Nietzsche lecteur des écrivains de son temps
Nietzsche reader of the writers of his time
p. 45-54
Résumés
L’œuvre de Nietzsche ne saurait se comprendre hors du contexte historique et sociologique des deux décennies, entre 1870 et 1890, marquées par la « crise allemande de la pensée française », l’émergence des nationalismes et de l’antisémitisme sur fond de diffusion du suffrage universel et de démocratisation politique et sociale. L’analyse se concentrera sur les appréciations portées par Nietzsche sur les auteurs de son temps ; mais il va de soi que ces lectures ont aussi nourri sa réflexion ; elles témoignent aussi du fait que Nietzsche a puisé, comme beaucoup d’antimodernes, dans une Vulgate dénonçant la solitude de l’individu d’exception dans une modernité désenchantée et nivelée.
The work of Nietzsche could not be understood out of two decades, between 1870 and 1890 historical and sociological context, marked by the “German crisis of the French thought”, the emergence of nationalisms and the antisemitism on bottom of diffusion of the universal suffrage and political and social democratisation. The analysis will concentrate on the appreciations related by Nietzsche to the authors of his time; but it goes without saying these readings also nourished its reflection; they also testify owing to the fact that Nietzsche drew, like much Antimodernes, in a Vulgate denouncing the loneliness of the individual exception in a disillusioned and levelled modernity.
Texte intégral
1Recueillir et interpréter les appréciations que Nietzsche a formulées sur les écrivains de son temps exige que l’on abandonne toute référence aux critères habituellement requis de la critique littéraire. Il revendique en effet l’exercice d’une volonté interprétative, qui, à l’opposé du « respect positiviste des faits » et des textes, leur impose « tout ce qui consiste à faire violence, arranger, abréger, omettre, remplir, amplifier, fausser, et de façon générale, à ce qui est le propre de toute interprétation1 ». Ainsi s’expliquent les partis pris provocateurs, les appréciations fondées sur « l’instinct », le « flair », qui établissent selon Nietzsche une parenté entre esprits capables d’écrire de « bons livres » ; il se réfère à ce flair pour évoquer, sur le mode de la révélation éblouissante, sa découverte de Stendhal ou de Dostoïevski2. On connaît son aphorisme : « Tout mon génie est dans mes narines3 », qui fait écho à l’affirmation que toute philosophie, bien loin d’ouvrir l’accès aux arrière-mondes métaphysiques, n’est que le symptôme d’un fonctionnement physiologique plus ou moins adéquat, affirmation qui s’applique pareillement à l’esthétique. Cette référence aux « bons livres » renvoie directement à la notion de « style », ou plus exactement de « grand style », indissociable de la « grande politique », c’est-à-dire la constitution d’une communauté de style ou de sens désignée au fil des textes sous des appellations variées –« nous, les psychologues », « nous, les moralistes », « nous, les sans-patrie », – en d’autres termes tous ceux que Nietzsche appelle les « bons Européens » qui refusent la « manie nationale » (Vaterländerei) caractérisée par l’« attachement à la glèbe », le rétrécissement de l’horizon et l’enflure des sentiments4.
2Le grand style se définit comme la manifestation sensible de la qualité intrinsèque et irrécusable (geboren) qui habite les modes de communication et les langages, philosophiques, littéraires ou musicaux. Il permet de différencier, d’un côté une esthétique qui concentre l’énergie dans la figure de l’« arc tendu » et l’ordonnancement hiérarchique des éléments, de l’autre, le méli-mélo (Durcheinander) indifférencié du goût démocratique et romantique, les deux étant indissociables, car « romantique » désigne pour Nietzsche toute esthétique légitimant l’égal droit des individus à épancher leurs affects5. La notion de grand style est par conséquent indissociable de la critique d’une modernité démocratique fondée sur un substrat anthropologique individualiste égalitaire au sens théorisé par Louis Dumont : la valorisation de « l’être humain individuel, […], incarnation de l’humanité tout entière, et comme tel […] égal à tout autre homme6 ». De ce point de vue, l’œuvre de Nietzsche ne saurait se comprendre hors du contexte historique et sociologique des deux décennies, entre 1870 et 1890, qui sont marquées par la « crise allemande de la pensée française7 », l’émergence des nationalismes et de l’antisémitisme sur fond de diffusion du suffrage universel et de démocratisation politique et sociale. Son refus de l’indifférenciation démocratique le conduit à adopter des points de vue provocateurs qu’il faut se garder d’interpréter isolément, c’est-à-dire sans référence à sa volonté de débusquer, en maniant les paradoxes, les ombres de Dieu cachées derrière les communautés imaginaires de la modernité8. Nietzsche dont la cible principale est le principe individualiste d’égalité héritier du christianisme, est, résolument, un antidémocrate qui a toutefois conscience que l’avènement de la démocratie constitue un fait inéluctable.
