Chapitre II. La mortalité de guerre en Grèce classique : l'exemple d'Athènes de 490 À 3221
p. 47-65
Texte intégral
1Les progrès de la connaissance historique — c'est une banalité — ne dépendent pas seulement de l'invention de documents inédits mais aussi de questions nouvelles posées à des documents déjà connus. Or le point de vue démographique, auquel les historiens des autres périodes ont si couramment recours depuis des décennies, pose précisément de telles questions nouvelles qui enrichissent nos connaissances sur le fonctionnement des sociétés. Les historiens de l'Antiquité font si rarement appel à cet outil d'analyse que l'on peut sans exagérer prétendre que ces questions prennent en histoire ancienne un caractère novateur qu'elles n'ont plus depuis longtemps ailleurs.
2À l' origine des recherches démographiques en histoire ancienne : la quête du nombre. La question posée est celle de l'évaluation de la population (surtout les citoyens) de telle cité (surtout Athènes et surtout à l'époque classique). Pour y parvenir, nous ne disposons d'aucune donnée que l'on pourrait qualifier de statistique, les sources n'offrent que quelques effectifs militaires, de très rares recensements et quelques listes d'individus que rassemblent leurs fonctions ou leurs statuts, mais elles sont presque toujours incomplètes. D'où l'impossibilité de calculer le moindre de ces taux qui sont le pain quotidien des démographes : ni natalité, ni mortalité, ni accroissement naturel. Pour y parvenir, il manquera toujours, en effet, le diviseur : nous ne saurons, par exemple, jamais combien Sparte comptait d'habitants ; quant au dividende, il est rarissime et douteux : nous ne saurons, par exemple, jamais combien il naissait de bébés par an à Athènes. Ces carences sont celles des sociétés pré-statistiques, mais cela ne signifie pourtant pas qu'il faille baisser les bras et se cantonner dans l'hypercritique, il suffit de renoncer, de la même façon qu'on le fait dans d'autres domaines de l'histoire ancienne, à poursuivre des buts inaccessibles eu égard à la médiocrité des sources. Il est alors possible que notre effort en direction du quantitatif — un quantitatif approximatif, bien sûr — donne en retour de bons et beaux questionnements sur le qualitatif et le fonctionnement de ces sociétés. La seule vraie question à débattre, c'est de savoir quel ordre de grandeur d'erreur nous sommes prêts à tolérer.
3Notre ignorance en matière démographique a pour conséquence une cécité paralysante face à nombre de questions d'histoire sociale considérées pour d'autres périodes comme fondamentales. C'est ainsi que nous n'avons aucune idée de la structure par âges de ces sociétés (mais on tentera plus loin une reconstitution pour Athènes), pas plus que du ratio global des sexes... C'est aussi le cas pour la guerre : malgré le grand essor des études polémologiques antiques en France depuis les années cinquante, on a bien de la peine à trouver dans les nombreux et savants livres sur la guerre grecque ne serait-ce qu'un paragraphe sur la mort. Il est vrai que l'opinion commune des spécialistes sur la question est ainsi résumée par P. Krentz : la guerre grecque tue, mais peu (P. Krentz, 1985, p. 13). Il cite à l'appui quelques points de vue dont celui d'Holladay : « Le total des pertes dans les batailles hoplitiques pour lesquelles nous possédons des renseignements fiables est remarquablement faible. » On verra ce qu'il convient d'en penser.
4On dirait donc qu'on ne les pleure pas tous ces soldats, que tous ces disparus ne manquent pas dans les couples, dans les « maisons », dans les cités. Il est tout à fait étrange qu'on ait été si peu sensible — sinon intéressé — aux altérations que la guerre et son cortège de morts du champ de bataille ou engloutis dans les eaux a entraînées dans le tissu organique de ces sociétés. Même cécité des démographes : il est à la fois significatif et étonnant que dans cette louable entreprise que constitue la Bibliographie de la démographie du monde grec (Corvisier et Suder, 1996), aucune entrée thématique ne soit consacrée à la mortalité de guerre (à la rubrique Répartition des décès par causes, rien sur la mort au combat). Passe encore que n'y figure pas le vieux livre de Mälzer (J. Mälzer, 1912), mais c'est plus gênant pour un article aussi diffusé que celui de Krentz (P. Krentz, 1985).
5Et puis, même si, froidement, on ne s'intéresse qu'aux aspects strictement militaires (aux perspectives de victoire ou de défaite), comment imaginer que les contemporains n'aient pas été affectés par la situation démographique (même inexactement mesurée) de leur cité, comment croire que cet agôn particulier de violence entre communautés qu'est la guerre antique, que la stratégie, que la tactique ne fussent pas pensés, conçus — au moins en partie — en fonction des moyens humains dont chaque camp disposait ? Combien reste-t-il d'hommes mobilisables ? Quelle proportion de telle classe d'âge, de quelle fraction de l'armée (infanterie légère, lourde, marine), donc de telle partie du corps social a été affectée par la mortalité ? Dans la mesure où il me semble évident que l'intensité de la mortalité frappait les consciences et influençait les décisions, il me semble tout aussi évident qu'une meilleure connaissance des conséquences démographiques de la guerre permettrait de mieux comprendre les choix et l'évolution des cités qui la menaient et, par voie de conséquence, bien d'autres aspects de leur histoire politique et sociale : staseis, révolutions, migrations, ouverture et fermeture du corps civique, recrutement de mercenaires, mesures financières... Et si, paradoxe extrême, on pouvait même montrer que, par un aveuglement inouï, il n'en allât pas ainsi, on aurait mis en lumière des comportements si étranges qu'il faudrait aussi en rendre compte.
6Par un bien curieux retournement historiographique, il s'agit donc de prendre maintenant au mot l'histoire-bataille avec son caractère répétitif et de s'occuper pour de bon des victimes afin d'engager in fine des réflexions d'histoire sociale.
