The Home and the World : cosmopolitisme et insularité dans le roman anglais d’avant-guerre
The Home and the World: cosmopolitanism and insularity in the pre-war english novel
p. 167-179
Résumés
Les années précédant la Première Guerre mondiale ont vu le roman anglais s’interroger sur la condition de l’Angleterre. Cette interrogation prend souvent la forme de la nostalgie d’une Angleterre mythique aux valeurs traditionnelles dont l’insularité est menacée par le cosmopolitisme lié à la modernité. Ce chapitre examine comment le thème est traité dans quelques-uns des romans les plus significatifs de la période : L’Agent secret (1907) de Joseph Conrad, Howards End d’E. M. Forster et trois D. H. Lawrence : Le Paon blanc (1911), Amants et Fils (1913) et L’Arc-en-ciel (1915).
In the years preceding the First World War, the English novel was preoccupied with the condition of England. This preoccupation often took the form of a nostalgia for a mythical England of traditional values, threatened in its insularity by the cosmopolitanism associated with modernism. This chapter discusses the treatment of this theme in a few of the most significant novels of the period: The Secret Agent (1907) by Joseph Conrad, Howards End (1910) by E. M. Forster, and three by D. H. Lawrence: The White Peacock (1911), Sons and Lovers (1913), and The Rainbow (1915).
Texte intégral
1Si l’Angleterre n’a pas connu d’équivalents du Boulangisme ni de l’affaire Dreyfus, pour ne rien dire des affres de la Revanche, les années d’avant-guerre ont néanmoins été marquées par une poussée nationaliste, exacerbée par la guerre des Boers et par la crise irlandaise, et par un débat sur la nature de l’anglicité et les rapports de l’Angleterre avec le monde extérieur. Au modèle libéral traditionnel, on a commencé à opposer une conception « organique » de la nation, fondée sur le caractère national, la race, l’ethnicité1. De ce débat, le roman anglais de l’époque donne de nombreux reflets dont on ne peut ici que donner quelques aperçus.
2Quand on pense au roman anglais d’avant-guerre, on pense naturellement avant tout aux grands romanciers reconnus par la postérité que sont Joseph Conrad, E. M. Forster et D. H. Lawrence, dont il va être essentiellement question ici. Mais les Anglais de l’époque ne leur auraient pas donné le pas sur des romanciers aujourd’hui moins lus et encore moins étudiés comme Arnold Bennett, G. K. Chesterton, John Galsworthy, W. Somerset Maugham et H. G. Wells, tous caractéristiques de la sensibilité édouardienne. Plusieurs de leurs romans ont ceci en commun qu’ils appartiennent à un sous-genre que le critique (et lui-même romancier) David Lodge a proposé de désigner comme des « romans de la condition de l’Angleterre », d’après l’essai du journaliste et futur homme politique C. F. G. Masterman, paru en 1909, The Condition of England ; en d’autres termes des romans qui s’interrogent par le biais de la fiction, et généralement pour s’en inquiéter, sur l’évolution de la société anglaise dans un monde en pleine mutation2. Lodge en prend pour exemple Tono-Bungay de H. G. Wells, publié en 1909, la même année que le livre de Masterman. Le titre du livre est le nom d’un cordial inventé par l’oncle du narrateur et supposément doté de propriétés curatives – il est possible que Coca-Cola, inventé en 1886 par le colonel Pemberton, ait servi de modèle. Le succès inespéré de l’entreprise montre que, selon les termes de Wells lui-même, « la réclame […] va révolutionner le monde3 », comme le cordial plus ou moins frauduleux est en posture de l’envahir. En toile de fond, Wells dresse un portrait, plus symbolique que réaliste, de l’Angleterre contemporaine, avec sa capitale devenue « la plus riche ville du monde, le plus grand port, la plus grande ville manufacturière, la Cité impériale, le centre de la civilisation, le cœur de l’univers4 », point d’attraction de multiples courants centripètes ; mais en même temps pays dont la structure politique n’a pas changé depuis la « glorieuse révolution » de 1688. Que les grandes maisons anglaises traditionnelles de la campagne, représentées dans le roman par celle que Wells nomme Bladesover, passent de l’aristocratie ancienne aux mains de nouveaux riches d’importation récente (Sir Reuben Lichtenstein, au nom évidemment d’origine juive) est un épiphénomène dans « le vaste processus de décomposition qui affecte le grand organisme social de l’Angleterre5 ». Quant à l’« empire ploutocratique » qui importe en Angleterre non seulement des matières premières mais des immigrants, non seulement il ne contrarie pas cette évolution, il l’aggrave. Londres est décrit comme un petit monde hypertrophié qui croît comme sous l’effet d’une levure, ou comme un cancer – les deux images sont dans le roman –, où les Bladesover ancestraux sont « occupés par des parasites, sournoisement remplacés par des éléments étrangers, indifférents et irresponsables6 ». Il est significatif que le héros-narrateur du livre, George Ponderevo, porte, comme son oncle, l’inventeur du Tono-Bungay, un nom à consonance étrangère. Au terme du roman, qui voit la ruine d’une expédition sur les côtes de l’Afrique à la recherche d’une mystérieuse substance appelée quap, et qui se révèle extraordinairement nocive, on reste sur l’image d’une Angleterre trop grande pour elle, menacée de l’extérieur comme de l’intérieur, et inéluctablement vouée à la déchéance et au gâchis.