3En complément des œuvres publiées, des notes de lecture répertoriées dans les Fragments posthumes et de l’importante correspondance, le catalogue de la bibliothèque de Nietzsche9 fournit le point de départ factuel à partir duquel nous montrerons que ses lectures littéraires ont contribué à la construction d’un paradigme herméneutique et interprétatif qui s’élabore au cours de la décennie 1878-1888, marquée par les longs séjours de Nietzsche en France et en Italie. Dans le cadre de cette étude, l’analyse se concentrera sur les appréciations portées par Nietzsche sur les auteurs de son temps. Il va de soi, cependant, que ces lectures ont aussi nourri sa réflexion, comme en témoignent par exemple les annotations portées sur son exemplaire de la correspondance de Flaubert avec George Sand : on constate par exemple qu’il a surligné, dans la lettre de Flaubert datée du 8 septembre 1871, les notations relatives à l’idée d’égalité, base de la démocratie moderne dont Flaubert souligne les origines chrétiennes ; l’égalité est selon lui contraire à l’idée de justice, ce qui détermine sa condamnation du suffrage universel. Nietzsche a puisé, comme beaucoup d’antimodernes, dans une Vulgate dénonçant la solitude de l’individu d’exception dans une modernité désenchantée et nivelée10. Dans ses notes de lecture sur Baudelaire dont il lisait au cours de l’hiver 1887-1888 les Œuvres posthumes et les Correspondances inédites publiées en 1887, il cite largement les passages décrivant ce que Baudelaire appelle l’américanisation de l’homme, le règne de la presse et de l’argent censés célébrer le progrès universel, la solitude de celui qui se voit « perdu dans ce monde misérable, coudoyé par les foules », enfin les considérations sur le dandysme et la modernité11. Par ailleurs, le système de corrélations établies entre l’esthétique classique et la société aristocratique, l’art romantique et l’égalité démocratique constitue un thème récurrent tout au long du XIXe siècle. Dans son essai de caractérisation du style démocratique dont il a constaté les effets aux États-Unis, Tocqueville, par exemple, soulignait la volonté de frapper le public, de solliciter son attention par tous les moyens possibles, ce qui conduit les auteurs à s’affranchir de la contrainte définie par des normes fixes, celles de l’esthétique dite classique : le style démocratique se montre souvent « bizarre, incorrect, surchargé et mou, et presque toujours hardi et véhément12 ».
4Dans un premier temps, notons que Nietzsche revisite la littérature de son temps à travers le prisme exagérément déformant de ce qu’il appelle l’interprétation. La littérature allemande contemporaine (seconde moitié du XIXe siècle) est littéralement « évacuée » au nom du fait que pour Nietzsche, le Reich arrogant manifeste au suprême degré ce qu’il prétend combattre sans relâche : l’inculture barbare qui se traduit par la « militarisation » du style13, c’est-à-dire l’absence de style. De ce fait, les livres écrits en allemand sont un « marécage » martyrisant les oreilles, en bref, de la musique wagnérienne transposée en mots14. Pour Nietzsche, « la littérature, c’est quelque chose qui ne pousse pas en Allemagne », idée reprise dans la célèbre boutade : « Y a-t-il de bons livres allemands ? », me demande-t-on à l’étranger. Je rougis, mais avec la témérité qui me caractérise dans les situations les plus désespérées, je réponds : « Oui, Bismarck15 !» Comme on le sait, le caractère conflictuel du rapport de Nietzsche à l’Allemagne se nourrit de la réinterprétation de la confrontation classicisme/romantisme qui, dans son œuvre, recoupe la dichotomie entre l’esprit latin et la germanité, la société hiérarchique et la société individualiste, l’art classique de la mesure et l’affect illimité des romantiques, l’interprétation dominatrice de la morale aristocratique et la digestion indifférenciée du goût démocratique. Le paradigme interprétatif qui nourrit la cohérence profonde de sa pensée s’articule autour de cette dichotomie résumée par les « antipodes », selon sa propre expression, que sont la culture française et le wagnérisme. Le renversement de perspectives qui s’opère ainsi entre le vainqueur et le vaincu de la guerre franco-prussienne s’enrichit d’une résonance personnelle : Nietzsche insiste à plusieurs reprises sur le fait que ses œuvres ne suscitent aucun écho en Allemagne, en contraste avec les louanges venues de France, de Russie, du Danemark, ce qui prouve que les Allemands n’ont même pas honte de « n’être qu’Allemands16 », mais aussi que lui-même appartient à la communauté des « bons Européens ».
