la biologie, aussi bien des végétaux que des animaux, et aussi des humains. L'intervention du mâle — singulier, individualisé — est du côté de la modification du stock des qualités (on dirait génétiques), alors que la partie femelle du troupeau — indifférenciée — est vue et utilisée comme l'est un substrat, non pas vraiment immuable, mais n'évoluant que très lentement ; le rôle du féminin, d'ailleurs, dans la transformation du genos, se situe moins dans la perspective du mouvement que dans celle de la réussite de ce procès, une réussite assurée précisément par ses qualités propres : la stabilité qui va avec la nourriture, l'élevage, la sollicitude. Telles sont aussi les mères dans les généalogies héroïques — si cela n'en constitue pas la raison, il s'agit au minimum d'un écho.
Notes de bas de page
1 Texte d'une communication au colloque « L'argument de la filiation aux fondements des sociétés européennes et méditerranéennes anciennes et actuelles », Paris, 2006, à paraître.
2 P. 101 de la version originale.
3 1977, p. 98 (repris dans Recherches d'anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980, p. 209-248 ; la citation se trouve p. 239).
4 Je tiens à souligner l'insigne qualité d'un mémoire de Th. Menier, 1993 à Rennes 2 sur ce thème.
5 M. I. Finley, 1954, p. 130.
6 La récente recherche de A. Duplouy, 2006, a le mérite de recadrer une grande partie des données d'un dossier d'envergure et d'en ajouter de nouvelles (il envisage d'ailleurs la question ici traitée pendant quelques pages [39-43]) ; elle réagit aussi avec justesse contre la thèse de G. Calhoun (1934, p. 192-208 ; p. 301-316) sur l'absence complète de terme connotant la qualité de la naissance chez Homère. Il reste pourtant à poser de nouvelles questions et à en approfondir d'autres. Sur le plan méthodologique, aussi longtemps qu'il n'aura pas été clairement défini en cette culture, je m'interdirai l'usage de concepts comme celui de « noblesse ».
7 Voir ici « La liste des premiers rois d'Athènes... », p. 179 et suiv.
8 Cela signifie qu'on ne trouvera pas en cette étude les n + 1 versions de la généalogie de tel ou tel : l'exhaustivité « mythologique » n'est pas à mon programme (on verra dans cette perspective les travaux de P. Wathelet, 1989). Ici, les coups d'œil périphériques aux textes les plus proches ne dépasseront pas Hésiode et les fragments d'épopées perdues.
9 On notera que le mot lui-même n'y figure pas ; entre autres sens, le terme γενεή sert à en désigner l'objet.
10 La place me manque ici pour en faire la démonstration, mais tout prouve en effet que l’eugeneia homérique (et l’eugeneia « ultérieure ») n'est pas un donné intangible, mais quelque chose comme un capital variable, sujet à des hausses et à des baisses en fonction du comportement du héros. Les recherches d'Yves Kernaléguen ont pour objet de reprendre ab ovo une enquête lexicale sur le vocabulaire de l'excellence : eugenès, esthlos, gennaios (voir son mémoire de master : Eugeneia, Rennes 2, 2006).
11 1983, p. 28-29 ; p. 31.
12 Plus rarement elles peuvent s'insérer dans un autre contexte, lorsqu'une circonstance quelconque nécessite une justification d'intervention ; ainsi, au Chant XIV (112-127), lorsque Diomède, bien que trop jeune, s'avance au milieu du conseil pour donner son avis. L'écoute des plus braves lui est ouverte par sa généalogie.
13 Dans l'état où il nous est parvenu, le fragment 43a du Catalogue des femmes d'Hésiode ne permet pas d'éclairer cet épisode ni comment, « [Mestra], au sortir des bras de Pos(éidon, mit au monde), pour Glaucos, ce Bellérophon très irréprochable, d'une bravoure immense sur la terre sans borne » (trad. Ph. Brunet, livre de poche).