3En 1906, Joseph Conrad, délaissant les sombres immensités de l’Afrique, de l’océan Indien et du continent sud-américain qui avaient occupé toute son œuvre antérieure, publiait L’Agent secret, son premier roman ayant l’Angleterre pour cadre. L’Angleterre, ou plus exactement Londres, mais un Londres qui n’est pas moins au cœur des ténèbres que Stanley Falls, repère de Kurtz dans le roman éponyme. La « Note de l’auteur » de L’Agent secret, rédigée après la Première Guerre mondiale, ne manque d’ailleurs pas d’associer le mot « ténèbres » à cette « ville monstrueuse », sur laquelle Conrad porte un regard qui évoque le Dostoïevski des Démons7. Contrairement à la France et à de nombreux pays d’Europe et aux États-Unis mêmes, l’Angleterre n’avait pourtant pas été secouée par une vague d’attentats anarchistes. Néanmoins, en février 1895, trois jours après l’attentat d’Émile Henry à Paris, un jeune homme dont le nom, Martial Bourdin, trahit les origines françaises, était mort à Greenwich dans l’explosion de la bombe qu’il transportait, peut-être dans le dessein de faire sauter l’observatoire. C’est cette unique circonstance, d’ailleurs mal élucidée8, qui a mis en branle l’imagination de Conrad et a produit L’Agent secret, œuvre complexe malgré un sous-titre trompeur (Simple récit9), et dont la structure narrative est construite sur le mélange de deux plans temporels (avant l’attentat, après l’attentat). Aujourd’hui tenu pour l’un des chefs-d’œuvre de Conrad et le premier grand roman ayant pour thème le terrorisme, le livre, paru en volume en 1907, avec une dédicace à H. G. Wells, a alors déconcerté plus qu’il n’a séduit10. Comme Bourdin, le héros éponyme, au nom curieux d’Adolf Verloc (qui fait penser à une anagramme de clover, trèfle), est d’origine française. Ses allées et venues entre ce que Conrad appelle lui-même le Continent et Londres sont comparées à la propagation d’un virus. Cette image revient plusieurs fois dans le livre, notamment dans la toute dernière phrase, où l’on voit l’anarchiste surnommé « le professeur » fendre la foule, « insoupçonné et funeste, tel un fléau dans cette rue pleine d’hommes11 ». Rien n’indique spécifiquement chez le « professeur », dont le nom n’apparaît nulle part, une origine étrangère ; en revanche le romancier insiste constamment sur sa petite taille, comme si la disgrâce physique de cet avorton, malpropre de surcroît, n’avait pas sa place dans la société anglaise. Quant au principal anarchiste du livre, Alexandre Ossipon, son nom est évidemment de consonance russe, tandis qu’un autre, Karl Yundt, pourrait être aussi bien allemand que juif russe (Conrad lui avait d’abord donné le nom de Kling). La Russie, sans être désignée comme telle, joue en effet un rôle trouble dans ce monde trouble : Verloc, qui de jour tient une librairie sordide (espèce de sex-shop avant la lettre) et de nuit est membre de la cellule anarchiste, est en fait employé par l’ambassade, qui le pousse à organiser un attentat à la bombe. Quoi qu’en ait prétendu par la suite Ford Madox Ford, cet aspect du roman est, à vrai dire, peu crédible historiquement, à une époque où la police tsariste, qui se préoccupait avant tout d’infiltrer les milieux révolutionnaires exilés, avait mieux à faire que de semer la terreur dans la capitale d’un pays allié12. Mais pour Conrad, sujet naturalisé fils d’un héros du mouvement nationaliste polonais, l’Okhrana pouvait être chargée de tous les péchés.
4Dans L’Agent secret, dont la narration à la troisième personne n’est pas médiatisée par un narrateur intradiégétique comme Cœur des ténèbres ou Lord Jim, et où le point de vue du narrateur tend par conséquent à se confondre avec celui de Conrad lui-même, à l’étranger est donc attachée une forte connotation négative. Le terme « cosmopolite » est associé à deux reprises à Verloc, familier de la topographie londonienne aussi bien que des « bas-fonds cosmopolites » que sont les milieux anarchistes internationaux13. Ce courant xénophobe irrigue l’ensemble de l’œuvre, jusque dans ses plus petits détails, comme le restaurant italien où dîne le préfet adjoint au chapitre VII, « piège pour affamés » qui respire « une atmosphère de cuisine falsifiée, propre à narguer une humanité minable en jouant sur le plus pressant de ses lamentables besoins » et où le commissaire, en se voyant dans la glace, est soudain frappé par son « air étranger14 ». Sortant du restaurant, le préfet se fait la réflexion que « les clients de l’établissement avaient perdu, au contact fréquent d’une cuisine falsifiée, toutes leurs caractéristiques nationales et personnelles. Et c’était un fait étrange, puisque le restaurant italien est une institution si singulièrement britannique. Mais ces gens étaient dénaturalisés au même degré que les plats posés devant eux avec tous les dehors d’une respectabilité sans estampille, ni professionnelle, ni sociale, ni raciale. Ils avaient l’air d’avoir été créés pour le restaurant italien, à moins que le restaurant italien n’eût été créé pour eux15 ». L’adjectif « racial » n’est évidemment pas là par hasard, dans ce roman qui flirte, comme d’autres romans de Conrad, à commencer par le tout premier, La Folie Almayer, avec le langage et les métaphores de l’eugénisme.
