La « guerre impitoyable » aux « choses vagues » à propos de Monsieur Teste de Paul Valéry
The “Merciless War” to the “Vague Things”, about Monsieur Teste by Paul Valéry
p. 77-86
Résumés
Écrit en 1894 et publié en 1896, La Soirée avec Monsieur Teste est l’un des ouvrages les plus étranges de Paul Valéry. Il met en scène un personnage réputé impossible à travers lequel l’auteur tente de répondre à la question : « Que peut un homme ? », question qui a hanté son esprit durant toute sa carrière et à laquelle aucune réponse ferme ne pourra jamais être apportée. Toutefois, cette interrogation aura le mérite de permettre à Valéry d’explorer le fonctionnement de l’esprit, à travers ses limites et ses potentialités, à une époque où toutes ces questions étaient au centre des préoccupations de la science, de la médecine et de la psychanalyse naissante. Ainsi Valéry sera parmi les premiers à donner un éclairage littéraire, à mi-chemin entre la fiction et l’essai, sur cette question centrale qui préoccupe toujours la science actuelle.
Written in 1894 and published in 1896, An evening with Monsieur Teste is one of the strangest books of Paul Valéry. With a personage deemed to be impossible, the author attempts to answer to the question: “What can a man?” This question has haunted his mind through ou this career but will never have a firm answer. However, it will have the merit to allow Valéry to explore the workings of the mind, through its limitations and its potentials, at a time when all these issues were central to the concerns of science, medicine and nascent psychoanalysis. Valéry will be among the first to propose a literary approach, halfway between fiction and essay, on this central issue that always concern current science.
Texte intégral
1Les réflexions surprenantes menées par Paul Valéry dans La Soirée avec Monsieur Teste ne sont évidemment pas sans rapport avec ce qu’on a appelé « La nuit de Gênes » où la violence d’un orage subi dans la nuit du 4 au 5 octobre 18921 sembla faire à Valéry l’effet d’une véritable électro-convulsivothérapie :
« Nuit effroyable. Passée assis sur mon lit. Orage partout. Ma chambre éblouissante par chaque éclair. Et tout mon sort se jouait dans ma tête. Je suis entre moi et moi.
Nuit infinie. CRITIQUE. Peut-être effet de cette tension de l’air et de l’esprit. Et ces crevaisons violentes redoublées du ciel, ces illuminations brusques saccadées entre les murs purs de chaux nue.
Je me sens AUTRE ce matin. Mais – se sentir Autre – cela ne peut durer – soit que l’on redevienne ; et que le premier l’emporte ; soit que le nouvel homme absorbe et annule le premier2. »
2C’est à partir de ce moment que Valéry, entretenant « une haine et un mépris pour les Choses Vagues3 », délaisse la poésie et s’engage dans une quête du discernement, quotidienne et sans fin, qu’illustrent si bien les incommensurables Cahiers. Les textes de La Méthode de Léonard de Vinci (1894) et de Monsieur Teste (1896), s’interrogeant sur les limites et les possibilités de l’esprit humain, apparaissent quant à eux comme les premiers épisodes de cette « guerre impitoyable4 ».
