La province à l’épreuve du monde moderne démocratique : la France dans Histoire contemporaine d’Anatole France et la Prusse dans Le Stechlin de Theodor Fontane
The Province in the test of the democratic modern world: France in Histoire Contemporaine by A. France and Prussia in Der Stechlin by T. Fontane
p. 107-166
Résumés
Ce texte confronte des deux côtés du Rhin deux œuvres parfaitement contemporaines : Der Stechlin de Theodor Fontane publié en 1899 et Histoire contemporaine d’Anatole France publié entre 1897 et 1901, portant au même moment un regard historique sur la mutation de la société à la fin du XIXe siècle. Toutes deux situées en province, ces deux œuvres se ressemblent formellement : l’intrigue est mince, la part de fiction minime, la grande Histoire prédomine à travers un long récit riche à la fois de nombreuses références à l’actualité et d’avis multiples, en polyphonie, sur ces événements historiques ; la composition fragmentaire, où la réflexion l’emporte sur l’action, livre un riche tableau psychosocial de l’époque, alors que l’Allemagne devient une nation industrielle de stature mondiale et que la France cherche son identité démocratique à travers l’affaire Dreyfus. L’affrontement commun entre tradition et modernité y présente cependant trois différences majeures. D’abord, l’enracinement géographique et patrimonial est quasiment nul chez France, dont la province est fictive et abstraite (un lieu pouvant incarner l’ensemble de la République française), alors que Fontane enracine tout son roman dans le terroir brandebourgeois en insistant sur le poids de la tradition prussienne au moment de son crépuscule. Deuxième divergence, la crise politique due à l’entrée dans la modernité frappe deux pays dont le stade de libéralisation n’est pas également avancé : en Allemagne, si la nécessité d’un parlementarisme réel se fait sentir après Bismarck, le régime reste dépourvu de toute tradition démocratique ; en France au contraire, la République française est déjà la troisième et elle a célébré le centenaire de la Révolution française, mais la démocratie parlementaire est en crise. Le préfet Worms-Clavelin incarne chez France un virage pragmatique vil du régime recherchant autant l’ordre que le progrès pour surmonter les périls de l’anarchisme comme du monarchisme. La même synthèse décevante mais nécessaire passe chez Fontane par la figure désabusée du vieux Dubslav von Stechlin, traditionaliste se convertissant avec répulsion au credo du progrès démocratique, et dépassé dans cette conversion par son fils incarnant la nouvelle Allemagne. Enfin, le traitement de la religion est divergent, car, si France entend montrer l’attitude fondamentalement antidémocratique de l’ensemble du clergé catholique, Fontane, plus nuancé, montre les personnages les plus pieux comme les plus hostiles au progrès démocratique, à l’exception notable du pasteur Lorenzen, qui s’avère au final, en refusant conjointement le conservatisme de la Junkertum et l’athéisme social-démocrate, la véritable figure de la synthèse et de la continuité dans le roman. L’ambivalence foncière de ces deux œuvres est précisément la traduction du mouvement mâtiné de tradition et de démocratie qui emporte alors l’Europe, trop lentement selon France, trop brutalement selon Fontane.
This text does compare on the two sides of the Rhine two works perfectly contemporary: The Stechlin by Theodor Fontane published in 1899 and Histoire contemporaine by Anatole France published between 1897 and 1901, carrying at the same time a historic glance on the change of the society at the end of the XIXth century. Both located in province, these two works resemble each other formally: the intrigue is mean, the part of fiction small, great History prevails through a long narrative rich both of numerous references to actuality and multiple opinions on the historic events; the fragmentary composition, where thought gets the better on action, delivers a rich psycho-social table of the epoch, while Germany becomes an industrial nation of world stature and France seeks its democratic identity through the Affaire Dreyfus. The common confrontation between tradition and modernity presents nevertheless three major differences. At first, the geographical and patrimonial rooting is almost non-existent at France, whom province is fictive and abstract (a place that can incarnate the whole French Republic), whereas Fontane roots all its novel in the brandenburger soil while insisting on the weight of the prussian tradition at the time of its twilight. Second difference, the political crisis owing to the entry into modernity strikes two countries whose stage of liberalization is not also advanced: in Germany, if the need for a real parliamentarism is felt after Bismarck, the political system remains deprived of any democratic tradition; in France on the contrary, the French Republic is still the third and it celebrated the centenary of the French Revolution, but the parliamentary democracy is in crisis. The Worms-Clavelin prefect incarnates at France a shabby pragmatic turn of the political system searching the order as much that the progress to overcome the dangers of anarchism like monarchism. The same disappointing but necessary synthesis is at Fontane the disillusioned figure of the old man Dubslav von Stechlin, traditionalist converting with repulsion with the creed of the democratic progress, and exceeded in this conversion by his son incarnating the new Germany. Lastly, the treatment of the religion is divergent, because, if France intends to show the basically antidemocratic attitude of the whole of the catholic clergy, Fontane, more moderate, shows the most pious characters like most hostile with democratic progress, except notable for the Pasteur Lorenzen, who proves with the final, by jointly refusing the conservatism of the Junkertum and the social democrat atheism, the true figure of the synthesis and continuity in the novel. The land ambivalence of these two works is precisely the translation of the crossbred movement of tradition and democracy which carries Europe then, too slowly according to France, too brutally according to Fontane.
Texte intégral
1Parmi les auteurs aimant à traiter de l’évolution historique dans leurs œuvres et traitant spécifiquement de la bascule historique entre tradition et modernité démocratique à la fin du XIXe siècle, Theodor Fontane et Anatole France se sont évidemment d’abord trouvés associés dans notre esprit par le destin croisé de leurs pays au régime politique si différent et désormais régulièrement en conflit l’un avec l’autre, avec, pour amplificateur, le fait que Fontane ait possédé des origines françaises et connu l’emprisonnement en France en 1870 et le fait qu’Anatole France (d’ailleurs surnommé « Anatole Prusse » par les antidreyfusards) ait régulièrement voyagé en Allemagne (par exemple en 1898) et publié dans la Neue Freie Presse. Comme il est d’usage, dans la classification des œuvres, de distinguer chez Fontane ses romans urbains et ses romans ruraux, il nous a paru intéressant, pour sortir des sentiers rebattus, de voir s’il était possible d’étudier, chez les deux auteurs, le travail de la modernité démocratique tel qu’il se produit en province, afin de vérifier ou non l’assertion de Mona Ozouf selon laquelle la transition politique traversant, voire constituant le XIXe siècle, s’y montrerait ralentie : « Telle est bien la fonction de la province littéraire au XIXe siècle : amortir le douloureux passage de l’état ancien au nouveau, retarder le plus possible les effets de la Révolution1. » Cette considération concerne, comme l’ensemble de son essai, le seul domaine français, mais s’applique parfaitement au roman de Fontane nommé Le Stechlin, que l’on considère volontiers comme l’oraison funèbre qu’il dresse de sa région : la Marche de Brandebourg, qu’il montre se pliant avec regret et décalage à l’avènement du monde nouveau.
2Ce dernier roman de Fontane a été publié un an après sa mort, en 1899, et sa rédaction est donc contemporaine des quatre tomes d’Histoire contemporaine d’Anatole France, se déroulant majoritairement en province et publiés entre 1897 et 1901. L’ultime volume de la tétralogie : M. Bergeret à Paris, marque, comme le titre l’indique, l’abandon du cadre provincial. Il eût été tentant de le retirer du corpus, en suivant en outre Mona Ozouf ne retenant dans son étude de l’œuvre que les deux premiers tomes pour des raisons de cohérence : « L’action de ces livres [étant] fendue en deux par l’affaire Dreyfus […] v[oit…] l’infléchissement des convictions politiques de l’auteur2. » Nous n’imiterons pas Mona Ozouf car, si la cohérence de l’ensemble est effectivement affaiblie dès le troisième volume (L’Anneau d’améthyste), son dernier chapitre dénoue enfin le suspens engagé dès le début du premier volume à propos de ce qui s’en présente comme l’intrigue principale : la nomination du nouvel archevêque de Tourcoing. Quant à M. Bergeret à Paris, là encore l’existence d’un cycle oblige à ne pas l’occulter, d’une part parce qu’au-delà de la césure de l’Affaire, l’œuvre entière obéit à un fil conducteur général qui est l’anticléricalisme3. D’autre part, le dénouement de l’Affaire y donne à l’ensemble de la tétralogie une conclusion politique de portée générale bien plus intéressante que la conclusion anecdotique aux querelles ecclésiastiques à la fin de L’Anneau d’améthyste. L’Affaire ayant comme qualité évidente d’avoir augmenté la caisse de résonance de l’œuvre en cours d’écriture en rendant plus évidents les traits contemporains de la société française, ce que constate Bergeret : « L’Affaire a révélé le mal moral dont notre belle société est atteinte, comme le vaccin de Koch accuse dans un organisme les lésions de la tuberculose4. »
3Histoire contemporaine a pour intrigue initiale, donc, la lutte pour l’accession à l’archevêché de Tourcoing de deux abbés de la ville, Lantaigne et Guitrel, vestige du premier projet de France intitulé Nouvelles ecclésiastiques5, avant que cette question soit supplantée par une seconde : quelle sera la réaction face à la tromperie de sa femme du pitoyable M. Bergeret, figure tout droit sortie des contes médiévaux sur le cocuage d’ailleurs plusieurs fois cités ? Ce n’est que dans un troisième temps que l’évolution de l’affaire Dreyfus vient progressivement reléguer à l’arrière-plan les deux intrigues du premier tome. Or, c’est la première similitude entre les œuvres de France et Fontane, on trouve chez le second une intrigue tout aussi ténue et présentant le même balancement entre le personnel et le social, puisque l’intrigue s’y réduit en fait à deux questions, l’une sociale : le père Dubslav von Stechlin sera-t-il élu député ?, l’autre étant : le fils Woldemar va-t-il se marier, et dans un second temps avec laquelle des deux sœurs du comte Barby ?
UNE CONVERGENCE SURPRENANTE DE SUJET… ET DE FORME
4Au-delà de cette similitude d’une intrigue reposant dans les deux cas sur une nomination officielle et une interrogation matrimoniale, on remarque surtout la ténuité de cette intrigue dans un si long récit. La part de fiction n’est pas ce qui intéresse ici les auteurs. La décision du mariage de Woldemar est aussi peu motivée psychologiquement chez Fontane (contrairement à ses habitudes !) qu’est délibérément banale, souvent même grotesque, la crise du couple Bergeret chez France, car l’histoire personnelle est devenue secondaire face à la grande Histoire des sociétés qui est en train de se jouer à ce moment-là. Les deux auteurs semblent convaincus qu’ils vivent le moment d’une transition de société décisive, et rejettent leurs considérations psychologiques et esthétiques au second plan. À travers une nomination politique chez Fontane, religieuse mais également politique chez France (dans le cadre sensible à l’époque de l’accord à trouver entre l’Église et l’État), le but de l’œuvre est une figuration de la société mouvante de l’époque, dans une transposition large chez Fontane, beaucoup plus stricte, même factuelle, chez France, puisque l’œuvre finale est la publication sélective d’un feuilleton d’actualité. Un exemple suffira : au chapitre XVI du premier tome L’Orme du mail est abordée dans la scène dite du dîner à Valcombe la réticence des hautes classes face à l’établissement de l’impôt sur le revenu, qui vient en effet d’être rejeté par le Sénat en 1895, un sujet qui, comme celui brûlant du service militaire, avait déjà été évoqué dans le deuxième chapitre6. On peut ainsi suivre Mona Ozouf, laquelle insiste dans son essai sur les nombreux décalques de l’actualité dans le récit, en estimant que ce roman est plus une chronique qu’une fiction7.
5Ce premier mérite du texte de France, celui, comme le laisse pressentir son titre, de parfaitement s’inscrire dans son histoire contemporaine, se retrouve, même si la transposition est plus lâche, chez Fontane, où Dubslav von Stechlin y est dit veuf depuis « bientôt trente ans », précisément 1865, ce qui situe donc l’action en 1894. Or, le récit fait allusion à des faits véridiques de 1893 : la mise en accusation du maître des cérémonies impérial, la nomination comme secrétaire d’État au Trésor du conservateur prussien le comte Posadowsky, la mise en cause au Parlement du régime brutal de la domination allemande dans les colonies équatoriales, et aussi à l’accession en 1894 de Chlodwig de Hohenlohe à la chancellerie de l’Empire8. Point commun des deux textes dans leur inscription dans l’histoire récente, l’évocation de l’alliance avec la Russie, caduque en Allemagne depuis la chute de Bismarck en 18909 et au contraire toute récente en France où elle suscite l’enthousiasme lors de la visite du tsar en 1896.
6Ce qui dynamise ce défilé de l’actualité, c’est sa perception par diverses instances sociales qui en sont faites juges. Certes, le point de vue du protagoniste est privilégié, celui de Dubslav von Stechlin chez Fontane et celui de l’intellectuel Bergeret chez France, mais le mérite du texte tient plutôt à sa polyphonie, son dialogisme, sa capacité à faire s’exprimer un certain nombre d’avis différents sur les sujets d’actualité ; c’est, outre une représentation assez fidèle de l’époque, sa mise en débat. L’auteur nous fait réfléchir sur les enjeux sociaux contemporains, articulés autour des questions de tradition et de modernité démocratique, grâce à des discussions « chorales » entre des personnages représentant des corps de métiers ou des instances sociales stratégiques.
7En résulte, souligne M.-C. Bancquart, un « tableau d’ensemble, parodique, de la République fin de siècle : l’Église, l’armée, la magistrature et l’administration, tous les grands rouages de l’État enfin y sont représentés », avec, précise-t-elle, « la distance parodique [qui] remplace la distance dans le temps10 ». Le rôle principal des personnages, qui agissent très peu, c’est d’incarner des idées, leurs discussions permettant de faire défiler, mis en débat avec leurs tenants et leurs aboutissants, leurs conditions et leurs enjeux, tous les sujets importants de l’époque, de façon suivie puisque de longs dialogues récurrents entre les mêmes personnages importants : Guitrel et Worms-Clavelin, ou Lantaigne et Bergeret11 peuvent ainsi approfondir chaque fois la réflexion déjà entamée, avec un enchaînement si rapide de leurs phrases dans ces longs dialogues purement statiques que le nom du locuteur finit par apparaître devant elles comme devant les répliques d’un texte théâtral !
8Or, on retrouve la même tendance, pour ébranler les avis établis sur les événements contemporains, chez Fontane. Celui-ci, dont l’un des plus grands talents a toujours été sa capacité à faire dialoguer ses personnages, ne se satisfait pas des oppositions tranchées schématiques, des apparences premières. En faisant s’affronter les points de vue opposés, en mettant en regard les affirmations des personnages avec les discours des autres sur eux, en évoquant le même sujet par deux angles différents d’un chapitre à l’autre, comme la réflexion sur l’humilité non ambiguë pour Lorenzen et Mélusine au chapitre XXIX, qui s’oppose pour le lecteur vigilant à la dénonciation au chapitre précédent du caractère « équivoque » des attitudes parlementaires (par Unkel et Dubslav), il aime à montrer dans les discours de ses personnages des contradictions, mais aussi des positions plus fines. Lui aussi fait se multiplier, dans de longs chapitres complètement statiques, des discussions sociopolitiques plus ou moins filées, entre Dubslav et Lorenzen, ou entre Rex et Shako, avec des changements d’avis parfois inattendus12. Il s’ensuit que Fontane nous présente une galerie d’avis tous différents les uns des autres, mais nous montre surtout des protagonistes aux avis généralement mêlés, partagés entre tradition et nouveauté.
9En Allemagne, la situation politique est un peu moins brûlante, mais tout aussi brouillée, la nouvelle nation, qui n’existe que depuis deux décennies (1871), connaissant une mutation historique accélérée qui lui fait rattraper son retard par rapport à la France et l’Angleterre, en balayant volontiers quelques pans de tradition. C’est le sujet majeur de discussion des différents juges de la situation. Si Dubslav « n’a pour tout commerce que celui du pasteur Lorenzen et de son sacristain et maître d’école Krippenstapel, […] à l’occasion le garde général des Eaux et Forêts13 », les fréquentations de son fils, le capitaine Woldemar, ancien élève de Lorenzen, vont faire entrer dans la ronde des juges de l’époque d’autres personnages au statut « stratégique » : un autre soldat : Shako ; un assesseur ministériel : Rex ; la supérieure du couvent local : Adelheid. Il en résulte dans les deux cas une présentation assez exhaustive de la société contemporaine, en ses faits et en ses personnes.
10Dans leur façon commune de vouloir faire l’emporter la réflexion sur la fiction, France et Fontane font peu agir leurs personnages, mais nous livrent le maximum de réflexion sur l’actualité. Cette forme littéraire hybride, assez peu romanesque, coïncide avec la généralisation de la pratique du roman désorganisé au tournant du siècle, mais doit plutôt être considérée comme la forme même de la fiction immergée dans l’histoire, dès lors qu’il ne s’agit pas d’un roman historique mais d’un roman homodiégétique réflexif portant sur des événements contemporains : « Quelque chose unit Les Déracinés (1897) et Histoire contemporaine, [remarque M.-C. Bancquart…] une allure morcelée, parfois didactique, et l’insertion dans la trame du récit d’essais et de réflexions qui le ralentissent14. » Or, cette considération peut être associée à l’art de Fontane, dont Lukacs note la composition « au laisser-aller savant », au « caractère consciemment relâché15 ». Cette forme floue serait précisément celle permettant au mieux à un écrivain de restituer et mettre en débat les problèmes de son époque. Et pourquoi alors ne pas étendre à l’ensemble de la tétralogie, et au roman de Fontane, ce que M.-C. Bancquart dit du seul M. Bergeret à Paris : « On reconnaîtra que sa forme littéraire est structurée par le besoin de lucidité intellectuelle qui a fait s’engager Anatole France dans l’Affaire16. » Sauf que, précisément, ce qui fait la qualité, en termes de réflexion historique, du début d’Histoire contemporaine et du Stechlin, fait défaut à M. Bergeret à Paris, pour la raison qu’elle-même énonce :
« [France] a tout à fait envahi Bergeret, et le roman est un roman monodique, comme toutes les œuvres notables écrites en cette période où il s’agit de faire passer un message […] seuls restent en scène Bergeret d’une part, les nationalistes de l’autre, dans un Paris au présent qui n’a pas de véritable consistance17. »
L’ENRACINEMENT GÉOGRAPHIQUE ET PATRIMONIAL
11Cette consistance géographique, c’est le premier point de divergence majeur entre les deux œuvres. Les trois premiers tomes d’Histoire contemporaine se déroulent dans une ville indéfinie de « cent cinquante mille habitants » du Centre ou des Pays de la Loire, « siège d’un archevêché, d’une faculté des lettres, d’une faculté des sciences, d’un tribunal de première instance et d’une cour d’appel, chef-lieu d’un riche département », riche notamment grâce au « vin de nos coteaux du centre18 ». Cette ville française est intentionnellement typique de la majeure partie de la province française pour figurer en un point abstrait les vicissitudes du régime républicain sur l’ensemble du territoire. Or, il en va tout autrement chez Fontane, lequel se concentre sur la Prusse, et tient même à nous livrer par son roman un concentré de Marche de Brandebourg, comme une dernière photographie de son excellence avant qu’elle ne soit définitivement diluée dans le nouveau territoire remodelé par la modernité en marche.
12Sont ainsi mises en avant les spécificités du comté de Ruppin et de la ville de Rheinsberg, et célébrés les forêts et les lacs du plateau mecklembourgeois19, comme Fontane l’avait déjà fait dans ses ballades et ses Wanderungen durch die Mark Brandeburg : « Comme c’est beau… et l’on parle du dénuement et de l’aspect prosaïque de ces régions20. » Cet éloge nostalgique, particulariste, du terroir, sans doute motivé par la récente unification allemande ne peut avoir cours chez France, dont le pays est ancien et dont l’héritage républicain fait au contraire du terroir un résumé du pays tout entier21.
13Les personnages de Rex et Shako, des amis berlinois de Woldemar, permettent, par leur regard de visiteurs étrangers, de mettre en place, pour eux et pour le lecteur, tout un tableau traditionnel de l’ancien Brandebourg. Cette tradition est illustrée au château par les tableaux d’ancêtres du XVe siècle et l’existence dans une aile d’un musée décrit au chapitre XXX comportant de vieilles portes, fenêtres, gouttières et girouettes. Ce musée est plutôt folklorique mais, bien symptomatique de ce sens du rassemblement du passé qui s’accroît tout au long du XIXe siècle, il prouve aussi l’importance de l’enracinement pour les Stechlin, car on peut clairement lui opposer, chez France, la collection d’armures et de tableaux internationaux des Bonmont, purement mercantile, leurs possesseurs montrant une totale indifférence à leur origine ! Shako, qui trouve « féerique22 » la première vision du château et de l’église, a droit ensuite comme nous à la visite de l’école, où l’instituteur Krippenstapel, qui porte la redingote ornée de l’ordre de l’aigle des Hohenzollern23, fait référence, comme Dubslav, à diverses figures de l’autorité24. L’ordre prussien y est en effet scrupuleusement respecté, et Krippenstapel loue de façon visiblement allégorique l’art de diriger un État des abeilles, organisées en « classes », discours à double titre « traditionnel » pour Lorenzen25. Ce panorama de la tradition prussienne connaît un dernier éclat crépusculaire dans le roman au moment de l’enterrement de Dubslav, occasion de rassemblement de tous « les Anciens et les Purs26 », à commencer par le chevalier von Alten-Friesack27.
LA CRISE POLITIQUE DUE À L’ENTRÉE DANS LA MODERNITÉ
14Le sujet sans doute le plus fréquent de l’œuvre de Fontane, c’est en effet l’affrontement entre le conservatisme prussien, basé sur l’armée et la haute administration, et l’Allemagne moderne bismarckienne, la mutation forcée de la noblesse face à l’émergence des forces populaires, comme le comprennent bien les deux patriarches éclairés du récit, Dubslav von Stechlin : « Tout le monde veut s’élever aujourd’hui. C’est […] la “signature du temps” […] Et la social-démocratie veut s’élever elle aussi28 », et le comte Barby : « Avant tout : le quart état va-t-il s’établir et se stabiliser (car c’est vers quoi tend le noyau raisonnable de toute l’affaire)29 ? » Le roman insiste comme attendu sur la tradition prussienne en général, voire sur l’idiosyncrasie brandebourgeoise en particulier30, par exemple sur ses prénoms : « Quand on est de la Marche, on s’appelle Joachim ou Woldemar31 » (c’est précisément le prénom du fils Stechlin ; Dubslav, lui, porte le prénom de son oncle !). Le système de poupées gigogne se poursuit dans l’apologie d’une tradition encore plus sûre, celle, au sein du Brandebourg, de la lignée, valeur conservatrice s’il en est. Le sentiment de la famille est prédominant : « La Prusse, ce n’était pas rien, la Marche de Brandebourg non plus ; mais le plus important, c’étaient les Stechlin, et l’idée de voir le vieux château passer dans d’autres mains, et dans quelles mains ! lui était insupportable32. » Le roman évoque aussi fréquemment une vieille famille brandebourgeoise authentique, les Quitzow33.