7Vaste sujet, neuf, comme on vient de le dire, qui s'appuie donc sur une bibliographie trop courte, sujet qu'on ne fera qu'effleurer ici pour donner quelques perspectives en insistant surtout sur les sources, leurs caractères et leurs possibilités d'utilisation. Toutes les voies ne seront pas ouvertes, tous les raisonnements ne seront pas poussés à leur terme. On tentera d'abord une pesée globale de la mort militaire à l'époque classique. Par souci de clarté analytique, on y distinguera la mort du champ de bataille, directement causée par la violence guerrière, d'une mortalité indirecte, plus difficile à appréhender, due aux conséquences diverses de l'état de guerre : décès à la suite de blessures, les privations, la faim, les maladies. La « peste » d'Athènes de 430 à 427 ne se comprend que dans le contexte de la stratégie athénienne dans la guerre. De même on tentera de les séparer de ce qu'on peut savoir de la mortalité naturelle. Voilà pour la mortalité qu'on pourrait appeler « vécue », mais comment laisser de côté cette autre question qui est celle des conséquences psychologiques de la mort de masse sur les survivants : les monuments aux morts toujours plus nombreux au cimetière public du Céramique, les manques qui apparaissent dans les travées tribales de la Pnyx, dans les rangs de la phalange, sur les bancs des rameurs, les oikoi sans maîtres, les femmes sans maris et les enfants sans pères ?
8Pour une fois, les sources ne nous parlent pas que d'Athènes, il y est aussi bien question des morts thébains et spartiates à Leuctres que des Athéniens en Sicile, nous pouvons donc parfaitement sortir d'Athènes. Néanmoins, pour qui veut évaluer le coût en hommes de la violence collective, pour qui veut aller plus loin dans l'étude de l'interaction entre la mortalité de guerre et les problèmes démographiques généraux dans la cité, le nombre absolu de morts d'une communauté politique ne suffit pas, il faut pouvoir le ramener, même grossièrement, à l'importance du corps social, du corps politique — ce qu'on appelle habituellement, et de façon erronée, la population de la cité2. Or, dans ce domaine, parce que la fiabilité des évaluations du corps citoyen y est plus grande qu'ailleurs, ce n'est encore qu'à Athènes que le rapprochement est possible.
Questions de méthode
Les données
9Les questions méthodologiques de traitements des données sont en étroites relations avec la nature particulière de la documentation dont nous disposons pour écrire l'histoire de la guerre grecque. Leur raison d'être comme leur contenu varient beaucoup depuis les récits des historiens contemporains (ou non) jusqu'aux vestiges des documents de type archéologique comme les textes épigraphiques qui ont pu parvenir à notre connaissance.
Sources littéraires
10Les sources littéraires sont au premier rang par leur fréquence et leur étendue. Elles sont constituées par les récits des historiens anciens plus ou moins contemporains des événements qu'ils racontent : Hérodote (v. 484-v. 425), Thucydide (v. 468-v. 400), Xénophon (v. 427-v. 355), et d'un compilateur de sources plus anciennes comme Diodore de Sicile (ier siècle av. J.-C.). Ces auteurs sont de qualité inégale pour la régularité et la valeur de leurs renseignements : Thucydide et Xénophon sont au premier plan (la documentation du premier est la plus complète et la plus précise), Hérodote et Diodore au second. Le premier problème contre lequel bute une recherche de caractère systématique, c'est que Diodore mis à part, leurs récits ne se recoupent ni ne se complètent jamais totalement. Nous manquons d'appui suffisant pour certaines périodes, ainsi Thucydide résume-t-il rapidement la période dite des Cinquante ans, des guerres médiques à celle du Péloponnèse, surtout de 460 à 440.
11L'utilisation des sources littéraires dans une perspective démographique ne va pas sans poser des problèmes d'interprétation. L'usage général du chiffre rond indique évidemment des différences irréductibles avec nos pratiques et nos conceptions. Les auteurs antiques font en outre un usage très fréquent d'expressions et formules très vagues introduisant soit un doute (« environ »), soit une accentuation (comme « lourdes pertes », « beaucoup de morts ») qui laissent le démographe dans la perplexité. Il est impossible de quantifier certaines expressions, comme « quelques morts ». Sont-ils 10, 20, 50, 100 ?
12Dans le meilleur des cas, elles transmettent deux types de données.
- Les effectifs engagés dans la campagne ou dans une bataille précise par les armées des deux camps (avec, de temps à autre, des chiffres encore plus précis par corps de bataille : tant d'hoplites, tant de peltastes, tant d'archers ou de cavaliers).
- Les pertes, rarement au cours de la même campagne, plus souvent dans un même engagement.
13Il est malheureusement plus fréquent que nous ne disposions que de l'une des deux données. L'absence de simultanéité entre les renseignements sur les effectifs engagés et les pertes constitue un handicap important dans l'étude de mortalité de guerre. De même que l'absence fréquente de distinction entre les diverses catégories de combattants, ce qui nous interdit souvent de passer à une étude fine de la mortalité selon les classes sociales. À ce défaut de discrimination s'ajoute le fait général que les renseignements se font d'autant plus rares et de plus mauvaise qualité au fur et à mesure que l'on va vers les combattants de rang social inférieur. Et cela, même chez Thucydide, où ce laconisme touche comme ailleurs bien plus les thètes que les hoplites. Ainsi, dans le célèbre passage (II 13, 6-8) où il donne un bilan global des forces athéniennes à la veille de la guerre du Péloponnèse, s'il détaille bien les 16 000 hoplites en garnison dans la cité, 13 000 hoplites en campagne, 1 000 cavaliers et 1 600 archers, pour le reste (et qui n'est pas mince !), il parle de 300 trières et c'est tout. Il ne dit pas combien de d'hommes embarqués cela représente.
14Seules les sources littéraires peuvent nous aider à nous représenter les conditions de la mort militaire. La disproportion est grande entre ce que nous pouvons reconstituer des circonstances, du cadre et des conditions d'exercice de la violence selon les lieux : si, pour les combats sur terre, on parvient à une vision assez cohérente, en revanche, sur mer, le silence est presque total. Sans doute faut-il voir dans cette inégalité l'effet du plus grand prestige attaché au combat terrestre et le moindre intérêt général pour ce qui concerne les thètes (on retrouvera cet aspect).
15Compte tenu de la faible puissance de destruction des armes antiques, on pourrait douter que la mortalité au combat fût importante. Toutefois, à cette « faiblesse » répond la même « faiblesse » des armes défensives. Un tel débat n'est pas sans rappeler celui qui concerne les techniques et les outils agricoles. On peut certes les dire « archaïques », « rudimentaires », mais par rapport à quoi, à quand ? Ils ne sont évidemment pas ressentis comme tels au sein de la civilisation qui les mettait en œuvre. Armes et outils, au contraire, sont adaptés au milieu social et culturel et, dans cette optique, ni si archaïques, ni si rudimentaires. D'un point de vue plus général, à l'échelle de la plus longue histoire humaine, s'il est bien vrai, comme on va le répétant, qu'en raison des progrès scientifique et technique, la guerre est de plus en plus meurtrière, un tel axiome doit être manié avec précaution, il s'applique, en effet, plus aux effectifs qu'aux taux, aux morts qu'à la mortalité ; c'est que croissance démographique et progrès dans l'efficacité mortifère des armes suivent des rythmes fort parallèles : les effectifs de morts des guerres modernes et contemporaines progressent en même temps que la démographie mondiale (avec, bien sûr, des décalages importants en fonction de la nature des conflits), toutefois, quelques morts dans des communautés archaïques clairsemées produisent le même déficit relatif que des millions dans des nations contemporaines.