3Le « comprendre » sera dès lors la finalité affichée de cette lutte, avant tout intérieure, comme Valéry le confirmera quelques années plus tard dans la préface américaine5 de Monsieur Teste : « J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques de ma faculté d’attention6. » Et c’est de ce désir, issu d’« une ère d’ivresse de [sa] volonté et parmi d’étranges excès de conscience de soi7 », qu’allait naître le personnage aussi impossible qu’improbable de Monsieur Teste. On voit surtout apparaître ici le terme « comprendre » qui est essentiel pour cette œuvre et que Valéry a plusieurs fois tenté de définir dans ses Cahiers, on y retrouve d’ailleurs toujours la même idée qui est exprimée assez clairement dans ce fragment intitulé « L’Esclave » :» Comprendre, c’est trouver ce que l’on aurait fait de soi-même, c’est se reconnaître, trouver qu’une chose extérieure était soi, à soi, de soi8. »
4La compréhension suppose donc une capacité à « mesurer » la chose au point de croire qu’on l’a soi-même conçue. Plus encore que Léonard de Vinci, Monsieur Teste, pur produit de l’imagination engendré par le désir de comprendre, semble être le personnage qui a « trouv[é] le système de mesure, l’accommodation qui reconstitue la chose9 ». Malgré cela, l’incompréhension est-elle pour autant à proscrire de cet univers valéryen où toute forme d’ignorance, d’hésitation ou de surprise semble proscrite ? Quelle valeur accorder alors à ce personnage, étonnant lui aussi, de Madame Émilie Teste10 qui semble cultiver le « ne pas comprendre » avec autant de volonté que son mari le combat ? Certes, l’épouse du fameux personnage ne sera inventée que bien plus tard – qui d’ailleurs aurait pu penser en 1896 qu’il eût une épouse ?– mais elle semble s’imposer comme un contrepoint, voire un contre-modèle, nécessaire au sein de l’univers totalement maîtrisé de Monsieur Teste.
TESTE, UN MODÈLE CONCEPTUEL
5L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste, sont des œuvres de jeunesse – Valéry a 21 puis 23 ans – on les considère souvent comme une introduction aux Cahiers où, durant presque cinquante ans, l’auteur s’interrogera sur la transcendance de la pensée. Dans son univers, Léonard et Teste font donc office de points de départ et de modèles qui vont guider une réflexion continue sur les potentialités de l’esprit. Monsieur Teste apparaît dans l’univers valéryen comme un pur héros intellectuel engendré par le désir de comprendre ; il succède au personnage de Léonard de Vinci qui, dans l’ouvrage précédent, faisait figure d’homme exemplaire, celui qui a su maîtriser son esprit de manière à en faire ce qu’il a voulu et qui a trouvé « l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont également possibles11 ». Mais contrairement à Léonard de Vinci, qui est utilisé comme un « modèle » au sens artistique du terme, Monsieur Teste est à la fois un produit et un outil de la recherche valéryenne. On peut le considérer comme un modèle conceptuel tel qu’en produit la science pour vérifier ses hypothèses.
6À ce titre Monsieur Teste apparaît vite comme le personnage de la double potentialité, à la fois l’homme qui existe en puissance et celui qui n’est que virtuel : c’est à ce titre que l’auteur le qualifie de « démon de la possibilité12 ». Il semble surtout vérifier l’hypothèse posée par Valéry dans ses Cahiers : « Un individu est un ESPACE de possibilités – un « manifold » de possibilités13. » On peut supposer que le terme « manifold » utilisé dans ce passage intitulé « Le Moi et la personnalité », permet de caractériser le terme « espace » en précisant son sens mathématique de « multiplicité » et d’« ensembles ». Ainsi, Monsieur Teste vient ici interroger « les espaces de possibilités » de l’individu en posant – et en se posant – plusieurs fois la question du « Que peut un homme ? ». Cette question est en quelque sorte le Cogito14 de M. Teste mais aussi celui de Paul Valéry – qui a finalement plus d’un trait commun avec son personnage –, comme il le rappellera en 1941 dans un passage des Cahiers intitulé « Ego » : « Mon “Cogito”, dit-il, il est inscrit dans La Soirée avec M. Teste : “Que peut un homme ?”15. »
7Cette communauté de Cogito n’a rien d’étonnante car, si l’on en croit Valéry, Monsieur Teste fut au départ une projection de son auteur :
« Mon intention fut de faire le portrait littéraire aussi précis que possible d’un personnage intellectuel imaginaire aussi précis que possible. En réalité, j’ai procédé en ajustant ensemble un nombre suffisant d’observations immédiates sur moi-même pour donner quelque impression d’existence possible à un personnage parfaitement impossible16. »
8Mais, comme nous l’avons proposé plus haut, il est aussi et avant tout un modèle conceptuel lui permettant de vérifier ses hypothèses. En se posant la question « Que peut un homme ? » à travers le personnage de Teste, Valéry vise donc à découvrir les multiples possibilités de l’esprit, et à dégager, à travers l’organisation des éléments qui le composent, les lois générales permettant de déboucher sur le système de l’esprit lui-même.
