L’humour dans la musique française de 1870 à 1913 : entre exorcisme et hédonisme
The Humor in the French music from 1870 till 1913: between exorcism and hedonism
p. 87-104
Résumés
À écouter certains compositeurs, il règne encore aujourd’hui un tabou particulièrement vivace au sujet de l’humour musical, conduisant à mésestimer les productions provoquant le sourire, comme si la musique, art du tragique par excellence, ne saurait raisonnablement incliner à l’humour, sous peine de perdre son âme. Pourtant, des années 1870 à 1913, la création des Chabrier, Saint-Saëns, Debussy et autres Satie a souvent dérivé vers des pages légères ou parodiques, parfois justifiées par une évocation attendrie de l’innocence enfantine. Des Souvenirs de Bayreuth de Fauré et de Messager, ravalant la chevauchée des Walkyries à un simple quadrille, au Docteur Gradus ad Parnassum de Debussy, moquant Clementi, en passant par les calembours d’Españaña de Satie, tous ces humours, aux enjeux néanmoins différents, tentent d’exorciser la défaite de 1870. Dans un contexte où les haines religieuses et les conflits sociaux s’exacerbent à l’aune d’un nationalisme revanchard, la mécanique détraquée de la caricature et du comique sonne comme un refus pour le monde musical d’abonder la tragédie qui se noue, en même temps qu’elle amuse un public bourgeois en quête de divertissement.
To listen to certain composers, it still reigns today a particularly long-lived taboo about musical humor, resulting in having a low opinion of the productions causing the smile, as if the music, art of the tragedy par excellence, could not reasonably incline with humor, under penalty of losing its heart. However, years 1870 to 1913, the creation of Chabrier, Saint-Saëns, Debussy and other Satie often derived towards light or parodic pages, sometimes justified by a tenderized evocation of innocence child. Memories of Bayreuth by Fauré and Messenger, plastering the ride of the Valkyrie to simple squares, Doctor Gradus ad Parnassum by Debussy, making fun Clementi, via the puns; Españaña by Satie, all these humors, with the different challenges nevertheless, try to exorcize the defeat of 1870. In a context where religious hatreds and social conflicts exacerbate with a nationalism revanchist, the ruined mechanics of the caricature and the comic one sounds like a refusal for the musical world to abound the tragedy which is tied, at the same time she amuses a middleclass public in search of entertainment.
Texte intégral
« La musique n’est jamais drôle. […] La blague musicale est quelque chose de lamentable, digne des exécutants d’orchestre de 18901. »
1Que peut-il se jouer d’étrange chez les musiciens d’orchestre de la fin du siècle pour que Varèse en dresse un portrait si défavorable ? À écouter de certains compositeurs et autres personnalités du monde musical, il règne encore aujourd’hui un tabou particulièrement vivace à ce sujet, conduisant à mésestimer les productions provoquant le sourire, comme si la musique, art du tragique par excellence selon la longue tradition allemande de Hegel, Schopenhauer, Nietzsche et surtout Adorno, ne saurait raisonnablement incliner à l’humour, sous peine de perdre son âme : « Il vaudrait mieux qu’un jour meilleur l’art disparaisse plutôt qu’il oublie la souffrance qui est son expression et dans laquelle la forme puise sa substance2. »
2Pire encore, Adorno associe, dans un court texte de 1938, l’humour musical à « la régression de l’écoute », à la « décadence », et aux « produits pervertis de la culture3 ». Toute la modernité musicale d’après-guerre, qu’elle partage ou non les constats pessimistes du philosophe, a peu ou prou fait sienne ce rejet du comique, non seulement dans sa propre production artistique, mais aussi à travers le regard qu’elle porta sur les œuvres du passé. En conséquence, peu d’études liées à l’humour musical ont été réalisées récemment au sujet des compositeurs entre la guerre de 1870 et la Première Guerre mondiale. Les ouvrages historiques et esthétiques n’en font quasiment aucune mention, sinon pour regretter, chez l’auteur qu’ils étudient, un fâcheux relâchement, un penchant regrettable pour la facilité, en somme une dévalorisation injustifiable de leur propre valeur esthétique4.
3Sans même investir les genres ordinaires du comique musical, que sont l’opérette ou la chanson de music-hall, dont l’humour est parfois principalement lié au texte, il apparaît que de nombreux compositeurs français de cet entre-deux-siècles ont fréquemment laissé leur plume dériver vers des pages dont l’humour est parfois habilement camouflé par le masque rédempteur de l’innocence enfantine, sans que pour autant leur style ni les significations profondes de leur art n’en soient devenues plus viles. Peut-être celles-ci nous apprennent-elles encore davantage sur la place de la musique dans la société. Car, si elles étaient déjà en germe tout au long du XIXe siècle, les médiations entre les genres « haut » et « bas », entre le grand art et la musique populaire, entre le sérieux et le léger, peuvent ainsi être analysées au prisme des mutations sociologiques et des conflits sociaux et surtout nationaux qu’affronte la IIIe République.
4Cet éclectisme humoristique, nimbé de citations ou d’allusions, atteint les principaux musiciens français à l’orée du XXe siècle, qui manient, avec la parodie, la caricature et l’absurde, dans les notes comme dans les mots. Songeons aux chroniques vitrioliques de Monsieur Croche écrites par Debussy, aux didascalies décalées des partitions de Satie, ainsi qu’aux Gaîtés du conservatoire, ouvrage satirique d’Albert Lavignac, wagnériste convaincu, mais également auteur d’un farceur Galop-marche pour piano à huit mains. Corollaire d’une inclination au divertissement, à l’hédonisme, l’humour qui moque par bonhomie, d’un trait net mais sympathique, s’éloigne de toute critique du sujet. À contrario, certaines œuvres affectent l’ironie, une forme de satire qui s’exprime à travers un objet musical identifiable, mais déformé et ridiculisé : c’est la caricature. Enfin, de nombreux compositeurs (Debussy, Satie, Ravel) font régulièrement allégeance à l’humour par pudeur, pour marquer une opposition résolue à l’expressivité romantique et un penchant pour la mécanique détraquée.
5Des Souvenirs de Bayreuth de Fauré et de Messager, ravalant la chevauchée des Walkyries à un simple quadrille, au Docteur Gradus ad Parnassum de Debussy, moquant Clementi et Wagner, en passant par les calembours lexicaux de Satie, tous ces humours, aux enjeux néanmoins distincts, tentent d’exorciser la défaite de 1870, en s’en prenant tant aux figures représentant l’ennemi allemand qu’à la société de la Belle Époque. Dans un contexte politique où les haines religieuses s’exacerbent à l’aune d’un nationalisme revanchard, l’humour sonne comme un refus d’aborder de front la tragédie qui se noue, mais est en même temps profondément ambigu lorsqu’il amuse un public bourgeois en mal de divertissement.