5Dans un autre passage du roman, le spectacle des anarchistes déracinés et dégénérés qu’il épie donne à l’inspecteur Heat la nostalgie des voleurs indigènes, « respectueux des autorités constituées16 ». Et les anarchistes cosmopolites eux-mêmes sont conscients du fait que leur idéologie, fondée sur une croyance fanatique en des abstractions, est fondamentalement étrangère au caractère national anglais, naturellement enclin à l’empirisme et à la tolérance. Quoique répugnant à émigrer, le professeur admet devant Ossipon que les Américains (société constitutionnellement cosmopolite) ont plus de caractère, et que leur caractère les porte à l’anarchisme, alors que les Anglais y sont hostiles en raison de leur « conception idéaliste de la légalité » et de leurs scrupules humanitaires17.
6On sait que le roman de Conrad connaît une péripétie tragique et un dénouement grand-guignolesque. Sommé par l’ambassade qui l’emploie de provoquer un attentat, Verloc reçoit une bombe conçue par le professeur. Mais au lieu de se charger lui-même de la déposer à l’observatoire de Greenwich et d’en actionner le détonateur, il en charge son jeune beau-frère, autiste au cœur simple et généreux, incapable de méchanceté, que la femme de Verloc chérit tendrement et qui vit avec eux. Mais le jour venu l’infortuné Stevie trébuche sur une branche et déclenche l’explosion, dans laquelle il meurt déchiqueté. Folle de chagrin, Winnie Verloc poignarde son mari avant de se suicider en se jetant dans la Manche, non sans s’être fait détrousser et abandonner par Ossipon qu’elle avait tenté de convaincre de fuir avec elle.
7Bien que L’Agent secret ne soit pas habituellement caractérisé comme un roman de la condition de l’Angleterre, ce n’est pas surinterpréter Conrad que de voir dans la malheureuse famille Verloc une allégorie de l’Angleterre édouardienne, dont Conrad a adopté les valeurs avec le zèle d’un converti, et qu’il voit menacée de l’intérieur par des éléments extérieurs qui la mènent à sa perte : Verloc lui-même, l’agent secret, est plutôt une victime qu’un monstre ; quant à Winnie, épouse dévouée et trahie, Anglaise « moyenne » (Eloise Knapp Hay la décrit comme une « cockney consciencieuse18 »), et son frère, dont la blondeur et la candeur contrastent avec la noirceur physique et morale et la méchanceté presque métaphysique des anarchistes, c’est envers eux que Conrad suscite la sympathie du lecteur, tandis que ces derniers ne sont censés inspirer que l’horreur.
8Fort différente est la perspective d’E. M. Forster, Anglais de souche, dont les quatre premiers romans semblent chercher une réponse à la question : comment l’Angleterre édouardienne, conservatrice et hypocrite, peut-elle être sauvée moralement, en un sens quasi mystique, mais laïc ? Est-ce par la découverte de l’Italie, pays de l’énergie, d’un certain rapport naturel avec la beauté architecturale et artistique, comme semblent le suggérer Monteriano (Where Angels Fear to Tread, 1905) et Avec Vue sur l’Arno (A Room With a View, 1906) ? Est-ce en recherchant l’authenticité et en privilégiant la vie intérieure, comme le laisse entendre Le Plus Long des Voyages (The Longest Journey, 1907), celui de ses romans que préférait Forster ? Howards End (1910), dernier roman publié par Forster avant la guerre, avec beaucoup de succès, est, comme L’Agent secret de Conrad, un roman quasiment allégorique de la condition de l’Angleterre à la croisée des chemins. Forster aurait pu intituler ou sous-titrer le livre The Country and the City. Sans être présenté comme une sombre immensité, Londres, où le roman se déroule en grande partie, apparaît néanmoins, à l’instar de Wells, comme une ville en mutation trop soudaine et par là dangereuse, dont l’automobile, rapide, bruyante, polluante, est le nouveau fléau. À la capitale – qu’il décrit comme un « monstre », « un cœur qui bat sans doute, mais un cœur inhumain19 »– Forster oppose Howards End, maison imaginaire du Hertfortshire mais inspirée par Rooksnest, la maison où il a passé son enfance et qui a fait naître en lui un amour viscéral de la campagne anglaise, laquelle est présentée dans le roman comme une espèce de paradis perdu. Il y a en effet dans Howards End un côté hymne à l’Angleterre, dans la tradition de la fameuse apostrophe de Jean de Gand, duc de Lancastre, à la cinquième scène de Richard II de Shakespeare, où l’Angleterre est célébrée dans son insularité glorieuse : « Cet auguste trône des rois, cette île porte-sceptre, […] – cet autre Éden, demi-paradis, […] cette heureuse race d’hommes, ce petit univers, – cette pierre précieuse enchâssée dans une mer d’argent – qui la défend, comme un rempart, – ou comme le fossé protecteur d’un château, – contre l’envie des terres moins heureuses20 … » Howards End, où il est significatif que le roman se termine dans une harmonie arcadienne retrouvée, c’est la vraie Angleterre, l’Angleterre essentielle pourrait-on dire, tandis que Londres, malgré son clinquant, n’est qu’une grande métropole parmi d’autres. Un passage particulièrement frappant du roman est le début du chapitre XIX, où Forster nous offre une vue panoramique, qu’on dirait vue d’avion, des comtés de l’ouest de l’Angleterre. À la fin du roman, Margaret et Helen, les deux sœurs qui sont les héroïnes du livre, londoniennes au début du roman, ont transféré symboliquement leur demeure, leur home, à Howards End.