L’OBSERVATEUR OBSERVÉ
9Il est pour le moins remarquable que celui qui est « supposé un observateur “éternel”17 » soit un personnage inlassablement observé et décrit par ceux qui l’entourent. Dans ce qu’on a appelé le Cycle Teste18, deux personnages principaux observent en effet Monsieur Teste, d’abord le « je » narrateur dans La Soirée avec Monsieur Teste, puis sa femme dans la Lettre de Madame Émilie Teste. Si leurs caractères et l’époque de la rédaction sont complètement différents, ils multiplient les angles et les points de vue sur cet être complexe et permettent de circonscrire – si cela est possible – le personnage ; en tout cas ils témoignent, comme nous le verrons plus tard, de l’évolution de la pensée de l’auteur lui- même.
10Le narrateur, qui lui non plus n’est pas sans rapport avec l’auteur19, est un des rares privilégiés à s’entretenir avec ce personnage avare dans l’usage d’un langage « toujours en accusation ». Néanmoins, ces échanges « énergiquement abstrait[s] » nous permettent de découvrir les caractéristiques les plus remarquables de Monsieur Teste, comme en témoigne ce passage :
« Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les traits par lesquels j’en pouvais juger me firent imaginer une gymnastique intellectuelle sans exemple. Ce n’était pas chez lui une faculté, excessive, – c’était une faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres paroles : “Il y a vingt ans que je n’ai plus de livres. J’ai brûlé mes papiers aussi. Je rature le vif… Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrai demain ! […] J’ai cherché un crible machinal…”
À force d’y penser, j’ai fini par croire que M. Teste était arrivé à découvrir des lois de l’esprit que nous ignorons20. »
11Mais qu’est-ce que ces « lois de l’esprit » ? Ce sont en fait des formules énonçant les rapports constants qui régissent les différents éléments de l’esprit. Monsieur Teste a semble-t-il élaboré un système qui, agissant en lui comme un véritable instinct, lui permet de sélectionner automatiquement les éléments qui sont les plus nécessaires selon ces lois. Valéry résume ainsi les facultés de son personnage dans ce fragment du Cahier B 1910 : « Je sais tant de choses – je me doute de tant de connexions – que je ne parle plus. Je ne pense même plus, pressentant, dès que l’idée se lève, qu’un immense système s’ébranle21… » En maîtrisant ces lois, on peut supposer, comme le prouvera le témoignage d’Émilie Teste, que nulle chose n’est pour lui une surprise et qu’il est même capable de comprendre le monde dans son ensemble au point d’en prévoir les événements.
12Il a ainsi contourné la difficulté de « s’ajouter ce qu’on trouve », comme le constate le narrateur et comme le résume Teste en s’écriant souvent : « Maturare !… » ; preuve évidente de l’intégration complète de la chose découverte dans son système complexe. Le narrateur nous apprend que Monsieur Teste a atteint son but en découvrant la malléabilité de l’esprit humain dont il a exploré les frontières les plus reculées : « Cet homme avait connu de bonne heure l’importance de ce qu’on pourrait nommer la plasticité humaine », ceci afin de construire un système aussi étendu que possible et d’en dégager les multiples potentiels. C’est à partir de ce système que Monsieur Teste observe les autres, comme l’illustre à bon escient l’étrange scène de l’opéra dans La Soirée. Nous voyons ici la supériorité du regard de M. Teste observant les spectateurs « fascinés par la scène » : « Le suprême les simplifie. Je parie qu’ils pensent tous, de plus en plus, vers la même chose. Ils seront égaux devant la crise ou limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple… puisqu’elle me néglige, – et – je suis ici », commente cet étrange observateur négligeant aussi le « je » narrateur qui l’observe lui-même observant les spectateurs.