HUMOUR ET DIVERTISSEMENT
6Lorsque l’on parle de l’humour musical dans la musique savante, il faut préciser qu’il suscite rarement le rire, tout au moins le sourire, ce qui brouille les théories littéraires générales sur le comique. Définir ses figures lorsque la musique est dépourvue de paroles est une tâche délicate, car l’humour ne peut d’ailleurs que résulter d’une conjonction opportune de différents événements pour se manifester : des timbres inattendus ou bruiteux, la discontinuité des figures, des interruptions subites ou au contraire de nombreuses répétitions maladroites, la mise en échec de tournures prévisibles5 – telles qu’Haydn ou Prokofiev le pratiquent – ; tous ces éléments peuvent, dans quelques cas précis et chez certains sujets qui y seraient réceptifs, caractériser une esthétique de l’humour6. Un critère semble toutefois se dégager, parvenant de manière bien plus certaine à la manifestation du comique, il s’agit de la citation ou de l’allusion à un répertoire connu, déformé et transféré dans un contexte inhabituel, inattendu et incongru. C’est aux œuvres manifestant ce critère, souvent associé aux figures précédentes, que nous allons particulièrement nous intéresser ici.
7Parmi elles, le Carnaval des animaux (1886) de Camille Saint-Saëns s’est imposé, auprès du grand public et des musiciens, comme le parangon de l’humour musical, et ce, un peu aux dépens de son auteur, qui tenait à sa réputation méritée de compositeur sévère, cultivant avec une austère délectation sa vénérable barbe et son embonpoint généreux. Prévue pour être donnée le Mardi gras, la partition subit une dizaine d’interprétations en auditions privées dans une ambiance amicale et festive, spectateurs et instrumentistes se présentant affublés de déguisements ridicules7, après quoi Saint-Saëns en interdit toute édition et toute diffusion publique jusqu’à sa mort8. Il souhaita manifestement s’épargner les sarcasmes acerbes de la critique, preuve que l’humour est à l’époque clairement cantonné à un genre de musique inférieur à celui dans lequel il avait l’habitude de s’illustrer ; l’œuvre est d’ailleurs immédiatement contemporaine de sa très sérieuse Symphonie no 3 pour orchestre avec piano et orgue, sur fond de communion du profane et du sacré autour de la citation emphatique du Dies Irae.
8Bien différent des œuvres éponymes de Schumann, ce Carnaval en quatorze mouvements miniatures pour petit ensemble instrumental, aborde deux formes dominantes d’humour : l’imitation animalière et la parodie (ou la satire9) de certains thèmes bien connus du grand public. L’imitation zoo-humoristique jouit en France d’une joyeuse tradition, des chansons parisiennes de Janequin aux mélodies écrites, quelques années après le Carnaval, par Chabrier : La ballade des gros dindons, Villanelle des petits canards, Pastorale des cochons roses, Cocodette et cocorico, en passant par la longue liste des pastiches naturalistes de Couperin, Daquin et Rameau. Singer le « bafouillage animal10 », ainsi que l’évoque Jankélévitch, demeure en effet un ressort éprouvé du rire, notamment du rire grotesque, que Baudelaire définit comme « une création mêlée d’une certaine faculté imitatrice d’éléments préexistants dans la nature11 ». Il en va ainsi, par exemple, des rugissements de l’ensemble dans le grave pour le premier mouvement La Marche royale du lion, du tempo alangui des Tortures, des glissandos de cordes dans l’aigu pour le hennissement des Personnages à longues oreilles et des arabesques furtives de la flûte dans Volières.
9Le registre de la parodie, sur lequel il importe de s’attarder davantage, est de loin le plus représentatif et le plus riche en significations. Une douzaine de citations ou d’allusions apparaissent dans l’œuvre, parmi lesquelles figurent le cancan final d’Orphée aux Enfers d’Offenbach, ralenti à l’extrême dans le troisième mouvement Les Tortues, ainsi qu’un extrait de la Damnation de Faust de Berlioz, joué par la contrebasse dans L’Éléphant. Dans Les Animaux fossiles, Saint-Saëns se livre à un véritable collage de mélodies empruntées à différents genres et époques ; l’air Una voce poco fa voisine avec trois chansons enfantines (Au clair de la lune, J’ai du bon tabac et Ah vous dirai-je maman), avec la romance En partant pour la Syrie, qui remplaça la Marseillaise en tant qu’hymne officiel durant le Second Empire, ainsi qu’avec un extrait de la propre Danse macabre du compositeur. Ce mouvement porte à son acmé l’humour parodique et carnavalesque où la musique se moque, sans complaisance ni méchanceté, de la musique elle-même, à la manière de ce que faisait Offenbach, lorsqu’il singeait dans Orphée aux Enfers les avatars pléthoriques et emphatiques du mythe d’Orphée dans l’opera seria. Barbier de Reulle distingue Les Animaux fossiles des précédents mouvements au motif que celui-ci appartiendrait au registre de la satire, tandis que les autres citations relèveraient du clin d’œil bienveillant. Selon son jugement, Saint-Saëns cherchait « peut-être, par le biais de la satire, à dénoncer les auditions répétitives de certaines œuvres et suggère ainsi qu’on s’intéresse davantage aux nouveautés12… »
10Si certains modèles semblent évidemment caricaturés pour leur appartenance à un passé démodé, qu’il s’agisse de l’hymne déchu du Second Empire – quoiqu’en l’espèce certains auditeurs eussent pu l’entendre comme un signe de ralliement –, ou de la brève incursion de Rossini, il n’en est guère de même pour la citation du thème de la Danse macabre au xylophone, l’usage de ce timbre incongru constituant de surcroît l’une des figures les plus intemporelles de l’humour ; la citation occupe, au titre de refrain, une place prépondérante : 42 des 72 mesures du mouvement, soit environ 58 %. La présence de chansonnettes indémodables et gentiment contrepointées semble aussi bien innocente, évoquant le rire polisson de l’enfant heureux. Bien que violemment nationaliste et passablement réactionnaire à la fin de sa vie, Saint-Saëns fut dès 1870 un républicain combatif, s’enthousiasmant pour le progrès scientifique, le libéralisme et l’exploration coloniale13. La citation d’En partant pour la Syrie ne peut avoir donc pour lui qu’une signification ironique, bien qu’il soit suffisamment habile pour en laisser planer le doute. En ce qui concerne Les Animaux fossiles, la connotation déplaisante du titre et l’indication Allegro ridicolo ne suffisent pas, de notre point de vue, à basculer sans équivoque dans la moquerie ironique, les répertoires que parodie Saint-Saëns – dont sa propre musique – ne nous semblent pas davantage dévalorisés que ceux des autres mouvements.