15Dans le bouleversement violent des temps, cette tradition ultime qu’est la famille est la première frappée par le nivellement démocratique des valeurs et l’abaissement des anciennes grandeurs. L’aristocratique famille von Stechlin a mené autrefois « une vie de château » quand les anciens Stechlin « avaient participé à toutes les festivités que donnaient les comtes de Ruppin et les ducs mecklembourgeois, et ils étaient apparentés aux Boitzenburg et aux Bassewitz. Mais aujourd’hui, les Stechlin étaient gens de petits moyens, qui joignaient juste les deux bouts34 ». C’est ce qui explique leur sentiment de vanité et de vivre désormais « au-dessous de [leur] rang35 ». Symboliquement, ce déclin de la famille épousant celui de la tradition est concrétisé par le jet d’eau du domaine qui se met à ne plus marcher au chapitre XXVI et surtout par la défaite de Dubslav aux élections. Le noyau familial n’en reste pas moins l’ultime refuge en une période de total bouleversement : « À vous entendre, on pourrait vraiment croire que c’est la fin […] Bon, à l’extérieur, dans le monde, tout ne marche pas toujours pour le mieux. Mais au sein de la famille… »
16La nostalgie de la puissance prussienne est le motif majeur du roman. Le drapeau hissé au sommet du belvédère du domaine reste, même après la création de la nation allemande, le drapeau prussien noir et blanc, et la raison alléguée est elle aussi symbolique, puisqu’elle suggère l’affaiblissement d’identité d’une nation trop étendue : « Récemment, Engelke avait voulu adjoindre à ce drapeau une bande rouge, mais sa proposition avait été repoussée […] – Laisse. Je ne suis pas d’accord. Le vieux noir et blanc tient encore de justesse ; mais si tu y ajoutes du rouge, il se déchirera à coup sûr36. » La sœur de Dubslav, l’archaïque prieure du couvent de Wutz, porte, elle, un diamant aux sept pierres évoquant feu le régime politique des sept Électeurs effectif de 1356 à 1806. Cette nostalgie donne lieu à des allusions pieuses innombrables à Frédéric II37 et à son frère le prince Henri38, renvoyant à un âge d’or de la Prusse, notamment, lors des élections législatives, au passage du souverain à Rheinsberg devant son château. Les deux frères sont presque invoqués comme une puissance tutélaire : « C’est bien chez soi qu’on est le mieux. Et nous précisément, qui avons l’avantage de vivre dans la région de Rheinsberg. Eh oui, où pourrions-nous retrouver l’équivalent ? D’abord le grand roi, puis le prince Henri39. » Dubslav cite volontiers le « vieux Fritz », comme plus tard son fils40, et loue en lui, auprès du comte Barby, l’incarnation d’une souveraineté ayant dépassé toutes les classes sociales, une souveraineté nationale avant l’heure sans qu’il y ait eu besoin de démocratie aboutie : « On ne le mettra jamais assez haut », précisément parce qu’il « était […] pour le pays, […] “pour l’État” » et non favorable à la noblesse, pour lui « du matériau brut41 ».
17La célébration de la Prusse menacée passe par le rappel très régulier par les personnages de ses nombreuses victoires militaires à travers les temps, ce que Fontane, ironiquement, appelle de « la conversation historico-rétrospective42 ». Sont évoquées régulièrement les victoires dans les guerres de libération, à Fehrbellin sur les Suédois en 1675 et à Leipzig sur Napoléon en 181343, mais aussi, bien plus ancienne, la victoire tout aussi fondatrice des Hohenzollern à Cremmen sur les ducs poméraniens en 141244. Reliant l’histoire personnelle à l’histoire collective, Fontane mentionne que l’arrière-grand-père Stechlin a été tué à la bataille de Prague contre les Autrichiens en 1757, que la campagne du Schleswig de 1864 a eu lieu un an après la naissance de son fils et un an avant la mort de sa femme. Et, bien sûr, sont encore plus abondamment évoquées les victoires récentes, titre de gloire des survivants (le bourgmestre Kluckhuhn est « un ancien de 6445 »), celle de Sadowa contre l’Autriche marquant la Prusse retrouvée46 et la récente guerre de 1870, « époque merveilleuse », à travers Mars-la-Tour et la charge de la Garde à Saint-Privat47 ; le plus souvent, cette célébration de la puissance militaire prussienne mène d’ailleurs au rassemblement de plusieurs des victoires récentes contre Français et Danois : Sedan, Sainte-Marie-aux-Chênes, Alsen, Düppel, Lipa et Mars-la-Tour48. L’épisode traumatisant de la guerre de 1870 est évidemment également présent dans Histoire contemporaine, notamment à travers la figure du général Cartier de Chalmot, mais le seul passage intéressant vraiment le sujet concerne l’insertion par l’abbé Lantaigne de l’empereur Guillaume dans une énumération parlante où il succède à un ensemble de souverains conquérants connus historiquement pour leur barbarie : Nabuchodonosor, Attila, etc.49 ; point d’antigermanisme idéologique ici, l’impérialisme allemand, par exemple quand il est censé inspirer les dreyfusards, ne pouvant paraître davantage dirigé contre la République actuelle que contre la monarchie potentielle50.
18L’apologie de la Prusse mène enfin à celle tout aussi fréquente, mais parfois cryptée et plus polémique, d’un autre grand Prussien, plus récent, l’ancien chancelier Bismarck qui meurt en 1898 comme Fontane. S’il est lui aussi souvent invoqué élogieusement, au point d’être perçu comme le grand homme du XIXe siècle51, il l’est également souvent indirectement, car on peut clairement voir nombre d’analogies entre le Junker Dubslav von Stechlin et Bismarck qui a si ardemment défendu cette catégorie sociale52. Tous deux sont poméraniens, et se ressemblent physiquement, comme on l’apprend dès le premier chapitre. Dubslav était cuirassier d’un régiment prussien comme Bismarck, son domestique se nomme Engelke, quand celui célèbre de Bismarck se nommait Engel, et il vit veuf retiré dans un château comme lui53, cette dernière mention confirmant que l’action du roman ne peut se situer avant 1894, année de la mort de la femme de Bismarck. Le « chancelier de fer » vit retiré à Friedrichsruh depuis son renvoi par le Kaiser en 1890, comme Dubslav se retire de toute vie sociale après son échec électoral. « Notre Wallenstein en veston. Dieu sait quel chemin il aurait pu faire », commente Dubslav54, une formule notable lorsque l’on sait que Fontane avait lui-même comparé l’ex-chancelier à Wallenstein dans une visée toute négative :
« Il est la personne la plus intéressante que l’on puisse imaginer, je n’en connais de plus intéressante, mais ce penchant constant à duper les autres, cette ruse dans son état le plus extrême, m’est particulièrement repoussante, et si je veux m’élever, me grandir, il faut me tourner vers d’autres héros55. »
19Dubslav aussi, malgré les apparences, se montre réservé vis-à-vis du « vieil homme de Sachsenwald », et peu euphorique lorsqu’on lui dit qu’il a « une tête à la Bismarck », pensant « le dépasse[r] d’une tête56 ».
20On notera que Bismarck, bien qu’il ait pu incarner un temps la modernisation libérale forcée de l’Allemagne au moment de son alliance avec les libéraux, retrouve définitivement, après son virage conservateur de 1880 et son renvoi en 1890, son image de traditionaliste prussien, alors que, s’il est le seul personnage historique allemand cité dans Histoire contemporaine57, c’est parce qu’il incarne toujours en France un certain libéralisme, les monarchistes et les nationalistes lui reprochant d’y avoir expressément fait instituer la République en 1870 pour affaiblir durablement la nation française. De Frédéric-Guillaume Ier à Bismarck, le défilé postromantique des « grands Allemands » ressuscite à nos yeux le long passé glorieux de la Prusse, conformément aux convictions de Dubslav von Stechlin associant étroitement, au moment des élections, le « sens de l’histoire » au patriotisme ; voilà qui ressortit sans doute à cette fameuse Kultur, cette culture particulariste, que l’on trouvait évoquée juste avant par Molchow valorisant le sens mémoriel activé par le mécanisme des élections « qui vous contraignent à vous pencher sur l’histoire et la culture58 ».
21La valeur générale des habitants d’une ville sans nom permet à France d’en faire les citoyens abstraits de la République française en crise, mais l’empêche d’imaginer à ces personnages une longue généalogie. Fontane tient au contraire, là encore, à inventer à ses personnages un enracinement maximal en déclinant comment chaque étape importante de leur vie et de leur lignée est reliée à une étape importante de l’ancienne histoire régionale. Ainsi, l’entrée au régiment de Dubslav, dont la femme avait été la dame de compagnie de celle de Charles de Prusse, eut lieu en 1840, date de l’accession au trône de Prusse de Frédéric-Guillaume IV, selon une coïncidence qui touche aussi le domaine des Stechlin, le château-gentilhommière ayant été reconstruit en 1713, date de celle de Frédéric-Guillaume Ier59. Les innombrables références historiques précises, loin d’être gratuites, sont fondatrices, puisque ce que veut souligner Fontane, c’est là encore la liaison étroite de la vie particulière et de la grande histoire de l’autorité impériale d’ailleurs théorisée dès le premier chapitre : « Toute grande chose est accompagnée de phénomènes secondaires60. » Chez France, au contraire, grande et petite histoires évoluent sur deux lignes parfaitement distinctes, comme le remarque M.-C. Bancquart : « [Les] intrigues de la Ville dans Histoire contemporaine, tout cela n’agit pas sur le fond de la société, qui est travaillé par des forces lentes et fatales semblables aux forces biologiques61. »
22Cette différence d’investissement des personnages n’est pas arbitraire politiquement. Si les personnages-idées de France n’ont pas d’arrière-plan familial, c’est parce que, dans l’ordre du symbolique, la République marque pour les Français une rupture absolue avec leur passé ; il s’agit bien sûr d’une illusion, que vient d’ailleurs démasquer l’archiviste jacobin Mazure, qui exhume le passé des familles pendant l’Ancien Régime, et à ce titre dérange la communauté ! Chez Fontane, la saturation du récit par les références au passé montre au contraire la volonté des Prussiens de tout relier du présent à un passé idéalisé, par rejet de la démocratie liée à la nouvelle nation allemande. Logiquement, France adoptera donc le même fonctionnement au moment de faire le portrait de la vieille famille des Brécé dans M. Bergeret à Paris, le tracé de leur généalogie et de leur patrimoine s’imposant pour ces monarchistes défenseurs intransigeants de l’Église et de l’Armée, qui refusent d’accepter la rupture républicaine. A contrario, la fréquentation à Berlin de la famille du comte Barby, selon l’opposition si structurante chez Fontane de la campagne provinciale et de la grande ville, mène à un autre type de coïncidence historique, puisque, si la vie à Stechlin est rythmée par une anamnèse prusso-prussienne, le comte Barby62 a lui été conseiller d’ambassade à Londres « jusqu’à l’édification de l’empire allemand63 » et sa maison est fréquentée par un précepteur des fils du nouvel empereur Guillaume II. Quitter la province pour la capitale empêche donc de continuer à vivre dans le souvenir idéalisé du passé et projette d’un seul coup Dubslav dans la réalité impériale contemporaine, ce qu’il traduit par la formule « Depuis que nous sommes empire et empereur64 ».
23Ce premier point de divergence nous montre, chez Fontane, un univers majoritairement conservateur perturbé par une libéralisation démocratique devenue obligatoire, alors que celui d’Histoire contemporaine présente une France pleinement installée dans la République instaurée par la Révolution française. Car, et tel est le deuxième motif de divergence, les deux cadres ici comparés présentent un stade de libéralisation très différent, bien plus avancé en France : en Allemagne, le régime est encore impérial, l’État, mal unifié, est dépourvu de toute tradition démocratique, alors qu’en France, au terme d’un siècle mouvementé fait d’avancées et de reculs, que France nomme « siècle révolutionnaire65 », la République date déjà d’un siècle et c’est déjà la troisième ! Sauf que, après 1890, la tendance tend à s’inverser : la nécessité d’un parlementarisme réel, et non plus formel, s’accentue en Allemagne sous la demande conjuguée des progressistes et des sociaux-démocrates, dans un pays dynamique fort de sa nouvelle puissance économique, où Guillaume II entend accentuer le « socialisme d’État » après le départ de Bismarck. En France, alors que vient d’être célébré le centenaire de la Révolution française, on est entré dans une époque de désillusion face à la démocratie sous sa forme parlementaire, et la croyance au progrès qui avait accompagné le passage de l’Ancien au Nouveau Régime est fortement remise en cause, comme le traduit l’attitude de repli de l’archiviste Mazure, pourtant radical et jacobin : « Voilà seulement dix ans […] je me serais fait casser la tête pour la République. Aujourd’hui, je la verrais faire la culbute, que je rirais en me croisant les bras. Les vieux républicains sont méprisés66. » Une preuve de ce renversement de tendance, et du retour de flamme de la réaction en France, c’est que, chez Fontane, Dubslav von Stechlin va courageusement se présenter aux élections malgré la probabilité de sa défaite, alors que, chez France, le duc de Brécé refuse désormais de se représenter aux élections législatives après sa dernière défaite contre le docteur Cottard, « athée et franc-maçon » : « Les électeurs de Brécé n’ont pas ce qu’il faut pour que je les représente », allègue-t-il67.
24En résumé, Fontane nous présente la tradition prussienne en crise et Anatole France la République française en crise.
25Il faut parler plus longuement de cette défiance du parlementarisme qui s’est peu à peu solidifiée en Europe, alors qu’il devait être le premier vecteur de démocratisation de la société. Dans La Crise du libéralisme, Marcel Gauchet consacre un chapitre à ce que les citoyens perçoivent comme « la trahison des parlements ». Comme il l’explique, le rejet du parlementarisme, comme beaucoup de phénomènes politiques, arriva avec décalage en Allemagne, puisqu’il faudra attendre la béance du pouvoir suivant le départ de Bismarck pour que puisse naître un mécontentement face à une paralysie du politique qui sévissait déjà depuis longtemps en France68. Dès 1882, en effet, le discrédit de la République des républicains, système vu comme à la fois versatile et immobiliste, anonyme et non comptable de ses actes, dérisoire face aux grands groupes capitalistes émergents de la finance et de l’industrie dont il se fait en plus le complice, avait mené à une coalition des extrêmes abattant le ministère Gambetta. Plus précisément, la déception provient de ce que le gouvernement devait être « représentatif » en assurant une correspondance entre le pouvoir et la communauté, mais cette correspondance, restant assurée par les anciennes hiérarchies et par les appartenances à des corps constitués ayant survécu au changement de régime, semble ne pas être parvenue à devenir directe. Ainsi, malgré l’élection de candidats parlementaires, loin de s’être résorbée, la distance semble s’être creusée entre l’État et la société civile, de plus en plus organisée autour de regroupements d’intérêts particuliers, la multiplication des classes et des partis, parasitant la représentativité directe, rendant impossible l’expression de la volonté générale, et rendant en outre la société ingouvernable.
26La tétralogie de France, en cela dans la droite ligne des Opinions de M. Jérôme Coignard et du Lys rouge, fait une large part à cette défiance maintenant bien installée envers le système représentatif69. Pour bien en mesurer l’importance, il faut avoir deux choses à l’esprit. La première, c’est qu’au moment de la IIIe République, la procédure de vote des lois, le mode de désignation du président et la responsabilité ministérielle, tout est défavorable à l’exécutif. Comme le disent Olivesi et Nouschi, « la source du pouvoir est bien le Parlement, à l’apogée de sa puissance, dans le demi-siècle 1880-193070 » ; attaquer le parlementarisme, c’est donc, pour un républicain comme France, saper le fondement même du régime républicain, toujours en butte à de nombreuses attaques. Cette charge est également grave, parce que, replacée à l’intérieur de l’itinéraire de France, elle a, au moment d’Histoire contemporaine, une valeur existentielle et non plus simplement satirique. Comme l’explique M.-C. Bancquart conjointement des Opinions de M. Jérôme Coignard et d’Histoire contemporaine :
« Journal des scandales, abus et impostures de la République opportuniste vus par un homme qui hésite sur l’orientation future de sa pensée et de sa vie, ces deux livres prennent une cohérence ; les éléments d’un tel journal entrent en liaison avec des éléments de la constellation mentale d’Anatole France71. »
27À travers cette mise en cause de la République des opportunistes, c’est en effet sa propre âme républicaine que France éprouve ici, le temps d’une refondation, qui va prendre corps à l’intérieur même de la tétralogie, au moment de défendre la cause arménienne au milieu72 du deuxième tome, Le Mannequin d’osier.
28Dès le premier chapitre, M. de Goulet, le vicaire de l’archevêque, prononce ainsi « le déclin du parlementarisme », causé par la fragilité du régime actuel, « la situation des pouvoirs civils, ébranlés par des crises intestines et incapables […de] suite et [de] durée73 ». La déliquescence de la IIIe République est imputée à son personnel politique : « M. Worms-Clavelin était entré dans l’administration lors des scandales de l’Élysée, sous le président Grévy. Il avait depuis assisté à ces affaires de corruption sans cesse étouffées et renaissant toujours, au grand dommage du Parlement et des pouvoirs publics », corruption si récurrente d’ailleurs qu’ironiquement, à la longue, « ce spectacle […] sembl[e] naturel » au préfet Worms-Clavelin74 ! Le dîner à Valcombe, à l’avant-dernier chapitre de L’Orme du mail, est l’occasion du rappel des scandales nombreux qui ont émaillé la vie politique, le préfet Worms tenant contre toute raison à dédouaner le sénateur Laprat-Teulet :
« Il a été victime de manœuvres qui tendaient à exclure du Parlement les hautes personnalités appartenant au monde des affaires […] il ne peut plus se produire de scandales ; on ne monte plus d’affaires. C’est là une des conséquences les plus fâcheuses de cette campagne de diffamation, menée avec une audace inouïe75. »
29Toujours ironiquement, Laprat-Teulet, « républicain de la première heure, […] depuis vingt-cinq ans le chef puissant et vénéré de l’opportunisme dans le département […,] grand député d’affaires [et] excellent orateur financier76 », impliqué dans l’affaire de Panama, est néanmoins à nouveau inculpé dans Le Mannequin d’osier :
« Le journal […] portait en manchette l’annonce d’un de ces incidents communs dans notre vie parlementaire, depuis le mémorable triomphe des institutions démocratiques. Les Saisons alternées et les Heures enlacées avaient ramené en ce printemps, avec une exactitude astronomique, la période des scandales77 »,
30Ce qui ne l’empêchera pas, ironie supplémentaire, d’être à nouveau candidat à sa succession dans M. Bergeret à Paris. Si Worms-Clavelin parle d’« affaires », c’est qu’à travers le parlementaire Laprat-Teulet se cristallise la découverte fâcheuse que la liberté du nouveau régime conduit assez naturellement à une collusion entre monde politique et mercantilisme capitaliste : « Il demeurait le défenseur courageux de ce système fiscal [de la finance cosmopolite], inauguré par la Révolution et fondé […] sur la justice et la liberté. Il soutenait le capital avec émotion78. »
31Allant de crise ministérielle en crise ministérielle, la République parlementaire, paralysée, est montrée comme impotente ; « l’impuissance parlementaire » est même le premier facteur sur lequel compte le monarchiste Henri Léon pour renverser la République, même si lui-même avoue son effroi devant le vide du pouvoir : « [Faure] n’était pas le mécanicien. Loubet non plus n’est pas le mécanicien. Le président de la République, quel qu’il soit, n’est pas maître de la machine. Ce qui est terrible […] c’est que le train de la République est conduit par un mécanicien fantôme79. » L’une des causes majeures de cet immobilisme du régime parlementaire, c’est l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale, celle des fonctionnaires. D’une part les partis, parce qu’ils sont désormais majoritairement formés de petits et de moyens bourgeois (et non plus de grands propriétaires terriens et de grands bourgeois), sont censés remplacer les corps intermédiaires du passé pour remédier à la dissociation entre l’État et la société civile, et il s’avère qu’ils n’accomplissent pas ce rôle de transmission directe parce que leurs membres, carriéristes, deviennent des professionnels de la politique qui oublient aussitôt les intérêts de ceux qui les ont élus. Les électeurs ont vite compris qu’in fine ils n’étaient pas représentés par leurs élus, Worms-Clavelin se félicitant de posséder un « ensemble superbe d’administrés » parce qu’ils sont parfaitement indifférents à la chose publique80 !
32Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la vision du parlementarisme est moins unilatéralement négative chez Fontane. La même défiance grandissante s’exprime certes dans les propos désabusés de Dubslav battu aux élections et critiquant en fait son vainqueur Torgelow de ne pas savoir être assez fourbe pour être un bon parlementaire :
« Il n’aura pas encore acquis le coup de patte […] ce qu’on appelle maintenant le style parlementaire […] En France, on crie tout de suite à la “trahison”, ici, ils disent “équivoque” […] maintenant, ça ne va plus. On ne peut pas en faire accroire autant aux gens. C’est ce qu’ils appellent aujourd’hui “la vie politique” »,
33une vision sombre du système représentatif confirmée aussitôt par son interlocuteur Uncke : « Ils mentent tous. Ce qu’ils pensent, ils ne le disent pas, et ce qu’ils disent, ils ne le pensent pas. On ne peut plus se fier à personne. Tout est équivoque81. » Mais, quand le sot Gundermann, caricature du conservateur borné, s’attaque à « la machine à voter et la grande bâtisse avec ses quatre tours d’angle », c’est-à-dire le Reichstag, où Dubslav voit son fils réussir plus tard l’entrée qui lui a été refusée82, un autre aristocrate conservateur, Molchow, voit la volonté de suppression du Reichstag comme une « prodigieuse imbécillité ». S’il reconnaît comme « une évidence que les partis et les classes se détruisent eux-mêmes », il défend l’unique lieu de débat : « Si nous n’avons plus la grande bâtisse, il ne nous reste rien ; c’est notre seul recours et quasi le seul endroit où nous puissions dans une certaine mesure ouvrir la bouche […] et obtenir quelque chose83. »
34D’autre part, à côté de l’État représentatif politique se développe une seconde représentation, économique et sociale, exprimant les forces collectives, celle assurée par une administration en développement exponentiel, qui déborde le pouvoir gouvernemental84. Si le fonctionnaire va pouvoir un temps incarner un idéal d’impersonnalité démocratique, celui du service public impartial, stable et compétent s’opposant à la corruption, la fluctuation et l’amateurisme des parlementaires, l’idéal de l’État-administration pouvant se substituer à l’État-gouvernement incompétent apparaît hélas rapidement comme une bureaucratie paralysante. Cette professionnalisation de la bureaucratie d’État émancipée de l’État, passant en Allemagne par une systématisation du cadre prussien, va culminer dans les années 189085, où elle s’incarne parfaitement chez France par la figure du préfet Worms-Clavelin, parodie d’impersonnalité démocratique car s’efforçant de rester toujours détaché des gouvernements successifs.
35« Fonctionnaire », tel est en effet le mot par lequel se définit Worms-Clavelin86, parfaitement incapable à son tour, selon son vieil ami, l’ancien communard Georges Frémont, le type même du Républicain, d’incarner la souveraineté populaire à travers sa politique préfectorale : « Tu as l’âme basse et l’esprit obtus. Tu ne signifies rien par toi-même. Mais tu es représentatif, comme on dit aujourd’hui87. » La fille de Bergeret fait ce constat que l’administration s’est substituée à l’État : « L’État […], c’est un monsieur piteux et malgracieux assis derrière un guichet88 », et son père est le personnage qui, de façon récurrente, a la tâche de souligner que cette institutionnalisation de l’administration n’a finalement que des effets fâcheux. Déjà lourde, elle favorise l’immobilisme parce qu’elle est « conservatrice de nature89 ». Et, loin d’avoir assaini la situation, la montée de l’administration a étalé la corruption : « Nous n’avons point d’État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d’État, c’est la raison des bureaux […] elle permet à l’administration de cacher ses fautes et de les aggraver90 » ; elle a en conséquence augmenté la gabegie publique : « Le système parlementaire multiplie les prévaricateurs en mettant une multitude de gens en état de prévariquer […] ce que ces pauvres voleurs ont pris est bien peu de chose auprès de ce que notre honnête administration gaspille à toute heure de la journée91. »
36Car il est une nouvelle critique du fonctionnement de l’État, celle de ses dépenses excessives. Cette hausse est due, à l’époque, à un élargissement des fonctions de l’État récupérant à la demande de la société des fonctions autrefois privées. Il est instructif que cette flambée des dépenses civiles92 soit dénoncée à la fois par un royaliste comme Tonnellier (critiquant « un autre ministère de dépense républicaine […] La France sera ruinée ») et par un républicain comme Bergeret : « Le pire défaut du régime actuel est de coûter fort cher […] il est dépensier. Il a trop de parents pauvres, trop d’amis à pourvoir. Il est gaspilleur […] le régime a grand besoin d’argent […] Et ses embarras […] augmenteront encore93. » Car ce que ce dernier nomme « loi du développement de la civilisation94 », entraînant un accroissement des besoins financiers de l’État et des administrations locales, devient une caractéristique paradoxale du régime républicain, qui, de libéral qu’il était initialement, se manifeste concrètement par un accroissement antilibéral du besoin d’État. Cet accroissement antilibéral des dépenses publiques, forme majeure de « la crise du libéralisme », reste bien sûr à distinguer de la simple malversation, devenue tellement coutumière sous la IIIe République que le budget de la préfecture est considéré par Worms-Clavelin comme « très honnêtement bouclé […] hors les irrégularités devenues régulières par l’effet d’une mauvaise administration commune à toute la République95 » !