14 Voilà en quoi cette traduction diffère très légèrement de celle de P. Mazon (laquelle constitue la traduction de base de cette étude). Depuis longtemps (cf., déjà, dans « La parenté selon Zeus », p. 442, note 50), je me refuse en effet, dans l'immense majorité des cas, dans les contextes de parenté et de généalogie, à traduire, tout uniment, genos par « race », comme c'est malheureusement l'usage « Budé » (et autres...). Si l'extraordinaire polysémie du mot inclut quelques usages proches de la « notion » de « race », c'est souvent, comme au vers 119, par « lignée » qu'il faut traduire. P. Mazon répète la même « race » au vers 211 ; on ne trouve pourtant pas là genos, mais geneè et il faut alors préférer « génération » ou bien « généalogie ». J'ai eu le plaisir de constater que Claude Calame, à propos du mythe appelé canoniquement « mythe des "races" », ruait aussi dans ces usages irréfléchis (2006, p. 86, 91 et 110 note 30). Il n'est pas inutile au plan historiographique et méthodologique de constater que dans un texte paru pour la première fois en 1975, M. I. Finley pourfendait ceux (anonymes) qui voyaient des âges dans les étapes hésiodiques du déclin de l'homme dans les Travaux et les Jours (il s'agissait bien pour lui de « races »), s'en prenant avec raison à ce défaut consistant « à appliquer une réflexion historique moderne, sous l'apparence du sens commun, à un récit mythique, non historique » (1981, p. 16 [trad. fr.]). Tout un chacun souscrira à la partie dogmatique de ce discours de la méthode ; toutefois, en l'occurrence, la leçon est mal appliquée par celui-là même qui la professe : une certaine conception « moderne » de l'histoire empêchait Finley de déceler la présence de l'histoire dans le mythe, mais une « histoire » qui n'est pas celle des modernes ; nous reviendrons plus loin sur ce point. Il y avait bien là des générations, donc des âges successifs.
15 P. Mazon traduit par « je me flatte ». Il me semble qu'il faut donner à εὔχομαι (et à εὔχετάομαι), précisément dans ce contexte, son caractère de proclamation (cf. L. C. Muellner, 1976 : spécialement p. 76-79 à propos de l'expression εὔχομαι γένος εἶναι que nous retrouverons plusieurs fois à des adaptations près). Quand, pour justifier que, malgré son jeune âge, on porte attention à ses paroles au sein de la palabre du début du Chant XIV, Diomède fait appel, pour se donner de l'importance, à la mémoire de son genos, il emploie, comme d'autres que nous rencontrerons, cet εύχομαι qu'il faut prendre au sens fort : le héros, se glorifiant (à la fois plus et moins qu'il ne se « vante », comme traduit Fr. Mugler) de Yaretè de ses ancêtres, la proclame à tous : πατрός δ' έξ άγαθοῦ καί ὲγὠ γένος εὔχομαι εἶναι (113). J'admets en revanche que l'idée de vantardise puisse être présente quand c'est un tiers qui évoque une généalogie, ainsi peut-on traduire avec Fr. Mugler les paroles de Sthénélos à Tydée : « L'un, Pandaros, est cet archer habile qui se vante d'être fils de Lycaon ; l'autre, Énée, est fils d'Aphrodite et se vante de même d'avoir pour père Anchise » (V 243-248) (pour tenir compte des différences à introduire entre l'aède parlant des héros et des héros échangeant sur les héros). Mon choix se porte sur une proposition de Fr. Létoublon, 2003, p. 31 et note 30 : « Affirmer hautement. » Je rendrai donc ainsi les paroles de Diomède : « Moi aussi j'affirme hautement être issu d'un père insigne, de Tydée. »
16 À la recherche de la dimension parentale de Zeus à l'aide d'une enquête sur ses épiclèses, j'ai moi-même rencontré tout un ensemble de notions cohérentes évoquées par des épiclèses comme genarchès, genethlios, herkeios, homognios, et puis, plus compact encore, l'ensemble xunaimos, enaimos, homaimos surtout (je renvoie à « La parenté selon Zeus », ici, p. 442).
17 C'est ce qu'avait exposé Jérôme Wilgaux lors d'un séminaire du Crescam en février 2003 ; c'est en cette circonstance que ce lecteur infatigable de ces auteurs qu'on ne lit pas assez nous avait donné à découvrir la lettre 35 de Michel Italikos (trad. de P. Gautier dans Lettres et discours, Institut français d'études byzantines, 1972), qui contient un riche commentaire sur homaimôn et sur homognios, en en tirant la matière aux meilleures sources classiques. On lira sur ce sujet sa communication au panel « Penser et représenter le corps » à la Celtic Conference in Classics de Rennes de 2004 : « Corps et parenté en Grèce ancienne » dans Fr. Prost et J. Wilgaux (dir.), Penser et représenter le corps, Rennes, PUR, 2006, p. 333-347.