11Cette autodérision fait d’ailleurs partie intégrante du jeu humoristique auquel se prête le compositeur : « L’humoriste a une aptitude naturelle à retourner vers soi le miroir dérisoire, et il éprouve un secret délice, quitte à le voir s’embuer, lorsqu’il y découvre la grimace de son propre reflet14 », d’après Thérèse Lavauden. Cette définition de l’humour musical, datée et poétique, pourrait seoir au Saint-Saëns du Carnaval des animaux, car il s’agit bien de se mettre en scène aux côtés de ses pairs dans une sorte de grande farandole. L’autodérision se trouve derechef dans le mouvement Les Pianistes, étrange intrus au milieu des animaux, où les deux musiciens tentent de réaliser de bien laborieuses gammes, fausses notes et décalages rythmiques étant suggérés pour l’interprétation. Saint-Saëns lui-même était un pianiste fort doué, qui joua très jeune en récital et interpréta ses propres concertos de mémoire jusqu’à ses quatre-vingts ans passés. Certaines parodies en revanche demeurent au stade de l’évocation plus ou moins appuyée ; comment ne pas entendre, à travers les virtuoses arabesques du piano dans les Hémiones, une allusion à l’Étude no 1 opus 10 de Chopin ? Sarcasme ou admiration pour celui qui fut un maître spirituel – songeons notamment au premier cahier d’Études pour piano (1877) qui lui empruntent une certaine technique pianistique –, Barbier de Reulle refuse à juste titre de trancher15. De la même manière, l’atmosphère merveilleuse du célesta dans la fameuse Danse de la fée dragée de Tchaïkovski se retrouve évoquée dans L’Aquarium par l’harmonica de verre et les arpèges suraigus descendants des deux pianos, interprétant de surcroît le même geste harmonique de glissement chromatique par septièmes diminuées, adossés dans les deux cas sur une pédale de mi aux cordes :

1. Similitudes harmoniques entre la Danse de la fée dragée de Tchaïkovski (m. 5-8) et l’Aquarium de Saint-Saëns (m. 9-10).
12Le mouvement Poules et coqs imite, par ses notes répétées et ses accents, le caquetage des gallinacés autant qu’il parodie avec esprit la pièce pour clavecin que Rameau avait intitulée fort à propos La Poule, et dont Saint-Saëns supervisera quelques années plus tard la réédition16. Enfin Le coucou au fond des bois mélange le célèbre motif de tierce descendante, emprunté à celui de Daquin, à une écriture en forme de choral, clin d’œil évident à la musique allemande, dont le romantisme avait fréquemment envisagé à travers la forêt une incarnation des mythes et mystères de l’existence. La clarinette jouant depuis la coulisse ajoute un supplément de comédie à l’exécution, le public ne pouvant identifier la source sonore comme s’il entendait siffler l’oiseau à la cime des arbres, sans le voir. Dans ce mouvement, le compositeur joue sur une corde classique de la plaisanterie, celle que la psychologie qualifie d’« incongruité, c’est-à-dire une discordance par rapport aux normes du réel […] : des éléments appartenant à un certain secteur de réalité entrent brusquement en coïncidence avec des éléments venus d’un autre secteur17 ». Emblématique de ces deux « absurdités gaies18 » que décrit Stendhal, il s’agit ici du double mélange choral-oiseau, visible-invisible, susceptible de déployer une haute efficience humoristique, qui s’entrechoquent à vive allure dans l’esprit de l’auditeur :

2. Choral et oiseau dans Le Coucouau fond des bois (m. 1-8).
13Menacé par l’émotion, « plus grand ennemi du rire19 » d’après Bergson, l’humour musical affecte une extrême labilité, qui se caractérise ici par de brusques changements d’atmosphère, un refus du développement et un enchaînement de plusieurs mouvements brefs et bigarrés, dont aucun ne dépasse deux minutes, hormis Le Cygne, unique mouvement justement dépourvu de toute dimension parodique et seul dont l’exécution fut autorisée de son vivant par Saint-Saëns. L’humour du Carnaval repose principalement sur l’établissement d’une complicité entre compositeur et auditeur, par laquelle le premier postule la faculté du second à reconnaître les allusions. Le grand public d’aujourd’hui, moins familier de certaines citations entendues dans le Carnaval, perd une partie de la signification de l’œuvre, bien que l’effet comique puise aussi sa source dans la présence de signaux exogènes : titres cocasses, versatilité du caractère, concision des mouvements, sonorités encore perçues comme inhabituelles ou « fausses ». Rien n’est donc plus subtil et plus frêle que la perception humoristique, qui souffre d’un risque de dépréciation à travers le temps. Jacques Rancière avance que l’humour en art est ce « léger décalage qu’il est possible de ne pas même remarquer dans la manière de présenter une séquence de signes ou un assemblage d’objets20 ». Un exemple fameux de cette érosion se trouve dans le Quolibet qui clôt le cycle des trente Variations Goldberg de Bach. Divertissement collectif qu’improvisaient les Bach durant leurs réunions familiales21, le quolibet est un exercice d’assemblage de morceaux connus, ici des chansons populaires, écrites selon les règles les plus rigoureuses du contrepoint. L’humour naît alors du décalage entre les chansons choisies, dont les paroles sont plutôt triviales, et l’extrême rigueur de leur traitement en double canon, en somme, un mélange entre deux niveaux de langage : le « haut » et le « bas ». À bien des égards, le Carnaval de Saint-Saëns s’apparente au genre du quolibet, qui « de façon humoristique […] juxtapose ou superpose des mélodies célèbres provenant d’œuvres ou de chansons diverses22 », et mélange ainsi différents niveaux de langage à travers une réalisation néanmoins soignée, parfaitement conforme aux critères du langage savant de l’époque.