16Un des facteurs décisifs de la victoire, donc de la mortalité, dans le combat hoplitique, c'est l'importance de l'énergie cinétique du groupe. Il s'agit de pousser constamment vers l'avant rapidement. Une course de 9 à 10 km/h environ sur 250 m environ (un maximum pour conserver l'efficacité de la vitesse). Seuls les trois premiers rangs voient clairement où ils vont. Désordre (difficile parfois de reconnaître amis et ennemis : Thucydide, IV 96, 3) : bruit, cris, difficulté d'audition des hoplites casqués (Xénophon, Anabase, I 8, 19). L'affrontement est direct : les hoplites tombent, poussés par ceux qui sont derrière eux ; les cadavres « s'entassent comme des pierres » (Xénophon). C'est souvent la première charge qui décide de tout si elle rompt la cohésion ennemie. « C'était une boucherie humaine, un horrible fracas d'armes et de traits de toute espèce, au milieu des appels : ici, on s'encourageait, là on s'exhortait, ailleurs on invoquait les dieux » (Xénophon). Dans la phalange, on est groupé selon des liens divers. Qu'on soit vainqueur ou vaincu, on est tué par dèmes, par tribu, par famille (des pères meurent avec leur fils), par fratries, souvent dans sa classe d'âge (classe d'âge décimées en partie à Leucade, 426-425 : « Tel fut le nombre des morts, tous du même âge, les meilleures troupes que la cité ait perdues en cette guerre », Thucydide, III 97, 3 ; 98, 4) ; on tombe avec les amis (« tombant pêle-mêle, amis contre amis, citoyens contre citoyens », Thucydide, VII 96, 3). Le serment des éphèbes évoque cette solidarité de ligne : « Je n'abandonnerai pas mes camarades où je me trouve sur le champ de bataille... » Les « officiers » meurent en nombre, surtout chez les vaincus.
17Les ravages psychologiques de la bataille et de ses conséquences ne doivent pas être négligés. La panique, avec ses caractères de soudaineté et de contagion, est un facteur important de la victoire et est donc recherchée par chaque camp ; elle peut se propager, avec ses effets incontrôlables ; c'est la fuite, en groupe ou solitaire, avec, à la clé, une sanction sociale : être honni, brocardé, méprisé3. Les guerriers se trouvent brutalement face à l'abondance de sang et face à la mort, celle du voisin, du parent, de l'ami, de l'amant et puis la vue, le contact avec les cadavres ; puis le deuil. « Au lieu des hommes, c'étaient des urnes de cendres qui rentraient dans chaque maison » (Eschyle, Agamemnon). Les cadavres s'entassent. Une urgence : les récupérer. Mais c'est parfois difficile : à Potidée, à Délion, il y en a des centaines. Certains ne sont pas localisés et accomplir cette tâche sacrée est parfois impossible, comme lors des batailles navales. L'identification pose aussi des problèmes en raison des blessures à la tête, des têtes coupées.
18Peu nombreux sont ceux qui meurent sur le coup, l'agonie peut être plus ou moins rapide selon la profondeur de la blessure. Les coups les plus dangereux sont portés avec la lance dans le mouvement. La tête (témoignages des casques enfoncés), la poitrine (poumons, artères.), l'aine, l'abdomen (parties non protégées) sont particulièrement visés. Les conséquences sont régulières : hémorragies, septicémie, gangrène, tétanos, et la mort dans les souffrances aiguës ; tout cela nous est connu, Hippocrate et le corpus hippocratique parlent de cette pathologie de guerre. Les chances de survie dépendaient évidemment de la nature de la blessure, mais aussi des moyens mis en œuvre pour la soigner. Si la réduction des fractures, les soins immédiats (à l'arrière, comme le montrent des peintures) pouvaient limiter les risques, la « chirurgie » militaire (comme l'extraction de corps étrangers) et la simple infection entraînaient des décès quelques jours ou quelques semaines après la bataille ; des pertes qui n'étaient pas généralement comptées par nos sources. On peut estimer que 80 % des blessés mouraient le jour même ; et, pour ceux qui rentraient, 30 à 35 % décédaient après. La moitié environ des blessés survivants restaient probablement handicapés.
Sources épigraphiques
19À Athènes, elles sont constituées essentiellement par des stèles (ou fragments de stèles) sur lesquelles étaient gravés les noms des soldats morts au combat durant l'année.
20On connaît mal le détail de l'histoire de l'ensevelissement public à Athènes, mais on considère généralement que jusque vers 475, les Athéniens tombés au combat étaient enterrés sur le champ de bataille et non à Athènes, ainsi les morts de Marathon. On connaît certes des exceptions à cette « règle », comme les morts d'Égine (491-490) et de l'Eurymédon (468) (Pausanias, I 29, 7 ; 14). Mais, au cours des années soixante du ve siècle, le dèmos athénien changea l'usage et chercha à rapatrier systématiquement les cendres des soldats morts au combat pour les inhumer collectivement au Dèmosion Sèma — cimetière public du Céramique — en des funérailles annuelles « nationales ». Thucydide en décrit ainsi la pompe :
Les ossements des défunts sont exposés, deux jours à l'avance, sous une tente que l'on a dressée ; et chacun apporte, à son gré, des offrandes à qui le concerne. Puis, au moment du convoi, des cercueils de cyprès sont transportés en char, à raison d'un par tribu : les ossements y sont groupés, chaque tribu à part ; et l'on porte un lit vide, tout dressé : celui des disparus dont on n'a pas retrouvé les corps pour les recueillir. À ce convoi participent librement citoyens et étrangers ; et les femmes de la famille sont présentes au tombeau, faisant entendre leur lamentation... Une fois que la terre a recouvert les morts, un homme choisi par la cité, qui passe pour n'être pas sans distinction intellectuelle et qui jouit d'une estime éminente, prononce en leur honneur un éloge approprié ; après quoi l'on se retire (II 24 1-6 : trad. J. de Romilly).