18 Je pense là aux exemples athéniens bien connus des Etéoboutades ou des Kérykes, mais il en est beaucoup d'autres.
19 Je suis revenu plusieurs fois sur cette question des aspects du temps dans les généalogies grecques telles qu'elles nous sont données à lire aussi bien chez les Atthidographes (par exemple Hellanikos 323 F 24) que dans la Bibliothèque d'Apollodore et que dans des inscriptions comme celle qui enregistre la liste chronologique des prêtres de Poséidon à Halicarnasse (Syll3 1020) (dernièrement, ici « Dans le nom... », p. 213. Ayant donné le bon exemple du même usage dans la Chronique du temple d'Athéna Lindia à Lindos, Tanja S. Scheer, 1993, p. 43) a cette formule claire : « Zwischen mytischer und historischer Zeit ist___kein Unterschied auszumachen. »
20 Que les autres Généalogies connues, aussi bien celle, tardive, de la Bibliothèque, que celle, même fragmentaire, du Catalogue des femmes d'Hésiode, descendent toujours les générations, cela est moins digne de remarque que lorsqu'un héros doit dire à son interlocuteur de qui il est le rejeton. Il reste à examiner comment procèdent de ce point de vue d'autres cultures (cf. P. Bonte, E. Conte, 1991, p. 13-48, spécialement p. 39 avec la notion de remodelage des généalogies des groupes patrilinéaires). On peut dire qu'une des variables c'est de savoir vers où va la plus grande densité d'intérêt : le présent ou le passé.
21 Je ne crois pas comme Jean-Claude Carrière que seule compte la dernière génération (1998, p. 66-68). Par ailleurs, la « règle généalogique » (p. 64) selon laquelle les ancêtres lointains des héros sont exclus des généalogies s'appliquent mal à la plupart des exemples qui vont suivre.
22 Oὐ γὰр δι᾿ αὑτòν ὁ πατὴр ἐγέννησεν ὰγαθόν, ὰλλ᾿ ὅτι ἐκ τοιούτου γένους ἦν (fr. Rose 94).
23 Cette commune information généalogique dont nous vérifions l'existence — au moins pour l'élite de cette élite — interdit toute tricherie ; elle contredit la thèse de L.-R. Ménager à laquelle A. Duplouy redonne quelque lustre selon laquelle il n'y aurait « rien de plus facile que de se forger une généalogie » (1980, p. 158). Comment rendre compte alors de ce « Nous savons, dit Énée, la généalogie l'un de l'autre, nous savons qui sont nos parents » ? Je ne comprends pas pourquoi il faudrait imaginer une tromperie sur la généalogie dans le fait que des héros disent descendre de quelque nymphe (II 864-865 et XX 382-385) ; exemples choisis par A. Duplouy (2006, p. 42) pour abonder dans le sens de Ménager ; descendre d'une nymphe, quoi de plus général et banal en généalogie mythique ?
24 La première formule va pour Sarpédon (VI 198-199), la seconde pour Tlépolème fils d'Héraclès.
25 Toujours cette humaine difficulté à « figurer » le temps, qui se traduit de façon très générale par un emprunt aux représentations de l'espace qui sont tellement plus aisées. C'est une question que je n'ai pu qu'effleurer dans P. Brulé, 2007c, à paraître.
26 Ma supposition est gratuite dans le cas d'espèce, mais je la crois fondée en principe.
27 Sur un phénomène onomastique parallèle au Moyen Âge florentin, on verra Christiane Klapisch-Zuber, 1983, p. 83-107 ; dans le même volume, sur d'autres questions évoquées ici : « Les stratégies du nom », p. 81-133.
28 « D'autres exemples démontrant aussi que sans la généalogie, la xenia, la pratique de l'hospitalité... ne peut fonctionner. Mémoire des ancêtres et inventaire des alliances, la mémoire généalogique est une comptabilité de dettes sociales : qui nous doit ? à qui devons-nous ? » écrit Fr. Hartog, 1990, p. 179 (en renvoyant à propos de la xenia à M. I. Finley, Le monde d'Ulysse, éd. 1983, p. 122-126).
29 Je répète que ma seule source c'est l'Iliade ; il n'y a donc aucun parallèle à chercher nulle part à cette généalogie, en particulier avec celle qui vient d'Hellanikos (M. Broadbent, 1968, p. 27-39).