9Howards End ne se réduit toutefois pas à une opposition antimoderne relativement simpliste entre la ville et la campagne. Si Howards End en tant que lieu est bien au centre du sens allégorique du roman, l’intrigue proprement dite repose sur les rapports entre deux familles, dont chacune est dans un rapport particulier avec le home et le monde. Ruth et Henry Wilcox et leurs trois enfants, Charles, Paul et Evie, sont une famille d’origine complètement anglaise et consciente de l’être. En revanche Margaret, Helen et leur frère Tibby Schlegel forment un foyer d’origine cosmopolite, puisqu’ils sont de père allemand naturalisé et de mère anglaise. (On peut supposer que Forster a choisi l’Allemagne à dessein, au milieu des tensions internationales de l’avant-guerre, réactivant symboliquement, en quelque sorte, le côté saxon des Anglo-Saxons.) Le hasard d’une rencontre de vacances, à Speyer, dans le Palatinat, a mis ces deux familles en rapport. Un premier lien, superficiel, se crée pour être aussitôt presque annulé lorsqu’Helen, invitée chez les Wilcox à Howards End, s’éprend brièvement du frère cadet, Paul. À cette amourette sans lendemain, qui met provisoirement un terme aux relations entre les Wilcox et les Schlegel, succède, lorsque les deux familles se retrouvent voisines à Londres, une amitié profonde, instinctive et d’essence plus mystique qu’intellectuelle, entre Margaret Schlegel et Ruth Wilcox. Et plus tard dans le roman, deux ans après la mort soudaine de Mme Wilcox, un troisième lien est établi lorsque les deux familles se retrouvent une nouvelle fois et que c’est Henry Wilcox, cette fois, qui s’éprend de Margaret et la demande en mariage.
10Les Wilcox, à l’exception de Ruth Wilcox, laquelle paraît symboliser une Angleterre immémoriale, préindustrielle et même, par certains côtés, préchrétienne, sont l’incarnation de l’Angleterre postvictorienne, riche et consciente de sa puissance. Ils représentent aussi son impérialisme, qui est une autre tension introduite par Forster dans son roman entre home et le monde. À peine s’est-il dépris d’Helen que Paul Wilcox part pour le Nigeria, la plus récente colonie anglaise (protectorat anglais en 1901, officiellement colonie en 1914). Le Nigeria, pour l’Angleterre industrielle de l’époque, est essentiellement une source de matières premières, dont la principale – succédant à l’ivoire, obsession de Kurtz dans Cœur des ténèbres de Conrad – est le caoutchouc. Or Henry Wilcox, qui est aussi l’incarnation du capitalisme anglais dont l’impérialisme ne va pas tarder à être défini par Lénine comme le stade suprême, fait fortune avec une compagnie (inventée par Forster) qui s’appelle The Imperial and West African Rubber Company, et dont l’activité consiste à exploiter les ressources naturelles du continent africain au plus bas prix possible et à les revendre au prix maximum, notamment à l’industrie automobile en plein développement.
11Sur ces données de base, Forster construit son allégorie du dilemme dont il voit l’Angleterre de son temps prisonnière, engagée dans une conquête du monde en rivalité avec les autres puissances industrielles européennes (la France et l’Allemagne principalement) mais risquant dans cette lutte de perdre son âme. C’est comme s’il y avait deux Angleterre : l’Angleterre impérialiste représentée par les Wilcox, économiquement libérale, moralement conservatrice, non sans une forte dose d’hypocrisie, prête à tout écraser sur son passage (comme la voiture pilotée par Charles écrase un petit chat dans un village, sous les yeux horrifiés de Margaret) ; et l’Angleterre ancestrale, laquelle, comme le vieil ormeau des montagnes séparant la maison des prés à Howards End, garde même quelque chose de son passé païen, ouverte au monde mais non conquérante, capitaliste (les sœurs Schlegel vivent de leurs rentes) mais méfiante vis-à-vis du progrès, et persuadée, selon la formulation frappante de Forster à propos de Margaret, que la vie intérieure « paie21 ». Il va sans dire que la première est attachée aux différences traditionnelles entre les sexes, notamment dans le mariage, tandis que l’autre, représentée, dans le roman, par trois femmes (les sœurs Schlegel et Ruth Wilcox), est féministe. (En 1910 Forster ne va pas plus loin, mais implicitement le renversement des barrières sociales et morales englobe évidemment l’homosexualité.) Pour l’Angleterre wilcoxienne, le nationalisme est naturel, comme un préjugé de plus. « Elle est du genre cosmopolite », dit de Margaret Charles, qui conçoit dès l’abord envers elle une antipathie instinctive aussi forte que la sympathie que sa mère a éprouvée pour elle. « J’ai une dent contre ces gens-là. […] Je ne peux pas les souffrir, et les Allemands cosmopolites dépassent tout22. » Mais il ne faudrait pas en conclure que le mot ait, par implication, des résonances particulièrement positives chez Forster. Il est évidemment lié à Londres, ou aux rapports humains superficiels, et on le retrouve appliqué, par exemple, au vain bavardage des invités des Wilcox. Le seul personnage qui se revendique ouvertement comme « cosmopolite » dans le roman, c’est Tibby Schlegel, frère d’Helen et de Margaret, présenté comme sympathique mais conventionnel et immature par rapport à ses sœurs. Margaret, qui est ce qui se rapproche le plus d’un porte-parole de Forster dans le roman, utilise le mot comme un repoussoir. Comme dans le roman de H. G. Wells, le cosmopolitisme est vu, au même titre que le progrès technique ou la démocratie, comme un avenir peut-être inéluctable mais non moins menaçant pour autant : « Dans l’époque cosmopolite, si nous y entrons, nous ne recevrons plus de la terre aucune aide. Arbres, prairies, montagnes ne seront plus rien qu’un décor et c’est à l’amour seul que reviendra la puissance de lier les hommes23. » Malgré l’opinion négative énoncée par Charles à propos de Margaret, le cosmopolitisme et l’impérialisme ont partie liée : l’un est la conséquence de l’autre et même sa punition. Le monde dont héritera l’impérialiste, prédit Forster, sera gris.