13Monsieur Teste laisse toutefois apparaître une première imbrication de points de vue qui nous mène doucement vers la figure de la « mise en abyme » chère à André Gide22. Seul parmi les spectateurs à se soustraire à la fascination du spectacle si l’on omet encore une fois le narrateur – lui-même fasciné par le spectacle de Teste observant –, Monsieur Teste préfère la loi particulière de son esprit à celle qui tire les « esprits faibles » vers le caractère extraordinaire du spectacle.
14C’est après ce spectacle et la démonstration de ses talents d’observateur que Monsieur Teste invite le narrateur, sous couvert de fumer un cigare, à assister à son coucher. Cette situation encore plus incongrue que la précédente nous permet toutefois de découvrir quelques moments de faiblesse du héros impossible. C’est notamment le cas de la souffrance : « Que peut un homme ? » répète Teste encore une fois avant d’ajouter :» Je combats tout – hors la souffrance de mon corps, au-delà d’une certaine grandeur. C’est là, pourtant, que je devrais commencer. Car souffrir, c’est donner à quelque chose une attention suprême, et je suis un peu l’homme de l’attention23. » Cette souffrance qui l’oblige à prendre « sa fiole » et à en boire le mystérieux contenu – qu’on imagine aisément être de l’opium ou plutôt l’un de ses dérivés comme le laudanum voire la morphine24, ce qui n’est pas sans influence sur la suite du texte – rappelle celui qui a « tué la marionnette » à sa matière première, le corps ; élément jusque-là complètement oublié par celui qui semble être devenu un pur esprit. Marcel Raymond a commenté ce passage étonnant en décryptant l’état de faiblesse dans lequel se trouve Monsieur Teste face à la douleur :
« Il s’est passé ceci de grave que l’esprit a été mis en échec. Le “terrible objet” qui s’est formé dans le corps, qui s’est condensé peu à peu sous un voile de brouillard, mais à distance, s’est approché de si près – par des voies insondables – qu’il a envahi soudain la conscience, pendant un instant. Le temps de la souffrance […] le temps d’un cri. Pendant une seconde il faut subir, il faut pâlir. La flamme de la conscience chavire25. »
15Dans la suite du texte, alors que le narrateur, certainement gêné d’avoir assisté à l’absorption de la potion, souhaite s’esquiver, Monsieur Teste insiste pour qu’il assiste à un nouveau moment de faiblesse : « Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas. Je vais me mettre au lit. Dans peu d’instants, je dormirai. »
16Le narrateur pourra dès lors constater que Teste n’est pas l’esprit tout-puissant car il lui arrive de dormir et que, dans ce cas aussi, son esprit machinal est mis en échec ; celui-ci ne contrôle plus les lois générales et ne maîtrise plus son univers qui se délite alors sous l’effet de l’incontrôlable puissance du rêve ! Il y a donc là un obstacle infranchissable qui révèle les limites de la puissance de l’esprit même si Teste est parvenu à le réduire à son maximum, involontairement semble-t-il, en ne dormant « qu’une heure ou deux tout au plus ». Mais plus que le sommeil et le rêve, qui laissent peu de traces, c’est l’état hypnagogique dans lequel Monsieur Teste semble se complaire. Aidé en cela par la mystérieuse substance absorbée, il sourit pour la première fois et dit : « Je fais la planche. Je flotte !… Je sens un roulis imperceptible dessous, – un mouvement immense26 ? »
17L’hypnagogisme est cette frontière entre l’état de conscience et le rêve (considéré comme un état de semi-conscience voire de trouble psychique) qui entraîne la perte progressive du contrôle lors de l’endormissement. Ce moment particulier plonge Monsieur Teste dans une nouvelle dimension, vers de nouveaux territoires qui ne sont pas encore « marqués » et décorés du « pavillon » de la connaissance. Le « lit » de Monsieur Teste devient donc le dernier territoire inconnu et capable de le surprendre. Finalement, cet état transitoire qui diminue la vigilance connaît déjà les qualités que Valéry attribue au rêve :
« Le scandale du rêve est de nous conduire à penser que toutes les combinaisons réalisables de notre sensibilité et de notre représentation n’ont pas nécessairement un sens27. »
18Christina Vogel explique cette différence de considération entre ces deux états de la part de Valéry en supposant qu’
« au regard de la totalité supposée des connexions qui existent en puissance, la pensée vigile correspond, selon l’auteur des Cahiers, à une combinatoire spécifique et partielle. Gênée par des règles préétablies, elle se distingue radicalement du rêve qui “se permet de développer entièrement littéralement, des combinaisons qui dans la veille seraient résorbées à peine indiquées, ou même inconsciemment annulées en germe28”29 ».