21Cette cérémonie se déroulait en hiver, une fois la saison des combats finie, et donnait lieu à un éloge public des morts « pour la patrie », l'Épitaphios logos (étudié par N. Loraux, 1981b), et c'est précisément pour introduire celui que Périclès prononça durant l'hiver 431, après la première campagne militaire de la guerre du Péloponnèse, que Thucydide prend soin de décrire avec autant de précision cette cérémonie.
22À cette époque, il y a longtemps que l'usage voulait qu'on enregistrât sur des stèles exposées au Céramique les noms des morts au combat pour l'ensemble des théâtres d'opérations de l'année. Les historiens ont pris l'habitude de désigner ces monuments sous le nom d'obituaires. Il s'agit de stèles au nombre variant d'une à dix selon l'intensité des pertes de l'année, le tout accompagné souvent d'un relief et/ou d'une épigramme. Le principe général de classement des noms des morts était le même que celui suivi pour les cadres de la vie politique, immuablement par tribu, selon le modèle clisthénien (d'où le chiffre dix). Un autre principe de classement utilisé (qui se greffe sur le précédent) est celui des zones géographiques, c'est-à-dire des théâtres des combats. On trouve aussi parfois une rubrique pour les morts non-Athéniens, ainsi des « archers barbares » ou, simplement des « étrangers », métèques, alliés ou mercenaires. Il arrive aussi que des noms soient visiblement ajoutés dans un deuxième temps : hommes décédés à la suite de blessures ou récupération de cadavres perdus (on ne sait) (comme à Solygeia). Les stèles distinguent rarement les officiers (on trouve néanmoins des stratèges, des triérarques, des archontes de la flotte, des phylarques et taxiarques, un devin), la règle générale et absolue est celle de la mention « égalitaire », « démocratique », des défunts, un caractère accentué par le fait qu'ils sont nommés sans patronyme. On n'y distingue pas les hoplites des thètes ni des cavaliers. Tous les morts figurent sous la formule : « Parmi les Athéniens sont morts. » De ces obituaires, il nous reste 108 fragments des ve et ive siècles, qui proviendraient d'un nombre de monuments complets compris entre 30 et 41 (groupés du n° 1142 au n° 1193 bis de la 3e édition du vol. 1, fasc. 2 des Inscriptiones Graecae, 1994, abrégée IG I3).
23D'une manière générale, ces monuments aux morts n'avaient rien à envier au plan informatif à ceux de nos places de village : si nous les possédions dans leur intégralité, ils donneraient l'image la plus exacte possible des pertes militaires athéniennes. À la question de savoir s'il existait une source d'information fiable sur les pertes subies par la cité (P. Krentz, 1985, p. 1 et C. W. Clairmont, 1983, p. 21), qui était susceptible de constituer une documentation primaire pour les historiens antiques, l'existence même de ces obituaires répond : pour peu qu'ils s'y intéressassent, ils pouvaient aisément connaître le nombre et l'identité des Athéniens décédés.
24L'utilisation de ces obituaires au plan démographique dépend en grande partie de leur datation. Il est rare que nous puissions dater les stèles d'où proviennent les fragments. Un seul monument au mort annuel est conservé dans son intégralité ; il est constitué d'une stèle unique (1162) comportant deux colonnes avec des sous-titres distinguant les théâtres d'opération : « en Chersonèse », « à Byzance » (à la fin, une rubrique « dans d'autres combats, sont morts... »). Or Pausanias, visitant le Dèmosion Sèma, parle de cette même stèle avec les « noms de ceux qui combattirent en Thrace, à Mégare... ceux qui avaient pris part aux opérations de l'Hellespont... » (I 29, 13) ; l'identification est d'autant plus facile que le bas de la stèle est occupé par une épigramme dédiée aux morts de l'Hellespont. Un rapprochement avec les sources littéraires montre qu'elle date de 447. On y compte 23 morts en Chersonèse, 12 à Byzance et 18 ailleurs et 6 en des lieux inconnus (C. W. Clairmont, 1983).
25Mais, la plupart du temps, nous ne disposons que de pauvres vestiges et la datation de la liste dépend d'un éventuel rapprochement avec les sources littéraires. Ainsi pour une liste incomplète comme celle de la stèle 1163. Une épigramme gravée au bas invite à la rapprocher de l'expédition de Tolmidès en Béotie en 446, qui se termina par la bataille de Coronée. À propos de cet engagement, Thucydide parle de 1 000 hoplites athéniens « et des contingents variables de leurs alliés » qui furent surpris par des exilés béotiens, des Locriens et des exilés eubéens. « Ils massacrèrent les Athéniens ou les prirent vivants. Alors, Athènes abandonna toute la Béotie, en vertu d'un accord qui lui rendait tous les prisonniers » (I 113). Voilà au passage une bonne illustration de l'imprécision des sources littéraires : d'un côté un chiffre rond pour les Athéniens (une pratique qui n'est pas particulière à Thucydide, mais générale), de l'autre aucune évaluation pour les effectifs des alliés, pour le nombre de prisonniers, ni pour le massacre. Alors, que proposer ? La concomitance des renseignements épigraphiques peut fournir une réponse.
26Comme pour les autres stèles, le principe de restitution des pertes manquantes est simple. Nous disposons sur la stèle de l'enregistrement (incomplet) des pertes de deux tribus sur deux colonnes ; le monument aux morts tout entier comptait donc cinq stèles comme celle-ci. Comme chaque colonne pleine devait contenir 85 noms, D. W. Bradeen, spécialiste et éditeur de ces documents, restitue un chiffre théorique de 850 morts dans l'année (la disposition des lettres sur la pierre selon un quadrillage rigoureux aide à la reconstitution des colonnes tribales). Mais, par prudence, et pour tenir compte des colonnes qui pouvaient n'être pas pleines, il ne retient que les 2/3 de cet effectif théorique, soit environ 550 morts. Le rapprochement de ce résultat avec le compte rendu de Thucydide n'apporte aucune contradiction : un nombre de morts important pour un tel engagement, des prisonniers en grand nombre, justifiant la recherche d'un accord pour les recouvrer.