5On comprend dans ce contexte l’écrasante domination de la littérature et des essais français parmi ses références. Parmi les auteurs non français de son temps, l’inventaire de sa bibliothèque, ses notes de lecture ainsi que quelques mentions éparses dans ses œuvres montrent qu’il avait lu ou tout au moins entendu parler d’August Strindberg, de Carlyle, Darwin et George Eliot dans le domaine anglo-saxon (auquel on peut ajouter des références laudatives à Emerson), et bien sûr de Dostoïevski dont il avait lu plusieurs œuvres et qui fait l’objet de nombreuses références. Dans la littérature germanophone, en l’occurrence suisse allemande, on trouve quelques mentions épisodiques d’Adalbert Stifter et de Conrad Ferdinand Meyer ; les seuls écrivains allemands fréquemment cités, et toujours sur le mode laudatif, sont Goethe et Heine, deux « esprits libres » du premier XIXe siècle qui, précisément, ne sont pas allemands, au sens paradigmatique qu’il donne au terme, mais de « bons Européens17 » comme lui-même.
6Par ailleurs, on relève l’importance des figures de médiateurs, parmi lesquelles Taine et Bourget, au premier chef, mais aussi des critiques littéraires comme Jules Lemaître, Lucien Desprez, spécialiste du roman naturaliste, et Ferdinand Brunetière. Il semble que Nietzsche ait perfectionné au cours des années 1880 sa connaissance du français ; son accès aux œuvres est souvent filtré par sa lecture assidue de la presse (Le Figaro) et des revues littéraires, en particulier la Revue des deux mondes, la Nouvelle Revue française, la Revue critique d’histoire et de littérature, la Revue européenne, et du Journal des débats. Le filtrage en question se complexifie et s’enrichit grâce à l’entrecroisement des recommandations qui tissent un réseau serré de relations, d’une figure de médiateur à l’autre. J’en prendrai pour exemple les courriers échangés par Nietzsche, August Strindberg et Jean Bourdeau, rédacteur du Journal des débats et de la Revue des deux mondes, que Taine avait recommandé à Nietzsche comme possible traducteur du Crépuscule des idoles en raison de son excellente connaissance de la littérature contemporaine18. La médiation s’opère dans certains cas sur le mode informel de la conversation : on peut supposer notamment que les références à George Eliot se sont inspirées des contacts entretenus par Nietzsche avec la traductrice et essayiste féministe Hélène Druskowitz en 188419 ; mais la médiation ne s’opère pas nécessairement sur le mode laudatif, le féminisme revendiqué d’Hélène Druskowitz ayant dû probablement aiguiser l’hostilité de Nietzsche envers les femmes auteurs.
7Quand on aborde le corpus d’œuvres citées ou commentées par Nietzsche, on est tout d’abord frappé par le refus délibéré de les envisager sous un autre angle que celui de l’interprétation, telle que définie précédemment, qui tord le cou au « faitalisme ». C’est ainsi que Nietzsche assimile Dostoïevski à un « romancier parisien20 » et les héroïnes wagnériennes à Madame Bovary21 : tous prennent place dans la galerie des névrosés de l’âge démocratique/romantique22. Les jugements sont souvent à l’emporte-pièce, dans des notations éparses qui laissent au lecteur le soin de les mettre dans la perspective de l’interprétation : « Zola ou la joie de puer23 » renvoie à son dédain envers le naturalisme, dont on peut supposer qu’il lui reproche de s’engluer dans un « faitalisme » obtus24.