12Ni nationalisme ni cosmopolitisme, tel est le message que Forster semble avoir voulu exprimer dans son roman. Howards End, c’est l’Angleterre insulaire dans toute sa beauté sans ostentation et ses valeurs traditionnelles, telle que la célèbre le discours de Jean de Gand. Mais les possesseurs actuels de l’Angleterre, capitalistes prédateurs des ressources du monde, n’en sont pas dignes : Henry Wilcox et ses enfants, qui ont hérité de Howards End par leur épouse et mère, se montrent incapables de l’apprécier. Ils méprisent cette maison dépourvue de tout le confort moderne, comme ils se croient tenus de mépriser les valeurs humaines et intellectuelles « féminines » qu’incarne Margaret. Se sentant mourir, Ruth Wilcox, qui n’a pas pu réaliser son rêve de faire venir Margaret à Howards End, a griffonné quelques lignes où elle exprime son souhait que la maison soit donnée à cette dernière. Découvrant ce testament après l’enterrement, les Wilcox, outragés, décident de le détruire, empêchant symboliquement celle qui en a été jugée digne de jouir de son héritage. Mais l’intrigue du roman, typique de l’optimisme du Forster d’avant-guerre (La Route des Indes [A Passage to India, 1924] le sera beaucoup moins), permet au vœu de Ruth Wilcox d’être exaucé : Margaret devient par mariage la maîtresse de Howards End. Parallèlement, le roman voit la respectabilité des Wilcox s’effondrer : Henry se retrouve par hasard mis publiquement en présence d’une femme d’origine populaire qui était naguère sa maîtresse ; mais au lieu de se racheter aux yeux de Margaret (et du lecteur) en assumant ce passé et d’en tirer les conséquences, il embrasse le puritanisme victorien dans ce qu’il a de plus hypocrite en refusant l’accès à Howards End à Helen une fois qu’il se révèle que cette dernière est enceinte d’un enfant illégitime. Quant à Charles, qui provoque la mort de l’amant d’Helen, il est, contre toute attente, arrêté et condamné à la prison. Justice étant faite, il ne reste plus à Margaret de s’élever à un plan moral supérieur et à pardonner à Henry Wilcox. Le livre s’achève dans un décor pastoral idyllique et sur un message salvateur : peut-être l’Angleterre pourra-t-elle survivre dans son essence la plus noble, pourvu que ses héritiers soient méritants.
13Dans l’une de ses déclarations les plus mémorables, D. H. Lawrence affirmait en 1915 : « Je sais que c’est moi qui suis la nation anglaise – et qui suis la race européenne – et que ce qui existe en apparence comme la nation anglaise est un faux, du carton-pâte tout au plus. L’État c’est moi24. » Ce propos résume la position paradoxale d’un Lawrence presque seul contre tous durant la Première Guerre mondiale. Réformé par le conseil de révision, donc exclu malgré lui du service militaire, soupçonné d’être un espion allemand (en raison notamment de la nationalité de sa femme) et expulsé à ce titre de Cornouailles, mais n’ayant pas la permission de quitter l’Angleterre, censuré sinon interdit de vente (L’Arc-en-ciel a été saisi en 1915), il n’en continuait pas moins de militer – le mot n’est pas trop fort – pour une Angleterre autre dont il serait lui-même l’incarnation. À peine la guerre terminée, en 1919, il quittait son pays pour n’y plus retourner que pour de brèves visites, et parcourant la planète (Italie, Ceylan, Australie, Mexique, États-Unis, Bavière, Tyrol, Suisse, sud de la France), sa vie devenant une espèce de miroir inversé de celle de Conrad : ayant grandi au cœur de l’Angleterre et se retrouvant à 34 ans sans home, errant d’un bout du monde à l’autre.
14Le conflit entre Lawrence et l’Angleterre était évidemment en germe avant la Première Guerre mondiale. Comme le Forster de Howards End, bien que de manière fort différente, les romans et les nouvelles de Lawrence d’avant 1914 mettaient en scène une Angleterre industrielle menaçant une Angleterre arcadienne25 : ainsi, dans son premier grand roman, Amants et Fils (1913), au monde de la mine s’oppose celui de Willey Farm, ferme de la famille de Miriam. Mais l’Arcadie de Lawrence, avec ses paysans et gardes-chasses dont il restitue le parler populaire et évoque les accidents et autres difficultés de la vie quotidienne dans son premier roman, Le Paon blanc (1911), est bien différente de la campagne fortement idéalisée où vont se ressourcer les bourgeois aisés de Forster. En effet Lawrence était lui-même issu de la classe ouvrière, avec un père mineur, tandis que sa mère était une petite-bourgeoise déclassée26. Il n’était pas question pour lui d’un grand tour d’Europe comme celui que Forster avait pu accomplir avec sa mère après la fin de ses études à Cambridge. Et tandis que le narrateur de Howards End s’excuse auprès du lecteur de ne pouvoir s’intéresser aux « gens les plus pauvres » (Leonard Bast et sa compagne, qui représentent les classes populaires dans le roman, sont simplement à la limite de la pauvreté), Amants et Fils, au contraire, a pour cadre le milieu même dont Lawrence était originaire, les mines du comté de Nottingham. Nous sommes non seulement au centre de l’Angleterre, géographiquement parlant, mais dans une région coupée du reste du pays : une île dans une île, en quelque sorte.