37France utilise logiquement les ennemis de la République : les monarchistes et les prêtres réactionnaires, pour en dresser le réquisitoire global le plus violent, par exemple l’implacable abbé Lantaigne stigmatisant pêle-mêle
« un chef de l’État dont l’impuissance est l’unique vertu […] des ministres soumis à un parlement inepte, qu’on croit vénal, et dont les membres […] furent choisis […] pour faire un mal dont ils sont même incapables, et que surpassent les maux causés par leur inaction turbulente ; un fonctionnarisme sans cesse accru, immense, avide, malfaisant, en qui la République croit s’assurer une clientèle et qu’elle nourrit pour sa ruine96 ».
38Mais il donne aussi la parole aux républicains déçus par la République, estimant que son inactivité impotente est une trahison de la Révolution française, un constat assez vif alors que viennent d’avoir lieu les célébrations du centenaire, qu’accrédite précisément la fin de ces révolutions parisiennes cycliques qui ont rythmé le XIXe siècle français : « La ville de Paris n’est plus du tout républicaine. Tout va bien97 », se félicite le royaliste Lacrisse. Bergeret remarque que la seule agitation récente dans Paris aura été conservatrice, puisque due au boulangisme98.
39D’une part la France oublie son rôle universel, et c’est à un observateur extérieur comme l’Italien Aspertini, député et agronome, que doit logiquement revenir le rôle de le constater le plus objectivement :
« Si votre âme ne fait plus frissonner l’âme des nations, si votre voix ne fait plus battre le cœur de toute l’humanité, c’est que vous ne voulez plus être les apôtres de la justice et de la fraternité, c’est que vous ne prononcez plus les saintes paroles qui consolent et qui fortifient ; c’est que la France n’est plus l’amie du genre humain, la concitoyenne des peuples ; c’est qu’elle n’ouvre plus les mains pour répandre ces semences de liberté qu’elle jetait jadis par le monde avec une telle abondance et d’un geste si souverain, que longtemps toute belle idée humaine parut une idée française ; c’est qu’elle n’est plus la France des philosophes et de la Révolution99. »
40Mais ce constat d’une France qui oublie son rôle civilisateur et démocratique se retrouve chez tous les personnages incarnant dans Histoire contemporaine l’exigence intacte de justice sociale, à commencer par des universitaires, Bergeret en tête. Se rappelant « la France, qui naguère encore enseignait la justice, la liberté, la philosophie à l’Europe et au monde », Bergeret dénonce « les cerveaux français [troqués] contre ceux de quelque peuple inglorieux et patient, traînant sans désirs une morne existence, indifférent au juste et à l’injuste. Car, enfin, nous ne nous ressemblons plus du tout100 ». Et l’oubli par la République française de ses principes universels se fait bien sûr plus frappant au moment de l’affaire Dreyfus, faisant se lamenter, en écho à son subordonné, le recteur Leterrier : « Pouvons-nous, sans gémir, voir s’insurger contre l’équité et la vérité ce peuple qui fut le professeur de droit de l’Europe et du monde et qui enseigna la justice à l’univers101 ? » Autre figure du juste, l’ancien communard Georges Frémont, « comptant sur la France pour porter la justice et la liberté dans l’univers », et reprochant à son vieil ami Worms-Clavelin le silence de la France face aux massacres turcs commencés en 1894 :
« Nous sommes tombés dans une citerne de honte. Nos ministres des Finances sont aux ordres des banquiers cosmopolites. Et ce qu’il y a de plus triste, c’est que la France, la France antique libératrice des peuples, n’a souci désormais que de venger, en Europe, les droits des porteurs de titres. Nous avons laissé massacrer […] trois cent mille chrétiens d’Orient dont nous étions constitués, par nos traditions, les protecteurs augustes et vénérés. Nous avons trahi nos intérêts avec ceux de l’humanité102. »
41D’autre part, et cette fois sur un plan intérieur, sont régulièrement évoquées par France des réformes sociales démocratiques réclamées par les socialistes et régulièrement discutées au Parlement mais sans jamais pour l’instant aboutir à des lois : l’impôt sur le revenu, la proportionnelle intégrale, la réduction du service militaire103. Le processus démocratique entamé pendant la Révolution semble donc freiné, et la France est alors, selon la formule d’A. Olivesi et A. Nouschi, une « démocratie plus politique que sociale104 ». En accord une nouvelle fois avec les analyses de M. Gauchet, Bergeret s’aperçoit subtilement que la poursuite du processus démocratique est notamment entravée par le nouveau statut de la propriété privée, qui divise la gauche. La propriété privée, pilier de la société bourgeoise libérale issue de la Révolution, a donné dans un premier temps un sens aux notions de liberté et d’égalité. Mais, désormais, le stade de l’accumulation, tournant le dos à l’égalité, fait de la propriété privée la source d’une nouvelle inégalité et d’une nouvelle féodalité, celle de la bourgeoisie capitaliste, et d’un nouveau conservatisme. Cette transmutation apparaît dans le prestige du sénateur radical Laprat-Teulet : « Les ralliés eux-mêmes vénéraient en Laprat-Teulet une âme apaisée et vraiment conservatrice, un génie tutélaire de la propriété individuelle105. » Remise en question, la propriété apparaît ainsi aux républicains collectivistes comme un stade social transitoire insuffisant, qu’il faut dépasser pour poursuivre l’expérience révolutionnaire, mais les socialistes, en réclamant des nationalisations, œuvrent contre le droit de tous à la propriété privée. Bergeret constate que cette question de la propriété privée représente donc une impasse :
« Tout alors appartenait au roi, c’est-à-dire à l’État. Et ni les socialistes qui réclament aujourd’hui la nationalisation des propriétés privées, ni les propriétaires qui entendent conserver leur bien ne prennent garde que cette nationalisation serait en quelque sorte un retour à l’Ancien Régime. On goûte un plaisir philosophique à considérer que la Révolution a été faite en définitive pour les acquéreurs de biens nationaux et que la Déclaration des droits de l’homme est devenue la charte des propriétaires […] l’argent […] est notre unique noblesse. Et nous n’avons détruit les autres que pour mettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plus insolente et la plus puissante de tous106. »
42Désabusé, Anatole France tient à affirmer que le passage de l’Ancien au Nouveau Régime n’a pas fondamentalement fait reculer l’injustice sociale107, et sur ce plan sa mélancolie est celle de Bergeret évoquant avec nostalgie la génération précédente, les « têtes enthousiastes de ces hommes de 1830 et de 1848108 ». Il tient autant à nous montrer, de façon filée (c’est le thème étudié par M. Ozouf), que, contrairement à la doxa, il existe une véritable continuité entre l’Ancien Régime et la société moderne issue de la Révolution : le code militaire de 1876 compile des ordonnances de Louis XIV et Louis XV, la peine de mort pour voie de fait sur un supérieur est le vestige d’une société hiérarchisée ; somme toute, un Républicain ne refuse jamais le bénéfice d’une inégalité ancienne, de même qu’un clérical acceptera celui offert par le Nouveau Régime109 !
43Plus encore qu’un poids plus grand des structures anciennes, une industrialisation moins rapide que chez les voisins anglais et allemand, plus encore que la lourdeur naturelle de son nouvel appareil administratif, c’est la fragilité persistante du régime qui le pousse naturellement, expliquent Olivesi et Nouschi, au conservatisme économique et social. Alors même que l’électorat se déplace progressivement vers la gauche, les régions de vote libéral républicain devenant progressivement des terreaux de radicalisme, puis de socialisme, les élus, eux, par un mouvement inverse, tendent de plus en plus vers le centre droit. De même que Bismarck, face à l’audience grandissante des socialistes allemands, avait effectué un virage conservateur après 1878 en s’alliant avec le Zentrum110, Worms-Clavelin se fait en France l’observateur d’un virage conservateur du régime républicain dans le but premier de contrer l’avancée des socialistes :
« Avec un ministère (Méline) de concentration, les réactionnaires obtiennent tout ce qu’ils veulent. On a besoin d’eux. Ils sont l’appoint. Et puis l’alliance russe et l’amitié du tsar ont contribué à rendre à l’aristocratie et à l’armée de notre nation une partie de leur ancien prestige. Nous aiguillons la République sur une certaine distinction d’esprit et de manières. De plus une tendance générale à l’autorité et à la stabilité s’affirme111. »
44Comme on le voit, lui-même donne son assentiment à cette politique de consensus des républicains au pouvoir, se défiant de certains radicaux et surtout des socialistes ; ainsi, Worms-Clavelin, parce « qu’il met intérieurement [l’estime des conservateurs] à plus haut prix que l’amitié des républicains », dirige « le département qui compte le plus de ralliés dans les fonctions électives112 », et lorsque, dès sa première apparition dans l’œuvre, lors d’une élection, il nous est montré « fai[san]t passer son candidat […], jeune monarchiste rallié », il sait pouvoir « compt[er] sur l’approbation du ministre, [pourtant radical,] qui, aux vieux républicains, préférait en secret les nouveaux, moins exigeants et plus humbles113 ». Car les radicaux, en définitive, épousent le glissement conservateur des opportunistes, Rivet les définit précisément comme « artisans de la paix sociale entre la réaction et la révolution114 ». C’est ce qu’aurait pu confirmer, si elle avait été reprise dans le volume, la visite de Worms-Clavelin à ce même ministre, Huguet, expliquant au préfet sa politique :
« Son passé, disait-il, donnait à la politique de progrès d’assez sûres garanties pour qu’il pût, sans alarmer la démocratie, faire cette fois, dans l’intérêt de la République, une politique de conciliation, la seule efficace et la seule possible. Car fallait-il, par une agitation imprudente, compromettre la cause du progrès ? […] il travaillait à gagner vingt voix de droite, dont il avait besoin. Aussi les journaux socialistes disaient qu’il était vendu aux d’Orléans […] Il faut que vous retourniez dans votre département pénétré de cette pensée que nous sommes des hommes d’ordre et de progrès115. »
45« Homme d’ordre et de progrès », telle est la formule résumant également la personne du sénateur radical Laprat-Teulet116, car telle est alors, en France, la politique « centriste » des républicains progressistes, conciliant de timides mises en œuvre démocratiques et l’impératif de ne surtout pas perturber la situation actuelle, pour prévenir les débordements et de l’extrême gauche (socialiste et anarchiste) et de l’extrême droite (monarchiste et nationaliste117). Si la première est peu évoquée par France, sauf dans la bouche des élus et fonctionnaires en place pour justifier leur immobilisme, la seconde l’obsède véritablement ; France tient à nous montrer que, même après l’échec de la restauration du comte de Chambord, même dans le cadre du ralliement, le péril réactionnaire reste omniprésent. L’armée et l’Église sont plus que jamais alliées dans la volonté de renverser la République118, la survenue de l’affaire Dreyfus faisant tomber les masques utilisés au moment du ralliement. L’Anneau d’améthyste, traduisant ce retour de flamme de la réaction, commence dès lors par la longue présentation, au chapitre II du cercle Brécé (comprenant, hormis les anciens châtelains, le général Cartier de Chalmot, l’abbé Guitrel et le « substitut démissionnaire » Lerond, avocat des congrégations119), au chapitre III du cercle des Bonmont120, et par la montée en puissance d’un nouveau personnage, progressivement aussi présent que Bergeret, Lacrisse, entouré de royalistes préparant un coup d’État et se félicitant des progrès de leur audience : « La réaction tenait le clergé, la magistrature, l’armée, l’aristocratie territoriale, l’industrie, le commerce, une partie de la Chambre et presque toute la presse121. »
46Restituer la dangerosité antidémocratique de l’époque, c’est peut-être être amené à moduler le jugement purement négatif qu’une vision trop littéraire peut donner de Worms-Clavelin, personnage d’arriviste inculte. « Le représentant départemental de la République », comme le nomme intentionnellement France122, « d’opportuniste […] devenu libéral et progressiste123 », mène une politique patiente de rassemblement des forces réformistes pour cimenter le régime à tout prix, résumée dans cette sentence : « On doit éviter les gestes de scandale et les motifs de division. » Cette attitude modérée, immobiliste, le pousse à ne surtout pas agir124 et lui fait rechercher le maximum d’alliances et condamner le ministère radical plus polémique, plus « clivant » :
« M. le préfet Worms-Clavelin avait su transformer les loges maçonniques du département […] les loges, tant opportunistes que radicales, se réunissaient, se confondaient dans une action commune et travaillaient d’accord la matière républicaine. M. le préfet, heureux de voir l’ambition des unes modérer les désirs des autres, recrutait, sur les indications combinées des loges, un personnel de sénateurs, de députés, de conseillers municipaux et d’agents voyers également dévoués au régime, et d’opinions suffisamment diverses et suffisamment modérées pour contenter et rassurer tous les groupes républicains, hors les socialistes. M. le préfet Worms-Clavelin avait établi ce concert. Et voici que le ministère radical était venu rompre une si heureuse harmonie125. »
47Dans les faits, si l’on veut bien faire abstraction des ridicules du personnage, les efforts de Worms-Clavelin semblent bel et bien, en favorisant un large pluralisme, assurer l’essentiel : la consolidation du régime républicain.
48D’ailleurs, le cabinet suivant, du ministre Huguet, par une politique inverse à celle de son prédécesseur, comble cette fois les vœux fédérateurs de Worms-Clavelin : « Il dirigeait un cabinet modéré, que la droite soutenait. Huguet, en le formant, avait rassuré le capital […] Il tenait, dans son cabinet, le portefeuille des finances et on le félicitait d’avoir raffermi le crédit public, ébranlé par son prédécesseur radical126. » Certes, comme on le voit, si les conservateurs pactisent avec les républicains, c’est parce qu’ils sont avant tout « ralliés à la politique financière de la République127 », et, si l’ennemi est pour tous le socialisme, c’est parce qu’en prônant la rupture avec le système, il perturberait le cours juteux de l’économie capitaliste ; c’est ce que concrétise la position de Laprat-Teulet : « Il avait donné des gages sérieux aux conservateurs, qui songeaient à utiliser ses grandes capacités financières dans la lutte contre le socialisme128. » Mais, comme le résument A. Olivesi et A. Nouschi, « le centrisme au pouvoir a eu le mérite d’assurer un fonctionnement démocratique des institutions en contenant la violence des extrêmes129 ». Et, avec le recul, le nôtre, ces combinaisons intéressées n’ont-elles pas effectivement donné pour la première fois du temps, de la continuité à la République ?
49Les principaux arguments des antirépublicains sont en effet le manque d’unité et de continuité du nouveau régime, par exemple pour l’abbé Lantaigne s’inspirant très fortement de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion de Lamennais quand il hait la République
« parce qu’elle est la diversité. En cela, elle est essentiellement mauvaise […] Le caractère du mal est d’être divers. Ce caractère est manifeste dans le gouvernement de la République, qui plus qu’aucun autre s’éloigne de l’unité. Il lui manque, avec l’unité, l’indépendance, la permanence et la puissance […] Bien qu’il dure pour notre châtiment, il n’a pas la durée. Car l’idée de durée implique celle d’identité, et la République n’est jamais un jour ce qu’elle était la veille […] Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité, elle est le mal130 ».
50Or, Worms-Clavelin, si condamnable soit-il, incarne une République cheminant péniblement, pas toujours sûre de ses décisions, mais avançant quand même sur la voie de sa consolidation, et finissant ainsi par acquérir le plus important : la légitimité, en parvenant bon an mal an à incarner une continuité avec le passé que ses ennemis lui déniaient. Au lieu d’insister, comme autrefois les républicains, sur la rupture avec l’Ancien Régime, lui au contraire, face à un ancien Communard, insiste, en même temps que sur des progrès démocratiques patents, sur la continuité avec l’Ancienne France :
« On fait le vin, on cultive le blé, comme sous l’Empire […] Au fond, la vie est la même. Comment l’administration et le gouvernement seraient-ils différents ? Il y a des nuances […] Nous avons plus de liberté, nous en avons même trop. Nous avons plus de sécurité. Nous jouissons d’un régime conforme aux aspirations populaires. Nous sommes maîtres de nos destinées, dans la mesure du possible. Toutes les forces sociales se font équilibre, à peu près […] Non, mon ami, à moins de changer les Français, il n’y a rien à changer en France. Sans doute, je suis progressiste […] Rien n’est parfait ; mais tout se tient, s’étaye, s’entrecroise […] Ca tient parce que ça a tenu jusqu’ici. Ça tient, vieil utopiste, parce qu’on ne réforme pas l’impôt et qu’on ne révise pas la Constitution131. »
51L’essentiel, à l’issue de l’œuvre, selon Mona Ozouf, c’est que, malgré toutes ses turpitudes et toutes ses vicissitudes, le régime républicain, si ballotté au XIXe siècle par le mouvement de balancier entre tradition et modernité, se soit finalement définitivement imposé : « Si la République n’est pas devenue l’instrument du bien social, au moins est-elle celui du moindre mal politique, qui survit aux guerres, aux tentatives de restauration monarchique et exorcise sa violence passée132. » « Pour la première fois en France depuis un siècle, un régime a surmonté le cap des vingt années d’existence », confirment A. Olivesi et A. Nouschi133. De fait, conjurant la valse des régimes qui nuisait à son efficacité et à sa légitimité, progressivement de plus en plus assurée au point de connaître une relative stabilité ministérielle entre 1899 et 1909, la République française finit par incarner à son tour l’idée d’enracinement, c’est-à-dire de tradition, qui avait longtemps été dans les esprits la supériorité de l’Ancien Régime.
52Mais, pour bien se rendre compte de cette victoire définitive de la République, l’étude du dernier tome, M. Bergeret à Paris, est indispensable. En effet, l’agitation permanente des nationalistes projetant à chacune de leurs apparitions un coup d’État prochain, qui finalement ne vient jamais, les fait apparaître de plus en plus comme des hâbleurs. Parmi eux, le plus brillant, Henri Léon, en vient progressivement à penser que la nouvelle restauration n’aura pas lieu. Le quatrième tome solde d’autant plus les comptes que France, pour décrire cette nouvelle situation de la République pouvant désormais incarner la continuité et non plus la rupture, transpose assez fidèlement deux élections qui eurent lieu en 1900, l’une dans le cadre provincial initial, l’autre à Paris, où les tendances sont plus nettes.
53Les premières sont les élections sénatoriales de janvier 1900, où la République en vient à double titre à devenir synonyme de tradition. Ce sont d’abord les radicaux eux-mêmes qui sont dorénavant perçus comme dépositaires d’une tradition :
« Les sénateurs sortants se recommandaient aux paisibles populations […] par un long usage du pouvoir législatif, et comme gardiens de ces traditions tout ensemble libérales et autoritaires qui remontaient à la fondation de la République et se rattachaient au nom légendaire de Gambetta […] Ces hommes publics, contemporains des grandes époques, demeuraient fidèles à leur doctrine avec une fermeté qui embellissait les sacrifices qu’ils faisaient aux exigences de l’opinion, sous l’emprise des circonstances. Antiques opportunistes, ils se nommaient radicaux »
54(à commencer bien sûr par « l’ancêtre, le républicain des âges héroïques, l’homme des grandes luttes, Laprat-Teulet »134). Il existe donc bel et bien, désormais, une tradition républicaine ! Mais cette synthèse du nouveau et de l’ancien est elle-même battue aux élections par la liste Panneton, un industriel modèle de la propriété privée (il possède quatre domiciles), une liste rassemblant des nationalistes… républicains malgré leur hostilité à la République : « Il était nationaliste. Mais il était nationaliste gouvernemental […] avec M. Loubet et avec M. Waldeck-Rousseau […] et quand on lui disait que c’était impossible, il répondait : – […] Il fallait seulement en avoir l’idée135. » Devenu « républicain progressiste », Panneton s’allie avec le préfet Worms-Clavelin et contre les congrégations et contre les radicaux-socialistes du bloc de gauche en lui expliquant : « Le département est nationaliste, mais il est modéré. Mon programme sera nationaliste et républicain […] les violents resteront sur le carreau136. » Sa liste fait d’ailleurs une place au rallié M. de Gromance, qui escompte « être nommé pair de France par Philippe restauré » mais, d’ici là, « se met au nombre de […] s républicains de M. Méline » en se présentant aux élections137 et choisit symboliquement sa place au centre de l’hémicycle du Sénat.
55Le même infléchissement à deux bandes se reproduit à Paris lors des élections municipales de mai. Le chef royaliste Lacrisse se présente en jouant double jeu, faisant faire des affiches tricolores et suivant les avis subtils de Henri Léon :
« Un monarchiste ne peut pas se dire républicain […] Mais on ne vous demande pas de vous déclarer républicain […] On ne vous demande pas même de vous déclarer républicain progressiste ou républicain libéral, ce qui est tout autre chose que républicain. On vous demande de vous proclamer nationaliste138. »
56Se faisant passer pour républicain mais hostile au « péril collectiviste » au moment du Bloc de gauche, Lacrisse, évidemment soutenu par les ecclésiastiques et les nationalistes, se voit aussi finalement épaulé par les républicains progressistes et par les socialistes nationalistes antidreyfusards ; votent même pour lui certains financiers juifs, comme le baron Golsberg lui expliquant : « L’antisémitisme, c’est une blague […], tandis que le socialisme, c’est sérieux […] Le socialisme, c’est le danger. Monsieur Raimondin faisait des concessions aux collectivistes. C’est pourquoi j’ai voté pour vous139. » Lacrisse est ainsi largement élu mais, tel Panneton, en tant que républicain !