19L’état hypnagogique qui a donc comme les rêves l’avantage d’outrepasser les phénomènes d’autocensure évoqués par l’auteur, permet à Teste d’y voir « tout à coup en [s]oi » et de contempler par exemple la « géométrie de [sa] souffrance ».
20Alors qu’il commence « à se perdre », plongeant de plus en plus vers le sommeil sans y être encore, Monsieur Teste rentre de plus en plus en lui-même : « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite30… » Comme dans la scène de l’opéra, c’est par le biais du regard, qui est le prolongement de l’esprit, que Teste mène son investigation. Cette observation intérieure le mène peu à peu vers sa propre substance qui se révèle être multiple. L’œil qui « a sa compréhension propre31 » lui permet de distinguer une sorte de démultiplication des regards qui semble se multiplier et se répéter à l’infini. Selon la règle de la mise en abyme évoquée précédemment mais encore plus effective ici, Monsieur Teste perçoit dans sa rêverie L’HOMME DE VERRE qui est l’architecture même qui rend possible sa démarche inédite :
« Si droite est ma vision, si pure ma sensation, si maladroitement complète ma connaissance, et si déliée, si nette ma représentation, et ma science si achevée que je me pénètre depuis l’extrémité du monde jusqu’à ma parole silencieuse ; et de l’informe chose qu’on désire se levant, le long de fibres connues et de centres ordonnés, je me suis, je me réponds, je me reflète et me répercute, je frémis à l’infini des miroirs – je suis de verre32. »
21Cette architecture complexe qui se révèle dans la phase d’endormissement matérialise « le système » que « l’observateur “éternel” » a élaboré en lui-même et qui, en état de conscience, ne laisse apparaître qu’une seule entité : « le Moi [qui] est cette partie instantanée qui se croit le Tout33. »
22Ce système semble donc reposer sur le fait qu’il possède en lui de multiples entités, qui sont autant de projections de lui-même, entièrement maîtrisées et entièrement consacrées à une idée particulière : « Il avait sur tout le monde un avantage qu’il s’était donné, » nous dit le narrateur,
« celui de posséder une idée commode de lui-même ; et dans chacune de ses pensées entrait un autre Monsieur Teste – un personnage bien connu, simplifié, uni au véritable par tous ses points… Il avait en somme substitué au vague soupçon du Moi qui altère tous nos propres calculs et nous met sournoisement en jeu nous-même dans nos spéculations – qui en sont pipées – un être imaginaire défini, un Soi-Même bien déterminé, ou éduqué, sûr comme un instrument, sensible comme un animal, et compatible avec toute chose, comme l’homme34 ».
23Voici donc l’arme fatale employée par le héros de cette « guerre impitoyable » menée contre « les Choses Vagues ». L’œil, dont il fait un usage « à la fois intérieur, particulier… et universel », nous dit son épouse, est l’instrument qui permet la connaissance maîtrisée de chaque « Chose » rendue elle-même possible par le fait que Monsieur Teste, ou plutôt l’un de ses clones « simplifiés », habite chaque chose, chaque idée qu’il tient, d’un bout à l’autre, en les reliant par des fils tissés entre ses différentes entités et son Moi en un tout parfaitement unifié.