14Une autre forme plus « classique » de quolibet a été produite par des compositeurs soucieux de franciser les fameux thèmes de Wagner. Dans le sillage de la défaite de 1871, les Français remettent profondément en cause leur modèle et leur culture, allant chercher dans la Prusse victorieuse les raisons de leur puissance, d’éventuelles armes économiques comme culturelles dont il s’agit de s’inspirer en vue d’une prochaine revanche. De 1875 à la fin du siècle, de nombreux compositeurs se rendent ainsi à Bayreuth, écouter les opéras de Wagner, qui devient un modèle pour beaucoup d’entre eux : D’Indy, Chabrier, Chausson, Franck, etc. Mais simultanément, l’influence wagnérienne en France favorise son détournement, qui caractérise ce mélange très ambigu d’attraction-répulsion que partage la société française de la Belle Époque pour tout ce qui provient d’outre-Rhin. Trois musiciens, parmi les plus célèbres de leur époque, ont publié à quelques années d’intervalle deux recueils de « souvenirs », Fauré et Messager, composant à quatre mains les Souvenirs de Bayreuth (1880), issus de leurs soirées d’improvisations festives23, et Chabrier, compositeur wagnérien par ailleurs, signant en 1866 des Souvenirs de Munich, dans un esprit exactement identique. Fauré, l’un des compositeurs les moins wagnériens, et Messager, compositeur d’opérettes, forment un duo inattendu, dont l’auditeur averti ne soupçonnerait point qu’ils fussent les auteurs de ces quadrilles travestissant les thèmes célèbres du compositeur allemand. L’œuvre entrechoque deux lieux communs : il s’agit en somme d’acclimater la profondeur supposée de la musique allemande au caractère léger et divertissant prêté à la musique française. Le sourire accompagne dans ce cas la jouissance quelque peu narcissique de l’auditeur, qui, en reconnaissant l’extrait et les codes de son altération, partage une intimité intellectuelle avec le compositeur et conforte ainsi son appartenance à une classe sociale élevée. En écartant le prolétaire, l’ignorant ou le béotien, l’humour musical exclut, bien davantage que d’autres formes d’art, et flatte sans vergogne son public fin mélomane.
15On pourrait également voir dans ces quelques exemples une volonté d’honorer des registres moins nobles qu’à l’accoutumée, de troquer le haut-de-forme pour la casquette du prolétaire, de s’encanailler dans un divertissement parfois potache qui puiserait son inspiration dans un matériau connu des seuls initiés (Wagner, Rossini, Tchaïkovski, etc.) et le démocratiserait en le maculant de tournures populaires issues des cafés-concerts, des danses à la mode (quadrille), ou plus simplement d’une évocation animalière. Une telle hétérogénéité stylistique, que l’on retrouve à l’envi dans le néoclassicisme de l’entre-deux-guerres, symbolise la « déchirure d’une société que travaillent contradictoirement et la révolution et l’idéologie bourgeoise qui parle de réconciliation des classes ou d’association du capital et du travail24 ». Cette assertion de Michel Faure à propos du Carnaval de Saint-Saëns, digne pendant de l’opéra-bouffe dans la musique instrumentale, fait de l’humour une manifestation parmi d’autres (collecte et harmonisation de thèmes populaires notamment) des tensions sociales de la IIIe République, que pervertissent les classes dominantes en affrontement national, qui mènera à un patriotisme quasi unanime des musiciens comme de la société française, lors de l’entrée en guerre.
HUMOUR ET IRONIE
16Au tournant du siècle, deux conceptions de l’humour s’affrontent, l’une sous-tend un simple divertissement qui s’élève difficilement au-delà de sa propre réalisation, l’autre, un contenu expressif intense, mais détourné :
« Nous voyons bien que [l’ironie] s’oppose au comique indiscret, cordial et plébéien, et que les grands ironistes, en général, n’ont pas écrit de comédies ; entre la traîtrise de l’ironie et la franchise du rire, il n’y a guère d’accord possible25. »
17Selon Jankélévitch, l’ironie est une expression détournée du tragique par l’humour, mais un humour qui déclencherait le rire pour « immédiatement le figer », sitôt que l’on « pressent la profondeur inquiétante de la conscience26 ». Ce comique ironique, finement ciselé, abandonne le registre de la farce hédoniste au profit de la caricature grinçante, de la critique mordante et sans complaisance de l’objet.
18Dans Golliwogg’s Cakewalk (1908), Debussy est l’un des premiers compositeurs à intégrer la musique noire américaine au sein du répertoire savant européen, participant ainsi du mélange des niveaux de langage décrit par Faure. Ragtime et cake-walk sont à la mode dans le monde artistique du début de siècle, le film de Georges Méliès Le Cake-walk en enfer (1903) précède d’un an la croquignolette Diva de l’Empire (1904), chanson de cabaret composée par Satie. Figurant en sixième et dernière partie du recueil pédagogique Children’s Corner, que Debussy dédie à sa fille âgée alors de trois ans, l’œuvre associe l’humour à l’enfance, au même titre que la parodie du recueil d’études de Clementi (Gradus ad Parnassum) dans le premier mouvement, Doctor Gradus ad Parnassum. Souvent associés, humour comme esprit d’enfance marquent, selon Jankélévitch, « une pudeur naturelle à l’égard du pathos déclamatoire, une façon de résister au sérieux pontifiant des rhéteurs27 ». Sans s’affranchir de cette juste assertion, Debussy offre dans Golliwogg’s Cakewalk de nombreuses implications esthétiques, en particulier lorsqu’il assigne le rythme du ragtime au registre de la fantaisie, renvoyant au cliché récurrent sur la bonne humeur et l’exubérance puérile des Noirs, sans savoir qu’originellement, ces danses d’esclaves américains parodiaient les manières qu’adoptaient les propriétaires lors des bals de la bonne société28. Quoi qu’il en soit, la manifestation de l’humour aurait pu s’arrêter chez Debussy à ses principales figures endogènes, telles que ces syncopes dégingandées, ces sautillements chromatiques, ces appogiatures clownesques, prolongeant la voie engagée dans ses deux préludes Minstrels et General Lavine-eccentric29. Mais il introduit malicieusement, dans la partie centrale du morceau, une citation de Wagner, issue des premières mesures du Prélude de Tristan, surmontée de l’indication ironique « avec une grande émotion ». L’effet parfaitement maîtrisé provient de la juxtaposition brusque de la citation avec de petites notes légères dans l’aigu, réminiscence des rythmes de quadrille de Fauré et Messager, passés au crible de la musique afro-américaine. Cette citation est d’ailleurs reproduite six fois de suite, Debussy renforçant l’effet comique par sa répétition et s’assurant par la même occasion qu’un auditeur, même distrait, puisse la remarquer :