57On peut parler de « deux bandes », parce que ce que France nous donne à comprendre, c’est qu’il faut moins voir, dans ce nationalisme républicain, ou ce royalisme républicain, un virage réactionnaire, comme s’en félicitent d’abord à tort les cercles nationalistes du roman, qu’un virage républicain, puisque même les adversaires de la République fonctionnent d’après elle, et insensiblement se mettent à accepter son établissement. Le royaliste Joseph Lacrisse, une fois élu sous l’étiquette de nationaliste républicain, « devenu un homme sérieux », parle « avec lenteur et gravité » ironise France140. Sa situation installée le conduit à repousser toujours à plus tard une révolution qui, en fait, lui serait personnellement préjudiciable ; son progressif abandon de la cause royaliste se lit à demi-mot dans le dernier chapitre de l’œuvre : « Seul, Joseph Lacrisse gardait quelque sérénité, pensant avoir assez fait pour son roi en se faisant élire conseiller municipal par les républicains nationalistes des Grandes-Écuries141. » Ce retournement s’est vu peu avant dans les manifestations. Alors qu’avant c’étaient les républicains qui y étaient molestés, lorsque le « ministre laboureur […] laissait les porteurs de matraque assommer sur le pavé des rues les républicains silencieux », c’est maintenant Lacrisse, en tant que royaliste, qui y est maltraité « et, sans l’effort de ses amis […] il aurait été mené au poste et passé à tabac, comme un socialiste ». « Les temps étaient changés », constate-t-il142. En fait, c’est lui qui a changé et s’est à son insu converti à la démocratie républicaine, ce qui le pousse à défendre ses électeurs qu’il a floués mais ne veut plus tromper, qu’il voit comme « les républicains qui ne veulent plus de la République, mais qui sont républicains tout de même », « républicains, mais […] avant tout patriotes143 ». L’activiste primaire Chassons des Aigues ressent instinctivement ce renoncement à la restauration et déplore avec aigreur dans les dernières lignes du récit que le Conseil municipal de Paris, intégré par Lacrisse, bien que nationaliste, joue finalement placidement le jeu républicain : « S’il est modéré, régulier, sage, conciliant, gentil, tout est fichu. Qu’il sache bien qu’on l’a nommé pour renverser la République et chambarder le parlementarisme144. »
58Mais il n’est plus temps, désormais, de songer à renverser la République. Ainsi, l’immortel péril royaliste est-il montré enfin en train de s’estomper, au moment (juin 1899) où débute le ministère Waldeck-Rousseau, qui durera trois ans, donc beaucoup plus longtemps que les précédents, et dans lequel l’alliance des républicains se fait non plus avec la droite ralliée comme dans toute la décennie précédente, mais avec la gauche, notamment par l’entrée polémique au gouvernement du socialiste Millerand. Cette victoire définitive de la République coïncide avec la victoire des dreyfusards, donc d’une certaine idée de la justice qui permet au sceptique M. Bergeret de trouver dans la situation contemporaine de nombreux motifs de satisfaction :
« Rien n’est survenu de sensible ni de frappant. Pourtant il n’est plus, le temps où un président de la République abaissait au niveau de son âme la justice, l’honneur de la patrie, les alliances de la République, où la puissance des ministres résultait de leur entente avec les ennemis des institutions dont ils avaient la garde ; temps […] où le mépris de l’intelligence et la haine de la justice étaient à la fois une opinion populaire et une doctrine d’État, où les pouvoirs publics protégeaient les porteurs de matraque, où c’était un délit de crier “Vive la République !” “Ces temps sont déjà loin de nous, comme descendus dans un passé profond, plongés dans l’ombre des âges barbares” ; c’est, pour les ennemis de la République, “la défaite irréparable”145. »
59On le voit, rien n’est survenu, « l’ignorance publique a été à peine entamée146 », reconnaît Bergeret, rien n’a eu lieu… si ce n’est l’essentiel : malgré les agitations permanentes des ennemis de la République, la République continue sa route, de plus en plus solide. Incarnant maintenant cette continuité qui lui faisait défaut, elle a acquis une nouvelle légitimité, au point que ses opposants doivent maintenant pour être élus s’en revendiquer.
60À un autre titre, il faut quitter la province, être à Paris, pour observer la vérité des tendances historiques. L’événement historique majeur dans ce quatrième tome, dont l’action se déroule en 1899-1900, c’est l’Exposition universelle, pour laquelle il faut détruire une partie du Paris du passé. Symboliquement, ce changement obligé de la capitale se fait le témoin que l’histoire est en marche, et que l’immobilisme comme le retour en arrière sont chimériques : « Peut-être ces bouleversements sont-ils nécessaires, et peut-être faut-il que cette ville perde de sa beauté traditionnelle pour que l’existence du plus grand nombre de ses habitants y devienne moins pénible et moins dure147. »
61Ainsi, au bout du compte, et à l’encontre peut-être de la volonté première d’Anatole France, critiquant d’autant plus le glissement conservateur du régime qu’il se rapproche lui de plus en plus du socialisme de Jaurès, la IIIe République d’Histoire contemporaine nous présente une société française certes clivée par les questions cléricales puis l’affaire Dreyfus, mais en train de trouver sa synthèse. La réflexion sur la province trouve ici toute sa justification car, dans Le Mannequin d’osier, on comprend que la violence des opinions hors de Paris est précisément une manifestation de l’effet retard général de la province sur la capitale. Ainsi, alors que le nord de la France, à l’image de toute la province, est marqué par des combats « entre des socialistes violents et d’ardents catholiques », une synthèse harmonieuse du passé et du présent se lit parfaitement dans la vision qu’a l’abbé Guitrel de passage à Paris (où, on l’a vu, il n’y a plus de révolutions) du jeune public de la Comédie-Française, « jeunesse tranquille, quelque peu caporalisée, démocratique et républicaine sans même y penser, conservatrice jusque dans ses plaisanteries148 ». En fait, cette synthèse heureuse, correspondant au sens simultané de l’ordre et du progrès vu supra, peut même être atteinte par des conservateurs éclairés, comme l’était l’aïeul du duc de Brécé, populaire même pendant les événements révolutionnaires149.
62À travers la figure de Worms-Clavelin (et de Laprat-Teulet) se lit la logique double de l’œuvre, suivant l’évolution de l’auteur vers le socialisme : France à la fois nous montre avec optimisme que doit pouvoir s’établir une continuité heureuse entre Ancien Régime et Nouveau Régime, et reste en même temps critique avec ce nouveau régime issu de l’ancien, parce qu’il ne mène pas au socialisme qui s’avère désormais pour lui le seul projet de société viable ; il a pu sentir que, si la révolution de l’égalité civile a aboli la hiérarchie répartissant les êtres selon leur statut et leur fonction, en réalité la société libérale fonctionne toujours empiriquement d’après des privilèges et des systèmes d’appartenance aux corps répudiés, les dépendances et les subordinations hiérarchiques subsistant, malgré la nature représentative du gouvernement, car l’autorité publique reste prédominante.
63La même recherche de synthèse se déploie dans Le Stechlin mais, a contrario, c’est ici l’auteur qui est convaincu des bienfaits d’un progrès démocratique seulement modéré et qui fait mener les débats par un personnage épris de justice mais impénitent conservateur. La discussion sur la démocratie ne fonctionne pas ici à partir d’une critique des faits, mais, dans ce régime encore impérial, à partir d’une critique du principe démocratique même, selon le principe de mise en débat expliqué supra, mais de manière moins polyphonique, car la réflexion s’articule davantage autour de la figure de Stechlin, qu’on pourrait ainsi prendre à tort pour le porte-parole de l’auteur.
64Dubslav von Stechlin est un Junker de la vieille Allemagne. Dès le premier chapitre, Fontane nous présente un personnage ambivalent politiquement. En effet, il nous dit que « le style de vie du vieux châtelain [est] dans la tradition de la Marche » et lui-même se dit « devenu trop vieux jeu150 », mais le fait qu’il ne croie pas à la résurrection en fait un libre-penseur et son admiration pour Frédéric II le pousse à vouloir, comme « son modèle », vivre « comme philosophe151 ». La majeure partie du livre va ainsi nous montrer un traditionaliste ouvert, avant cependant un sursaut réactionnaire final. Cette ambivalence du personnage aura été celle de Fontane, convaincu de la nécessité d’un changement démocratique mais ayant chanté dans ses ballades à succès les gloires militaires de la Prusse et ayant systématiquement choisi comme protagonistes masculins de ses romans des aristocrates conservateurs.
65Cette ouverture philosophique est également établie d’emblée par une éthopée :
« Dubslav von Stechlin, commandant en retraite, la soixantaine largement sonnée, était l’aristocrate typique de la Marche, mais un aristocrate d’observance point trop étroite […] Il possédait encore intacte cette sympathique fierté de tous ceux “qui étaient là avant les Hohenzollern”, mais il ne cultivait cette fierté qu’en secret et […] avec humour, ou même self-ironie, car, de par sa nature, il mettait un point d’interrogation derrière toute chose. Son plus beau trait de caractère était une humanité profonde qui venait vraiment du cœur […] Il prêtait volontiers une oreille complaisante à une libre opinion […] Il était loin de souhaiter que cette opinion coïncidât avec la sienne. Au contraire. Il avait la passion du paradoxe […] “Les vérités irréfutables, ça n’existe pas, et s’il en existe, elles sont ennuyeuses”152. »
66Fontane nous prouve par la suite par des dialogues la réalité de cette ouverture spirituelle, par exemple lorsque Dubslav modère le traditionalisme de son envers, le traditionaliste intolérant Gundermann : « Ce que je viens de dire […] j’aurais pu dire le contraire, ç’aurait été aussi juste. Le diable n’est pas aussi noir qu’on le peint, ni le télégraphe, ni nous non plus », ou lorsqu’il reconnaît la justesse de certaines émeutes : « La fronde, je déteste, ce n’est pas pour nous. De temps à autre, si, peut-être est-elle indiquée153. »
67L’autre habileté de Fontane est de rendre objective cette ouverture en la faisant reconnaître à distance, distance à la fois géographique et générationnelle quand c’est le fils Stechlin, qui développe de Berlin, dans son journal intime, la parenté d’esprit de son père et du comte Barby, son futur beau-père berlinois :
« Un frère jumeau de papa ; la même tête à la Bismarck, la même humanité, la même urbanité, la même bonne humeur […] ce qui les rapproche le plus, c’est l’atmosphère générale de la maison, cet esprit libéral. Papa en rirait, certes – rien ne le fait tant rire que le libéralisme –, mais je ne connais personne qui possède une aussi grande liberté d’esprit que mon brave papa. Il ne l’avouera jamais, bien sûr, et il mourra avec la certitude : “Demain, c’est un vieux et authentique Junker qu’on va porter en terre”. Junker, il l’est, certes, mais il est aussi exactement le contraire […] Il sait – ce que les gens d’ici ne savent pas ou ne veulent pas savoir – qu’il y a aussi des hommes derrière la montagne. Et des hommes très différents, parfois154. »
68En somme, à défaut de pouvoir être lui-même progressiste, Dubslav a du moins la capacité à penser ce progressisme, et cette ambivalence en fait dans le récit un double modérateur.
69« De par sa nature, le conservatisme doit être un frein155 », professe Dubslav, dont la modération est dans un premier temps hostile aux idées nouvelles. Sa préférence va à un régime autoritaire, dirigé par un despote éclairé, et non à un régime parlementaire :
« Je préfère une bonne idée de ce genre à une bonne Constitution […] On ne rencontre la raison que dans la minorité. Le mieux serait qu’un seul homme de bon sens dans le genre du vieux Frédéric puisse diriger toute notre histoire. Bien sûr, une volonté suprême comme celle-là a besoin d’instruments. Nous les avons dans notre noblesse, dans notre armée156. »
70C’est en fait, logiquement, ce qui motive l’apologie subséquente du régime russe, du règne des « trois Alexandre » et surtout de Nicolas I er l’absolutiste157.
71Tout aussi logiquement, sur un plan européen, l’alliance impériale avec la Russie, passée de mode depuis la chute de Bismarck en 1890, fut pour Dubslav un apogée politique, « les plus beaux jours de la Prusse » dit-il à Shako appartenant au régiment Alexandre, et une alliance que, par conséquent, il souhaiterait voir renaître : « Son nom est déjà tout un programme, et ce programme s’appelle : Russie. Bien sûr, de nos jours on n’a guère le droit de le dire158. » La « Sainte-Alliance » dirigée contre Napoléon est ainsi l’objet d’une nostalgie particulièrement vive :
« La fraternité d’armes de 1813, et cette année 1813 que nous avons partagée avec les Russes […] ç’a été quand même notre plus grande époque […] En 13, à Lützen, ç’a été la vraie fraternité d’armes ; aujourd’hui, notre fraternité d’armes, c’est avec les joueurs d’orgue de Barbarie et les marchands de pièges à rats. Je suis pour la Russie, pour Nicolas et Alexandre […] ça, c’est du solide ; tout le reste, c’est du révolutionnaire, et ce qui est révolutionnaire, ça ne tient pas debout159. »
72Et Dubslav et Rex s’accordent en conséquence pour penser que le déclin est à dater du Congrès de Vienne de 1815, âge d’or politique pour un conservateur prussien parce que la Confédération germanique y passa sous la domination d’une Prusse étendue et que s’y enracina la Sainte Alliance proposée par le tsar, une alliance d’empires hostile à l’évolution démocratique :
« Nous autres, à la campagne, nous en sommes restés aux vieilles plaisanteries du Congrès de Vienne. Et il y a de cela une génération. – Ah, ces vieilles plaisanteries du Congrès, dit Rex […] je me permettrais de faire remarquer, monsieur le commandant, que ces vieilles plaisanteries sont meilleures que les nouvelles. Et comment pourrait-il en être autrement. En effet, qui en étaient les auteurs ? Talleyrand […] et Wilhelm von Humboldt et Friedrich Gentz et leurs pairs. Je crois que le métier a fort décliné depuis. – Oui, tout a décliné depuis et continue à décliner. C’est ce qu’on appelle les temps nouveaux, toujours plus bas. Et mon pasteur […] prétend que là est la vérité, que c’est cela qu’on appelle civilisation, cette chute toujours plus profonde. Le monde de l’aristocratie est au bout de son rouleau, dit-il, et voici venir celui de la démocratie160.° »
73Mais la nostalgie de 1813, époque campée dans Vor dem Sturm vingt ans plus tôt (en 1878), mène dans d’autres circonstances, avec le vieux comte Barby, à des considérations qui peuvent apparaître parfaitement opposées : « Tout ce qui arrivait alors était moins empreint d’autoritarisme, on jouissait de plus de liberté […] Je ne suis pas pour la liberté brevetée des libéraux de parti, mais je suis quand même pour une certaine dose de liberté en général. » Barby déplore avec Stechlin une stagnation sociale du pays : « Partout un rythme trop lent. Nous avons beaucoup trop de sable […] autour de nous et en nous, et là où il y a beaucoup de sable, ça avance mal », une inertie que Stechlin ose courageusement attribuer au contre-pouvoir des Junkers ayant « dans les luttes de ces dernières années, gagné en puissance de façon colossale, plus que tout autre parti, la social-démocratie à peine exclue161. »
74Cette ambivalence du personnage le conduit à adopter une attitude changeante face au sentiment de déclin que fait naître en lui la modernité démocratique. Tantôt il est submergé par une amertume absolue et entonne l’antienne de la décadence à propos de Guillaume Ier, « le dernier homme à avoir été un homme authentique. Aujourd’hui, on a remplacé l’homme authentique par ce qu’on appelle le surhomme ; en réalité, il n’y a plus que des sous-hommes […] nous ne trouverons pas son pareil162 ». Tantôt son jugement, à nouveau, parvient à trouver la mesure et voit la modernisation comme un processus permanent ne détruisant pas l’essentiel, à travers lequel la société se régénère :
« De l’ordre, et bien établi, toujours. Bah, aussi longtemps que je serai ici, ça se maintiendra. Mais bien sûr, d’autres jours viendront […] Quand le vieux Fritz se vit mourir, il pensa lui aussi que le monde allait disparaître. Mais le monde tient toujours bon et nous autres Allemands avons refait surface, un petit peu trop. Mais c’est quand même mieux que pas assez163. »
75Ainsi, l’intelligence de Dubslav le conduit souvent, dans un second temps, à critiquer tout aussi vigoureusement les forces trop conservatrices, car il a conscience de la nécessité permanente d’évoluer. A priori réactionnaire pour la jeune génération de Woldemar et Shako, il apparaît ensuite, conformément à ce qu’annonçait l’éthopée initiale, très libéral par rapport à nombre de personnages incarnant la véritable réaction, une dualité qu’il résume de façon quelque peu énigmatique : « Nous autres, de la noblesse, nous devons être indulgents […] et fermer les yeux […] Notre pur-sang intime se meut, lui aussi, dans les extrêmes, il a une aile droite et une aile gauche164. »
76Ces repoussoirs authentiquement réactionnaires sont de deux sortes. La première, c’est la fausse aristocratie des nouveaux propriétaires terriens anoblis et des grands industriels de la bourgeoisie d’affaires récemment enrichis, deux catégories qui tendent à se fondre à l’époque et qui ont majoritairement soutenu Bismarck car bénéficiant majoritairement de sa politique. C’est le cas ici de Gundermann, récemment anobli, type même du capitaliste devenant conservateur par perversion du libéralisme économique, et de plus en plus conservateur par peur de la social-démocratie, exactement comme les Bonmont dans Histoire contemporaine. Autant Fontane ménage Stechlin pour lequel il a de l’empathie, autant il fait de Gundermann (le nom du banquier de L’Argent de Zola en 1891) une figure de réactionnaire caricatural puisque, faux aristocrate, il n’a même pas la largeur d’esprit des anciens aristocrates conservateurs165.
77Ce contre-modèle de la tradition va du coup dans ses discours délivrer une série de poncifs, à commencer par la déploration conventionnelle du déclin des temps. Gundermann regrette comme Dubslav la grossièreté, l’absence de courtoisie des temps modernes, sans voir qu’il en est la plus grande illustration, et ne cesse de voir partout, selon la sempiternelle même formule, des encouragements, « de l’eau au moulin » de la social-démocratie166. Il peut fugacement séduire d’autres conservateurs, aussi Shako doit-il détromper Rex séduit par des propos aussi orthodoxes, qu’il voit comme « les bons principes » : « Ah, Rex […] les bons principes ! Tout ce qu’il a, ce sont ses fadaises et ses clichés167. » Et, en effet, Gundermann, dans un raccourci caricatural qui décrédibilise les sentiments conservateurs par son radicalisme, critique pêle-mêle, en même temps que la victoire des sociaux-démocrates, le « progrès », la « liberté », et demande la suppression du Reichstag168 !
78D’autre part, et ici aussi Fontane rejoint Anatole France, la foi religieuse est assimilée systématiquement au conservatisme le plus étroit, qu’il s’agisse de la princesse Ippe-Büchsenstein, « de stricte observance169 », ou de la propre sœur de Dubslav, Adelheid, la prieure supérieure du couvent de Wutz, qui possède « l’étroitesse propre aux gens de la Marche, la méfiance envers tout ce qui touchait, fût-ce de loin, à la beauté ou même à la liberté170 ». C’est encore le cas de Rex, l’assesseur ministériel, spécialiste d’architecture religieuse. Ses penchants réactionnaires sont trahis par son culte postromantique du Moyen Âge, par son rejet violent des thèses modernistes de David Strauss (qu’il juge « hérétiques ») et, implicitement, par le fait qu’il soit séduit, comme nombre d’officiers antidémocrates de la seconde moitié du XIXe siècle, par l’irvingianisme171. C’est peut-être symboliquement, là encore, qu’à la fin du chapitre VI, ponctuant la première partie du texte, la première présentation de la contrée, on apprend que « toutes les horloges ecclésiastiques retardent172 ».
79Les réflexions avancées de Dubslav sont si peu orthodoxes, en comparaison avec celles de son environnement immédiat, que, de manière quelque peu perturbatrice, le pasteur Lorenzen assimile ses convictions paternalistes à la théorie collectiviste de Terre Nouvelle173 et au discours des sociaux-démocrates, ce que confirme l’induction de Shako selon laquelle Dubslav aurait « dans le ventre ce qu’ont tous les authentiques hobereaux : une portion de social-démocratie174 ». Or, il n’en est rien, on aboutit comme chez France à une galerie de personnages tous différemment progressistes ou différemment conservateurs, mais plus progressiste ne veut pas dire progressiste !
80D’autant qu’à l’égal de ce qui se passe chez France, ce qui pousse même les conservateurs progressistes comme Dubslav à adopter au bout du compte une attitude purement conservatrice, c’est la même peur panique des socialistes, ici de la social-démocratie incarnée par Bebel, en pleine expansion à ce moment malgré tous les efforts passés de Bismarck : « Bebel attend, et il balaiera tout d’un seul coup », prononce le maire Kluckhuhn175. La menace du bébélisme traverse régulièrement le roman176, et son effet dissuasif est relayé tout aussi régulièrement par des souvenirs de révolutions sanglantes venus des pays ennemis, qu’il s’agisse du souvenir vivace des exécutions de nobles anglais177 ou, plus inquiétant encore parce que plus récent et plus proche, du spectre obsédant de la Révolution française ; nous retrouvons ici la coïncidence entre histoire particulière et Histoire universelle étudiée supra, car le comte Barby est né « en juillet 1830, alors que les Français […] liquidaient une fois pour toutes la dynastie des Bourbons178 ». Cette méfiance envers la France demeure en raison de la fréquence des révolutions outre-Rhin, Dubslav, évoquant la révolution de septembre 1870, hésitant soudain : « Je dis la révolution de septembre. Aussi bien, ça peut en avoir été une autre ; ils en ont tellement là-bas qu’on les confond facilement179. » Ainsi, malgré son progressisme potentiel, Dubslav, au moment de choisir son camp, se voit rejeté par peur vers des positions conservatrices, en une peur de l’inconnu qui saisit aussi nombre de progressistes chez France, expliquant la stagnation démocratique outre-Rhin par le mauvais usage du suffrage universel : il « produirait des effets incalculables sans cette terreur de l’inconnu qui l’anéantit180 ».
81L’éloge funèbre de Lorenzen résume cette ambivalence de Dubslav :
« Quand on le voyait, on eût dit un homme d’autrefois, même dans sa façon de considérer le temps et l’existence ; mais pour tous ceux qui connaissaient sa vraie nature, ce n’était pas un homme d’autrefois […] Il possédait plutôt ce qui est au-delà de toute temporalité […] Il était libre au vrai sens du mot181. »
82Mais cette ouverture louable ne tient pas compte des derniers discours clairement réactionnaires de Dubslav, professant avec dépit que
« la vieille Prusse, avec son roi et son armée, malgré toutes ses infirmités et ses histoires vieux jeu, vaut encore mieux que la Prusse flambant neuve, et […] nous autres, les anciens de Fehrbellin et de la chaussée de Cremmen, même si notre situation n’est pas très brillante, avons encore beaucoup plus de cœur que tous les Torgelow réunis182 »,
83ce qui constitue un réflexe de classe, puisque Torgelow est un ouvrier. De même, au moment de mourir, il souhaite entendre la nouvelle de « quelque arrestation : un nid de démocrates nettoyé » et espère « que [les ouvriers] de Globsow ne montent pas trop haut183 », un refus donc de toute évolution démocratique de la société qui trahit son incapacité finale à s’adapter au monde nouveau. Cette réduction du fossé social trouve d’ailleurs son écho dans sa propre maisonnée, quand il s’adresse à Engelke : « Tu es devenu si raffiné. Moi je suis resté vieux jeu184 », et ce refuge ultime dans le passé se concrétise par un choix parfaitement irrationnel : très malade, Dubslav se détourne du médecin social-démocrate pour préférer la vieille magicienne Buschen et ses herbes et installer sa primitive petite-fille Agnès à son chevet185.
84Le constat final est donc celui d’une inadaptation de l’ancienne génération prussienne à la modernité démocratique. Dubslav est volontiers libre d’esprit, mais, à l’image de toute l’ancienne classe dirigeante, toujours puissante dans l’armée et dans les campagnes, il comprend mal l’évolution de la nouvelle Allemagne et pense toujours que l’essentiel de la puissance allemande réside dans les provinces rurales et aristocratiques prussiennes, alors qu’en fait, dans ce nouveau géant économique, c’est maintenant la bourgeoisie d’affaires du nord-ouest qui détient les clés de l’avenir. À l’image de l’ancienne aristocratie terrienne, il n’est pas prêt à abdiquer son ancien pouvoir autocratique pour que s’installe le réel parlementarisme d’une démocratie qu’il dissocie mal de la révolution186. Cette caducité d’une caste condamnée maintenant à disparaître (symbolisée par le chevalier von Alten-Friesack si vieux qu’il ne parle même plus), Fontane va l’exemplifier de deux façons.
