Conclusion
p. 157-160
Texte intégral
1Bruno Marnot a dit combien ces journées d’études doivent être entendues comme préparatoires à la rédaction d’un ouvrage original sur les ports coloniaux depuis le XVIe siècle. Sans doute ne pouvaient-elles prétendre, à ce stade de maturation du projet, amorcer la réflexion sur tous les aspects du sujet. Cependant, si avoir choisi une entrée en matière par « les Européens » participe, à cette mesure, de « l’écriture d’une histoire nouvelle de l’Europe »– et insère, à ce compte, cette journée dans un cadre institutionnel de recherche bien plus ambitieux – l’axe 4 du Labex – on ne saurait y voir ni simple commodité institutionnelle, ni retour à quelque histoire semi-millénaire et héroïque de « l’ouverture du monde » par ces Européens. Après que nos réunions de Bordeaux et Paris (comme des sortes de prologues) eurent précisé les objectifs et les méthodes qui allaient être les nôtres, présenter, lors de la première étape de notre itinéraire de recherche, les « Européens dans les ports en situation coloniale », c’était mieux vouloir faire connaissance avec ceux des acteurs de cette histoire qui précisément avaient « dit », avaient en quelque sorte identifié, le port colonial. Ces Européens ? Des hommes (et quelques femmes), des navires (dont le tonnage moyen augmente pour une part en raison des conditions des trafics ultramarins), des infrastructures, c’est-à-dire, précisément, des équipements portuaires. Le port en situation coloniale ? Une forme-fonction, une ambition économique et politique, un creuset.
2Reconstituer l’implantation des ports coloniaux par les Européens a permis de dégager les logiques mêmes de leur « création »– la typologie des portsbases militaires établie par David Plouviez ; Louisbourg, quasiment une pure forme-symbole, présenté par Émilie d’Orgeix – ou de l’appropriation du site (Pondichéry par exemple) – que d’évaluer leur taille relative, souvent très faible. Gérard Le Bouëdec le souligne : « Le déficit d’infrastructure maritime est criant ; le terme de port doit se comprendre avant tout comme un site de mouillage » ; Virginie Chaillou-Atrous pour Saint-Denis de La Réunion et Claire Laux pour les ports du Pacifique le confirment jusque même à la fin du XIXe siècle. Sans doute est-il périlleux de se prononcer à partir de quelques études de cas, sans doute, également, nous a-t-il manqué des études sur les grands ports d’Asie ou d’Afrique aux XIXe et XXe siècles. Mais, précisément, on sait combien souvent ces ports ultramarins (du point de vue des Européens bien entendu) avaient brillé avant d’être, de force, placés en situation coloniale (Alger) et comment les initiatives européennes de la seconde moitié du XIXe siècle (Dakar, Casablanca) s’inscrivent dans une logique impériale qui ne saurait être conçue comme une simple extension de la dynamique de l’époque moderne.
3À cette époque, comme le décrit Gérard Le Bouëdec pour les Indes françaises, le modèle d’implantation – également développé par les Portugais et les Hollandais – est celui du port-comptoir : un triptyque port-factorerie-fort, autour duquel peut se former, éventuellement, une ville. S’engager dans les affaires coloniales pouvait être pour des Européens l’occasion d’un enrichissement colossal : ainsi, le cas, exceptionnel il est vrai, des Monneron, dont Jean-François Klein a estimé la fortune à 15 millions de livres ! Il avait fallu pour cela que ces véritables « praticiens des Indes » (Klein) sussent déployer une stratégie commerciale fondée sur la mise en réseau de points d’appui à une échelle impériale (Le Bouëdec, Klein) : sur le modèle de la VOC hollandaise, les capitaux mobilisés par les compagnies à charte ; les soutiens politiques des Grands à la Cour ; les armateurs – ceux de Lorient, que l’on peut qualifier au XVIIIe siècle de véritable « port colonial » ; les capitaines de navires et les mandataires outre-mer… À ce point, c’est voir comment, s’ils n’ont point voulu ou su édifier un « territoire », ces Européens (ces « familles impériales », Klein) ont fait empire. C’est dire aussi que, tout au moins en Asie et en Afrique, il s’agit d’une « impérialité lâche », fondée sur un chapelet de comptoirs, un « empire réticulaire » (Le Bouëdec), encore au XVIIIe siècle et sans doute jusque vers le milieu du XIXe siècle. Peut-on, à ce compte, parler pour cette époque de véritable « politique impériale » ? Tant Gérard Le Bouëdec que Jean-François Klein en doutent, au moins pour le cas français comparé aux cas hollandais et britannique : la structure des classes dirigeantes métropolitaines en Angleterre/Grande-Bretagne et a fortiori en Hollande/Provinces-Unies est différente.