3. Citation du Prélude de Tristan dans le Golliwogg’sCakewalk de Debussy (m. 60-68).
19À l’époque où Debussy compose cette œuvre, le culte wagnérien, qu’ont professé de nombreux compositeurs français depuis 1875, est en perte de vitesse, même si certains de leurs thuriféraires demeurent encore actifs. L’un de ses anciens professeurs au Conservatoire, Albert Lavignac, publie en 1897 un étonnant guide touristique intitulé Le Voyage artistique à Bayreuth, à destination du mélomane français féru de Wagner ; il l’introduit par cette déclaration liminaire : « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux30. » Une telle vénération indispose Debussy qui avance des arguments parfois moins musicaux que nationalistes :
« L’influence allemande n’a jamais d’effet néfaste que sur les esprits susceptibles d’être domestiqués, ou pour mieux dire, qui prennent le mot influence dans le sens “d’imitation”. […] Wagner, si l’on peut s’exprimer avec un peu de la grandiloquence qui lui convient, fut un beau coucher de soleil que l’on a pris pour une aurore31. »
20Cet article publié en 1903 montre son esprit encore modéré, qui parvient à dissocier la grandeur du musicien allemand, certes minimisée, de ses pâles avatars français. Lorsqu’il est interrogé par un journaliste l’année suivante, le propos se veut plus velléitaire, qualifiant Wagner de « musicien insupportable32 ». La Première Guerre mondiale offrira l’occasion, à celui qui signe désormais « Debussy, musicien français », de conforter un antigermanisme virulent, accusant l’Allemagne d’avoir souillé les qualités qu’il juge proprement françaises de l’art :
« Nous avons demandé pardon à l’univers de notre goût pour la clarté légère et nous avons entonné un choral à la gloire de la profondeur. Nous avons adopté les procédés d’écriture les plus contraires à notre esprit, les outrances de langage les moins compatibles avec notre pensée ; nous avons subi les surcharges d’orchestre, la torture des formes, le gros luxe et la couleur criarde33. »
21Il s’agit ainsi pour le Debussy des années 1900 d’exorciser musicalement ce qu’il perçoit comme une présence étouffante de l’influence germanique. Lui tournant géographiquement le dos, le compositeur français puise ses nouveaux modèles aux États-Unis, métissant Wagner au ragtime et au music-hall pour mieux le ridiculiser et déconstruire son contenu tragique et métaphysique. La confrontation entre musique d’en haut et musique d’en bas, entre musique d’outre-Rhin et musique d’outre-Atlantique, permet, tout en moquant la profondeur teutonne, d’inférer concrètement l’opposition entre légèreté, sinon humour, et tragédie, aux clivages nationaux supposés.
22Il existe un genre musical dont l’emploi symbolise particulièrement l’influence allemande : le choral, cette ancienne liturgie protestante, irrémédiablement liée à Bach, auquel la France réagit de manière souvent très ambiguë. À l’époque où Satie commence son métier de compositeur, le choral est une figure imposée des études musicales, à laquelle souscrivent les deux institutions pourtant ennemies, le Conservatoire, dans la classe de composition de César Franck, et la Schola Cantorum de Vincent d’Indy. Le passage de Satie par cette dernière école, a forgé son métier de contrapuntiste rigoureux, et lui a permis, en maîtrisant les codes, de les détourner d’une manière encore plus cinglante. Dès 1908, il emploie à de nombreuses reprises le style choral, associé souvent à des œuvres au titre dépréciatif : Aperçus désagréables (1908), En habit de cheval (1911), Choral hypocrite des Choses vues à droite et à gauche, sans lunettes (1914), Choral inappétissant de la suite pour piano Sports et divertissements (1914). Ce dernier est précédé d’un texte aigre-doux, qui témoigne du rejet virulent de l’esthétique scholiste en France, et au-delà de l’influence germanique, à moins de quatre mois de la déclaration de guerre :
« Pour les “Recroquevillés”, et les “Abêtis”, j’ai écrit un choral grave et convenable. Ce choral est une sorte de préambule amer, une manière d’introduction austère et infrivole. J’y ai mis tout ce que je connais sur l’Ennui. Je dédie ce choral à ceux qui ne m’aiment pas. Je me retire34. »
23Cette page paraît respecter toutes les règles usuelles du genre – polyphonie à quatre parties égales, mouvement conjoint des voix, résolutions des notes étrangères, etc.– mais l’applique à des enchaînements d’accords choisis pour leur incongruité, sinon pour leur laideur, ce que confortent deux didascalies de cette miniature, « hypocritement », « rébarbatif et hargneux ». La première période décline une harmonisation tout à fait personnelle de la gamme de do majeur, nimbée de nombreux retards et notes de passages parfois extrêmement imbriqués qui lui confère un aspect caricatural :

4. Première période du Choral inappétissant (p. 1).
24Mais d’après Vincent Lajoinie, il est réducteur d’appréhender l’œuvre de Satie sous le seul angle de l’ironie humoresque, à laquelle la critique l’a souvent réduite :
« Il existe certains cas où l’ambiguïté, en dépit de titres cocasses et d’anathèmes sans ambages, ne se laisse pas aisément résoudre ; ainsi du Choral Hypocrite, de la Fugue à Tâtons et, dans une moindre mesure de la Fantaisie Musculaire, dans lesquels le parti pris mi-sérieux mi-ironique du discours peut aisément prêter à confusion. Mais il s’agit en fait davantage là de l’expression d’un conflit sous-jacent que d’une réelle volonté consciemment orientée35. »
25Lajoinie conforte ainsi l’idée que l’humour, manifestation fragile et équivoque, est le moyen d’expression privilégié par Satie d’un rejet des esthétiques postromantiques et d’un retour à la ligne pure, au minimal et à l’inexpressivité d’apparence. Une telle crise de la représentation affecte à la même époque la peinture figurative, qui trouvera dans le cubisme une forme d’expression similaire à celle que le compositeur envisage.
26L’ironie et la critique se veulent encore plus mordantes dans les trois mouvements de Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois (1913), il tourne en dérision, avec une délectation manifeste, toute une histoire de la musique dont il dénonce les rengaines et les facilités. Sa Tyrolienne turque moque évidemment la Marche turque, dont elle reprend non pas le thème principal, mais une phrase secondaire, transposée et ralentie. À travers ce « tube » de la musique savante, l’attaque est portée moins contre Mozart, figure tutélaire de la musique savante, qui, contrairement à Bach, Beethoven ou Wagner, n’a jamais été contestée ou tournée en ridicule par les compositeurs français, que contre « sa qualité d’objet fétiche des salons bourgeois36 », interminablement déchiffrée par les pianistes en herbe. La pointe la plus acérée de la caricature atteint l’exotisme musical, également croqué sévèrement dans le troisième morceau du cycle. Ainsi, Satie entreprend de reterritorialiser Mozart en travestissant la citation à l’aide de sauts d’octaves saugrenus, imitant d’improbables yodel, tout en la réduisant à un rythme à trois temps, typique de la valse viennoise37.