85La première est évidemment l’ensemble de la quatrième partie du récit : « L’élection à Wurz-Rheinsberg. » Lors des élections législatives dans la circonscription de Rheinsberg-Wutz, Dubslav obtient le soutien de tous les représentants de la tradition : le surintendant Koseleger et le pasteur Lorenzen, l’instituteur Krippenstapel et le maire Kluckhuhn, le recteur ultra-conservateur et le vieux chevalier von Alten-Friesack. Il s’agit d’un comté historiquement conservateur, une « circonscription où la vieille Prusse vit encore187 », et pourtant une victoire « quasi éclatante188 » y va au tailleur de limes Torgelow, le candidat social-démocrate critiquant la noblesse et l’Église et se focalisant sur « la journée de travail de huit heures [et] une augmentation des salaires189 » (son assistant, Söderkopp, est fraiseur tourneur comme Bebel). Ce sont les Rheinsbergeois, un comble, qui font pencher la balance190 !, et la promenade du clan conservateur à Rheinsberg, en contrebas du château vétuste aux tours écrasées et aux planches branlantes, qui était apparue comme une célébration du prestigieux patrimoine des aïeux, semble maintenant un hommage funèbre au passé, qui peut s’adresser tout autant au vieillissant domaine de Stechlin, où le jet d’eau cesse bientôt de fonctionner : « Les jours rêvés du château […] semblèrent soudain à jamais révolus191. »
L’autre façon de marquer la caducité d’une caste destinée à s’effacer, c’est l’insistance sur la survenue d’une nouvelle génération aux valeurs différentes. Dubslav déplore que Woldemar « penche fortement en faveur du libéralisme, [se prononce] naturellement pour les temps nouveaux, donc pour les expériences192 », un « libéralisme193 », avec même un « vague reflet de social-démocratie » selon Shako194, dû à l’éducation pernicieuse du pasteur Lorenzen. Cette différence père/fils se retrouve en miroir chez les Hirschfeld, dont le père Baruch ne parvient pas à convaincre son fils de voter pour Dubslav : « Isidore, tu es pour la nouveauté […] Moi, je suis pour l’ancien », à quoi celui-ci rétorque :
86« Il a le cœur bien placé ; mais ses principes ne le sont pas […] nous vivons une époque nouvelle. Et si je vote, je voterai pour l’humanité195. »
87Dubslav voit son fils, héritier du domaine, allant « de droite à gauche » à l’image de « l’histoire […] engagée dans une autre voie196 », recevant les ennemis des conservateurs, reniant même ces derniers, admirant Bebel, « mon ennemi politique, mais un homme de conviction et d’intelligence197 ». Ainsi, plutôt que Dubslav in fine incapable de s’adapter, c’est Woldemar qui représente ici la possibilité de synthèse représentée par Worms-Clavelin chez France. Il voit comme son père dans le sens du devoir, du « service », la première qualité de l’aristocrate soldat198, et voit du coup comme une attitude aristocratique l’abnégation demandée sous une autre forme à leur classe, et qu’illustrent au premier rang de l’État les successeurs résignés de Bismarck, Hohenlohe et Caprivi : « La représentation continue […] C’est un sacrifice, ni plus ni moins, et c’est un sacrifice que fait le vieux prince, au même titre que celui qui mourut le premier sur la chaussée de Cremmen […] être toujours là quand il y a péril en la demeure199. » Possédant comme eux un sens de l’historicité que n’a pas toujours son père (et qu’on déniait à l’époque à Bismarck), il a saisi que la tradition est un mélange permanent de passé et de présent et semble donc favorable à la transition. D’autant que, dans son esprit aristocratique, cette modernité reste bien reliée au passé par son appartenance persistante à un ordre caché aux hommes mais cohérent dans le schéma divin :
« Quand le deuxième régiment de la Garde est né, ceux aux casques de fer avaient déjà toute la guerre de Sept Ans derrière eux […] Il se peut que nous ne soyons pas meilleurs que les autres, mais nous sommes les premiers, nous avons le numéro un […] C’est la même chose qu’avec le fils aîné. Il est possible qu’il n’ait pas les qualités de cœur et d’esprit de son frère, mais il est l’aîné […] et cela lui donne une certaine priorité, même s’il n’a aucun mérite. Tout est don de Dieu […] À chacun sa place200. »
88Cette foi en la continuité s’oppose aux convictions de son camarade de régiment Shako, qui, « résolument moderne201 », ne croit pas à ce schéma divin et aperçoit donc, quand il contemple l’aristocratie, un avenir complètement coupé du passé :
« Ces vieilles filles […] se font une idée curieusement élevée de leur famille […] nos gens se complaisent dans l’idée qu’ils sont en intime relation avec la pérennité de l’ordre divin. La vérité, c’est qu’il est très possible que nous nous éteignions tous. Le monde continuera à tourner202. »
89Mais, si seul Woldemar peut sembler penser la continuité, ses capacités de synthèse n’empêchent pas son attitude, à l’image de ce que nous avons vu dans le reste du roman, de manifester une certaine ambivalence. Son enracinement dans une société basée sur la hiérarchie, héritée de l’ordre divin, en fait un homme de l’Ancien Régime. Woldemar est avant tout un militaire, qui « tien[t] beaucoup à la liberté, mais presque plus encore au grade de commandant203 ». De même, sa femme Armgard, au « zèle prusso-militaire », est si attachée à l’armée qu’elle veut voir son mariage célébré à l’église de la garnison, « temple où reposaient les Schwerin et les Zieten204 », plutôt qu’à l’église de famille. Un virage réactionnaire de ce nouveau couple, une fois devenu propriétaire terrien à la place de Dubslav (chez Fontane comme chez France, l’armée est évidemment aussi garante de la tradition que l’Église) n’est pas à exclure. Dubslav l’envisage au chapitre XLI où il voit Woldemar peut-être « retourne[r] dans les voies bien frayées […], à l’ancien ordre des choses », et c’est ce que semble confirmer l’ultime chapitre où Woldemar, qui sent « le vieux sang brandebourgeois du Junker, dont il s’était cru libéré, […] peu à peu battre en lui205 », investit son domaine fêté par le maire, les associations de vétérans, les ouvriers de Globsow et les instituteurs.
90Armgard apparaît donc plus conservatrice que son père, le comte Barby, libéral comme son alter ego Dubslav, et, à la vérité, comme nous l’avons vu chez Anatole France, la galerie initialement tranchée des personnages incarnant des statuts et des types, s’avère souvent fluctuante, parce que cette société est avant tout mouvante. Ainsi, le garde-chasse épouse une princesse Ippe-Büchsenstein renonçant « pleinement » à son statut princier « en faveur d’une vie bourgeoise206 ». Ainsi, le pasteur Lorenzen, perçu comme social-démocrate, peut croiser à l’enterrement de Stechlin un ancien social-démocrate « tout récemment converti au christianisme et au conservatisme » et les petites gens de Globsow, nouveaux électeurs sociaux-démocrates mais regrettant déjà le Junker. Difficile de trancher définitivement sur le conservatisme ou la modernité des personnages : Gundermann « joue au conservateur sans l’être » selon Woldemar et le rigide instituteur n’en a pas moins un caractère subversif face à Dubslav (« Il laisse tomber le “commandant”, et quand il est de mauvaise humeur il m’appelle “monsieur”207 »).
91Dans le cadre non seulement prussien mais même brandebourgeois du Stechlin, par rapport à la modernité démocratique qui se profile, les locuteurs sociaux-démocrates n’existant que par pièces rapportées, le sentiment dominant, que Fontane aime traiter, est évidemment celui du déclin, de « monde décadent208 », accrédité d’ailleurs par l’instabilité nouvelle du régime consumant les chanceliers après Bismarck. S’il prend chez l’intransigeante prieure la forme topique intemporelle ( !) de l’Apocalypse209, il prend chez son frère Dubslav une forme proprement historique, car la disparition des structures anciennes est à relier selon lui à l’industrialisation rapide de l’Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui en fait l’une des trois plus puissantes nations du monde vers 1900. Si une idyllique promenade en barque amène fâcheusement les personnages près de l’entreprise de nettoyage chimique Spindler au chapitre XIV, la Marche de Brandebourg est encore une région majoritairement rurale (« Nous autres, à la campagne », dit Dubslav citant son père comme si rien n’avait changé210) ; dans l’« État industriel211 » évoqué par Rex elle permet à Dubslav d’emprunter une autre topique de l’époque présente par exemple chez Thomas Hardy, celle du paradis bientôt perdu :
« Autant qu’on puisse encore trouver trace du bon vieux temps en ce monde, c’est ici qu’on la trouve, dans notre cher vieux comté. Et dans ce tableau d’une authentique structure, disons même d’une authentique sujétion (je n’ai pas peur du mot), dans ce tableau de paix, toute cette soufflerie de cornues ne me semble pas avoir sa place […] On ne voit jamais ici rien qui ressemble à une grève, et sous ce rapport, notre région de Stechlin est vraiment une sorte de paradis212. »
92Comme on peut s’y attendre, cette thématique de l’industrialisation massive, qui bouleverse profondément la société du XIXe siècle, se retrouve chez France, mais pas toujours négativement. Certes, l’essor du capitalisme industriel est déploré par le savetier de province : « Maintenant on ne pouvait soutenir la concurrence de la grande confection. Le client achetait des chaussures toutes faites, dans des magasins à l’instar de Paris », et ses dégâts sont aussi évoqués par Raimondin battu aux élections municipales à cause, dit-il, du « mécontentement des petits boutiquiers écrasés par les grands magasins et les sociétés coopératives213 ». Mais, en un passage spencérien, Bergeret ose penser que « les progrès de l’industrie déterminent à la longue quelque adoucissement dans les mœurs […] La haute industrie, comme la vieille noblesse qu’elle remplace et qu’elle imite, fera sa nuit du 4 août214 ». Et ainsi, le capitalisme industriel, si amendé, si réformé, pourrait bien, conformément au credo libéral initial, lui aussi œuvrer à la démocratisation de la société.
93Lié à cette industrialisation capitaliste qui saisit alors l’Allemagne, un autre facteur identifié de la décadence est le nouveau règne de l’argent, « cet argent sordide » dit Dubslav, se substituant aux anciennes valeurs aristocratiques : « L’humanité d’aujourd’hui n’a plus le sens de ces raffinements. Toujours au comptant et encore au comptant215. » Anobli, Gundermann est vu par tous comme un « parvenu216 » qui, à ce titre, ne possède pas les authentiques qualités aristocratiques : la largesse, le sens de la politesse et du savoir-vivre217 (Schickedanz insiste bien auprès de sa femme sur sa recherche « des gens distingués, pas des riches218 »), et surtout ce sens du devoir et du sacrifice dont nous venons de voir que les Stechlin faisaient la première qualité de l’aristocrate. Le capitaliste ne recherche que son plaisir et son propre intérêt, quand l’aristocrate, lui, par son sens du devoir, sert la communauté, pour les Stechlin comme, obsessionnellement et non sans parodie, pour Ermyntrud Ippe-Büchsenstein : « L’important, c’est d’accomplir notre devoir […] Nous ne sommes pas au monde pour nous-mêmes, mais pour les autres […] Ce qui nous incombe, ce n’est pas de trouver du plaisir à la vie », ce que son mari voit comme « une conception spécifiquement prussienne », effectivement prépondérante chez les autres Junkers des récits de Fontane, à commencer par Berndt von Vitzewitz dans Vor dem Sturm219. La hiérarchie sociale est profondément bouleversée par les nouveaux empires financiers, « les distinctions sociales s’effacent de plus en plus », remarque Adelheid. Surtout, et c’est le cœur de la peinture de Fontane, Woldemar constate qu’« elle est révolue, l’époque où l’on faisait grand état des “familles historiques”220 », ce que Lorenzen va entériner dans le capital chapitre XXIX en justifiant historiquement leur effacement, parce qu’elles bloquent la nécessaire évolution de la société :
« Les vieilles familles sont restées populaires […] mais elles gâchent et étouffent ces sympathies dont chacun, homme ou classe, a quand même besoin […] elles ne sont plus la colonne qui soutient l’ensemble, elles sont le vieux toit de pierres moussues qui pèse encore et oppresse, mais ne peut plus protéger contre les intempéries221. »
94Déplorant également ce nouveau règne de l’argent, écœurant chez les Bonmont, France insiste en outre sur l’instauration de cette uniformité du monde égalisé qui ne fait qu’émerger et va devenir un sentiment majeur de la mondialisation222.
95Enfin, l’autre facteur proprement historique du changement, c’est évidemment, dans la perspective particulariste du Brandebourg, l’unification impériale récente223, trouvant surtout son expression chez l’assesseur ministériel Rex, parlant dans un allemand administratif de la « stabilisation » qui est précisément son ressort224. Sur ce plan, le roman est définitivement ambigu : à travers l’évocation, on l’a vu, très particulariste, du Brandebourg, c’est bien la disparition de toute la Prusse ancestrale qui est traitée, avec en outre l’idée que la Prusse étant le cœur historique de l’Allemagne, sa mort implique celle spirituelle de la pourtant toute jeune nation. Serait ainsi retrouvé a posteriori ce principe généralisant que nous avons vu à l’œuvre a priori chez France. Ce glissement est assez fréquent, comme en témoigne l’exhortation de la prieure Adelheid à son neveu :
« Ne sacrifie pas ton pays natal […] Ce que j’appelle la noblesse, on ne la trouve plus que dans notre Marche et dans notre province sœur et voisine [la Poméranie], et même là peut-être plus pure que chez nous […] nous avons […] dans notre population la pureté de la religion, et dans notre noblesse la pureté du sang […] Koseleger lui-même me disait : “Quand on regarde de près l’histoire de la Prusse, on découvre toujours que tout peut être ramené à notre bon vieux comté ; c’est là que plongent les racines de notre force”. Je clos donc cette lettre par cette prière : épouse dans ton pays et épouse luthérien225. »
LE TRAITEMENT DIFFÉRENCIÉ DE LA RELIGION
96Ce dernier adjectif nous rappelle que si les deux pays sont partagés entre confession catholique et confession protestante, la majorité n’est pas la même des deux côtés du Rhin. Cela va-t-il se répercuter dans nos textes et devenir une troisième divergence, ou la lutte des forces démocratiques contre des forces conservatrices comprenant souvent les autorités ecclésiastiques va-t-elle l’emporter et rassembler les deux romans ?
97Perçue majoritairement, dans sa forme catholique, comme un auxiliaire de l’Ancien Régime, la religion, modèle hiérarchique, fait logiquement partie des remises en cause de la société mouvante, en voie de démocratisation, de la fin du XIXe siècle. En Allemagne, le Kulturkampf a été un moment important de la politique bismarckienne, mais il n’est maintenant plus d’actualité et concernait surtout les états catholiques du sud, pas la Prusse orientale, aussi il n’en est pas question chez Fontane et la religion n’est pas un sujet prédominant du roman, contrairement à ce qui se passe chez Anatole France. Initialement, Histoire contemporaine, focalisé sur les points de vue ecclésiastiques, avait en effet pour sujet principal la question du ralliement, et, même si les querelles d’ecclésiastiques perdent peu à peu de leur prépondérance dans le roman, la religion reste un sujet majeur puisque, à partir de L’Anneau d’améthyste, le sujet principal de l’œuvre devient « l’étroite relation de pouvoir qui existe entre l’Église et l’antidreyfusisme réactionnaire, tandis que d’autre part Bergeret et les quelques intellectuels de la ville sont présentés comme isolés et divergents d’opinion226 ».
98Un tel objet semblerait à tort secondaire. Au contraire, selon A. Nouschi et A. Nouschi, « l’importance des conflits politico-religieux entre 1880 et 1914 est telle que l’opposition entre catholiques et anticléricaux apparaît comme une constante de cette période et un critère de démarcation entre la droite et la gauche227 », allant jusqu’à des désaccords métaphysiques. C’est parce qu’il est focalisé, comme tous les Français à l’époque, sur la question religieuse que le juge Cassignol, à la retraite, « travaill[erait] à un livre sur les rapports de l’Église et de l’État228 ». D’autant qu’au grand désappointement des scientistes, qui pensaient la religion essoufflée, la fin du siècle est au contraire marquée par son imposant retour de flamme (comme de tous les mysticismes), évoqué de façon récurrente par un Anatole France inquiet, par la bouche de tous ses ecclésiastiques : l’abbé de Lalonde (« On reviendra, vous verrez, à la religion. On y revient déjà de toutes parts »), l’abbé Lantaigne (« dès à présent, je vois dans l’affluence des pèlerins un triomphe de la religion ») ou l’abbé Guitrel qui voit « renaître la piété dans toutes les classes de la nation et particulièrement dans les classes les plus hautes229 ». Plutôt que d’évoquer la ferveur dans les sanctuaires (au Sacré-Cœur, à Lourdes et à La Salette), France va, à travers deux cas de fausses prophétesses, transposer une dérive mystique de l’époque, qui abuse même Lantaigne : « L’affluence prodigieuse des âmes auprès de cette pauvre fille est un signe de ce besoin de croire qui tourmente les générations nouvelles, une preuve que la foi est plus vive que jamais dans les foules230. »
99Impossible, pour les républicains, face à ce retour en force de la religion, de ne pas contre-attaquer en rappelant le caractère selon eux fondamentalement antidémocratique de la religion. Le roman nous présente des attitudes divergentes des catholiques qui, soit restent ouvertement réfractaires à la République, comme le royaliste Lerond, « substitut démissionnaire à l’époque des décrets231 », soit composent avec le régime, comme M. de Terremondre ou comme le général légaliste Cartier de Chalmot. Ce dernier, exemple d’honnêteté, « monarchiste et chrétien, gardait à la République une désapprobation pleine, silencieuse et simple […] il n’avait jamais rien demandé au gouvernement, [par] question de principes », mais obéit loyalement au gouvernement : « Le général avait […] des sentiments chrétiens. Ce qui ne l’eût pas empêché de faire arrêter le cardinal-archevêque sur un ordre écrit du ministre de la Guerre232. » Mais le but de France reste de nous montrer que cette composition avec la République reste opportuniste, donc temporaire, et, chez les ecclésiastiques, cette attitude devient exemplaire. Ils sont soit exemplairement fanatiques, comme Lantaigne qui choque par son intolérance, soit, à l’encontre de Cartier de Chalmot, cauteleux et malhonnêtes, comme Guitrel. Celui-ci, aussi libéral en apparence que Lantaigne est buté, ment sciemment au préfet et au ministre pour se retourner finalement violemment contre la République qui l’a nommé évêque et qui se voit obligée de le suspendre233. D’ailleurs, Lantaigne et Guitrel, que les autres personnages opposent, se rejoignent dans leur justification d’une punition céleste et dans leur exécration de la diversité, source pour eux de tous les maux234. Du coup, il apparaît peu à peu, pour les lecteurs qui savent relier les épisodes, que les deux abbés sont les deux faces d’une même intolérance réactionnaire nuisible à l’édification de la nouvelle société démocratique, ce dont, moins naïf, le directeur des Cultes était d’emblée persuadé235.
100C’est ce que France, de plus en plus anticlérical, persuadé du manque de sincérité de l’Église catholique et donc méfiant du ralliement, voulait nous faire comprendre dès le départ. Ce n’est pas non plus par hasard que le récit fait allusion au discours au Sénat, en juillet 1881, de Jules Simon, y faisant l’apologie du catéchisme contre l’« École sans Dieu236 » ! Pour France, devenant même irreligieux, il est clair que la religion aura toujours des vues politiques sur la société, et que la République doit donc continuer à combattre les racines religieuses si elle veut faire table rase de l’ancienne société. Cette vision péjorative de l’activisme catholique est assez bismarckienne, et d’ailleurs le reproche de Worms-Clavelin aux prêtres : « Vous criez qu’on vous opprime tant que vous n’opprimez pas237 », rejoint curieusement la justification par Bismarck du Kulturkampf :
« Le clergé catholique, s’il veut pleinement remplir sa mission théorique, doit sortir du terrain religieux et prétendre prendre sa part du pouvoir laïque. Il est, sous des formes religieuses, une institution politique, et il fait partager à tous ses membres sa conviction que sa liberté consiste dans la domination, et que, partout où l’Église ne domine pas, elle a le droit de se plaindre de persécutions dioclétiennes ! »
101Ce problème de société : le pouvoir civil des Églises, qui va se reposer vivement en 1901 avec la loi sur les associations, devient d’ailleurs pour France un problème intemporel et non une question d’actualité, comme le prouve l’allusion historique, à la fin du Mannequin d’osier, à « la Pragmatique Sanction » par laquelle Charles VII, en son temps, avait déjà dû limiter les pouvoirs de l’Église catholique en rétablissant notamment l’élection aux dignités ecclésiastiques.
102Chez Fontane, les croyants sont protestants, et il n’existe pas cette opposition entre croyants et athées propre au climat français autour du cléricalisme. Assez détaché, semble-t-il, des questions religieuses, Fontane présente, on l’a vu, les personnages les plus pieux comme les plus conservateurs, mais il est une exception de taille à cette vision négative du rôle de la religion. En effet, si Dubslav, malgré sa volonté de bien faire, retombe sur la fin dans les ornières de la réaction et si Woldemar, malgré son ouverture d’esprit, change radicalement d’attitude une fois devenu l’héritier du domaine de Stechlin, le seul véritable esprit éclairé du roman n’est autre que le pasteur Lorenzen, « presque social-démocrate » selon Woldemar, en fait plutôt « de la tendance Göhre238 », théologien devenu social-démocrate et fondateur avec Naumann du parti national-social voulant « dépaganiser » la social-démocratie considérée alors comme conciliable avec le christianisme.