24En guise de conclusion, et malgré le fait que l’apparition tardive de ce personnage nous oblige à outrepasser la période considérée par cet ouvrage, nous nous permettrons d’ajouter quelques lignes sur l’épouse de Monsieur Teste. D’abord parce qu’elle offre une vue assez claire des méandres de l’esprit de son mari qui résume assez bien les propos précédents35, mais aussi parce que, dans sa lettre adressée au narrateur, elle nous semble proposer bien plus que le simple portrait « d’une femme soumise et dévote » qui ne serait « guère plus qu’un faire-valoir de son énigmatique époux36 ». Il semble en effet nécessaire de prendre en compte que Émilie Teste est « un peu plus que le témoin de [la] vie [de son mari] », prévient l’auteur.
25Certes la Lettre de Madame Émilie Teste, qui ne sera publiée que 30 ans plus tard, donne un point de vue permettant d’approfondir certains aspects de ce personnage extraordinaire – mais apporte-t-elle finalement plus d’informations que nous n’en avions déjà avec le témoignage du narrateur ?– Il est également vrai qu’elle affirme se sentir « classée » dans le système de ce « puissant absent », dont elle ne cesse jamais « de ressentir l’empire ». Madame Teste semble même afficher volontairement une bêtise en opposition totale avec la profondeur abyssale des pensées de son mari et semble mettre en scène la marionnette que Monsieur Teste a tuée : « Il y a une belle partie de l’âme qui peut jouir sans comprendre, et qui est grande chez moi37 », affirme-t-elle dès les premières lignes.
26Mais cette faculté de jouir sans comprendre n’est-elle qu’une marque de « bêtise » ? Plusieurs critiques ont déjà relevé tout l’intérêt, dans l’univers de Valéry, de ce « ne pas comprendre » que Madame Teste revendique plusieurs fois dans sa lettre. Ce « ne pas comprendre » s’oppose évidemment à la démarche si rigoureuse menée par son mari qui implique que tout sera résolu à la fin dans un système sans faille ou rien d’inattendu ne restera pour l’esprit. Cependant, il plane, sur celui qui explore son esprit et essaie d’en connaître la totalité comme Monsieur Teste, plusieurs menaces : l’absence, la transparence et finalement la mort qui coïncide avec l’achèvement de l’acte de voir et l’épuisement des « combinaisons internes » dans la perfection du système. On comprend mieux pourquoi Émilie Teste affirme : « Après tout, je suis bien heureuse de ne point trop comprendre, de ne point deviner chaque jour, chaque nuit, chaque moment prochain de mon passage sur terre » et que « l’attente, le risque, un peu de doute, […] exaltent et […] vivifient bien plus [son âme] que ne le fait la possession du certain38 ».
27Valéry semble d’ores et déjà esquisser une réflexion sur l’incompréhension comme système de contentement et d’étonnement permanent que l’on retrouvera quelques années plus tard dans les Cahiers :
« Un de mes premiers pas dans la direction du Moi-même qui s’est formé jusqu’à sa maturité 1910 – fut la découverte 1892 de l’immense intérêt que doit exciter toute circonstance où nous ne comprenons pas – quand la question de compréhension se trouve nettement posée. Le ne pas comprendre bien reconnu et précisé, doit engendrer une activité et une lucidité, comme une trouvaille39. »
28On peut ici remarquer que l’intérêt porté au « ne pas comprendre » est contemporain de la recherche valéryenne sur les mécanismes de l’esprit. Il est certainement possible d’en déduire que Valéry a mené parallèlement ses réflexions sur le « ne pas comprendre » et la possibilité de « tout comprendre » ; mais que,» soumis à l’extrême du désir insensé de comprendre », il n’a perçu que plus tard l’intérêt vivifiant du « ne pas comprendre » injustement esquivé. Monsieur Teste, personnage impossible dès sa naissance, qui a tué la marionnette pour ne faire de lui qu’une pure conscience, comme l’appelle Derrida, n’a-t-il pas simplement remplacé une machine par une autre40 en ôtant toute humanité à son personnage ?