27Mais on manque souvent du moindre appui dans les sources littéraires. Un exemple démonstratif avec la stèle la plus connue, celle des tués de la tribu Érechtheis en 460 (1147). La stèle de la tribu est intacte et complète et 180 morts y figurent. Le monument auquel elle appartenait en comprenait donc neuf autres. Si nous supposons que la mortalité touche de la même façon les dix tribus athéniennes (plus l'effectif est important, comme ici, plus le risque de variations aléatoires diminue), il suffit de multiplier l'effectif des morts de l'Érechthéis par dix pour obtenir les morts de la cité cette année-là, soit 1 800. Même si, comme D. W. Bradeen, par prudence, nous ne retenons que les 2/3 du total, il reste un minimum de 1 200 soldats athéniens tués. C'est dire si l'année avait été désastreuse pour le dèmos. Or, ce qui frappe, c'est que cette année-là aucune bataille d'envergure n'est répertoriée par les sources littéraires. À propos de cinq des six régions citées dans l'inscription : Chypre, Égypte, Haliées, Égine et Mégare, Thucydide, le plus complet et le plus précis sur la période, ne donne aucun chiffre de perte ; il ne fait allusion qu'à une défaite navale, puis à une victoire à Haliées, à une bataille (siège ?) à Memphis en Égypte, à une victoire navale et à un siège à Égine, puis à une expédition sur le territoire de Mégare contre les Corinthiens avec un combat sans vainqueur ni vaincu suivi d'escarmouches. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les obituaires mettent en lumière le caractère incomplet des sources littéraires, en effet, dans une quarantaine de cas, là où les sources littéraires sont muettes, ils permettent de fixer un nombre minimum de morts.
L'intensité de la mort militaire
28L'aspect fragmentaire des sources littéraires et épigraphiques laisse l'historien dans l'insatisfaction et l'oblige à tenter de restituer indirectement la réalité, même seulement approximative, des pertes. Il va sans dire que cette étape est la plus délicate. Quelle proportion des troupes engagées dans la campagne, sur le champ de bataille, mourait au combat ? Les sources littéraires en donnent une idée. Pour illustrer et mesurer la variété des situations, voici un échantillon très limité des quelques 133 batailles où les forces d'Athènes se sont trouvées engagées en un siècle et demi. et où les pertes sont connues grâce aux récits d'Hérodote, Thucydideet X énophon.
Tableau 5 : Catalogue des batailles dont les pertes sont connues par des sources littéraires classiques (ve siècle)

hop. = hoplites ; T = trière ; cav. = cavaliers ; Ath. = Athéniens (cités sans distinction de corps combattant) ; tr. lég. = troupes légères ; V = victoire ; D = défaite ; H = Hérodote ; Th = Thucydide ; X = Xénophon.
29Même s'il est incomplet, même si la proportion des pertes par rapport aux soldats engagés est dans l'ensemble fort variable, ce tableau met en évidence un fait qui frappe par sa régularité dans la guerre menée sur terre : on meurt plus ou moins selon que l'on est vainqueur ou vaincu. Les récits l'expriment aussi, et le phénomène de débandade l'explique bien. Tous les contemporains devaient savoir cela : en appartenant au camp des vainqueurs, on a plus de chances de rester en vie. On a calculé que l'armée victorieuse compte de 2 à 5 % de perte, jusqu'à 10, jamais plus (moyenne : 5 %). L'armée vaincue en compte de 10 à 20 %, jusqu'à 35, rarement plus de 20 (moyenne : 14 %). La régularité de cette opposition justifie le calcul du rapport moyen des pertes de la victoire à la défaite ; il va de 1 à 3 (P. Krentz, 1985, p. 19) : 5 % d'un côté, 15 % de l'autre. On le voit, considérant les deux blocs en présence, une bataille terrestre en Grèce classique tue environ 10 % des participants. Toutefois, tirer de ces calculs qu'à Chéronée, par exemple, en 454, si l'effectif était de 1 000 hoplites, les pertes ont dû s'élever à 200 hoplites au plus (Thucydide, I 113, 1-2 : « Hoplites capturés ou massacrés » sans mention d'effectifs) n'a évidemment pas de sens. En revanche, tirer de ces écarts-type une règle générale pour l'époque classique (le fort portant le faible) semble tout à fait acceptable. On peut même affiner en faisant varier le taux en fonction du vocabulaire de la source. Ces pertes pourront peut-être sembler limitées, mais il faut tenir compte de la fréquence des engagements
30Pour le combat naval, d'une manière générale, la qualité des sources est plus médiocre ; elles expriment en effet souvent les pertes non en hommes, mais en navires. On est donc obligé de restituer d'abord les effectifs des navires. On peut estimer que le modèle habituel de la trière embarque environ 200 hommes, dont 170 rameurs (thètes), 10 à 15 épibates (hoplites), 4 archers, 6 à 8 « sous-officiers » (hoplites), 10 matelots pour la manœuvre et un triérarque. L'observation du tableau ci-dessus montre que dans le combat naval, la partie victorieuse compte de 5 à 10 % de pertes (moyenne 7,5 %), la partie vaincue, de 10-15 à 35 % (moyenne 25 %). Le rapport moyen de la victoire à la défaite va donc de 1 à 3 ; c'est le même que pour la guerre terrestre. Ajoutons que la connaissance de la composition de l'effectif embarqué permet de calculer le pourcentage de pertes selon la catégorie sociale.
Application à la mortalité de guerre à Athènes de 490 à 322
Un rythme trentenaire
31Les sources littéraires mettent en évidence un vrai rythme de la mort guerrière (voir tableau n° 5) : avec 107 engagements (sur un total de 133, soit 82 %) où Athènes se trouve concernée, la période de 460 à 369 est largement plus mortifère, et spécialement celle de 431 à 400, où, avec plus de 65 combats répertoriés, on y atteint près de 50 % du total général. Cette disproportion, en partie due à la précision relative du récit de Thucydide, se retrouve quand il est question des pertes.
32P. Krentz (1985, p. 13 et suiv.) a fait justice d'une tradition historiographique émise sans un examen complet de la documentation qui insistait sur le caractère quasi insignifiant des pertes en vies humaines de la guerre grecque. À sa suite, on doit se poser cette question fondamentale : comment un corps citoyen (ici, celui d'Athènes) parvint-il à résister à la saignée qu'y opérait la guerre ? Si l'on désire que la démographie historique joue le rôle d'outil d'interprétation, il convient qu'elle tienne compte au maximum des données d'histoire sociale, mais aussi, dans la mesure où le facteur essentiel de la mortalité militaire de la cité est exogène, il faut évidemment tenir compte du contexte international au sein duquel se joue son avenir militaire. Pour répondre, il convient de pouvoir lier entre elles deux séries d'événements qui sont deux histoires parallèles :
- celle des conflits auxquels est mêlée la cité — c'est-à-dire l'histoire des relations internationales ;
- et celle de son corps politique — celle de l'évolution de son effectif citoyen (mâle adulte) en fonction des critères démographiques habituels, la natalité et de la mortalité « naturelle », augmentée en l'occurrence de la mortalité de guerre.