103Sa règle de conduite se résume à « pas à tout prix avec du nouveau. Avec l’ancien plutôt, tant que cela va, avec le nouveau dans la mesure où c’est nécessaire239 ». Dubslav est donc trop radical quand il reproche à Lorenzen, qu’il ne trouve pas assez religieux, « [s]a passion de réformer le monde240 », car il est bel et bien, comme Worms-Clavelin, un homme de la synthèse, de la continuité, comme le remarque Shako en l’opposant au traditionalisme étroit de Gundermann : « D’un côté Lorenzen, de l’autre Gundermann […] La tradition, telle qu’on peut l’apercevoir […] a bien besoin de réparations, et c’est à ce genre de réparations que vise un homme comme Lorenzen241. » Contrairement au parti social-chrétien fondé en 1878 par Adolf Stöcker également pour contrer la social-démocratie, le parti national-social de Naumann veut éviter autant le conservatisme de la Junkertum que l’athéisme social-démocrate, celui du médecin Moscheles à la cravate rouge : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’un chambardement général, le grabuge, tabula rasa242. » Cette position intermédiaire, la même que celle de Worms-Clavelin rejetant autant le conservatisme que le radical-socialisme, se trouve surtout développée au chapitre XXXIX, où la volonté de mêler respect du passé et nécessité du nouveau convient à l’« ouverture d’âme243 » de son interlocutrice Mélusine :
« Il nous faut aimer tout ce qui est ancien dans la mesure où il mérite d’être aimé, mais c’est pour le nouveau que nous devons vraiment vivre. Et n’oublions pas surtout ce que le Stechlin nous enseigne, la grande harmonie des choses. Se refermer, c’est se murer, et se murer, c’est mourir. – Vos idéaux […] sont aussi les miens […] c’est pour moi une grâce que de pouvoir m’épanouir dans le nouveau quand l’ancien se dérobe. Et c’est ce « nouveau » qui est maintenant en jeu […] Il y a dans notre entourage bon nombre de gens remarquables qui croient le plus sérieusement du monde que la tradition – l’Église en tête – doit être défendue comme le temple de Salomon. Dans nos hautes sphères règne en outre une tendance naïve à considérer tout ce qui est « prussien » comme une forme supérieure de culture […] – Cette croyance naïve n’est-elle pas quelque peu justifiée ?– Elle l’a été. Mais il y a longtemps de cela. Et il ne peut en être autrement. Le contraste majeur entre toute modernité et l’ancien état de choses, c’est que les hommes ne sont plus mis par leur seule naissance à la place qu’ils doivent occuper. Ils ont maintenant la liberté d’exercer leurs aptitudes dans tous les sens et dans tous les domaines. Autrefois on restait trois cents ans durant châtelain ou tisserand ; aujourd’hui, n’importe quel tisserand peut devenir un beau jour châtelain […] Que l’on considère ces faits fort ordinaires comme quelque chose de particulier et de supérieur, et donc, dans la mesure du possible, à maintenir éternellement, voilà le mal244. »
104La sagesse ultime de Fontane se trouve sans doute dans ces lignes, où Lorenzen entérine à regret la fin de la domination de l’aristocratie prussienne, en l’opposant, au moment des guerres de libération, au règne, porteur « d’un temps nouveau », de François-Guillaume I er où elle incarnait le sommet de l’Allemagne : « Nous étions alors en avance sur les autres, avance intellectuelle par moments, avance morale à coup sûr […] C’est fini, tout cela. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Ce qui fut un jour progrès est depuis longtemps devenu regrès. » Le déclin de l’aristocratie signifie par ricochet la fin du régime aristocratique :
« [Les] vieilles familles […] gâchent et étouffent ces sympathies dont chacun, homme ou femme, a quand même besoin. Nos vieilles familles souffrent communément de cette idée « que rien ne marche sans elles », ce qui est loin d’être la vérité, car ça marche aussi sans elles – elles ne sont plus la colonne qui soutient l’ensemble […] où que l’on porte les yeux, nous sommes placés sous le signe d’une conception démocratique du monde. Une ère nouvelle s’annonce. Une ère meilleure et plus heureuse, je crois. Mais même si elle ne devait pas être plus heureuse, ce sera au moins une ère plus riche en oxygène, dans laquelle nous respirerons mieux245. »
105Dans ce constat biologique se trouve exactement vérifié le jugement de Lukacs dans Le Roman historique : « Le glorificateur littéraire de la Prusse, ancienne et nouvelle, se met à critiquer avec une pertinence déjà implacable le type d’homme prussien, l’“attitude” prussienne, en tant que norme morale pétrifiée, principe d’existence dangereux et mortel246. » Le remplacement de la société d’Ancien Régime, avec ses valeurs militaires et l’héroïsme, tant prisé de Dubslav mais « valeur en baisse » pour Lorenzen, par une société aux valeurs industrielles, fait d’ailleurs penser aux théories de Spencer : « L’histoire moderne […] voit disparaître les batailles et les bataillons […] Ils sont remplacés par des inventeurs et des découvreurs, James Watt et Siemens nous importent plus que Bayard ou Du Guesclin247. »
106Comparé à France, Fontane a une vision beaucoup plus complexe de la religion, qui possède, notamment grâce à Lorenzen, de multiples dimensions, hiérarchique comme démocratique. La première ressort d’une discussion polémique entre Rex et Dubslav :
« Mon pasteur […] prétend que là est la vérité, que c’est cela qu’on appelle civilisation, cette chute toujours plus profonde. Le monde de l’aristocratie est au bout de son rouleau, dit-il, et voici venir celui de la démocratie. – Curieuses paroles dans la bouche d’un ecclésiastique, dit Rex, d’un homme qui devrait connaître les structures divines248. »
107On retrouve ici en Rex (contrairement d’ailleurs aux convictions de Lorenzen : « Il vous le contestera ») la thèse de Marcel Gauchet sur la religion comme modèle hiérarchique sociopolitique, il y a bel et bien convergence entre la remise en cause « démocratique » des principes sociopolitiques hiérarchiques et la contestation des convictions religieuses. Et ce sens de l’abnégation étudié supra, attribué par certains à la tradition prussienne, relève d’abord en dernier ressort d’une autre tradition : la tradition religieuse, incarnée par le baron et la baronne bavarois :
« Là où il n’y a pas de “devoir”, il n’y a pas non plus de “vouloir”. C’est une vraie chance que nous ayons Rome et le Saint-Père […] Toute notre société […] est édifiée sur le moi. C’est sa malédiction, et elle en périra. Les dix commandements, c’est l’Ancienne Alliance ; mais la Nouvelle Alliance en a un autre, un unique commandement249. »
108Woldemar renchérit, citant Lorenzen, et tel est en effet exactement le sens du discours de Lorenzen valorisant la vertu d’humilité, qui « recèle la solution de toutes les questions qui agitent aujourd’hui le monde […] L’humilité refuse l’ambiguïté250 ». Mais la religion est aussi, comme le dit Nietzsche à l’époque, un modèle démocratique, ce qui permet à Lorenzen d’assurer : « Ce nouveau christianisme est précisément l’ancien251. » Ainsi, l’évolution démocratique actuelle n’exclut pas forcément un retour en arrière, situé pour Lorenzen dans un futur très lointain et hypothétique252, et qui correspond pour Rex à des espérances beaucoup plus prochaines, puisqu’il « attend de la construction de nouvelles églises une révolution générale253 ». Un ecclésiastique éclairé peut donc servir les intérêts de la démocratie, ce qui est rigoureusement impensable dans Histoire contemporaine.
109Assurément, A. France traite de cette période charnière de l’affrontement entre conservateurs et progressistes de façon plus idéologique que Fontane, et de plus en plus au fur et à mesure des événements. Cette tendance idéologique forte concerne en revanche autant les personnages du Stechlin que ceux d’Histoire contemporaine et, si nous avons surtout abordé le domaine intérieur, elle dicte aussi les positions « à l’international ». On n’est donc nullement surpris, dans L’Anneau d’améthyste, du soutien du cercle Brécé aux Espagnols, membres d’un Empire catholique, dans la guerre qui les oppose à partir de 1898 aux Américains incarnant la démocratie, l’esprit marchand matérialiste et l’absence totale de tradition. La nouvelle d’une défaite espagnole prend des teintes complètement axiologiques, présentant la « vision soudaine d’une flotte bénie par le pape, battant le pavillon du roi catholique […] fracassée, coulée par les canons de ces marchands de cochons et de ces fabricants de machines à coudre, hérétiques, sans rois, sans princes, sans passé, sans patrie, sans armée254 ». Les États-Unis représentent également une « liberté un peu trop libre » dans le cercle du comte Barby255, mais le choix entre régime autocratique et régime démocratique y prend dans ce texte la forme d’un autre choix, quand l’on voit s’y affronter nostalgiques de l’alliance russe et admirateurs du parlementarisme anglais.
110On a vu combien Dubslav est nostalgique d’une alliance dont le nom du régiment de Woldemar : régiment Alexandre, perpétue le souvenir, alors que la Russie est maintenant devenue l’alliée de la France : « Maintenant plus que jamais, j’ai toujours été pour la Russie. Quand je repense à notre tsar Nicolas […] Et puis ils ont plus d’allant à Pétersbourg, on y mène la vie à grandes guides, même si les meilleures pierres ont déjà été enlevées […] c’est encore un peuple nature256. » Le chapitre XVI de L’Orme du mail évoque la visite du tsar Alexandre III en France en octobre 1896, pour étoffer une alliance franco-russe initiée en 1891, qui enthousiasme la foule et que défend Worms-Clavelin257. Mais, logiquement, cette amitié avec un régime autoritaire et antirépublicain répugne autant à France et aux socialistes français qu’elle plairait aux conservateurs prussiens, d’autant que sa première conséquence, France le stigmatise, est de conduire la diplomatie française à ignorer les massacres en Arménie.
111Chez Fontane, les esprits avancés admirent eux l’Angleterre, devenu le pays à la mode, comme le traduit ce dialogue du fils et du père Stechlin : « Tout est anglais maintenant. – Naturellement. Les Français sont détrônés. Et c’est très bien ainsi, quoique nos cousins de l’autre côté ne vaillent pas grand-chose258. » Fontane, qui a vécu longtemps en Angleterre comme journaliste et comme informateur de la Prusse, se retrouve dans le comte Barby qui y a longtemps vécu comme ambassadeur, et la préfère même à la Prusse259, et y transporte Woldemar pendant la courte cinquième partie : « Mission en Angleterre », où ce dernier passe du régiment Alexandre au « régiment de la reine de Grande-Bretagne et d’Irlande ». Une nouvelle fois, le roman n’est pas forcément cohérent sur ce sujet, car Lorenzen confirme plus tard les réserves de Dubslav : selon lui, le modèle anglais est maintenant corrompu par le capitalisme : « J’ai partagé sincèrement cette semi-vénération. Mais il y a beau temps de cela. Ils ont baissé terriblement là-bas, parce que le culte du veau d’or ne cesse de croître260. » Mais, a contrario, ce même Dubslav peut aussi plus tard manifester la plus grande admiration pour l’Angleterre lors d’une réception, la déclarant, à l’approbation de Lorenzen, « le pays exemplaire pour tous les partis, même pour les conservateurs qui y voyaient, tout comme les libéraux, leur idéal réalisé ». Le surintendant Koseleger justifie ensuite cette supériorité par le fait que l’Angleterre peut pour tous incarner la notion même de progrès telle qu’on la conçoit au XIXe siècle ; c’est le pays où le nouveau est tiré de l’ancien, où l’on innove donc dans la tradition :
« Tout est moderne et ancien à la fois, enraciné, stabilisé. C’est une chose unique ; plus qu’en tout autre pays nous avons affaire à un produit de la civilisation, à tel point que les penchants des hommes ne suivent plus guère les lois de la nature, mais seulement celles d’une coutume affinée261. »
112Pour Koseleger, le « raffinement social » anglais manque à la Prusse, « et plus encore dans notre Marche », parce qu’elle n’a pas « ce haut niveau de civilisation […] pas plus que la philosophie qui en est le corollaire262 ».
113Est-ce à dire qu’au bout du compte, c’est le stade de civilisation, et lui seul, qui fait la supériorité d’un pays à un instant donné, indépendamment de son régime politique ? Et à quoi alors mesurer ce degré de civilisation (sur ce sujet, Rex et Shako opposent nature et culture263, une antithèse déjà ancienne) ? La réponse semble se trouver dans une discussion précédente du chapitre XXII, entre plusieurs officiers dont c’est la seule apparition. Cette discussion essentielle établit que la vraie supériorité, en l’occurrence celle anglaise, ne provient pas d’œuvres d’art ou de bâtiments architecturaux, ni même de la puissance d’une flotte :
« Et des bateaux, nous en avons maintenant, et un Parlement aussi. Certains disent même que le nôtre est meilleur. Mais le peuple. Voyez-vous, c’est là, le point fort. Le peuple, c’est tout. – Ouais, le peuple, naturellement. Les couches supérieures sont partout les mêmes. Nous savons ce qui s’y passe. »
114Cette supériorité « par en bas » est reprise au chapitre suivant dans la bouche de Dubslav : « En Angleterre […] le mieux est et demeure ce qu’on appelle, par une formule éculée, “le pays et les gens”264. » Le texte procède par clarifications successives puisque, au chapitre encore suivant, Dubslav explicitera cette pensée en citant « Voix du peuple, voix de Dieu265 ». Ces éclairages successifs semblent postuler que la nature du régime politique est en soi secondaire, balayant les débats de Lorenzen et Mélusine au chapitre XXIX : « Qu’est-ce que ce régime ? Un homme ou une chose ? Est-ce la machine héritée des temps anciens, dont les rouages continuent à cliqueter à vide, ou bien est-ce celui qui est à la machine ? Ou est-ce, enfin, une pluralité précise et limitée qui tente de guider, d’orienter les mains de l’homme à la machine266. » Peu importe, finalement : le seul mérite attendu de l’exécutif est de savoir répercuter au plus près la souveraineté populaire d’un peuple civilisé, qui se confond avec la volonté divine, et qu’en pratique, il n’est nullement besoin pour cela, au contraire, d’un parlementarisme qui s’appuierait sur un personnel moins inspiré que ceux qu’il représente. À cette démocratie formelle mais dévoyée par les « couches supérieures », que représenteraient les parlementarismes français et anglais, il faudrait toujours préférer, doit-on visiblement comprendre, la figure du despote éclairé qui saurait traduire en actes, sans parasitisme parlementaire, la volonté populaire inspirée !
BILAN
115Qu’en est-il, au bout du compte, des convictions démocratiques des deux auteurs, et comment sortent-ils eux-mêmes de l’épreuve de la mutation démocratique qu’ils font subir à leurs personnages ? Tous deux manifestent un grand scepticisme à l’égard de leur époque, France par honte de la IIIe République, Fontane devant la destruction inéluctable de la Prusse traditionnelle. On vient de le voir, au-delà de toute question idéologique de régime politique, l’important est dans Le Stechlin d’incarner le peuple et il s’avère qu’historiquement, l’aristocratie prussienne n’est plus à même de le faire. Lorenzen constate sa caducité, la comparant à un « toit de pierres moussues » : « Un mouvement rétrograde se manifeste, on voudrait […] que renaisse ce qui est mort depuis longtemps. Cela ne renaîtra pas », et même Dubslav déplore, « en dépit de [s] on loyalisme, un regain de puissance des Junkers » qui, s’il avait eu le temps de régner, aurait de toute façon empêché Frédéric-Guillaume III de faire évoluer les choses favorablement267. Dans sa Brève Histoire de la littérature allemande, Lukacs estime même que Fontane fut historiquement « le premier écrivain allemand à découvrir que le système des normes sociales et morales des couches dirigeantes prussiennes n’était plus qu’un automatisme mort et meurtrier, qu’il n’avait plus aucune action directrice sur l’âme des hommes268 ». Sa « désillusion progressive devant l’esprit prussien dans lequel il s’était réfugié » après 1848, plus précisément, son observation privilégiée de l’ascension et du déclin du système bismarckien,
« le mène dans la description des conflits moraux à une critique profonde et destructrice du contenu humain dissimulé derrière l’attitude militairement rigide et bureaucratiquement réfléchie du prussianisme de son temps […] Le caractère inhumain et meurtrier de l’esprit prussien est démasqué ici d’une manière simple et véridique par le récit, sans aucune révolte exaltée et satirique, mais avec une profonde psychologie et une grande finesse morale […] il voit que ce caractère inhumain a ses racines dans la réalité sociale des couches dirigeantes prussiennes, dans la structure des rapports entre les classes sociales, que le nihilisme moral caché par la rigidité qui s’exprime ici est entièrement étranger au peuple269 ».
116Ce jugement positif de Lukacs incite à plusieurs remarques. D’abord, selon lui, « d’après ses idées politiques conscientes, Fontane n’est pas un démocrate. Il l’est cependant par son œuvre270 », dès lors que la crise des années 1880 fait naître son grand art réaliste. De fait, Fontane dégage, exactement comme Lukacs, que la première cause de l’effondrement de la Prusse, c’est qu’elle est coupée des tendances populaires. Cette distinction entre l’homme et l’œuvre est utile, car elle permet d’éviter d’attribuer à Fontane, comme certains critiques, des convictions visiblement contraires à la réalité. Car c’est bien un regret de la mort du système prussien que manifeste ici l’empathie de l’auteur pour Dubslav également mourant. Comme l’ajoute Lukacs, « l’exaltation messianique de la nouvelle génération n’effleure [pas Fontane] sur le plan social271 », et l’on voit que l’auteur est en fait beaucoup plus acerbe envers les tenants de la nouvelle génération, qu’il s’agisse de Gundermann ou d’Isidore. Représentée par ce dernier, par le médecin Mescheles et par le clochard Tuxel, la social-démocratie est le refuge de l’opportunisme et d’une rage mesquine contre les actuelles classes possédantes. Ce n’est donc pas avec plaisir que Fontane assiste à cette mutation inéluctable.
117Dans Le Roman historique, Lukacs précise sa vision de Fontane, qui ne peut qu’être partiellement favorable, puisque ce dernier n’est pas devenu démocrate :
« Il lui faudrait un désir passionné de changer radicalement la société pour intégrer aussi à ses ouvrages les conséquences historiques de l’“attitude” prussienne, au moins en tant que perspective. Et rien n’était plus éloigné de la personnalité de Fontane vieillissant qu’une passion de ce genre, bien que maintes de ses lettres montrent que la perspicacité ne lui faisait pas défaut272. »
118En effet, résigné à ce changement de société, Fontane espère du moins, avec Lorenzen, et contrairement à la tabula rasa souhaitée par Moscheles, que la mutation sera intelligente et privilégiera la continuité, mais il craint le contraire, comme le comte Barby expliquant que « la vie moderne fait impitoyablement table rase de toute tradition273 ». Il est hostile à tout changement radical qui ne saurait pas séparer le bon grain de l’ivraie, qui ne saurait pas garder du passé les éléments du progrès futur, en quoi l’on retrouve l’idée de tradition. Il y a déjà chez Fontane, comme chez Tocqueville, une nostalgie de l’ancien monde, car vont être perdus dans cette liquidation globale de la tradition des biens d’une valeur irremplaçable, à commencer par un libéralisme d’esprit que savaient cultiver les meilleurs aristocrates et que ne conserveront pas forcément les générations suivantes :
« Et le vieux comte ! Un frère jumeau de papa ; la même tête à la Bismarck, la même humanité, la même urbanité, la même bonne humeur […] ce qui les rapproche le plus, c’est l’atmosphère générale de la maison, cet esprit libéral. Papa en rirait, certes – rien ne le fait tant rire que le libéralisme –, mais je ne connais personne qui possède une aussi grande liberté d’esprit que mon brave papa. Il ne l’avouera jamais, bien sûr, et il mourra avec la certitude : “Demain, c’est un vieux et authentique Junker qu’on va porter en terre”. Junker, il l’est, certes, mais il est aussi exactement le contraire […] Il sait – ce que les gens d’ici ne savent pas ou ne veulent pas savoir – qu’il y a aussi des hommes derrière la montagne. Et des hommes très différents, parfois274. »
119Fontane pense que l’époque du maximum de libertés politiques ne sera pas forcément celle de la plus grande liberté d’esprit.
120Dans sa désillusion, on discerne d’ailleurs par moments une remise en cause de la tradition elle-même : Rex, l’homme de l’État « en quête d’une conception générale, en même temps que plus élevée », voit dans l’église de Stechlin l’influence typique de l’« architecture des Prémontrés » de la crypte de Brandebourg vers 1200, mais un professeur vient de démontrer qu’elle est en fait d’origine plutôt mecklembourgeoise que brandebourgeoise, une confusion architecturale qui se retrouve au chapitre suivant lorsque ce même Rex date le pignon du couvent de Wutz de 1375, « donc Landbuch de Charles IV », datation aussitôt contestable275. Et les titres nobiliaires s’avèrent aussi peu fiables que les repères culturels : Shako, de noblesse récente, explique qu’« avant qu’il y ait eu un authentique Shako, il ne pouvait y avoir de « de Shako » ; la noblesse tire toujours son nom de ce genre de choses : entourage, métier, occupation276 », autrement dit elle-même n’est pas immémoriale et sa supériorité, historiquement datée, n’est que conjoncturelle et non une essence. Le chapitre XIX, satire des « bien-pensants » chez qui la tradition n’est que convention, à commencer par le parvenu Gundermann, nous présente de même, tenant le bureau de vote conservateur de Rheinsberg avec von Zühlen « aux conceptions les plus grotesquement féodales », M. van dem Peerenboom, un propriétaire hollandais « métamorphosé en Prussien277 ». Dans ce trouble des repères, il faut comprendre qu’en quelque sorte, la tradition comme modèle de transmission est déjà caduque ; d’ailleurs, la fiancée de Woldemar possède « la véritable distinction » précisément parce qu’elle n’appartient pas au grand monde278, comme en écho au chapitre XI du Mannequin d’osier où Georges Frémont estime que « ce qu’on appelle le type aristocratique […] est un pur concept de l’esprit […] le type aristocratique est formé uniquement de la grâce des roturières279 » !
121Si Fontane en vient à contester la notion même de tradition, l’œuvre de France, marquée par la même désillusion, en vient quant à elle dans sa première moitié à remettre en cause la notion même de progrès. Worms-Clavelin mis à part, c’est le plus souvent à Bergeret, perçu comme son porte-parole, que France confie le rôle de dénoncer « les illusions du progrès », thème à la mode en cette fin de XIXe siècle qui semble démentir l’optimisme scientiste et positiviste qui a eu cours quelques décennies plus tôt. L’universitaire pointe ainsi de nombreuses preuves d’absence de progrès, par exemple, à propos du système pénitentiaire, « [la] férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe en cruauté l’imagination des barbares280 ». Il émet aussi l’idée que, si des institutions démocratiques se sont mises en place, le problème c’est l’absence de pratique démocratique : « Vous avez une philosophie d’état-major. Mais puisque nous vivons sous le régime de la liberté, il serait peut-être bon d’en prendre les mœurs. Quand on vit avec des hommes qui ont l’usage de la parole, il faut s’habituer à tout entendre. » Est donc pointé ici un problème d’éducation républicaine, qui pourrait bien se perpétuer maintenant qu’il n’est plus d’Ancien Régime despotique à combattre : « Il n’y a plus beaucoup de républicains en France. La République n’en a pas formé. C’est le gouvernement absolu qui forme les républicains281. »
122Anatole France traversait, quand il commence l’écriture d’Histoire contemporaine, une grave crise morale. Comme le souligne M.-C. Banquart, « tout ce qui restait de l’ancienne foi d’Anatole France dans la vie universelle, c’est-à-dire la croyance en la bonté de l’élan vital, s’est retourné en certitude chagrine du règne de l’ignorance et de la mort282 » ; lui-même a expliqué dans L’Écho de Paris du 2 juillet 1895 qu’il voyait désormais une « continuité du mal » opposée au « progrès des mœurs » et, du coup, « les situations qu’il développe dans ses romans sont des situations de conflit ou d’échec283 ». Cette désillusion trouve son débouché dans le refus par Bergeret de toute action et de tout engagement. Pensant à plusieurs reprises que rien dans l’humanité ne change essentiellement284, ne croyant plus en un quelconque progrès issu d’un changement de régime politique, le scepticisme de l’universitaire le conduit, nous l’avons vu, à renvoyer dos à dos toutes les époques et toutes les idées morales d’une époque. Le même point de vue surplombant pousse le républicain qu’est Bergeret à renvoyer également dos à dos tous les régimes politiques ; contrairement à ce que montrera la deuxième partie d’Histoire contemporaine, il n’y aurait selon lui entre eux que des différences purement formelles, une simple question de degré, tous confisquant plus ou moins la liberté des citoyens au nom de la souveraineté populaire :
« Tous les partis qui se trouvent exclus du gouvernement réclament la liberté parce qu’elle fortifie l’opposition et affaiblit le pouvoir. Pour cette même raison, le parti qui gouverne retranche autant qu’il peut sur la liberté. Et il fait, au nom du peuple souverain, les lois les plus tyranniques. Car il n’y a point de charte qui garantisse la liberté contre les entreprises de la souveraineté nationale. Le despotisme démocratique n’a point de bornes en théorie285. »
123Ce n’est là que l’amplification par Bergeret de ce qu’avait déjà exprimé son apologue « Un substitut », lu à la librairie Paillot à la fin de L’Orme du mail. Ce texte avait pour but de montrer que le régime de Napoléon III, contrairement aux pensées des conservateurs, ne différait pas si profondément de la IIIe République, l’exécutif s’y révélant tout aussi impuissant. « Ils sont tous impuissants […] le pouvoir absolu est l’impuissance même », commente lui-même Bergeret, qui en retirait une position de détachement :
« Je n’attache pas une importance excessive à la forme de l’État. Les changements de régime ne changent guère la condition des personnes. Nous ne dépendons point des constitutions ni des chartes, mais des instincts et des mœurs […] Et il n’y a que les imbéciles et les ambitieux pour faire des révolutions286 »
124En quoi Bergeret rejoint le Worms-Clavelin que nous avons étudié ! Tous deux, l’intellectuel et le pseudo-homme d’action, partagent le goût de l’immobilité : pour le premier un révolutionnaire manque d’humilité287, pour le second les choses « tiennent » ensemble par la coutume à laquelle il ne faut pas toucher. Les temps révolutionnaires ne sont donc plus de mode, seuls s’.en souviennent le méchant Mazure, le juge Cassignol encore terrorisé par les émeutes et l’étranger Aspertini regrettant que la France ait oublié sa vocation universelle. La seule divergence de taille, la seule fracture, nous l’avons vu avec Worms-Clavelin ou Laprat-Teulet, ce serait le socialisme, désormais en plein essor aux élections en France et en Allemagne, et Bergeret ne va pas dire autre chose : « Il faudrait que vous fussiez socialiste pour qu’il en allât autrement288 »
125Or, le socialisme, c’est précisément ce vers quoi France va s’orienter au cours de l’écriture d’Histoire contemporaine, ce qui va sensiblement modifier son point de vue. La passivité désabusée n’est pas le propre d’A. France. Dès le début, son état de déréliction reste combattu par la lutte permanente contre le danger sans cesse renaissant d’une pensée totalitaire289. Aussi, avant même l’affaire Dreyfus, dans Histoire contemporaine comme dans sa vie publique, il se prononce en faveur de la cause arménienne évoquée au chapitre X du Mannequin d’osier. Et quand l’Affaire en vient à s’emballer, il lui devient impossible de conserver cette distance amusée face aux événements qui était devenue son attitude la plus fréquente, une attitude de repli. Comme le résume très bien M.-C. Bancquart, « France clôt l’intrigue ecclésiastique qu’il avait commencé à relater quatre ans auparavant. Les critiques sur la politique du ralliement ne sont plus de mise. L’enjeu est plus vaste : il s’agit de la survie et de la transformation du régime républicain290 ». Sorti de son sommeil progressiste, retrouvant toute sa foi démocratique, France fait suivre à Bergeret son propre trajet, et on voit bien que celui-ci, investi par l’auteur, change complètement de statut : de personnage secondaire au moment des querelles ecclésiastiques, frustré et atteignant le sommet de son ridicule dans son cocuage, il devient capable d’exploiter sa mésaventure pour conquérir « la délivrance, la liberté, une vie nouvelle291 » à la fin du Mannequin d’osier, soit le milieu de l’œuvre.