29Terminons ici en laissant la parole à Émilie Teste qui résume sa vie de couple (intérieure) par cette sentence :
« Notre vie est toujours celle que vous connaissez : la mienne est nulle et utile ; la sienne, toute en habitudes et en absence […] Nous vivons bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau […] Nous ne pensons jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. J’espère bien, Monsieur, que nous valons mieux que toutes nos pensées41… »
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Starobinski J., « Monsieur Teste face à la douleur », in Valéry pour quoi ?, Paris, Les Impressions nouvelles, 1987.
Tsunekawa K., « Essai d’une analyse de La Soirée avec Monsieur Teste », BEV, no 56-57, 1991. Paul Valéry, en théorie, Littérature, no 172, 2013/4.
Valéry P., Cahiers I et Cahiers II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».
Valéry P., Œuvres I et Œuvres II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».
Valéry P., Cahiers, tomes I-XXIX, Éditions du CNRS.
Valéry P., Cahiers 1894-1914, édition intégrale sous la responsabilité de Celeyrette-Pietri N. et al., Paris, Gallimard, 1987-2012.
Notes de bas de page
1 Sur la datation de « la nuit de Gênes », voir Valéry P., Œuvres II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1435.
2 Ibid., p. 1435-1436.
3 Valéry P., Cahiers (1943), t. XVII, Éditions du CNRS, p. 356.
4 Ibid. Paul Valéry situe lui-même le début de cette « guerre » en 1892.
5 Celle de la seconde traduction anglaise.
6 Valéry P., Œuvres II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 11.
7 Id.
8 Ibid., p. 427.
9 Id.
10 La Soirée avec Monsieur Teste a paru pour la première fois dans la revue Le Centaure, en 1896. En 1926, est publié un volume qui comprend à nouveau La Soirée mais accompagné de la Lettre de Madame Émilie Teste, la Lettre d’un ami, ainsi que les Extraits du log-book de Monsieur Teste, précédés d’une préface. Malgré la date d’écriture et de publication plus récente de cette lettre, nous évoquerons tout de même ce personnage assez précisément dans la conclusion.
11 Valéry P., Œuvres I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1201.
12 Monsieur Teste, préface, p. 4.
13 Valéry P., Cahiers II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 277.
14 Notons d’ailleurs qu’il n’est pas anodin que la relecture du Discours de la méthode soit contemporaine de l’écriture de La Soirée. Valéry écrit effectivement à Gide, le 25 août 1894 de Montpellier, qu’il vient de relire le texte de Descartes et nous savons que le manuscrit de Monsieur Teste a été écrit ce même mois dans la même ville (dans l’appartement où Auguste Comte a passé son enfance, précisera Valéry), voir Valéry P., Œuvres II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1379 et p. 1381.
15 Valéry P., Cahiers I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 196.
16 Lettre du 10 mai 1936 à M. Goud, Valéry P., Œuvres II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1381.
17 Voir « Pour un portrait de Monsieur Teste », ibid., p. 76.
18 Cette expression est apparue pour la première fois dans l’édition des Morceaux choisis en 1930.
19 Dans une lettre adressée à Jean Prévost, Valéry déclare : « Sur Teste, la vérité est simple : j’ai cherché longuement des connaissances ou plutôt des opérations d’un certain genre, et j’ai attribué à M. Teste l’état de celui qui les aurait découvertes. Hélas ou heureusement, je ne fus et ne suis que l’interlocuteur… », voir Valéry P., Œuvres II, op. cit., p. 1380.