15Comme Forster, Lawrence ne se contente pas d’opposer les deux polarités opposées que sont la mine et la ferme. Pour citer Raymond Williams, « le choix n’est pas seulement entre la mine et la ferme, mais entre l’un et l’autre et le monde qui s’ouvre de l’instruction et de l’art27 ». On voit donc émerger une autre opposition, entre d’un côté la vieille Angleterre insulaire, qui est aussi bien à la mine qu’à la ferme, à Londres qu’à la campagne, et de l’autre la culture, qui par essence est cosmopolite. Dans Amants et Fils, c’est la langue française, qu’on apprend à l’école, et les auteurs qu’on lit dans cette langue : Baudelaire, Verlaine, Daudet, la Vie de Jésus de Renan sont brièvement mentionnés ; le soir où ils deviennent amants Paul Morel et Clara Dawes sont allés voir Sarah Bernhardt en tournée, à Nottingham, dans La Dame aux camélias. Dans Le Paon blanc, c’est une représentation de Carmen de Bizet à Nottingham par la compagnie Carl Rosa qui, avec l’image qu’elle donne d’une sexualité méditerranéenne, supposément libérée, fascine Meg, George et Cyril. L’étranger est associé à la fuite, ou du moins à une certaine libération, ou encore à l’idée d’un refuge : Miriam tient un journal en français ; quant à Paul, il parle plusieurs fois de partir pour l’étranger, sans d’ailleurs spécifier où, et l’on peut supposer qu’il mettra ce projet à exécution. Dans Le Paon blanc, on apprend que le père disparu de Cyril, qui reparaît sans se faire reconnaître au début du roman, a longtemps vécu à l’étranger et était surnommé « Frenchy ». Son antagoniste, sur le plan symbolique en tout cas, est le garde-chasse misanthrope, Annable, homme de la nature pour qui la civilisation est « un champignon dont les belles couleurs cach[ent] la pourriture » et qui abhorre toute forme de culture ; « Soyez un bon animal, soyez fidèles à vos instincts » est sa devise28. Après son mariage avec Leslie, l’héroïne, Lettie, part en voyage de noces à l’étranger et acquiert un vernis de culture ; elle ne chante plus des chansons populaires, mais Debussy et Strauss (ou la Romance à l’étoile de Tannhaüser), provoquant le rejet et presque le dégoût de son ancien amoureux, George, qui voit dans cette affectation une forme de décadence et la présente comme une insulte à la misère des sans-abri qu’il croise sur les quais de la Tamise.
16Au moment où paraissait Amants et Fils, en mai 1913, Lawrence lui-même venait de passer un an à l’étranger, s’étant enfui avec Frieda Weekley, femme d’un professeur de langues à l’université de Nottingham ; de six ans son aînée, elle devait lui survivre plus de 25 ans. Cet exil précipité par une transgression – le second roman de Lawrence, paru en français sous le titre fort différent de La Mort de Siegmund, ne s’intitulait-il pas Le Transgresseur ?– a évidemment eu une influence profonde sur la suite de sa carrière. L’étranger, ce n’est plus la France, c’est l’Allemagne : Frieda, née von Richthoffen, appartenait à une célèbre famille aristocratique établie à Metz après la victoire de la Prusse sur la France. Cette contingence biographique amène donc Lawrence à s’interroger, à la suite de Forster, sur le dialogue culturel anglo-allemand dans le roman qu’il met en chantier au printemps 1913, avant son retour en Angleterre, sous le titre initial Les Sœurs29. Rebaptisé L’Anneau conjugal à la fin de l’année, il sera en définitive refondu et scindé en deux romans, L’Arc-en-ciel et Femmes amoureuses, dont la composition va occuper Lawrence pendant les années de guerre. Achevé en mars 1915, publié en septembre, et immédiatement poursuivi pour obscénité et interdit, L’Arc-en-ciel est l’histoire de la famille Brangwen, établie dans le Nottinghamshire depuis plus de deux siècles. Le roman s’ouvre sur une évocation mythique d’une Angleterre rurale, préindustrielle, où les paysans ont un rapport presque organique avec la terre qu’ils cultivent et dont ils sentent « la pulsation et l’essence30 ». En 1840, au moment où le récit commence, le percement d’un canal et l’ouverture d’une mine sont les prémices du changement – un changement qui voit l’Angleterre s’ouvrir à la fois à la modernité industrielle et au monde extérieur31.