126Dans le septième chapitre de L’Anneau d’améthyste, Bergeret croit encore que la vérité n’est pas invincible292 mais, progressivement, au cours de ce troisième tome, le danger que font peser sur la France toutes les tendances antirépublicaines conduit l’auteur, qui souligne régulièrement textuellement sa sagesse293, à faire quitter à son protagoniste ce scepticisme en faveur d’un engagement tout aussi déterminé en la République, hors de laquelle il n’est point de justice ni de tolérance. Cette promotion progressive de Bergeret culmine à Paris où, « maintenant maître à penser, et double d’Anatole France » selon les mots de M.-C. Bancquart294, redevenu optimiste avec la révision du procès de Dreyfus, il professe sa foi nouvelle en l’avènement de la République du futur, l’État universel parfait annoncé et décrit au chapitre XVII. Revenu dans le présent, Bergeret, visiblement converti à son tour au socialisme, ajoute que les nombreux dysfonctionnements actuels rendent inévitable, et donc permettent de prophétiser, d’autres changements importants prochains : « Qui soutiendrait que, dans la société actuelle, les organes correspondent aux fonctions et que tous les membres sont nourris en raison du travail utile qu’ils produisent ? Qui soutiendrait que la richesse est justement répartie ? Qui peut croire enfin à la durée de l’iniquité295. »
127L’ensemble de la tétralogie manifeste donc la même ambivalence que le roman de Fontane. D’ailleurs, cette sortie du scepticisme politique trouvait en fait sa préfiguration dès le chapitre XIII de L’Orme du mail, où la vision apocalyptique de la IIIe République brossée par l’abbé Lantaigne, insistant sur sa faiblesse et sa fragilité, obligeait Bergeret, pour une fois satisfait du présent, à sortir du bois de son repli pour prendre la défense du système républicain :
« Monsieur l’abbé, vous venez de retracer […] les caractères du régime démocratique […] Et c’est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l’État, mais soulage les personnes, et procure une certaine facilité de vivre, et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales […] la République de 1897 me plaît et me touche par sa modestie […] Elle gouverne peu. Je serais tenté de l’en louer plus que de tout le reste […] Je soupçonne les hommes d’avoir, de tout temps, beaucoup exagéré les nécessités du gouvernement et les bienfaits d’un pouvoir fort […] les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu’ils y renoncent. La gloire leur a coûté trop cher pour qu’on ne sache pas gré à nos maîtres actuels de ne nous en procurer que de la coloniale […] Toute réflexion faite, je me sens très attaché à nos institutions296. »
128Ainsi, cette faiblesse relative de la République est heureuse, car elle garantit que le régime, fragile, ne se lancera pas dans des entreprises violentes, n’attaquera pas les libertés individuelles et n’agressera pas les autres nations, ce qui promet la paix à l’Europe. Ce point de vue tempéré doit nous rappeler que, si France a quitté son « assiette » sous la pression de l’affaire Dreyfus, la position tempérée de Bergeret et de Worms-Clavelin a longtemps été la sienne, notamment quand il optait pour la continuité des régimes en reprochant aux révolutionnaires d’avoir éradiqué « ce long regard en arrière qu’on appelle le respect ». « J’aime, disait France, la Révolution parce que nous en sortons, et j’aime l’ancienne France parce que la Révolution en est sortie. Il n’est pas si difficile de réconcilier les pères et les enfants297. » Où l’on retrouve, comme chez Worms-Clavelin, la vision d’une République tournant le dos désormais à toute violence de type révolutionnaire, qui, peu à peu, s’établit et se pacifie sous le poids de l’habitude, une République refondée. Avec cette force d’inertie que constatent Worms et Bergeret, la nouveauté devient à son tour tradition, et ce goût d’une évolution lente recoupe, chez Fontane, les propos de Shako sur le jeu de quilles : « La boule […] voudrait bien dévier à gauche ou à droite, mais sa force intrinsèque la force à se maintenir, à rester sur la bonne lancée. Cela a quelque chose de symbolique, de pédagogique ou, si vous voulez, de politique298. »
129La morale ultime de Fontane, spectateur attristé du déclin de la Prusse, n’apparaît d’ailleurs pas très éloignée de celle édictée par Bergeret à Paris devant l’Exposition universelle : « Il ne faut pas s’attarder aux vains regrets du passé ni se plaindre des changements qui nous importunent, puisque le changement est la condition même de la vie299. » La philosophie finale de Bergeret : « Tous les progrès sont incertains et lents, et suivis le plus souvent de mouvements rétrogrades. La marche vers un meilleur ordre de choses est indécise et confuse » et « Les transformations sociales s’opèrent […] insensiblement et sans cesse », se montre fort proche de celle et de Voltaire300… et de Goethe !
130Le Stechlin et Histoire contemporaine sont donc deux œuvres montrant des deux côtés du Rhin la fin du XIXe siècle mâtinée de forces conservatrices et de forces démocratiques, en un mouvement hésitant qu’Anatole France trouve trop timoré et dont Fontane redoute la radicalisation. Quant à la façon de le montrer, France et Fontane, tous deux vantés par Lukacs dans son chapitre du Roman historique sur « l’humanisme démocratique », optent pour un choix absolument opposé. Fontane a opté pour un particularisme à la fois géographique et social301, France au contraire, selon le souhait de Lukacs, pour une perspective d’emblée globalisante de la société française, laquelle, à l’époque, n’est évidemment pourtant pas la même en Bretagne ou dans le Languedoc-Roussillon. Doit-on retrouver ici la façon dont le goût allemand aime à privilégier le particularisme (chez Luther, Herder, bientôt Thomas Mann) en se dissociant délibérément de l’universalisme français ?
Notes de bas de page
1 Ozouf M., Les Aveux du roman. Le XIXe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Gallimard, 2001, p. 313.
2 Ibid., chap. « L’Orme du mail. Le Mannequin d’osier. La saison étale de la République », p. 261-285, ici p. 261. De républicain modéré, France se fait alors socialiste aux côtés de Jaurès, un infléchissement majeur dû en grande partie à son engagement comme dreyfusard, qui le contraint de publier le feuilleton servant comme d’habitude de base au roman futur dans un nouveau journal, l’un des rares dreyfusards, Le Figaro, jusqu’en juillet 1900, alors que toute la publication précédente avait eu lieu en feuilleton dans L’Écho de Paris entre 1895 et 1898.
3 Marie-Claire Bancquart explique, dans son introduction de la Pléiade, que France voit continûment dans ce qu’il rejette la patte de l’Église romaine, du « Parti noir », voir France A., Œuvres III, éd. établie, présentée et annotée par Bancquart M.-Cl., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, Introduction, p. IX-LXVI, ici p. XLII-XLIV : « L’affaire, comme crise, lui semble issue de la France du ralliement : c’est clair dans L’Anneau d’améthyste […] La crise de l’affaire Dreyfus le conduit à reconsidérer l’ensemble des événements qui se sont déroulés depuis 1871, et à y reconnaître la main des prêtres. »
4 France A., Histoire contemporaine (L’Orme du mail [1897] p. 7-179 ; Le Mannequin d’osier [1897] p. 181-363 ; L’Anneau d’améthyste [1899] p. 365-583 ; M. Bergeret à Paris [1901] p. 585-793), Paris, Calmann-Lévy, 1981, ici p. 648.
5 Ce premier projet, lié à la nouvelle politique de « ralliement », qui ne peut selon France que jeter la République dans les bras de l’Église, est entamé le 22 janvier 1895 et interrompu en avril, mais sept des dix premiers chapitres de L’Orme du mail (I à V, VIII, X) en sont issus.
6 Op. cit., p. 196. Il sera de nouveau question du service militaire p. 619. On peut aussi évoquer, entre autres sujets d’actualité, la réforme du régime pénitentiaire et le nouveau protectionnisme français appliqué par le ministère Méline « aux produits de l’agriculture et de l’industrie, pour le plus grand profit d’un petit nombre de propriétaires fonciers », p. 733, le sujet primordial restant la large question du ralliement.
7 Op. cit., p. 261. Marie-Claire Bancquart souligne chez France cette tendance à se tourner de plus en plus vers la politique, qui connut des étapes, voir France A., Œuvres II, éd. établie, présentée et annotée par Bancquart M.-Cl., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, Introduction, p. IX-LX. En un premier temps, « son attention aux événements politiques s’est nourrie à son activité de chroniqueur, constante depuis 1883 », p. X ; en un second temps, « l’actualité se fit de plus en plus pressante avec Panama, et l’activité du chroniqueur directement attentif à son temps prit le pas sur celle du critique », p. XLVIII.
8 Fontane Th., Le Stechlin (Der Stechlin) [1898], Paris, Hachette, 1981, trad. Jacques Legrand, respectivement p. 231, 330, 106. Des événements postérieurs sont évoqués, comme la parution d’un drame de Hermann Sudermann de 1895 ou la condamnation de Stocker en 1896, p. 49.
9 Ibid., p. 46.
10 France A., Œuvres II, notice introductive à Histoire contemporaine, p. 1319-1349, ici p. 1339-1340. « La distance dans le temps » serait bien entendu celle du roman historique. Même analyse chez M. Ozouf, voyant dans les personnages de « solennelles entités [faisant] défile[r] comme autant d’emblèmes fixes […] l’Armée, l’Administration, la Justice, l’Église, l’Université », op. cit., p. 269-270.
11 Respectivement, dans L’Orme du mail, aux chapitres IV-VIII et VII, X, XIII.
12 Les duels Rex/Shako notamment faisant parfois penser à ceux futurs entre Naphta et Settembrini dans La Montagne magique.
13 Op. cit., p. 15.
14 Ibid., p. 1347. « Dès le début, Histoire contemporaine peut […] être considéré comme un cas exemplaire de la crise du roman au tournant du siècle », estime M.-Cl. Bancquart, p. 1325, une tendance habituelle chez France, qui a toujours éprouvé des difficultés à mettre au point une structure de roman, et qui s’accroîtrait ici : « Le roman se met à bourgeonner à partir d’écrits non romanesques. Plus que les précédents, il est formé de conversations, d’essais, de petites scènes typiques, réunis par le mince fil d’une intrigue », p. 1324. Mais c’est d’abord l’obligation du roman-chronique de coller aux événements du temps, le caractère arbitraire de l’actualité, qui explique ici chez France la composition fragmentaire.
15 Lukacs G., Brève histoire de la littérature allemande (Eine Kurze Erzählung der deutschen Literatur), Paris, Nagel, 1949, trad. L. Goldmann - M. Butor, p. 173-178, ici p. 174. En ce sens, Fontane, parfaitement maître de son art, n’est pas concerné par la remarque précédente, sauf à argumenter que la mort l’a saisi avant qu’il améliore l’agencement de son roman.
16 Op. cit., Introduction, p. XXXVI.
17 Ibid., notice introductive à M. Bergeret à Paris, p. 1209-1229, ici p. 1220-1221. M.-Cl. Bancquart cite Péguy et Barrès. C’est sans doute, face à la gravité de l’Affaire, ce durcissement des positions, ce moment où l’idéologie de l’auteur engagé l’emporte sur la mise en débat, qui dérange Mona Ozouf.
18 Op. cit., respectivement p. 463, 574, 211. « Cette centralité donne à la ville son caractère emblématique de la France moyenne », estime Mona Ozouf, qui la place entre Bordeaux, Poitiers et Tours, op. cit., p. 267.
19 Op. cit., p. 132.
20 Ibid., p. 387. C’est dans cet esprit apologétique que Fontane fait plusieurs fois allusion aux romans de Fritz Reuter, une figure peut-être bien plus inspiratrice qu’il n’y paraît puisque, député prussien à la fin de sa vie, cet écrivain avait été dès les années 1830 un ardent démocrate, emprisonné pour ses opinions libérales.
21 Cet effroi face à l’unification intéresse, dans son domaine français, Mona Ozouf frappée par le goût des romanciers du XIXe siècle pour la régionalisation de leur récit (Sand, Barbey, Flaubert, Balzac), beaucoup plus ancré dans un terroir qu’au siècle précédent, « comme si les lieux retrouvaient leurs singularités à mesure que le monde était censé s’unifier », op. cit., p. 295, au moment où elles les perdent en quelque sorte, comme chez Hardy en Angleterre.
22 Op. cit., p. 20. Un domaine voisin, Köpernitz, est une autre propriété remontant, p. 44, « au temps de Frédéric le Grand ».
23 Ibid., p. 63.
24 Krippenstapel évoque, ibid., p. 60, un bourgmestre autoritaire maniant « la trique » « dans la crainte du Seigneur », peu avant que Dubslav, p. 63, évoque, lui, le général Wrangel, qui avait dissous l’Assemblée nationale prussienne en 1848 sur l’ordre de Frédéric-Guillaume IV.
25 Ibid., respectivement p. 61, 166. Pas de différence, en l’occurrence, entre la province et la capitale, l’univers rural et l’univers urbain, puisque Jeserich, le domestique du comte Barby, alter ego de Stechlin à Berlin (« un frère jumeau de papa », selon Woldemar, p. 119), plaide lui aussi, p. 117, « pour les anciens usages. De bons maîtres et l’idée qu’on fait à moitié partie de la famille – je suis pour ça ».
26 Ibid., p. 383. C’est-à-dire, p. 381, les « représentants de la noblesse la plus ancienne ».
27 Ibid., p. 381 : « Il se considérait en effet (suivant en cela une théorie héritée de sa lignée) comme l’unique habitant et mandataire légitime de tout le comté. »
28 Ibid., p. 368-369.
29 Ibid., p. 144.
30 Avec un réalisme qui s’éloigne du romantisme de Vor dem Sturm.
31 Ibid., p. 13.
32 Ibid., p. 15. À ce titre, le patriarche Dubslav cite son père p. 55 et se réfère à une autre donnée parfaitement conservatrice, la pureté de la race p. 52.
33 Ibid., p. 105, 311.
34 Ibid., p. 13-14. Il est même question de dettes… permettant l’apparition topique de l’usurier juif !
35 Ibid., respectivement p. 54, 66.
36 Ibid., p. 16. Pour la même raison, Katzler porte lors de la réunion électorale un ruban noir et blanc p. 169.
37 Ibid., p. 226, 309.
38 Le domestique Engelke porte des boutons de l’époque du prince Henri, ibid., p. 15.
39 Ibid., p. 38. Lieu de séjours de Frédéric, c’était surtout, en effet, le lieu d’habitation principale de son frère Henri.
40 Respectivement ibid., p. 62, 215.
41 Ibid., p. 309-310.
42 Ibid., p. 266.
43 Ibid., p. 62-63, 274.
44 Il est plusieurs fois question du « monument à Hohenlohe », et de l’auberge du « Markgraf Otto ».
45 Ibid., p. 265. Le garde-chasse s’appelle d’ailleurs Katzler du nom de lieutenants-généraux de l’armée prussienne.
46 Dans la formule controversée citée, ibid., p. 56. Voir aussi, p. 84, le tableau du roi Guillaume près de Sadowa au couvent.
47 Ibid., respectivement p. 101, 346. Cette bataille est également évoquée du côté français, le général Cartier de Chalmot évoquant dans Histoire contemporaine « l’attitude superbe de la brigade à Saint-Privat », op. cit., p. 48.
48 Op. cit., respectivement p. 157, 169, 210.
49 Ibid., p. 120.
50 Les antidreyfusards paranoïaques voient en effet la main de l’Allemagne dans l’affaire Dreyfus, ibid., p. 377, et Bergeret est lui-même traité de juif allemand p. 689. L’autre allusion à l’hostilité franco-allemande, c’est le libraire qui a commandé un livre à Bergeret p. 335 « sous prétexte de délivrer la science française de la tutelle allemande ».
51 Op. cit., p. 242.
52 Et à qui Dubslav se compare favorablement, op. cit., p. 13.
53 « Mon collègue en thébaïde », dit d’ailleurs de lui Dubslav, ibid., p. 69.
54 Ibid., p. 311. La disgrâce de Bismarck est évoquée p. 351.
55 Ullrich V., Otto von Bismarck, Reinbek bei Hambourg, Rowohlt, 1998, p. 148. Voir aussi, p. 120, la réaction de Fontane au moment de sa disgrâce : « C’est une chance, que nous en soyons débarrassé […] Sa grandeur est derrière lui. » Faut-il penser que, sur le tard, Fontane tempère son jugement négatif sur Bismarck en lui reconnaissant de grandes qualités d’organisation de l’État, ce que traduirait le portrait plutôt flatteur qui se dégage du Stechlin, par exemple dans la bouche de Molchow, op. cit., p. 188 : « Il a toujours trouvé le mot juste […] pour dire vrai, il était capable de tout, et il a été presque tout. »
56 Ibid., p. 13.
57 Op. cit., p. 671.
58 Op. cit., respectivement p. 190, 188.
59 De même, le pignon du couvent de Wutz, daté par Rex « de 1375, donc Landbuch de Charles IV », a été détruit par la guerre de Trente Ans, ibid., p. 78-81.
60 Ibid., p. 12. Voir aussi p. 309 : « Une époque merveilleuse, cet hiver 1870, même du point de vue purement personnel » et le cas particulier à Stechlin de la princesse Ippe-Büchsenstein, soignée par le médecin du prince Ferdinand et comptant le même nombre d’enfants que la reine Louise, femme de Frédéric-Guillaume III. Dans ce roman où Fontane n’est pas avare de symbolisme, l’univers, en tout cas à son échelle prussienne, obéit à un organicisme, puisque les modifications sociopolitiques importantes trouvent leur écho dans des manifestations naturelles incongrues sur ou autour du lac !
61 Œuvres II, op. cit., p. XXVII.
62 Dont la vie personnelle obéit au même système de coïncidence anagogique que celle de Dubslav, puisqu’il est né en 1830 « alors que les Français bombardaient Alger ».
63 Op. cit., p. 125.
64 Ibid., p. 296.
65 Op. cit., p. 154.
66 Ibid., p. 133.
67 Ibid., p. 387.
68 Selon Gauchet M., op. cit., chap. IV, « La trahison des parlements », p. 139-159, la Grande-Bretagne est alors épargnée grâce à son système du gouvernement de cabinet.
69 Plus précisément, si l’on peut voir entre les deux œuvres précédentes une continuité, puisque, comme le résume M.-Cl. Bancquart, in Œuvres III, op. cit., p. XI, « Les opinions de M. Jérôme Coignard renferment une critique complète des institutions et des principes de la République » et Le Lys rouge décrit « les combinaisons de cabinets ministériels », l’on doit aussi les distinguer. Si, en suivant toujours M.-Cl. Bancquart, p. 1326, « le début de l’Histoire contemporaine doit plutôt être considéré comme l’aboutissement du processus commencé par Les opinions de M. Jérôme Coignard (1893), […] qui transforme l’univers du romancier en univers transposant les affaires du temps », notamment par les mêmes références au scandale de Panama, en revanche « la continuité avec l’esprit du Lys rouge (1894) » se lit surtout, et exemplairement dans le récit Un Substitut écrit et lu par M. Bergeret au chapitre XIV de L’Orme du mail, dans la volonté de montrer, plus abstraitement, « l’inanité de toute puissance en général » : « La vraie comédie, la vraie histoire des hommes sont en dehors de ce que les politiques croient important. »
70 Nouschi A., Olivesi A., La France de 1848 à 1914, Paris, Nathan, 1981, p. 169.
71 Op. cit., p. 1326. Dans la préface, p. XX-XXII, M.-Cl. Bancquart précise le caractère de cette constellation : « Les événements qui ébranlent l’écrivain [étant] des événements qui mettent au jour une imposture […] au moment même où il accède aux honneurs, il porte en lui de quoi les mettre en question. »
72 Op. cit., au chapitre X.
73 Ibid., p. 10.
74 Ibid., p. 74-75.
75 Ibid., p. 166. Ironiquement, le passage précédent, par l’entremise de Worms-Clavelin, nous montrait, p. 75, cette presse qui fustige les hommes politiques, touchée en réalité par la même malhonnêteté généralisée : « Il lui plaisait que les journaux du gouvernement et ceux de l’opposition, compromis les uns et les autres dans des affaires financières, eussent perdu tout crédit pour la louange ou l’injure. La feuille socialiste, seule pure, était seule violente. » C’est en revanche une authentique liberté de la presse, France le reconnaîtra dans M. Bergeret à Paris, p. 692, qui aura permis la victoire finale de la vérité dans l’Affaire.
76 Ibid., p. 302.
77 Ibid., p. 301.
78 Ibid., p. 303. Dans l’article du 16 juin 1896 de L’Écho de Paris non retenu en volume, relatant la visite de Worms-Clavelin au ministre Huguet, les scandales viennent d’atteindre « grièvement un sénateur, deux députés, deux ingénieurs de l’État et deux financiers », voir Œuvres II, op. cit., p. 863.
79 Op. cit., respectivement p. 768, 665-666.
80 Ibid., p. 89, 306.
81 Op. cit., p. 266-267.
82 Ibid., p. 248.
83 Ibid., p. 197.
84 Nous renvoyons aux analyses de Gauchet M., op. cit., p. 159.
85 Voir Gauchet M., ibid., p. 181.
86 Op. cit., p. 276. Worms-Clavelin revendique d’ailleurs, p. 160, « l’importance du fonctionnaire ».
87 Ibid., p. 276-277. Frémont ajoute que le régime « tient par la fraude et l’iniquité ».
88 Ibid., p. 714.
89 Voir Nouschi A., Olivesi A., op. cit., p. 168.
90 Op. cit., p. 439.
91 Ibid., p. 305.
92 Elles sont devenues 75 % des dépenses totales en 1900 malgré la course aux armements, sur cette question voir M. Gauchet, op. cit., p. 177-180.
93 Op. cit., respectivement p. 760, 125.
94 Qui, dans la « loi de Wagner », en 1889, sera la « loi de l’extension croissante de l’activité publique ou de l’État ».
95 Ibid., p. 173.
96 Ibid., p. 122. Voir aussi la synthèse du substitut démissionnaire, le juge monarchiste Lerond, p. 399 : « La République parlementaire a ébranlé le gouvernement, compromis la magistrature, corrompu les mœurs publiques. »
97 Ibid., p. 652.
98 Ibid., p. 197.
99 Ibid., p. 200.
100 Ibid., respectivement p. 546, 307. Bergeret attribue p. 290 cette trahison à l’adoption, fréquente à l’époque (chez Darwin, Spencer…), du modèle biologique : « Les idées de justice et de droit, qui jadis faisaient tomber les têtes avec majesté, sont bien ébranlées maintenant par la morale issue des sciences naturelles. » Au contraire, mais c’est là que l’œuvre perd toute cohérence, Bergeret, une fois à Paris, soulignera dans le dernier tome, p. 621, quand se délite la condamnation de Dreyfus, le retour de la France à sa mission civilisatrice historique : « Pensiez-vous que le soleil ne luirait plus sur la terre classique de la justice, dans le pays qui fut le professeur de droit de l’Europe et du monde ? »
101 Ibid., p. 468. Il s’agit d’une formule topique puisque son contradicteur Bergeret, dans le dernier tome, la reprend à son propre compte.