8Notons le goût provocateur pour l’outrance, particulièrement marquée dans le cas des femmes écrivains, George Eliot et George Sand. À titre d’exemple, « George Sand : ou lactea ubertas, soit : la vache laitière au “beau style”25 », appréciation reprise – mais dans une reformulation beaucoup plus péjorative – d’Émile Faguet qui parlait d’une « abondance douce et égale, un style plein savoureux et frais, qui semble sentir le lait. On comprend, en lisant George Sand bien mieux qu’en lisant Tite-Live, ce que Quintilien entendait par lactea ubertas26 ». Ou encore, à propos des Lettres d’un voyageur : « Comme tout ce qui tire son origine de Rousseau, cela est faux, factice, boursouflé, exagéré. Je ne peux supporter ce style de tapisserie, tout aussi peu que l’ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux27.» Sand représente pour lui l’incarnation de la femme de l’âge démocratique, « frustrée, surexcitée, sèche de cœur et de tripe28 », une « hystérique » et une « névrosée » qui méconnaît l’adage Aut liberi, aut libri, c’est-à-dire la nécessaire différenciation hiérarchique des rôles et fonctions entre les sexes. Elle n’est animée que par le souci romantique d’affirmer son droit à épancher ses affects : « La femme parfaite commet de la littérature, de même qu’elle commet un petit péché : pour essayer, en passant, et en tournant la tête pour voir si quelqu’un s’en aperçoit, et pour que quelqu’un s’en aperçoive29.» Les notations relatives à George Eliot relèvent du même registre : « Ils [les auteurs anglais] se sont débarrassés du Dieu chrétien et ils croient maintenant, avec plus de raison encore, devoir retenir la morale chrétienne. C’est là une déduction anglaise, nous ne voulons pas en blâmer les femelles morales à la Eliot30.» Au paradigme moral/plébéien/romantique31 représenté par la romancière est opposée la référence toujours laudative à Byron, l’esprit libre dont Nietzsche admirait depuis sa jeunesse le Manfred (1817).
9De ce point de vue, Victor Hugo constitue une version masculine de George Sand : il campe selon Nietzsche le prototype de l’artiste « populacier » et « démagogue », sur le même plan que Wagner avec lequel il partage le manque de mesure propre à un art plébéien dans sa nature ainsi qu’un goût exacerbé pour les abstractions métaphysiques fumeuses. Comme le résume Nietzsche dans le passage déjà cité du Crépuscule des idoles où il règle littéralement ses comptes avec les auteurs qu’il appelle ses « impossibilités » : « Victor Hugo : ou le phare de l’océan du non-sens32.» On touche là un point essentiel ; ce que raille Nietzsche chez Hugo comme chez Sand ou Wagner, c’est l’imposture d’un art mensonger qui véhicule une prétendue « morale », résidu de la métaphysique et de Dieu : un art soumis aux idoles de la modernité, qu’elles se nomment antisémitisme, nationalisme, ou républicanisme démocratique – on sait que pour Nietzsche elles relèvent du même substrat égalitaire héritier du christianisme. Cela le conduit à se faire l’apologiste du roman français : « Je ne vois pas dans quel siècle de l’histoire on pourrait, d’un seul coup de filet, ramener tant de psychologues si curieux et en même temps si délicats que dans le Paris d’aujourd’hui : je citerai au hasard, car leur nombre est grand, Messieurs Paul Bourget, Pierre Loti, Gyp, Meilhac, Anatole France, Jules Lemaître, ou bien, pour distinguer quelqu’un de la forte race, un vrai Latin pour qui j’ai un faible particulier : Guy de Maupassant33.» Notons au passage que Gyp est une romancière. Parmi les noms cités, Bourget semble bien être le seul romancier dont on sait à coup sûr que Nietzsche l’a lu de première main ; il en apprécie la vision pessimiste et le goût pour la psychologie conçue comme l’art de démasquer derrière les postures et faux-semblants ce qui n’est qu’« humain, trop humain » ; dans une lettre à Resa von Schirnhofer écrite en mars 1885, Nietzsche se flatte d’être le premier Allemand à avoir reconnu en Bourget le « disciple vivant de Stendhal34 ».