30 Je suis frappé de nouveau par le rapport des noms de ces éponymes des origines avec des noms d'insectes et d'autres animaux dont le processus de reproduction utilise le sol peu ou prou. J'avais déjà relevé le fait dans La fille d'Athènes, Paris, 1987, p. 25-26, avec cette autre signification du nom de Cécrops : la « cigale », et je l'avais rapproché du nom du héros Mérops, dans l'étrange expression homérique meropôn anthropôn ; P. Chantraine, 1953, p. 121-128, à partir de merops « guêpier », avait proposé de voir dans le héros un être né de la terre (comme est aussi pensée la cigale) (voir aussi V. Pisani, 1976, p. 5-7, le nom donné aux populations « pré-doriennes » de Cos est celui d'un oiseau qui pond dans le sol). À considérer le nom de Dardanos, on est peut-être près d'un début de famille ; une notice d'Hésychios fait s'équivaloir darda à melissa ; par ailleurs, à suivre S. Skoda 1982, p. 100 (référence empruntée à Fr. Létoublon, 1987, p. 82, note 5), *dardanus, mot dont on infère l'existence en latin à partir de dialectes italiens, désigne le « guêpier ». Cela ajoute un peu de poids à cette remarque d'alors : on a peu examiné l'autochtonie sous cet angle naturaliste — comme c'est le cas pour d'autres constructions imaginaires.
31 Voir mon commentaire dans « Dans le nom_ », ici p. 217. P. Wathelet, dans « La généalogie de Priam », étudiant les mêmes textes, mais y cherchant autre chose — comment cette généalogie fut « construite » —, y trouve autre chose ; c'est du même point de vue « génétique » que se place P. Brillet-Dubois, 1998, (tous deux dans D. Auger et S. Saïd [dir.], 1998, respectivement, p. 179-187 et 189-201).
32 A. Duplouy (2006, p. 40) évoque rapidement des termes tels qu'ὰµὑµων (et d'autres comme ὲῧς), souvent associés à la filiation ; il y a lieu je crois de remettre sur le métier leur examen sémantique dans la lignée des travaux de M. Hoffmann, 1914, et de l'étendre à la période classique.
33 Une dissymétrie, à la fois nécessaire (au drame) et tacite, s'introduit sans qu'on y prenne garde dans l'ordre de la prise de parole ; ce n'est pas un hasard si c'était tout à l'heure Diomède et, surtout, si c'est ici Achille qui interrogent l'autre. C'est la même chose dans la rencontre entre Énée et Achille en XX 177.
34 Les passages le plus célèbres sont ceux où Eumée et Télémaque questionnent Ulysse et Athéna (XIV 187 et I 170). C'est par cette citation que s'ouvre significativement l'Einfuhrung du livre de Tanja S. Scheer, 1993, p. 11.
35 I 170 ; X 325 ; XIV 187 ; XV 264 ; XIX 105 ; XXIV 298. En VII 238, la reine Arété n'adresse à Ulysse que le début de la formule : qui est-il et d'où vient-il ?
36 Traduit parfois par « quelle est ta patrie ? »
37 Traduit régulièrement par « race ».
38 « Qui es-tu donc, et d'où viens-tu ? »
39 Les travaux des médiévistes sur le choix et la dation du nom sont du plus grand intérêt comparatiste. Je ne citerai que les trois volumes dirigés par Monique Bourin à Tours (1990, 1992, 1995), celui dirigé par François Menant, 1994, vol. 2. Sur la question du rapport du toponyme avec le patronyme, voir spécialement M. Bourin dans le volume de 1990 : « Bilan de l'enquête : de la Picardie au Portugal, l'apparition du système anthroponymique à deux éléments et ses nuances régionales. » Enfin à propos de l'importance que revêt la volonté d'enraciner le lignage dans le passé lointain, on verra Florian Mazel, 1999, p. 193-225.
40 Voir, ici, « Le polythéisme en transformation. », p. 337 et suiv.
41 Ce nom est aussi « géographique », les habitants de la région sont aussi appelés « Pélégoniens » selon Strabon, VII 1, 39. Mais je sors de Y Iliade.
42 Encore une fois, ce phasi n'inclut pas une valeur de doute, mais de reconnaissance commune.
43 Ce que pratique aussi un Pausanias quand il cherche à asseoir une « vérité » en comparant les discours locaux entre eux et avec la vulgate panhellénique (sur cette procédure on verra dorénavant V. Pirenne-Delforge, à paraître a [p. 62 du manuscrit]).