20 Valéry P., ibid., p. 17.
21 Ibid., p. 1376.
22 Notons que cette notion est contemporaine de Monsieur Teste (elle apparaît pour la première fois en 1893 dans le Journal de Gide), et que, par le plus grand des hasards, c’est à Gide que Valéry demanda de corriger les brouillons puis de relire les épreuves de son texte en septembre et octobre 1896 (sans oublier évidemment la correspondance assidue entre les deux auteurs durant toute la période de l’écriture de ce texte).
23 Valéry P., Œuvres II, op. cit., p. 25.
24 Ces substances opiacées sont les seuls véritables médicaments pouvant soulager une forte douleur à l’époque. L’opium est en effet utilisé depuis l’Antiquité, la morphine connue dès 1805 fut largement utilisée à partir de 1870, au point que l’on fut obligé d’en réguler l’usage notamment en période de guerre. Le laudanum, largement utilisé pour soulager de nombreux maux, a aussi une gloire littéraire qui le fait apparaître dans de nombreux ouvrages ; on rencontre notamment la fiole de laudanum chez Baudelaire dans « La Chambre double », qui l’amène à goûter le « parfum d’un autre monde ».
25 Raymond M., Paul Valéry et la tentation de l’esprit, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1964, p. 32-33.
26 Valéry P., Œuvres II, op. cit., p. 24.
27 Valéry P., Cahiers, t. V, Éditions du CNRS, p. 351.
28 Ibid., p. 362.
29 Vogel Chr., « La Fabrique du rêve », Littérature, no 172, 4/2013, p. 18-19.
30 Valéry P., Œuvres II, op. cit., p. 25.
31 Ibid., p. 427.
32 Ibid., p. 44.
33 Ibid., p. 64.
34 Ibid., p. 59.
35 « Il vous égare à tout coup dans une trame qu’il est seul à savoir tisser, à rompre, à reprendre. […] Il prolonge en soi-même de si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur finesse que par le secours et le concert de toute sa puissance vitale. Il les étire sur je ne sais quels gouffres personnels, et il s’aventure sans doute, assez loin du temps ordinaire, dans quelque abîme de difficultés », ibid., p. 29.
36 Doumet Chr., « Le souci de ne pas comprendre », Littérature, no 172, 4/2013, p. 6. Nous reprenons simplement les termes de cet article qui résume fort bien le sentiment des lecteurs et des critiques sur le personnage de Mme Teste. Soulignons ici que c’est bien le seul point de désaccord avec le contenu de cet article qui propose une analyse très claire et fine du principe du « ne pas comprendre »– que nous effleurons à peine ici – et vers lequel nous renvoyons le lecteur.
37 Valéry P., Œuvres II, op. cit., p. 26.
38 Ibid., p. 28.
39 Valéry P., Cahiers, t. XVII, Éditions du CNRS, p. 738.
40 Dans un fragment intitulé « Dialogue, un nouveau fragment relatif à Monsieur Teste », le narrateur résume ainsi la machine Teste : « Il n’était ni bon, ni méchant, ni fourbe, ni cynique, ni autre ; il se bornait à choisir… », voir Valéry P., Œuvres II, op. cit., p. 59.
41 Ibid., p. 26-27.
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2014
Figures et expressions du pouvoir dans l'Antiquité
Hommage à Jean-René Jannot
Thierry Piel (dir.)
2009
Relations internationales et stratégie
De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
Frédéric Bozo (dir.)
2005
La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques du xviie au xxe siècle
Éric Schnakenbourg et Frédéric Dessberg (dir.)
2010
La migration européenne aux Amériques
Pour un dialogue entre histoire et littérature
Didier Poton, Micéala Symington et Laurent Vidal (dir.)
2012
Mouvements paysans face à la politique agricole commune et à la mondialisation (1957-2011)
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)
2013
Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d'influence
De l'Europe des alliances à l'Europe des blocs (fin xixe siècle-milieu xxe siècle)
Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.)
2007
Du Brésil à l'Atlantique
Essais pour une histoire des échanges culturels internationaux. Mélanges offerts à Guy Martinière
Laurent Vidal et Didier Poton (dir.)
2014
Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004