4Aux Mascareignes peut-être, dans le Pacifique assurément un peu plus tard, le port, créé ex nihilo, paraît avoir eu une vocation différente. La logique n’est plus celle du comptoir, mais bien, comme nous l’a montré Claire Laux, celle du point d’appui pour un contrôle, à leur échelle, tout à la fois social et politique sur un territoire de type impérial. On peut une fois encore regretter qu’il nous ait manqué quelque communication sur le grand impérialisme africain ou indochinois de la fin du XIXe siècle par exemple (pour s’en tenir aux Français…), mais les études de Virginie Chaillou-Atrous et de Claire Laux présentent des ports-capitales. La fonction portuaire primitive, et toujours fondamentale, y détermine l’établissement du siège du gouvernement colonial, permet de faire vivre quelque quasi-réseau subrégional intégré (l’exemple de Papeete et des Marquises) et concrétise localement le mouvement de mondialisation des échanges des marchandises, des hommes, des cultures et représentations.
5Le port colonial – quelle que soit sa taille au demeurant – c’est en effet pour l’historien, probablement, l’un des meilleurs observatoires du fait colonial et de la fabrication des sociétés coloniales. Véritable matrice de la colonisation, il en est et la quintessence et intrinsèquement le lieu où s’y forge sa dynamique. Ici comme ailleurs – plus qu’ailleurs ?– le port est mouvement. D’Europe y arrivent des hommes et des marchandises. Des marins et des missionnaires, des trafiquants, de toute espèce, de marchandises et d’hommes (esclaves) et de femmes (prostituées particulièrement nombreuses en des lieux où le sexe/ratio est fortement déséquilibré), des négociants, des « trafiquants » devenus « négociants » comme les figures des ports du Pacifique évoquées par Claire Laux. Car le port colonial, espace de la ségrégation physique et juridique s’il en fut, est aussi – et aussi paradoxal que cela ait pu paraître aux observateurs pressés – celui des migrations, des brassages et métissages, de la mobilité sociale. Malgré les prohibitions et réglementations, en dépit des préjugés, il peut s’y constituer une sorte de communauté portuaire que le roulement des affaires et la dynamique des rencontres consolident ou délitent en fonction des circonstances. Dans ces ports, assurément, des occasions de fortune et de carrière, pour ceux qui tentent l’aventure, Européens en majorité mais pas exclusivement. Mais aussi les risques du déclassement : celui des indigènes immigrés bon gré et (surtout) mal gré ; mais aussi, et pour ce qui nous concerne surtout aujourd’hui, parfois celui d’Européens qui ne parviennent pas à s’accommoder du changement de leur mode de vie, à s’acclimater, parfois au sens propre, à la « situation » coloniale.
6Dans ces ports, situés majoritairement dans la zone intertropicale, les Européens y tombent souvent malades et y meurent, très nombreux, dans des proportions qui donnent le vertige – comme le rappellent Pierre Guillaume et Virginie Challou-Artous ; mais d’autres, plus chanceux, y sont soignés. Et dans ce cas le port, lieu de « pénétration des pratiques de la médecine européenne » (Pierre Guillaume) – qui y a puisé matière à observation clinique sinon inspiration thérapeutique – peut donner à voir certains des apports de la mission civilisatrice européenne, sinon la légitimer.
7Ainsi, comme lieux de cristallisation du nouvel ordre mondial dont les Européens étaient et les porteurs et les grands (sinon les exclusifs) bénéficiaires, les ports coloniaux ont nourri bien des ambitions, des rêves et des illusions également. Pour les administrateurs, les ports, lieux d’accumulation de capitaux, de marchandises et de main-d’œuvre devaient être à l’interface des flux et, à la grande époque de l’impérialisme, comme les têtes de pont de la « mise en valeur » des territoires chère à Albert Sarraut. Cependant, et sans doute dans les colonies davantage qu’ailleurs, le port est d’une certaine façon dissocié du territoire qui, précisément, du fait de l’ouverture à la mer, ne saurait l’entourer. Des mers, des océans, que les Européens ont dû traverser pour atteindre les ports. C’est dire que l’imaginaire de la mer a joué sa partie dans la construction littéraire, picturale, plus tard cinématographique, de l’imaginaire du port colonial : ici, l’exaltation de l’aventure sans doute (jusqu’à la Seconde Guerre mondiale les exemples, surtout dans la littérature destinée à la jeunesse, sont légion), des illusions exotiques assurément, mais moins de trace de nostalgie primitiviste – sauf peut-être pour les ports des îles du Pacifique – que dans la littérature coloniale en général (et l’on songe ici à l’avertissement au jeune lecteur de Pierre Mac Orlan dans la préface à L’Ancre de miséricorde). Serait-ce justement parce que rien n’est plus étranger aux « grands espaces », qu’un port colonial, lieu de rencontres, confinées, bordées ? À ce compte, pour les Européens, comme pour les ultramarins, les ports coloniaux auraient été facteurs, conséquences et signes de la maxime de Paul Valéry : « De notre temps, un monde fini commence. »
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