27Le troisième mouvement, répondant au titre malicieux d’Españaña, pousse les relations d’intertextualité entre les didascalies et le matériau musical à leur paroxysme. Il s’agit dans cette brève page de moquer la mode de l’hispanisme qui, depuis la Symphonie espagnole (1874) d’Édouard Lalo et Carmen (1875), a conquis la majorité des compositeurs français, qui envisageaient dans la fluidité des mélodies ibériques le contrepoids à la savante rigueur germanique. Fréquentant les Espagnols émigrés en France – les Granados, Albéniz et de Falla – Debussy, Ravel, Saint-Saëns, parmi les plus célèbres, emboîtent ainsi le pas à l’enthousiasme ibérique de Bizet et Déodat de Séverac. Armé de sa verve joyeuse, Satie adresse à quelques-uns d’entre eux des clins d’œil appuyés : « Sous les grenadiers » renvoie à la Soirée dans Grenade (1903) de Debussy, « Comme à Séville », « La belle Carmen et le peluquero » et « Les cigarières » rappellent l’opéra de Bizet. Mais l’évocation la plus sérieuse concerne la citation thématique du poème symphonique España (1883) de l’éclectique Chabrier. Du stéréotype rythmique des castagnettes (noire - deux croches - noire) à la seconde augmentée orientaliste, des accents piqués à la cadence finale en octaves contraires, tous les clichés ainsi caricaturés par Satie réservent au lecteur de la partition des commentaires encore plus piquants. Les deux premières occurrences du thème déformé sont ainsi surmontées d’indications de lieux parisiens grotesquement traduites en castillan « Puerta Maillot » et « Piazza Clichy », dénonciation en creux – et peut-être involontaire – du mythe de la communion de toutes les classes sociales. Si la première incarne mieux que toute autre la porte majestueuse du Paris bourgeois, alignant dans la même perspective, Neuilly, l’Arc de Triomphe et les Champs-Élysées, la seconde revendique le pied du Montmartre populaire, lieu de débauche du bourgeois en goguette, à quelques rues duquel Chabrier vécut ses dernières années. Lors de la troisième redite du thème, Satie saisit alors l’occasion de faire un double calembour particulièrement réussi en écrivant « Rue de Madrid », non seulement pour l’évident hommage à la capitale ibérique, mais surtout pour rappeler le déménagement deux ans auparavant du Conservatoire de Paris à cette prestigieuse adresse du VIIIe arrondissement. Lui qui n’aimait guère cette institution ne se prive pas alors « d’honorer malicieusement cette institution, d’une banalité harmonique38 ». Lors des deux premières occurrences, mélodie et harmonie sont sérieusement maltraitées : enchaînement fa majeur - mi bémol majeur - la majeur pour la première, quintes augmentées et notes ajoutées pour la seconde. Au contraire, la troisième affiche une plénitude suspecte et narquoise, étalant sous l’intégralité de la mélodie un accord de fa majeur statique, bloqué en quarte et sixte en octave :

5. Troisième occurrence de la citation d’España dans Españaña (p. 3).
28Un tel accord, très apprécié des professeurs d’harmonie, annonce généralement une cadence parfaite, qui n’aura finalement pas lieu. Ici, Satie prend un malin plaisir à se jouer des codes de la tradition classique, à inverser le sens du comique, de la discordance du réel à la restitution ampoulée de l’original, qui paraît, une fois l’objet caricaturé entendu, encore plus subversif. À l’instar de la Tyrolienne turque, il s’agit moins pour Satie de fustiger la musique espagnole en elle-même, que plutôt d’en dénoncer la récupération « comme élément d’inspiration factice pour des musiciens “bourgeois” d’un autre pays39 ».
L’INEXPRESSIF ET LE MÉCANIQUE
29D’après Bergson, l’humour naît principalement de la perception par le sujet « du mécanique fonctionnant derrière le vivant40 ». Ce mécanique est justement caractérisé en musique par la répétition inexpressive, parfois à l’identique, parfois légèrement déformée, afin que se détache ce hiatus entre la monotonie du premier degré et l’irruption de l’humour. Une même mécanique impassible et narquoise est à l’œuvre au début de l’Étude pour les cinq doigts (1915) de Debussy, manière pour le compositeur de stigmatiser l’inhumanité des études de Czerny, véritable bourreau des pianistes en formation. La première des douze études s’ouvre sur une demi-gamme de do majeur, main droite et lente, rébarbative à souhait, lorsque intervient un élément perturbateur (entouré ci-dessous), puis développé (encadré) jusqu’à faire entendre la tonalité opposée de fa dièse majeur lors de la transposition sur sol du motif Czerny. De fil en aiguille, l’élément perturbateur s’accroît et conduit au dérèglement de la mécanique qui s’emballe, accélère, descend et dissone de plus en plus jusqu’à liquidation totale de cette dédicace irrévérencieuse. La suite de l’œuvre évacue totalement ce qui apparaît ici comme une sorte de vengeance personnelle très drôle que le pianiste est invité à jouer « Sagement », comme un comédien :

6. Allusion à Czerny et développement de l’élément perturbateur (m. 1-6 et m. 11-14).
30Ajoutons enfin que Debussy était coutumier de ce genre de caricature vengeresse à l’égard des compositeurs d’études techniques, dont Clementi dans Doctor Gradus ad Parnassum. Mais la première pièce des Children’s corner imite les gammes mécaniques du pédagogue autrichien avec infiniment plus de tendresse. Ici, la plume est acerbe, dure et l’hommage, énoncé en préface, à « nos vieux Maîtres – “nos” admirables clavecinistes41 », témoigne derechef d’un accès de xénophobie, en plein milieu de la Première Guerre mondiale.
31Dépourvu de ses traits les plus caricaturaux, l’effet mécanique se retrouve dans les rythmes syncopés de certains préludes. General Lavine-eccentric, composé en 1912, rend hommage à un artiste américain de music-hall qui amusait les spectateurs des Folies-Marigny en jouant du piano avec ses orteils. Ici, l’humour musical use à nouveau des rythmes du ragtime, finement intégrés au style du compositeur. Halbreich rappelle que « Debussy tenait beaucoup à la rigueur mécanique de l’exécution », qui permet de « retrouver l’exactitude ironique à la Toulouse-Lautrec de cette pantomime burlesque, fin et mort de l’humoresque romantique42 ». En effet, il n’y a plus rien du genre ambigu de l’humoresque de Schumann ou de Dvořák, dont le pianiste Brendel rappelle qu’il s’agissait d’un « morceau de prose, raconté avec bonne humeur et aménité, aussi loin du grotesque que de la satire mordante43 ». Ici, Debussy vise au contraire une mécanique précise, manière de faire fuir l’émotion au moment où il invoque les sonorités crues, les rythmes acérés du jazz, que Poulenc, Milhaud, Stravinsky et Ravel sauront s’approprier dans la décennie de l’après-guerre, ayant toujours à l’idée d’exorciser le pathos romantique. Dans Le Coq et l’Arlequin, paru en 1918, Cocteau voit en Satie, et notamment à travers son ballet Parade (1917), le précurseur d’une esthétique de l’inexpressif, appelant de ses vœux une musique franche, sèche et « de tous les jours44 » opposée tant à la « brume Wagner » qu’au « brouillard Debussy45 ».