17Le récit se concentre d’abord sur Tom, le benjamin de la génération suivante. Contrairement à ses frères, il prend goût à l’école et se découvre sensible à la poésie. Mais le grand bouleversement de son existence intervient le jour où il rencontre fortuitement un étranger accompagné d’une jeune femme, et c’est comme si un monde nouveau s’ouvrait à lui : « Que signifiait tout cela ? Il y avait donc une vie tellement différente de celle qu’il connaissait. Qu’y avait-il qui échappât à sa connaissance ? Combien de choses ? Qu’avait-il touché du doigt ? Qu’était-il, par rapport à ces influences nouvelles ? Que signifiait tout cela ? Où se trouvait la vie ? Dans ce qu’il connaissait ou dans tout ce qu’il ignorait31 ? » Retrouvant inopinément la mystérieuse étrangère quelques années plus tard, alors qu’il a 28 ans, Tom apprend qu’elle est veuve d’un docteur polonais réfugié à Londres, dont elle a eu une fille. Ces retrouvailles produisent en Tom un nouveau bouleversement, exprimé de termes tels qu’étourdissement, transfiguration, éblouissement, métamorphose, nouvelle naissance ; Tom est amoureux, certes, mais le récit rend bien clair que la qualité d’étrangère est cruciale dans la passion qu’il éprouve pour cette femme de six ans plus âgée (comme Frieda de Lawrence : la transposition est claire) et mi-polonaise, mi-allemande.
18Tom et Lydia, une fois mariés, ont deux fils ; mais Tom ressent un lien plus profond encore avec sa belle-fille Anna, que Lydia a eu de son premier mariage. Adulte, Anna s’éprend de son « cousin » William Brangwen, qui n’est pas son cousin puisqu’elle-même n’est pas une Brangwen. De ce nouveau mariage vont naître deux filles, Ursula, l’aînée, et sa sœur cadette Gudrun – futures héroïnes de Femmes amoureuses – puis quatre autres enfants. À ce stade du roman, qu’on peut situer approximativement aux alentours de 1900, c’est comme si le monde entier avait, non pas envahi, mais pénétré et transformé le village du Derbyshire. L’oncle d’Ursula, l’un des fils de Tom et de Lydia, après une querelle avec son chef, s’exile provisoirement en Italie puis en Amérique. Ursula elle-même tombe amoureuse du fils d’un autre exilé polonais, Anton Skrebensky, fils d’un ami de son grand-père et d’une Anglo-Italienne, qui lui-même est sur le point de partir pour l’Afrique du Sud, vraisemblablement dans l’administration coloniale. Pendant son absence, elle a une brève intrigue lesbienne avec une enseignante de son école dont le nom, Miss Inger, trahit les origines norvégiennes. Après le retour de Skrebensky commence une liaison passionnée entre Ursula et lui. Un mariage est projeté et Ursula envisage, non sans ambivalence, de suivre Skrebensky en Inde, où il semble destiné, comme le Paul Wilcox de Howards End, à une carrière dans l’administration coloniale (bien que Lawrence ne soit pas spécifique à ce sujet). Toutefois elle décide de rompre leurs fiançailles et le jeune homme se résout à un mariage de raison. Lorsqu’elle apprend ce mariage, Ursula, qui avait d’abord envisagé de revenir sur sa décision, se résigne. Le roman s’achève sur sa vision d’un arc-en-ciel où elle s’imagine voir « l’architecture nouvelle de la terre, balayant la corruption ancienne et cassante des maisons et des usines, tissant le monde de nouveau en une étoffe vivante de Vérité, en harmonie avec la voûte du ciel, par-dessus32 ».
19À part de brefs passages situés à Londres, tout le roman se déroule dans le même coin du Derbyshire. Ce même paysage de landes et de collines est évoqué dans la nouvelle « Angleterre, mon Angleterre » (également publiée en 191533), où il est comparé à une coupe tendue vers le ciel, et où le monde ne pénètre pas. Dans L’Arc-en-ciel, en revanche, et surtout par rapport aux romans qui précèdent, le cosmopolitisme semble être devenu un élément constitutif de la société anglaise de l’avant-guerre. Comme les sœurs Schlegel dans Howards End, Ursula et Gudrun Brangwen, futures héroïnes de Femmes amoureuses, sont à cinquante pour cent étrangères.
20On aurait pourtant tort de voir chez Lawrence une exaltation systématique du cosmopolitisme, comme le montre, par exemple, dès Femmes amoureuses, le portrait ambigu du sculpteur Lœrke, présenté comme une sorte de pervers déraciné. Lawrence lui-même, ayant quitté l’Angleterre, devait renouer après la guerre, de l’étranger, avec un sentiment presque exacerbé de son anglicité, au point de surprendre certains témoins par le caractère colonialiste, xénophobe, voire raciste de ses déclarations34. Dès avant la mort de son père en 1924, il exprimait le regret d’avoir, dans Amants et fils, donné, dans le personnage de Morel père, une image injuste et fausse de la vieille Angleterre insulaire et sauvage, dont Annable, le garde-chasse misanthrope du Paon blanc, était une première incarnation. Ses derniers romans s’efforcent dans une certaine mesure de corriger cet écart, mais au prix d’un retour au mythe de l’île rurale et paradisiaque aux vertus salvatrices. Ce sont ces vertus que représente, dans L’Amant de Lady Chatterley, Mellors, le garde-chasse éponyme, face au cosmopolite sophistiqué mais impuissant qu’est Clifford Chatterley.