44 Créthon et Orsiloque, qui sont la proie d'Énée, étaient aussi du genos d'un fleuve, Alphée (V 541-545). Au royaume des voyants, les borgnes seraient-ils donc aveugles ?
45 Même opinion d'A. Duplouy, 2006, p. 41.
46 Il en est d'ailleurs d'autres qui composent la valeur. A. Duplouy, 2006, p. 42 rapproche avec raison ces mots de Ménoitios à son fils Patrocle : « Mon fils, par son ascendance (γενεῇ), Achille te surpasse ; mais toi, tu es son aîné (πрεσβύτεрος), même si par la force, il te surpasse de beaucoup » (XI 786-787) ; ainsi force et rang d'âge concourent aussi à définir la valeur.
47 Rappelons que le titre de l'ouvrage condense et établit en programme cette opposition nature/culture.
48 Comme en Job, XIV 1, 2, repris par Purcell dans les Funérailles de la reine Mary, et qui se déroule en « sa vie est courte, sans cesse agitée ».
49 Et non « armer » comme le démontre définitivement Philippe Monbrun dans sa thèse (Ph. Monbrun, 2007, p. 32-33).
50 Plutôt qu'un « homme sans courage » (trad. J. Redfield, p. 156).
51 Gennaios n'est pas vraiment traduit (pas de sang, même métaphorique dans cette notion) ; on pourrait traduire pas « noble », mais les connotations historiques, avec leurs lourdes implications socio-politiques qui entraînent l'exégète vers l'anachronisme, sont trop pesantes ici ; on peut dire « bien né » si l'on entend « conforme à son genos ».
52 Sur les gestes et paroles des mères dans le théâtre d'Euripide, voir ici « En Grèce ancienne, la douloureuse obligation de la maternité », p. 85 et suiv.
53 À propos de cette traduction, voir la page suivante.
54 « Terme complémentaire d'ampelos et non interchangeable avec ce dernier » (J.-L. Perpillou, 2004b : § 2.5).
55 Caus. plant., I 2, 1 ; III 5, 1 et aussi Démosthène, C. Aristog., 48.
56 2004c : § 3.8.
Les pistes que j'avais ouvertes pour interpréter les noms des princesses Cécropides (Pandrosos et Hersé) — à partir de drosos et d'hersè : « la rosée », mots qui désignent les « petits d'animaux » au pluriel (P. Brulé, 1987, p. 39-41), méritent d'être de nouveau explorées à la lumière de ces avancées de J.-L. Perpillou.
57 L'image est reprise avec ampleur dans une métaphore avec la croissance de la chevelure en XVII 53.
58 Sur ce thème, comment ne pas conseiller au lecteur de prendre connaissance des magnifiques pages de Gabriella Pironti dans le chapitre de sa thèse à paraître (2005) intitulé « La fleur de la jeunesse ». Après un tel régal, il pourra se demander comment des censeurs ont pu refuser la qualification d'historienne à celle qui les a écrites.
59 P. Brulé, 2001a, p. 75-79.
60 On ferait bien d'y regarder à deux fois avant d'écrire des équations du genre « noblesse » = richesse (ce qui vaudrait de vertes réprimandes à un jeune étudiant médiéviste !). La fortune de Tydée (« _ et il vivait dans une demeure opulente. Il avait là force terres à blé, sans compter les arbres fruitiers en rangées innombrables, et d'innombrables moutons ») lui vient de sa femme.
61 D'un point de vue général : E. Delebecque, 1951, (sa thèse) auquel on ajoutera une contribution au volume d'hommages qui lui fut offert par M. Woronoff, 1983, p. 489-498, où ce dernier analyse la riche documentation équine et équestre sur Troie, εὔπωλος, et les Troyens, ἱππόδαμοι ; et du même, tout récemment, « Chevaux et cavaliers dans l'Iliade » dans Marie-Thérèse Cam (dir.), La médecine vétérinaire antique, Rennes, PUR, 2007, p. 19-33.
62 Pour traduire γενεῆς, est ici justifié (vers 268).
63 Pour des sources complémentaires, voir P. Brulé, 1987, p. 27 pour les cavales d'Érichthonios et p. 308-310 pour les rapports des filles avec le vent.
64 Voir ici « La liste des rois d'Athènes... », p. 196, note 8.
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