32Au centre de cette question se trouve le refus du développement, procédé qui étire le temps, élargit le matériau. À la fin du XIXe siècle, le développement prend des proportions dignes de l’hyperbole, les symphonies toujours plus longues (plus d’une heure et demie chez Malher et Bruckner) nécessitent toujours plus d’instrumentistes. Face aux amples symphoniques germaniques, certains compositeurs français réagissent en promouvant un art du bref, qui trouve une certaine forme d’inspiration dans la musique baroque française et italienne. Ainsi que nous l’avions relevé concernant Le Carnaval des animaux, l’humour musical semble moins que toute chose s’accommoder d’un excès de longueur. Satie est probablement le compositeur ayant poussé le plus loin la recherche de l’inexpressif, souvent associé à un penchant assumé pour le burlesque et l’absurde dont la plupart de ses titres se réclament : Trois morceaux en forme de poire, En habit de cheval, Embryons desséchés, Choses vues à droite et à gauche, sans lunettes (comportant notamment un Choral hypocrite et une Fugue à tâtons), Sonatine bureaucratique, etc. :
« Déjà que nous soupçonnons par les titres burlesques de ses œuvres que le musicien pourrait bien avoir intérêt à détourner l’attention ; que son propos est non seulement de ne pas s’exprimer, mais d’exprimer autre chose, quelque chose d’insignifiant ou de saugrenu qui sert d’alibi à son vrai visage46. »
33L’idée de l’humour comme alibi du tragique irrigue depuis Jankélévitch la pensée des compositeurs et musicologues s’étant intéressés à l’humour. D’après lui, « l’humour est l’alibi et le prétexte qui permet de dire des choses graves en se jouant, il est en somme une façon d’être sérieux sans en avoir l’air47 ». Cette idée majeure et prouvée à de nombreuses reprises48 ne saurait être partagée sans rappeler qu’elle se rattache à bon compte aux pensées de la modernité, considérant la musique humoreuse en tant qu’expression paradoxale de la tragédie humaine, vertu selon laquelle, il n’y aurait point d’art. Satie, « prince des incognitos ironiques49 », mais aussi Déodat de Séverac ou Debussy figurent parmi les compositeurs fétiches de Jankélévitch dont la musique adhère plus ou moins à cette définition. Son parangon absolu pourrait bien figurer dans les Embryons desséchés (1913), dont le titre, d’un horrible humour noir, renvoie à la froideur et au maniérisme satien, préfigurant même le Ligeti du Grand Macabre. Au milieu d’une musique figée sur elle-même, citations et collages de chansons populaires sont agglomérés à la Marche funèbre de Chopin :
« Derrière le sourire impassible et cynique des Embryons desséchés, composés en cinq jours, la musique frissonne de la peur du destin, mais l’interprète doit ignorer tout cela et faire semblant de jouer comme si de rien n’était : juste un peu relever la tête et la diction des doigts. C’est peut-être plus grave que cela n’en a l’air50. »
34Certaines de ses œuvres, apparemment banales et inexpressives, préfigurent les performances des plasticiens de la fin du siècle51, sur fond de critique sociale. Ses Vexations (1893), au titre bien nommé, obligent le pianiste à répéter 840 fois sans s’arrêter une courte phrase. Devant un devoir aussi répétitif, l’homme se change en machine, abandonne toutes ses qualités expressives, asservi par ce qui rappelle un pensum d’écolier indiscipliné. En plein milieu de la deuxième révolution industrielle, il y a lieu d’y voir une métaphore de la mécanisation du travail et de l’avilissement de l’homme par le capitalisme. Seule une phrase spirituelle située en tête de la partition invite le musicien à se « préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses », pirouette liminaire de celui qui s’attache à brouiller les pistes.
35En conclusion, il nous faut rappeler l’extrême étendue de l’humour dans la musique des années 1870-1914, qui dépasse largement le cadre de cette étude, tant il est capable de se glisser dans des répertoires que l’on ne soupçonnait pas. Comme nous l’avions déjà dit, l’humour est labile, au point que le récepteur puisse l’ignorer entièrement ; rien n’est moins aisé pour l’exégèse que d’en déterminer le mécanisme exact. Deux pôles de l’humour semblent ainsi s’opposer : le divertissement, qui, par la nécessité de mélange des classes sociales émanant de la République encore balbutiante, sort parfois de ses domaines de prédilection (opérette, cabaret) pour investir la « grande » musique, corrodant au passage, dans la vaste histoire de la musique, les œuvres récipiendaires. Or, s’il paraissait majoritaire dans les trois premières décennies de la IIIe République, cet humour souvent désinvolte s’estompe peu à peu lorsque se ravivent les tensions nationalistes et sociales, au fur et à mesure que l’imminence de la guerre se dessine irrémédiablement. Le temps vint alors pour le sarcasme, pour l’ironie piquante, étouffant le rire derrière la crudité inexpressive du sonore, caricaturant le réel.
36À plusieurs reprises, Adorno a estimé que les dissonances de l’École de Vienne et l’expressionnisme allemand reflétaient, plus que toutes autres, l’angoisse d’un monde à l’aube du chaos :
« La terreur qu’inspirent aujourd’hui comme hier Schönberg et Webern ne vient pas du fait qu’ils sont incompréhensibles mais plutôt de ce qu’on ne les comprend que trop bien. Leur musique donne forme à une angoisse, à un effort et en même temps à une compréhension de notre situation catastrophique que les autres ne peuvent qu’entériner en régressant52. »
37Pourtant, l’esthétique schoenbergienne ne saurait être la seule, à l’orée du XXe siècle, à se prévaloir d’une force et d’une authenticité d’expression. Loin de suggérer une pâle neutralité voire une nonchalante régression, les œuvres ironiques ou apparemment inexpressives de la musique française décrivent à leur manière les tourments de la société préguerrière, pour qui sait pénétrer derrière le masque plaisant du rire. Quand le monde germanique préférait exprimer la tragédie par le tragique pur, de nombreux compositeurs français, référant ou non à certains modèles comme Couperin ou Rameau pour mieux se démarquer du très luthérien Bach, ont exprimé une part de ce tragique par la farce, par le grotesque ou par l’ironie humoresque.