21« Angleterre, mon Angleterre », la nouvelle de Lawrence s’achève sur le départ du héros, arraché à son jardin insulaire par la guerre, cette guerre cosmopolite qui est comme une perversion infernale de l’ouverture au monde. En réalité aucun de nos trois grands romanciers n’a été directement impliqué dans la Première Guerre mondiale. En 1914 Conrad avait 57 ans et son œuvre la plus grande était derrière lui ; ses derniers romans – Victoire (Victory, 1915), La Flèche d’or (The Arrow of Gold, 1919), Le Sauvetage (The Rescue, 1920), le Suspense posthume et inachevé – prennent une dimension curieusement rétrospective. Il a vécu la guerre, en quelque sorte, par procuration, à travers ses deux fils, dont l’un, Borys, a été sérieusement gazé ; patriote comme seul un converti peut l’être, il n’est pas intervenu en faveur de son ancien ami et allié du Congo Roger Casement lors de la condamnation à mort de ce dernier. Forster, pacifiste, s’est exilé dès 1915 à Alexandrie, ville cosmopolite par excellence – un exil qui sur le plan personnel a été une libération, puisqu’il lui permet d’assumer enfin son homosexualité. Lawrence, s’il a vécu les années de guerre en Angleterre, les a vécues comme un exilé de l’intérieur. La guerre ne figure dans son œuvre qu’en creux, comme un indicible qui ne se manifeste que par des traces à peine visibles, telle la citation, incohérente par rapport à la chronologie du roman, du manifeste de 1915 de Guillaume II (« Je n’avais pas voulu cela35 ») donnée en allemand au dernier chapitre de Femmes amoureuses, comme pour nous faire comprendre par ce message secret que lui non plus, qui se targue d’être l’incarnation de l’Angleterre, n’avait pas voulu cela.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Lewis P., Modernism, Nationalism, and the Novel, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 6 sqq.
2 Voir Lodge D., « Tono-Bungay and the Condition of England », in Bergonzi B. (éd.), H. G. Wells : A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1976, p. 113-114.
3 Wells H. G., Tono Bungay, trad. Édouard Guyot, Paris, Payot, 1929, p. 230.
4 Ibid., p. 133.
5 Ibid., p. 96.
6 Ibid., p. 150.
7 Conrad J., « Préface de l’auteur », L’Agent secret, trad. Sylvère Monod, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 7-8.
8 Il est possible que, comme Stevie dans le roman, Bourdin ait été plus ou moins manipulé par un agent de la police anglaise ; voir la notice de Sylvère Monod, ibid., p. 1232.
9 Ce sous-titre est à rapprocher de ceux que Conrad donne aux six nouvelles du recueil A Set of Six, publié en 1908 et dont deux récits, « Le Mouchard » et « L’Anarchiste », bien que fort différents, sont évidemment à rapprocher de L’Agent secret.
10 Sylvère Monod parle d’un « succès d’estime » (Conrad, Œuvres III, p. 1223).
11 Conrad J., L’Agent secret, p. 274.
12 Voir Hay E. K., The Political Novels of Joseph Conrad, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1963, p. 224-227.
13 Conrad J., L’Agent secret, p. 30.
14 Ibid., p. 135.
15 Ibid., p. 136.
16 Ibid., p. 88.
17 Ibid., p. 71.
18 Hay E. K., The Political Novels of Joseph Conrad, p. 219.
19 Forster E. M., Howards End (Le legs de Mrs. Wilcox), trad. Charles Mauron, Paris, Éditions 10/18, 1982, p. 119.
20 Shakespeare W., Œuvres complètes, trad. François-Victor Hugo, Paris, Pagnerre, 1872, vol. 11, p. 111.
21 Forster E. M., Howards End, p. 216.
22 Ibid., p. 110.
23 Ibid., p. 288.
24 Cité d’après The Cambridge Companion to D. H. Lawrence, Fernihough A. (éd.), Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2001, p. 49. La formule finale est en français dans le texte.
25 Stevens H., « Sex and the Nation : “The Prussian Officer” and Women in Love », Fernihough, 2001, p. 51. Rappelons que Forster lui-même considérait Lawrence comme le plus grand romancier de sa génération ; voir Baldick Ch., « Post Mortem Lawrence’s Critical and Cultural Legacy », ibid., p. 254.
26 Sur la question des origines sociales de Lawrence, voir Colmes C., « Lawrence’s Social Origins », in D. H. Lawrence : New Studies, Heywood Chr. (éd.), New York, St. Martin’s Press, 1987, p. 1-15.
27 Williams R., The Country and the City, New York, Oxford University Press, p. 265.
28 Lawrence, Le Paon blanc, trad. Jeanne Fournier-Pargoire, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. 158.
29 Sur la genèse de ce projet, voir D. H. Lawrence, The First “Women in Love”, éd. John Worthen et Lindeth Vasey, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, Introduction.
30 Lawrence, L’Arc-en-ciel, trad. Albine Loisy révisée par Estelle Roudet, dans D. H. Lawrence, Femmes amoureuses, Paris, Gallimard, 2002 (collection Quarto), p. 86.
31 Ibid., p. 102.
32 Ibid., p. 554.
33 Écrite en juin 1915, publiée en octobre de la même année dans The English Review, et parue dans le volume auquel elle donne son nom en 1922.
34 Voir John Worthen, D. H. Lawrence : The Life of a Writer, Londres, Allen Lane, 2005, p. 265.
35 Lawrence D. H., Femmes amoureuses, trad. Maurice Rancès et Georges Limbour révisée par Antoine Jacottet et Cécile Meissonnier, in Lawrence D. H., Femmes amoureuses, p. 1060. L’allemand est « Ich habe es nicht gewollt. » On trouve aussi l’expression attribuée à François-Joseph sur son lit de mort.
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