33Il va de soi qu'une périodisation commune de ces deux ensembles de faits — sociaux/internes et militaires/internationaux — serait la bienvenue en offrant une grille de lecture chronologiquement cohérente. Quelle donnée temporelle d'histoire sociale est susceptible de se traduire dans les rythmes de la natalité et de la mortalité ? Pour répondre, il faut partir de ce que nous savons des usages grecs en matière d'âge au mariage (donc de natalité) et de remplacement des générations ; or ce rythme est trentenaire. Trente ans, c'est la durée d'une génération en Grèce, c'est l'âge habituel au mariage pour l'homme, le temps de l'établissement de l'héritier dans un oikos nouveau, le sien, l'âge, enfin, de la maturité politique. Par un heureux hasard, le principal événement démographique de l'histoire athénienne, la guerre du Péloponnèse, dure précisément 30 ans environ et commence en 431, exactement deux générations après le début des guerres médiques. Les rythmes sociaux et l'histoire politique s'arriment donc correctement l'un à l'autre. L'ensemble des données disponibles sera donc le plus souvent présenté selon le rythme suivant : 490-460-431-400-369-338 ; à cette date il ne reste plus qu'une demi-génération pour arriver à 322.
Restitution des pertes globales
Données absolues
34Il ne s'agit maintenant que d'appliquer aux sources littéraires les résultats que l'on vient d'établir et d'ajouter les données des sources épigraphiques. Les chiffres sont obtenus en comptant toutes les données fournies directement par les sources et en restituant les données manquantes (quand cela est possible) à partir de la méthode définie ci-dessus. Passons directement aux résultats en les classant par période (on ne s'étonnera pas de ce que la somme des pertes dans chaque catégorie ne représente pas le total des pertes citoyennes : les sources lacunaires nous interdisent de renseigner toutes les cases).
35Ce qui apparaît le plus nettement au premier regard c'est un ve siècle beaucoup plus contrasté qu'on ne s'y attendrait avec un début très calme, et une terrible saignée dans le dernier tiers. Rien là de bien nouveau, mais c'est que, contrairement à l'adage, les chiffres ne parlent pas d'eux-mêmes, il faut les faire parler.
Tableau 6 : Les pertes citoyennes masculines par génération et par catégorie

36La mortalité de guerre enregistrée s'élève à 75 000 morts en 168 ans. Cet effectif relève du constat, il correspond aux pertes exactement recensées pour les 133 affrontements de la période auxquelles sont ajoutées celles qui proviennent des effets directs de la guerre : prisonniers qui ne reviennent pas, épidémies. Cela constitue évidemment un minimum (années qui échappent aux récits des historiens, batailles de moindre importance et absentes des sources, décès décalés…). Mais comment s'approcher le plus possible du chiffre réel ? Il va de soi qu'à partir du moment où nous ne nous contentons plus de ce résultat, nous quittons le plan de la certitude fondée sur une autorité pour celui de l'hypothèse. Par conséquent, toute proposition d'application d'un coefficient multiplicateur à ces chiffres afin de tenir compte des diverses lacunes des sources se révèle à la fois justifiée et sujette à caution, et, à partir de là, les chiffres proposés comme restitution dans ce tableau et plus loin ne doivent être considérés que comme des tendances, ou des ordres de grandeur, non comme reflétant des faits avérés.
37Deux séries de faits inhérents au caractère incomplet des sources écrites doivent être pris en compte :
- Pour certaines périodes, là où nous dépendons d'historiens de qualité inférieure comme Diodore, nous savons que les données dont nous disposons sont incomplètes (plus ou moins, mais elles le sont toujours), que nombre d'engagements sont absents des sources et, pour ceux dont nous connaissons l'existence, le plus souvent, qu'aucun effectif n'est donné.
- D'une façon plus générale et plus constante, les chiffres concernant les troupes légères et celles de la marine, c'est-à-dire les effectifs qui concernent les plus pauvres, sont notoirement insuffisants, même chez les meilleurs historiens. Il en va de même d'ailleurs pour les troupes alliées et plus encore pour les mercenaires (même si cela n'obère pas de la même façon la démographie de la cité).
38Ce sont les raisons pour lesquelles, dans le tableau n° 2, certains effectifs sont affectés de coefficients multiplicateurs adaptés aux circonstances, c'est-à-dire en fonction à la fois de la qualité relative des sources et de la nature des troupes engagées. Ils varient au minimum de 1,1 pour les pertes citoyennes de 431 à 400 au maximum à 2,5 pour les thètes de 368 à 338. Les effectifs de perte restitués de cette façon apparaissent en italiques dans le tableau.
39Par ailleurs, nous savons grâce aux obituaires qu'il existait, même durant les périodes couvertes par les récits les plus précis comme celui de Thucydide, un « train » régulier de morts en des combats divers dont les sources littéraires ne disent rien (voir plus haut). Pour en tenir compte, il n'est pas imprudent sans doute d'affecter les totaux d'un coefficient d'environ 1,3. En l'appliquant hors tableau au chiffre restitué des pertes citoyennes, cela permet d'évaluer à environ 115 000 le nombre de morts par fait de guerre direct à Athènes en un siècle et demi. Soit environ 700 morts par an (année de paix confondues). Si l'on admet (voir mon résumé de la question dans P. Brulé, 1995, p. 11-16) que la population citoyenne totale s'élève à environ 200 000 personnes (des deux sexes) à Athènes, en 431, le taux de mortalité pour fait de guerre direct doit être d'environ 3,5 % %. Ramené à la population citoyenne adulte, ce nombre moyen annuel de tués en représente 1,5 % en 431.
40Parvenu à ce point et pour d'affiner le modèle démographique, il est nécessaire de compléter la vision que l'on peut avoir de la mortalité masculine.