Notes de bas de page
1 Charbonnier G., Varèse, Paris, Belfond, 1970, p. 48-49.
2 Adorno T. W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 359.
3 Adorno T. W., Le Caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2011, p. 80-82.
4 Preuve que le monde de la musique n’a pas attendu les sentences d’Adorno, Kœchlin regrette, dans une conférence donnée en 1916, que le comique musical soit « trop rarement représenté par des œuvres qui en valent la peine », déplorant « cette sorte d’honneur qu’on réserve exclusivement au masque tragique ». Kœchlin C., Musique et société, Mardaga, Wavre, 2009, p. 32. L’auteur souligne.
5 Voir Abromont C. et Montalembert (de) E., Guide de la théorie de la musique, Paris, Fayard-Lemoine, 2001, p. 120-121. La cadence parfaite, décrite ici comme un cliché ressassé, est à elle seule un élément présumé identifiable par l’auditeur, elle entre donc dans le champ des citations-allusions à des figures connues.
6 Voir Loriot C., Humoresques, no 32, Humour et musique, automne 2010, p. 11.
7 Barbierde Reulle C., « Le Carnaval des animaux de Saint-Saëns : humour, burlesque, parodie et autres fantaisies… », ibid., p. 28.
8 Barbier de Reulle relativise quelque peu la prescription de Saint-Saëns en citant une lettre de 1907 dans laquelle il conditionne une nouvelle exécution à son édition, et cette dernière au versement par l’éditeur d’une somme exorbitante à son profit, donnant ainsi une valeur mercantile à hypothétique altération de sa réputation. Voir ibid., p. 36.
9 Ibid., p. 28-33.
10 Cité par ibid., p. 27.
11 Baudelaire C., « De l’essence du rire », in Écrits sur l’art, Paris, Livre de poche, 1992, p. 293.
12 Barbier de Reulle C., op. cit., p. 32.
13 Faure M., Musique et société du Second Empire aux années 1920, Paris, Flammarion, 1985, p. 61.
14 Lavauden T., « L’humour dans l’œuvre de Debussy », La Revue musicale, no 101, février 1930, p. 99.
15 Barbier de Reulle C., op. cit., p. 34.
16 Ibid., p. 42.
17 Bariaud F., « Aux Sources de l’humour », Mutations : l’humour, un état d’esprit, no 131, septembre 1992, p. 42.
18 Stendhal, Molière, Shakespeare, la comédie et le rire, Paris, Le Divan, 1930, p. 238.
19 Bergson H., Le Rire, Presses Universitaires de France, Paris, 1950, p. 3.
20 Rancière J., Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 76.
21 Cantegrel G., Le Moulin et la rivière, Paris, Fayard, 1998, p. 486.
22 Montalembert (de) E. et Abromont C., Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2010, p. 1090.
23 L’écrivain Colette décrit ces deux compositeurs improvisant « à quatre mains, en rivalisant de modulations brusquées, d’évasions hors du ton. Ils aimaient tous deux ce jeu, pendant lequel ils échangeaient des apostrophes de duellistes. […] Un quadrille parodique, à quatre mains, où se donnaient rendez-vous les leitmotive de la Tétralogie, sonnait souvent le couvre-feu », cité par Southon N., note de CD Fauré - 4 : Duos et trios avec piano, Outhere, 2012, p. 14-15.
24 Faure M., op. cit., p. 67.
25 Jankélévitch V., L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 131.
26 Ibid., p. 131-132.
27 Jankélévitch V., La Présence lointaine, Paris, Seuil, 1983, p. 133.
28 Tjaden T., « Cakewallks in the Ragtime Area », site Classic Ragtime piano, http://www.ragtimepiano.ca/rags/cakewalk.htm, consulté le 1er novembre 2014.
29 Voir Lockspeiser E. et Halbreich H., Claude Debussy, Paris, Fayard, 1980, p. 577.
30 Lavignac A., Le voyage artistique à Bayreuth, Paris, Delagrave, 1903, p. 1.
31 Debussy C., Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1971, p. 64.
32 Ibid., p. 272.
33 Ibid., p. 260. L’article, publié le 11 mars 1915 dans le journal de propagande – fort bien nommé – L’Intransigeant, est intitulé « Enfin, seuls !… ». Selon plusieurs sources, il aurait été réécrit et arrangé par le critique Émile Vuillermoz, sans que l’alacrité de son propos ne fût véritablement exagérée. Voir Lesure F., Claude Debussy, Paris, Fayard, 2003, p. 390.
34 Satie E., Sports et divertissements, New York, Dover, 1982, p. 6.
35 Lajoinie V., Erik Satie, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985, p. 254.
36 Ibid., p. 207.
37 Voir ibid., p. 208.
38 Moore Whiting S., Satie the Bohemian : From Cabaret to the Concert Hall, New York, Oxford University, 1999, p. 382. Nous traduisons.
39 Armengaud J.-P., Erik Satie, Paris, Fayard, 2009, p. 450.
40 Bergson H., op. cit., p. 26.
41 Debussy C., préface des Douze Études, Munich, Henle, 1994, s. p.
42 Lockspeiser E. et Halbreich H., op. cit., p. 590.
43 Brendel A., Musique côté cour, côté jardin, Paris, Buchet-Chastel, 1994, p. 30.
44 Cocteau J., Le Coq et l’Arlequin, Paris, Stock, 1979, p. 61.
45 Ibid., p. 79.
46 Jankélévitch V., Le Nocturne, Paris, Albin Michel, 1957, p. 141.
47 Jankélévitch V., La Musique et l’ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 64.
48 Voir Brendel A., op. cit., p. 52-53, qui analyse le style de Haydn.
49 Jankélévitch V., Le Nocturne, op. cit., p. 141-142.
50 Armengaud J.-P., op. cit., p. 447.
51 Le style bref et sec de Satie, qui fut un modèle pour Cage, a également inspiré certains artistes non-musiciens comme Alfred Jarry et Marcel Duchamp, qui s’est régulièrement (et souvent abusivement) revendiqué de lui.
52 Adorno T. W., Le caractère fétiche dans la musique, op. cit., p. 84.
Auteur
Après des études de piano, d’orchestration et de composition dans les conservatoires d’Aix-en-Provence, de Marseille et de Paris, Étienne Kippelen poursuit son cursus au CNSMD de Paris où il obtient trois prix en analyse, esthétique, et harmonie. Depuis 2006, il enseigne l’analyse, l’esthétique, l’histoire de la musique et la composition à l’université d’Aix-Marseille. Auteur d’un ouvrage intitulé La Mélodie instrumentale après 1945, analyse et esthétique des ruptures (Delatour, 2015), son domaine de recherche touche principalement une approche analytique et anthropologique des musiques des XXe et XXIe siècles. Il enseigne depuis 2014 l’analyse au CRR de Paris.
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