102 Ibid., p. 276-277.
103 Il doit être vecteur d’une plus grande égalité, que traduit, dans L’Anneau d’améthyste, le chapitre où « le soldat Bonmont » fait son service militaire avec des hommes du peuple.
104 Op. cit., p. 160.
105 Op. cit., p. 303. Le respect de la propriété individuelle est un dogme intangible du radicalisme, rappellent Nouschi A., Olivesi A., op. cit., p. 188.
106 Op. cit., p. 236-237.
107 Sur ce plan-là encore, la continuité avec Les opinions de M. Jérôme Coignard est flagrante, citons par exemple, in Œuvres II, op. cit., Les opinions de M. Jérôme Coignard p. 205-327, ici p. 220 : « Depuis le temps où l’abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieurs fois détrôné Jupiter [mais] on doute aujourd’hui, tant le nouvel ordre ressemble à l’ancien, si l’empire n’est point resté à l’antique Jupiter. »
108 Op. cit., p. 611. « Leur pensée était plus haute que la nôtre, et plus généreuse. Notre père croyait à l’avènement de la justice sociale et de la paix universelle. Il annonçait le triomphe de la République et l’harmonieuse formation des États-Unis d’Europe. Sa déception serait cruelle, s’il revenait parmi nous. »
109 Ibid., p. 350.
110 Fontane fait allusion à ce virage fondamental de la période bismarckienne quand Molchow plaide, op. cit., p. 197, pour une alliance au Reichstag des conservateurs prussiens avec le Centre, le puissant parti catholique conservateur fondé en 1870-1871.
111 Ibid., p. 177.
112 Ibid., p. 174.
113 Ibid., p. 34.
114 Cité par Nouschi A., Olivesi A., op. cit., p. 188, lesquels ajoutent p. 191, citant André Siegfried : « Le radicalisme convient le mieux aux nouvelles couches “dans cette démocratie idéologiquement audacieuse et pratiquement tempérée où la surenchère paraît facile et même sans péril puisqu’elle évolue dans un cadre qu’on ne souhaite pas changer”. »
115 Article du 16 juillet 1896 dans L’Écho de Paris, voir Œuvres II, op. cit., p. 861-863. Worms-Clavelin, lui, s’y justifiait ainsi : « Il avait la pratique de l’administration. Il jouissait de la confiance du parti républicain. Il était aimé des hommes de gouvernement, estimé par les monarchistes et les ralliés, redouté des socialistes. »
116 Op. cit., p. 304.
117 « Ni réaction, ni révolution », telle était la formule selon laquelle Méline affirma gouverner. A. Olivesi et A. Nouschi expliquent, op. cit., p. 199, que le régime associe alors le centre-gauche réformiste et le centre-droit conciliateur ; « la conjonction des deux centres, réalisée en 1875, s’est maintenue jusqu’en 1914 ». Durant la période 1890-1899, « les deux centres se neutralisent […] l’exercice du pouvoir fait pencher davantage le balancier politique vers le centre-droit que vers le centre-gauche » ; de fait, « le centre-gauche opportuniste de 1880 est devenu le centre-droit progressiste en 1914 ». Les auteurs, p. 200, parlent d’un « conservatisme de fait ».
118 C’est la fameuse alliance « du sabre et du goupillon », une formule citée par exemple, op. cit., p. 631. On trouve aussi « le trône et l’autel » p. 673, « la religion et la patrie » p. 677…
119 Selon lui, ibid., p. 383, « tout le mal vient de ce que nous avons les institutions, les lois et les mœurs de la Révolution. Le salut est dans un prompt retour à l’Ancien Régime ».
120 Comprenant lui aussi l’abbé Guitrel, trait d’union, donc, des milieux réactionnaires.
121 Ibid., p. 651.
122 Ibid., p. 91. Le « Tu es représentatif » vu supra souligne son rôle d’intermédiaire entre le peuple et l’État, mais aussi que sa politique consensuelle est typique de celle des opportunistes devenus « progressistes ».
123 Ibid., p. 75.
124 Ibid., respectivement p. 233, 88.
125 Ibid., p. 87-88.
126 Ibid., p. 492-493.
127 Ibid., p. 520.
128 Ibid., p. 163.
129 Op. cit., p. 199.
130 Ibid., p. 118-119. Guitrel tient en fait un discours très proche p. 381 (ce n’est pas seulement par opportunisme que se côtoient, dans le salon du cardinal-archevêque, les portraits de Pie IX et Léon XIII, le pape du passé et celui du présent). À quoi remédierait évidemment, dans l’optique des conservateurs, la restauration de la monarchie, entrevue il y a peu à travers la figure du comte de Chambord, mort en 1883, et son retour avorté au pouvoir évoqué p. 121 : « Henri Dieudonné venait rétablir le principe d’autorité d’où sortent les deux forces sociales : le commandement et l’obéissance ; il venait restaurer l’ordre humain avec l’ordre divin […], la hiérarchie, la loi, la règle, la liberté véritable, l’unité. La nation, renouant ses traditions, retrouvait avec le sens de sa mission le secret de sa puissance et le signe de la victoire. »
131 Ibid., p. 276-277. Cette recherche de la continuité avec l’Ancien Régime se retrouve p. 306 dans le choix, pour présider le banquet de la défense sociale de la ville, de M. Dellion dont « la probité [est] garantie par une richesse héréditaire et quarante ans de prospérité industrielle ».
132 Op. cit., p. 340.
133 Op. cit., p. 207.
134 Op. cit., p. 718-719.
135 Ibid., p. 721.
136 Ibid., respectivement p. 730, 722. Cette liste comprend même le royaliste M. de Gromance, car, selon Panneton, p. 723-724, « ces Républicains-là sont les meilleurs » !
137 Ibid., p. 650.
138 Ibid., p. 744-745.
139 Ibid., p. 752.
140 Ibid., p. 766.
141 Ibid., p. 786.
142 Ibid., p. 743.
143 Ibid., respectivement p. 762-763, 766. Cette contamination se retrouve, sous forme de fable, avec les personnages de Jean Coq et Jean Mouton, tous deux républicains même si, p. 732, le premier « vote, à chaque élection, pour le candidat impérialiste, et Jean Mouton pour le candidat royaliste », ce qui confirme que la réaction ne fait plus peur.
144 Ibid., p. 791.
145 Ibid., p. 692-693.
146 Id.
147 Ibid., p. 601-602. On se rappelle que, dans les Tableaux parisiens, l’évolution de Paris permettait déjà à Baudelaire, mais sans signification politique, d’incarner la modernité. Le quatrième volume, en son chapitre VI, présente d’ailleurs p. 625-626 un développement philosophique sur les idées de passé et de futur vues comme de pures abstractions confirmant l’avis de Marcel Gauchet selon lequel cette réflexion, qu’il étudie notamment chez Nietzsche, est plus que jamais prédominante à cette époque.
148 Op. cit., respectivement p. 210, 209. Cette synthèse se retrouve anecdotiquement dans la façon dont Bergeret, p. 639, lit la langue de la Renaissance, mêlant tradition et modernité : « Sa diction rendait aux vieux mots la jeunesse et la nouveauté. »
149 Ibid., p. 384-385.
150 Op. cit., respectivement p. 12, 17.
151 Ibid., p. 13.
152 Ibid., p. 11-12. Même avis p. 309 : « Il n’y a rien d’entièrement vrai. »
153 Ibid., respectivement p. 29, 298. Voir aussi son jugement nuancé sur l’enseignement libéral du pasteur Lorenzen p. 227 : « Woldemar apprit auprès de Lorenzen toutes ces sottises, ces nouveautés (qui avaient peut-être un côté positif, quand même). »
154 Ibid., p. 119.
155 Ibid., p. 21.
156 Ibid., p. 45-46. Guillaume Ier a même eu tort, p. 52, quand il a tempéré son mode de gouvernance autocratique.
157 « Le plus fort […] quel personnage ! », ibid., p. 47.
158 Ibid., p. 46. Le capitaine Shako, « embarrassé », n’en va pas moins par la suite embrasser le même culte, se mettant au russe et revendiquant, p. 214, que, dans son régiment Alexandre, « il y a sans cesse quelqu’un en route pour Saint-Pétersbourg ».
159 Ibid., p. 47-48. Est ici évoquée la Triple Alliance avec l’Autriche et l’Italie.
160 Ibid., p. 55. Dans un esprit complètement opposé, le recteur Thormeyer révèle p. 200 que les Siamois ont un roi, preuve qu’« ils ne sont pas aussi primitifs que cela ».
161 Ibid., p. 310-311.
162 Ibid., p. 297-298. Une première allusion à Nietzsche (« renverser les valeurs ») avait eu lieu p. 100.
163 Ibid., p. 62-63.
164 Ibid., p. 44.
165 Aussi, par une fausse compréhension du sens de l’honneur et du principe d’autorité, deux fondements de l’esprit aristocratique, il va trahir Stechlin qui lui semble, ibid., p. 41, faire preuve de mollesse : « Dans les questions importantes, Kortschädel était inflexible, avec votre père on peut discuter […] Une très mauvaise chose […] Quand on peut discuter avec quelqu’un, c’est qu’il manque de nerf, et qui manque de nerf est faible. »
166 Ibid., p. 29, 35, 41.
167 Ibid., p. 72.
168 Sa diatribe est si éculée qu’on lui demande symboliquement, p. 196, de dire « du nouveau ».
169 Ibid., p. 77.
170 Ibid., p. 84. Ces deux dernières, ainsi que le surintendant Koseleger, attaquent la tempérance religieuse de Dubslav aussi vigoureusement que Gundermann sa tolérance politique.
171 Ibid., p. 78, 88.
172 Ibid., p. 79.
173 « La terre aux masses », ibid., p. 71. L’aspiration croissante au collectivisme d’un prolétariat très nombreux en Allemagne sera placée dans la bouche du chemineau ivrogne Tuxen expliquant p. 204 avoir voté pour le SPD parce que « y disent […] qu’on aurait un bout de terrain à cultiver ».
174 Ibid., p. 209. Il y a véritablement dans la façon de présenter le positionnement des personnages une volonté de creuser derrière les apparences, puisque Shako estime que « le vieux comte [Barby] est loin d’être aussi libéral, et le vieux Dubslav aussi hobereau qu’il n’y paraît » mais, ici, cette volonté de précision a de quoi désorienter le lecteur par son manque de cohérence !
175 Ibid., p. 170.
176 Par exemple, ibid., p. 24, 266.
177 Ibid., p. 221.
178 Ibid., p. 125.
179 Ibid., p. 29. Les « têtes coupées » de 1793 avaient été évoquées p. 133. Par ailleurs, il est assez révélateur que la discussion picturale du chapitre XVIII mentionne, d’un côté Memling, de l’autre Watteau.
180 Op. cit., p. 646.
181 Op. cit., p. 382-383.
182 Ibid., p. 374.
183 Ibid., respectivement p. 368, 372.
184 Ibid., p. 366. Et, en effet, il se voit p. 364, comme autrefois le seigneur aux pouvoirs ecclésiastiques, comme le « patron » de l’instituteur Krippenstapel.
185 On trouve une attitude curieusement similaire chez France, où le rationaliste Bergeret congédie sa servante pour la remplacer par une nouvelle, Marguerite, « herboriste et guérisseuse, un peu sorcière », op. cit., p. 445.
186 En témoigne le discours de Dubslav au tailleur Hirschfeld dont le fils a voté social-démocrate, op. cit., p. 320 : « Et maintenant, avant tout, dites-moi ce que fait votre Isidore, le grand ami du peuple ? […] Je m’étonne seulement que le fils d’un Baruch Hirschfeld, fils et associé, soit tellement pour la révolution. »
187 Ibid., p. 197.
188 Ibid., p. 193.
189 Ibid., p. 167.
190 Ibid., p. 191.
191 Ibid., p. 321.
192 Ibid., p. 312.
193 Ibid., p. 89, 102.
194 Ibid., p. 24.
195 Ibid., respectivement p. 14, 167. À Dubslav nommant ironiquement Isidore « le grand ami du peuple », voir supra, son père répond avec embarras, p. 320, qu’en fait il n’est « pas pour la révolution […] Isidore est pour les anciennes valeurs. Mais à côté de cela, il a un cœur qui bat pour l’humanité ». Fontane cultive à l’envi ce doublet conservatisme/modernité, et même pardelà les questions de génération, puisque, de toute évidence, des deux amis de Woldemar, Rex est beaucoup plus conservateur que Shako, ce qui se retrouve dans leur préférence, le premier pour Gundermann, le second pour Lorenzen.
196 Ibid., p. 373.
197 Cette phrase reprend le célèbre jugement de Bismarck sur Lassalle.
198 Ibid., p. 103. Voir aussi p. 331 : « Qu’on soit tout simplement capable de se sacrifier, voilà la vraie grandeur. »
199 Ibid., p. 105-106.
200 Ibid., p. 102-103.
201 Ibid., p. 46.
202 Ibid., p. 106-107.
203 Ibid., p. 294.
204 Ibid., p. 294.
205 Ibid., respectivement p. 374, 394.
206 Ibid., p. 77.
207 Ibid., respectivement p. 72, 59. C’est tout aussi intentionnellement d’ailleurs qu’A. France nomme les prêtres « Monsieur », ex. M. Guitrel et non le père Guitrel ou l’abbé Guitrel.
208 Selon les mots du garde-chasse Katzler, ibid., p. 170.
209 Ibid., p. 88. On la trouve également, p. 207, chez le professeur de peinture Wrschowitz : « Une vraie chance que Frédéric-Guillaume IV n’ait pu voir cette décadence maintenant bien installée, époque de déclin, époque, vraiment, des cavaliers de l’Apocalypse ». Celui-ci, dont l’une des formules préférées est « dans la ligne de la tradition », et qui appelle à une « grande révolution qui s’appelle retour. Ou, si vous préférez, “réaction” […] Il n’y a qu’une voie de salut : demi-tour », développe p. 240-241 la théorie d’un déclin conjoint sur le plan politique et sur le plan artistique : « Les véritables formes de la vie sociale ont disparu en même temps que les véritables orientations dans le domaine de l’art. » Concernant Adelheid, voir surtout p. 356-357 la stigmatisation de « la véritable révolution, la révolution dans les mœurs » : « Tout bon sens a déserté le monde […] Il y en a beaucoup maintenant […] qui font plus grand cas de leur humeur […] que de la foi […] leur liberté, c’est de pouvoir se réunir, boire de la bière et fonder un journal. »
210 Ibid., p. 55.
211 Ibid., p. 65. Un certain nombre d’industriels berlinois sont cités p. 234, et Lorenzen explique p. 275 à Mélusine que, désormais, « James Watt et Siemens [leur] importent plus que Bayard et du Guesclin ».
212 Ibid., p. 70. Chez Hardy, le contexte, différent, est évidemment celui de l’exode rural.
213 Op. cit., respectivement p. 250, 753, dont l’on trouve un écho peu après, p. 791, où est évoqué le mécontentement populaire devant la « question des monopoles ».
214 Ibid., p. 713.
215 Op. cit., p. 363.
216 Ibid., p. 177.
217 Ibid., respectivement p. 18, 182.
218 Ibid., p. 122.
219 Même raisonnement, effectivement, de la part de Mélusine professant que « l’humilité refuse l’ambiguïté », ibid., p. 272, une attitude s’opposant diamétralement au fonctionnement fondamentalement « équivoque » des députés vu supra.
220 Ibid., respectivement p. 356, 224.
221 Ibid., p. 275.
222 Op. cit., p. 604.
223 Elle est en définitive assez peu traitée, touchant par ex. la constitution des régiments, op. cit., p. 23, et n’est pas forcément critiquée, Dubslav, une nouvelle fois surprenant, critiquant p. 44 les patriotismes de clocher.
224 Ibid., p. 31.
225 Ibid., p. 162-163.
226 Œuvres III, notice introductive à L’Anneau d’améthyste, op. cit., p. 1133-1160, ici p. 1149. C’est, ajoute M.-Cl. Bancquart, ce « qui réussit à donner une unité à cet Anneau d’améthyste écrit d’une manière irrégulière, et soumis aux fluctuations de l’actualité ».
227 Op. cit., p. 180.
228 Op. cit., p. 155.
229 Ibid., respectivement p. 49, 86, 386.
230 Ibid., p. 97.
231 Ibid., p. 37. Il s’agit du décret de Jules Ferry sur l’expulsion des congrégations non autorisées en 1880. Sont aussi évoqués, p. 97, les curés suspendus évoqués pour désobéissance à la loi.
232 Ibid., respectivement p. 51-52, 54.
233 Ibid., l’opposition entre d’une part, p. 581, 561, d’autre part p. 93.
234 Ibid., respectivement p. 322, 386, 471 et p. 118, 381.
235 Ibid., p. 559.
236 Ibid., p. 67.
237 Ibid., p. 71.
238 Op. cit., respectivement p. 136, 381.
239 Ibid., p. 33.
240 Ibid., respectivement p. 25, 67.
241 Ibid., p. 49.
242 Ibid., p. 337.
243 Ibid., p. 386.
244 Ibid., p. 272-274.
245 Ibid., p. 275.
246 Lukacs G., Le Roman Historique (Der Historische Roman), Paris, Payot, 2000, trad. Robert Sailley, p. 295.
247 Ibid., respectivement p. 345-346, 275.
248 Ibid., p. 55.
249 Ibid., p. 158-159.
250 Ibid., p. 272.
251 Ibid., p. 374.
252 La position de Lorenzen est pour le moins peu assurée puisque c’est au moment même où il explique, ibid., p. 275, que, de façon inéluctable, « c’est fini, tout cela », qu’il explique également : « Cela ne renaîtra pas. Bien sûr, dans un certain sens, tout revient un jour, mais alors, par-delà les millénaires […] Il est très possible que les jours de l’aristocratie reviennent » !
253 Ibid., p. 206.
254 Op. cit., p. 483.
255 Op. cit., p. 301.
256 Ibid., p. 226.
257 Op. cit., p. 278.
258 Op. cit., p. 67. Déjà, auparavant, on avait appris p. 25 que Rex utilise « utilise du matériel anglais ». Cependant, Dubslav, comme d’autres, continue de parler français à l’occasion, alors qu’il rejette le mot « lunch » p. 57, la palme peu surprenante du repli nationaliste revenant à Adelheid irritée p. 101-102 par la langue française mais plus encore par la langue anglaise !, contrairement à Koseleger parlant dans les deux langues. De façon assez cocasse, au chapitre XIV, ce sont les Berchtesgaden au nom si germanique qui parlent fréquemment anglais avec leur cocher anglais au nom, si anglais depuis le roman de Defoe, de… Robinson !
259 Ibid., p. 126 : « Sa famille aussi, sa femme et ses deux filles […] partageait la prédilection du père pour l’Angleterre et la vie anglaise. »
260 Ibid., p. 225. La qualité du capitalisme industriel anglais, supérieur au français, est en revanche valorisée par le monarchiste Lerond chez A. France, op. cit., p. 383 !
261 Ibid., respectivement p. 256, 257. Sur ce plan, les personnages de Fontane sont en parfait accord avec ce qu’expose M. Gauchet dans La Crise du libéralisme, op. cit., p. 108. Il estime comme Dubslav et Koseleger qu’au XIXe siècle, l’Angleterre victorienne aura offert l’exemple de la synthèse de la permanence et du changement, en étant le laboratoire d’une synthèse de la tradition aristocratique et de la modernité démocratique, en restant royale, aristocratique et religieuse tout en étant le pays modèle de l’industrie, du commerce et de la liberté. Et il explique comme Lorenzen que ce modèle s’achève, le coup de grâce étant donné, trois ans après le roman, par la mort de la reine Victoria.
262 Op. cit., p. 259. La supériorité de la civilisation anglaise se trouve également établie par Shako p. 214, et par rapport à la Russie : « Windsor, c’est quand même ce qu’on peut imaginer de plus distingué. La Russie […] a toujours un arrière-goût d’Astrakhan et l’Angleterre de Colchester. Et Colchester […] est à un degré au-dessus. » Il ne s’en est pas moins « mis au russe ».
263 Ibid., p. 208.
264 Ibid., respectivement p. 211, 217.
265 Ibid., p. 224.
266 Ibid., p. 275.
267 Ibid., respectivement p. 275, 311. C’est ce que Dubslav appelle « l’écueil Quitzow », du nom d’une vieille famille brandebourgeoise.
268 Op. cit., p. 176.
269 Ibid., p. 175-176.
270 Ibid., p. 176.
271 Ibid., p. 174.
272 Op. cit., p. 296.
273 Op. cit., p. 143-144.
274 Ibid., p. 119.
275 Op. cit., respectivement p. 64, 78.
276 Ibid., p. 90. Il préférerait du coup se faire passer pour un Baczko, famille non allemande (tchèque ou hongroise) mais plus ancienne.
277 Ibid., p. 186. Ajoutons que, p. 258, il est question dans le même esprit de la fausse noblesse anglaise.
278 Voir le dialogue entre Dubslav et son fils, ibid., p. 54 : « J’ai en horreur la fausse distinction ; mais la véritable distinction – àla bonne heure. Dis-moi, serait-ce quelqu’un de la cour ? – Non, papa. – Eh bien, tant mieux. »
279 Op. cit., p. 287-288.
280 Ibid., p. 282.
281 Op. cit., respectivement p. 619, 646. Cette seconde idée trouve son écho, socialement, dans le texte « Le Verger du philosophe » publié dans L’Écho de Paris du 25 décembre 1894 : « Il n’y a plus de bourgeoisie parce qu’il n’y a plus de noblesse. La bourgeoisie était une force organisée pour enlever le pouvoir à l’aristocratie […] On meurt de sa victoire. »
282 Œuvres II, op. cit., p. XXIX. Citons également, p. XXII : « Au moment même où il accède aux honneurs, il porte en lui de quoi les mettre en question. »
283 Ibid., p. XVII.
284 Voir par exemple, op. cit., p. 60.
285 Ibid., p. 344-345.
286 Ibid., p. 132-133.
287 C’est, rapporte Barrès, ce que France disait des hommes de la Révolution, à commencer par Robespierre, ayant bêtement voulu gouverner selon la morale, voir Ozouf M., op. cit., p. 281.
288 Ibid., p. 350.
289 C’est ce qu’explique M.-Cl. Bancquart, op. cit., p. 1331.
290 Œuvres III, op. cit., p. XXXII.
291 Op. cit., p. 254.
292 Ibid., p. 464.
293 Voir par ex., ibid., p. 369 : « Car il était sage. »
294 Œuvres III, op. cit., p. XXXIX, p. LV-LVIII, celle-ci déclare : « Il a cessé d’être pitoyable après des œuvres de trouble et d’agitation où il se cherche […] France va vers une possession du Moi et du Monde conforme au tempérament de l’écrivain. »
295 Op. cit., p. 716.
296 Ibid., p. 124-127.
297 Cité par Ozouf M., ibid., p. 285, 326.
298 Op. cit., p. 87.
299 Op. cit., p. 601-602.
300 Ibid., respectivement p. 620, 717. Le début du roman, p. 62, ne nous apprenait-il pas que Bergeret était « voltairien dans le fond de son âme », ce qui, en justifiant un certain scepticisme provocateur, rendait sa mutation et son engagement prévisibles.
301 Lukacs émet diverses réserves sur Fontane, op. cit., p. 296 : « Dans ses romans sur le présent, Fontane montre le caractère à la fois inflexible et fragile de “l’attitude” prussienne, sa nature essentiellement inhumaine, mais il peut seulement révéler ses conséquences au moyen de cas privés, purement personnels – si typiques qu’ils soient. » Lukacs, toujours à la recherche du roman historico-social parfait, a critiqué les romans régionalistes de Willibald Alexis, un modèle initial de Fontane, et, dans d’autres romans de Fontane, le choix antiprogressiste comme protagonistes d’aristocrates réactionnaires.
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