41D'abord l'existence d'une mortalité dite « naturelle ». Celle-ci, comme dans toute société de type ancien, et de la même façon que la natalité, doit être a priori considérée comme élevée. Mais quel modèle adopter ? Celle des sociétés d'Ancien régime, comme j'ai plusieurs fois choisi de le faire, ou celle des pays du tiers-monde d'hier et d'aujourd'hui, comme d'autres spécialistes nous y invitent ? Quoi qu'il en soit, ces taux sont proches et on sera sans doute près de la réalité en choisissant environ 25 % avec M. H. Hansen (Hansen 1981, 1985 et surtout 1988, p. 19-20 ; on peut utiliser les tables de Coale et Demeny, 1966).
42On ne peut pas toujours distinguer cette mortalité « naturelle » des effets indirects de la guerre. On sait qu'en de nombreux cas les guerres ont plus tué par leurs effets indirects que par la mort strictement militaire (les conflits de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle illustrent l'intense reprise de ce phénomène). On pense, par exemple, à ces armées européennes des xvie et xviie siècles qui signent leurs passages par de mortelles traînées épidémiques pesteuses. De même d'importants phénomènes démographiques de l'Antiquité grecque trouvent dans la guerre leur cause indirecte.
- C'est la question des blessés qui décèdent plus tard.
- C'est celle des subsistances : soit en raison des destructions parfois systématiques que causent les armées d'invasion dans le plat pays (destruction des cultures, pillage des récoltes, mise à sac des plantations, comme lors des invasions régulières des troupes péloponnésiennes), soit, plus généralement, par l'augmentation des difficultés d'approvisionnement.
- C'est encore la question des prisonniers de guerre qui ne sont jamais revenus. Comment les prendre en compte ? Une fois qu'on a rappelé la phrase classique de Xénophon : « Il est une coutume immémoriale qu'une ville prise en temps de guerre appartient à ceux qui l'ont prise, habitants inclus », une quantification des effets sur la mortalité des usages grecs concernant les prisonniers de guerre s'avère délicate. Nous possédons seulement quelques chiffres, la meilleure série concerne les prisonniers athéniens, comme, par exemple durant la période de 429 à 405 (résumé d'après Pritchett, 1991, p. 503-41) :
Tableau 7 : Les prisonniers de guerre athéniens durant la guerre du Péloponnèse

43Cela donne un effectif de 18 300 prisonniers, au bas mot. Nombre d'entre eux ont été comptés parmi les pertes dans le tableau 6 ; par exemple, 5 000 sur les 7 000 prisonniers de Sicile. Les difficultés d'utilisation démographique de ces données sont liées aux conditions historiques elles-mêmes. Un Thucydide se plaint de la difficulté à donner un chiffre exact : ayant exposé les horribles conditions dans lesquelles ils furent parqués dans les carrières de Syracuse et précisé que tous les non-Athéniens furent vendus, il ajoute : « Ce qu'avait été au total le nombre de prisonniers, il est difficile de le préciser ; le chiffre cependant n'était pas inférieur à 7 000. » Mais 7 000 prisonniers ne font pas 7 000 morts. Sans compter tous ceux qui ont pu éventuellement s'échapper, il existait bien un moyen pour des prisonniers de guerre de recouvrer la liberté, c'était le rachat de la liberté par versement d'une rançon (voir A. Bielman, 1994) ; et on a pu soutenir que les Athéniens de Syracuse avaient pu avoir la vie sauve grâce à l'intervention de la famille ou d'amis, les Syracusains n'ayant pas de raison de refuser une somme d'argent pour un cadavre (thèse développée par D. H. Kelly, 1970, p. 127-131). Certes, nous avons la preuve, par des honneurs qui ont été votés par les Athéniens du ive siècle pour des bienfaiteurs ayant avancé de fortes sommes d'argent aux fins de libérer des Athéniens prisonniers, que cette pratique fut bien utilisée pour les prisonniers de Sicile (Démosthène, Contre Leptine, 41-42 ; cf. aussi IG II2 174 ; B. D. Meritt, 1970, p. 111-114). Néanmoins, nombre de familles ne pouvaient pas réunir les sommes demandées et, surtout, la mortalité effroyable des débuts de la captivité avaient pour la plupart rendu cette démarche sans objet. Quant à ceux qui, parmi eux et d'autres, faits prisonniers en même temps, ont été simplement conservés comme esclaves ou vendus, bien qu'étant en vie quelque part, ils meurent tout de même pour le démographe dans la mesure où ils disparaissent du corps civique de la cité, le seul qui nous soit accessible. Tout compte fait, 7 000 prisonniers ne font donc pas loin de 7 000 morts.
44Autre difficulté, ces trois composantes de la mortalité globale que constituent, d'une part, les effets directs de la guerre (morts sur le champ de bataille), puis ses effets indirects (mort ultérieure des blessés de guerre), et enfin la mortalité « naturelle » (celle qu'on observerait au sein de la même communauté au cours d'une longue période de paix), ne doivent être ajoutées mécaniquement les unes aux autres. La mortalité globale ne résulte pas en effet de l'« empilage » sans précautions des mortalités différentielles. Il est sûr, d'une part, par exemple, que de nombreux hommes morts à la guerre seraient décédés « naturellement » et, d'autre part, qu'à un niveau de subsistances donné, si l'on est moins nombreux à partager une certaine quantité de ravitaillement, la part de chacun augmente ; la guerre favorise la survie des survivants (c'est vrai aussi à l'échelle inférieure de l'oikos — voir ci-dessus « Infanticide... », p. 21 et suiv.). Il est malheureusement fort difficile de proposer un coefficient de minoration qui tienne compte de cette remarque.
45Et que penser de toutes ces morts causées par les trois pestes récurrentes que connut Athènes de 430 à 426 ? En se fondant sur Thucydide, le tableau des pertes ci-dessus comporte un total de 6 000 morts annuels (dans la catégorie population citoyenne, hoplites, cavaliers, thètes ; il faudrait probablement multiplier ce chiffre par deux pour tenir compte des enfants, des vieillards et des femmes). Selon lui, en 430-429, elle provoqua la mort de 1 040 hoplites sur 4 000 (26 %) (II 58, 3) ; il y eut un nouvel accès en 429/28 pour lequel nous n'avons pas de chiffre ; puis, en 427-426, il parle de 4 400 hoplites et de 300 cavaliers décédés et d'un nombre « incalculable » d'Athéniens ; au total d'un tiers des forces (III 87, 2-3) qu'il avait décrites en 431 et qui s'élevait à 14 000 hoplites en service actif et de 16 000 en garnison. Le total des pertes hoplitiques dues à la peste s'éleva donc en trois ans à plus de 10 000 (A. H. N. Jones, 1965, p. 165-166 ; B. S. Strauss, 1988, p. 7576). Mais Thucydide ne parle, comme on le voit, que des hoplites et des cavaliers ; or, même si le relatif « isolement » des thètes rameurs a pu constituer un facteur de moindre mortalité ( ?), la différence n'a pu être importante. Il y a donc tout lieu de suspecter un nombre de morts légèrement inférieur : 8 000 ? Cela donne un total de 18 000 pour la population masculine adulte citoyenne. Soit 6 000 par an (ce qui, comme pour tous les chiffres de ce tableau, est à prendre comme un minimum).
46L'intérêt principal du tableau se situe sans doute dans la mise en évidence d'une évolution en ciseau des pertes de la marine et de celles de l'armée de terre. Globalement, les thètes perdent davantage que les hoplites : 3 pour 2 ; sans doute est-ce en partie à l'image de leur importance relative dans le corps civique athénien. D'un point de vue chronologique, le fait est moins vrai au début de la période (490-460), mais il est spécialement vérifié pendant la guerre du Péloponnèse. Cette remarque ne doit pas masquer l'extraordinaire saignée que représente la guerre du Péloponnèse pour les hoplites. Pour les thètes, rappelons que les chiffres sont indigents et que force est donc de se reporter à notre estimation. Le déséquilibre entre leurs pertes et celles des hoplites qui apparaît avec la guerre du Péloponnèse se confirme ensuite au ive siècle Plus finement, le scénario à retenir est celui-ci : après un début de guerre où les hoplites sont plus touchés que les thètes, la tendance s'inverse après le désastre de Sicile et les thètes sont saignés à blanc. De 413 à 404, les hoplites se refont un peu.
Données relatives
47Ces effectifs absolus ne suffisent pas pour nous permettre de mesurer l'ampleur du phénomène ainsi que ses conséquences sur les autres caractéristiques démographiques. Nous allons donc nous tourner pour finir vers les interactions entre ces mortalités (globale et différentielle) et les autres facteurs définissant cette population. Il s'agit de les rapprocher de ce que nous pouvons savoir de la population athénienne. Je n'entre pas ici dans les polémiques sur la façon d'évaluer la population athénienne. Parce qu'il me semble qu'ils présentent aujourd'hui la meilleure estimation qui en ait été proposée, j'emprunte les tableaux suivants de l'effectif citoyen masculin athénien de 431 et de la structure par âge de ce même effectif aux travaux de M. H. Hansen (1981 ; 1985 ; 1988).
Tableau 8 : Effectifs masculins citoyens athéniens en 431

Totaux : Citoyens de 20 à 50 ans (aptes et inaptes) : 45 300 ; citoyens mobilisables pour campagne militaire active : 39 300 ; citoyens éphèbes et adultes : 62 320 ; population citoyenne de 0 à 80 ans et plus : 91 610.
Tableau 9 : Structure par âges restituée en pourcentage de la population masculine citoyenne athénienne

Soit 62 % de citoyens en âge de porter les armes.
48En fonction de ces chiffres (évidemment, toujours sujets à caution), on peut calculer, pour chaque année de 490 à 322, une estimation de la population masculine citoyenne en prenant en considération l'effet de la mortalité naturelle sur l'effectif des vivants restitué pour l'année précédente (toujours selon les mêmes tables des xvie-xviie siècles) à laquelle on ajoute les mortalités dues à la guerre et à la peste. Voici un tableau simplifié des résultats selon le rythme trentenaire proposé plus haut.
Tableau 10 : Évolution de la population masculine citoyenne

49La grande saignée va de 430 (avec la peste) à 404, mais les pertes ne sont sensibles qu'à partir de 420 ; la reprise sera très lente (la crise dure jusque vers 385). Une évidence : si l'on en croit ces chiffres, oui, la guerre athénienne a tué, et beaucoup ! Durant 26 ans, ce sont surtout des adultes qui sont morts. La génération des gens nés entre 460 et 435 (heureusement très nombreuse) a connu une très forte mortalité, spécialement dans les classes inférieures, mais s'est par ailleurs peu reproduite. Causant un déficit des naissances (« Où sont-ils les pères de vos mioches ? » dit la Lysistrata d'Aristophane.) qui se lit clairement dans le faible taux de croissance du début du ive siècle. À cette époque, les hoplites deviennent majoritaires par rapport aux thètes (d'environ 20 % entre 400 et 385).
50Nous ne pouvons qu'effleurer ici le commentaire que l'on pourrait construire de ce cette évolution restituée, mais qu'il suffise ici de d'évoquer ce que de telles données permettent d'apporter à l'interprétation de certains traits de l'histoire athénienne. Ainsi la fameuse histoire de la prise de contrôle de l'Assemblée du peuple dans la perspective d'une réforme démocratique fondamentale par Éphialte en 462, qui saisit l'occasion d'une campagne de Cimon dans le Péloponnèse en compagnie d'importants effectifs hoplitiques. Cette fameuse histoire peut être lue aussi dans son aspect le plus arithmétique : les effectifs hoplitiques totaux ne sont probablement qu'un peu plus élevés et il suffit d'un déplacement important de l'effectif global pour que les tacticiens du vote populaire comptent sur une supériorité numérique à l'assemblée et l'emportent. De telles conjonctures ont pu se reproduire dans un sens ou dans d'autres en plusieurs occasions.
51Plus profondément, l'évolution démographique aide à interpréter les grandes modifications de tendance qui s'expriment sur le moyen terme dans l'évolution politique, les passages de la démocratie radicale à la démocratie modérée et au gouvernement de la classe moyenne ne doivent-ils pas être mis en relation avec l'élimination physique des classes inférieures (élimination relative, évidemment), ces classes qui étaient les plus favorables à l'impérialisme ? C'est en quelque sorte par défaut que la classe moyenne reprend le dessus. En gros, le trend démographique différentiel varie au même rythme et dans le même sens que le trend « politique ».
Notes de bas de page
1 Paru dans Armées et sociétés de la Grèce classique, éd. par Francis Prost, Paris, Errance, 1999, p. 51-68. Seules quelques menues modifications sont intervenues par rapport au texte primitif.
2 Je ne peux entendre comme « population de la cité » que la population totale et non la seule population citoyenne.
3 À propos du choc des phalanges, voir ici « Les codes du genre… », p. 110.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008