10Comment comprendre cet intérêt admiratif pour le roman, y compris ceux écrits par les auteurs qualifiés par Nietzsche lui-même de petits-maîtres ? Tout d’abord, une affinité profonde avec leurs « audaces » et leurs « finesses35 » que Taine, souligne-t-il fièrement, a relevée et admirée dans ses ouvrages. L’évocation d’un souvenir de jeunesse suggère que Nietzsche se reconnaît un autre point commun avec leur mode d’écriture : l’art de captiver le lecteur36. Il apprécie aussi les tableaux de la vie contemporaine dans toutes leurs « nuances37 » (encore un mot récurrent), ce qui explique son vif intérêt pour le Journal des Goncourt. Meta von Salis se souvient d’avoir entendu Nietzsche commenter L’Immortel de Daudet (1888) ; le récit des intrigues autour d’une candidature à l’Académie française l’avait « amusé », d’autant plus que Daudet lui-même était candidat à l’époque, mais le roman l’avait aussi « rebuté », en raison d’une peinture jugée injustement méprisante des Corses38. Plus fondamentalement, Nietzsche reconnaît dans le roman français de son temps le genre littéraire emblématique d’une modernité instable et hétéroclite : il propose un outil de compréhension de la société des individus. C’est dans ce sens, me semble-t-il, qu’il convient d’interpréter les appréciations à première vue contradictoires portées sur la « décadence » et les « décadents ». On sait que le passage de l’adjectif au substantif (« un décadent ») consacre un renversement sémantique qui signale un tournant dans la représentation de l’idée de décadence, amorcé chez Baudelaire et Bourget39 ; on passe en effet d’une évaluation péjorative à la fière revendication d’une identité intellectuelle et artistique. Être un décadent, c’est proclamer son aversion pour une société travaillée par la démocratisation, mais c’est aussi se reconnaître et s’assumer comme un enfant du siècle porteur des tares de la modernité.
11Les attaques contre Wagner comme emblème de la décadence dans les deux pamphlets de 1888 sont bien connues ; elles doivent toutefois être mises en perspective avec le lien consubstantiel que Nietzsche établit entre « romantique », « décadent », au sens de romantique exacerbé, et « goût français » qu’il définit comme la conscience aiguë d’être un produit de la modernité. Pour Nietzsche, la décadence désigne un style caractérisé par la perte de vitalité et l’anomie, style éminemment français, suprêmement raffiné, un art de la séduction qui se pare d’étrange et d’exotique pour offrir les opiums des sens et de la raison40. Et surtout, la littérature de la décadence assume et revendique sa proximité avec « l’hôpital41 », à la différence de Wagner, ce « Français » honteux dont le tort essentiel est de s’être camouflé en « Allemand42 » et d’avoir fait oublier ses « affinités » avec les « romantiques français de la seconde génération » et avec son tout premier « adepte intelligent », Baudelaire43 ?
12Il n’est pas fortuit, en effet, que la France des années 1880 où s’affermit le régime républicain soit à la fois le lieu et l’objet privilégiés de ce que Michel Winock appelle « le grand air de la décadence44 » : à gauche, ce discours se nourrit des déceptions nées de la défaite et du conservatisme social de la République ; à droite, la décadence est attribuée à la démocratie et au suffrage universel qui se diffusent sur les décombres de l’ancienne France. Obsédés par la vision de masses syphilitiques vouées au déclin démographique et à la dégénérescence, sur fond de démocratisation accélérée des structures sociales et politiques, les contempteurs de la décadence s’effraient de voir vaciller les hiérarchies, y compris au sein de la famille. À une époque où l’étude des pathologies nerveuses se développe, la « névrose » et l’« hystérie » sont à la mode ; elles inspirent une esthétique de la morbidité45 que raille Nietzsche, esthétique nourrie d’une représentation organiciste de la société. Les désordres sociaux sont assimilés à une « dégénérescence physiologique », due à une perte de l’énergie vitale qui précipite la décomposition, la dissociation, y compris dans le domaine de la littérature, ce que Nietzsche appelle « anarchie des atomes, désagrégation de la volonté. En morale, cela donne “liberté individuelle”. Étendu à la théorie politique, “les mêmes droits pour tous”46 ». La formulation est directement inspirée des Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget qui définit le style décadent comme la prolifération anomique de l’individualisme.
13En d’autres termes : le roman français, produit et observatoire des tensions et incertitudes de la modernité démocratique constitue l’antipode de la philosophie allemande et de la musique wagnérienne qui entretiennent la croyance en l’arrière-monde. C’est à partir de leur confrontation, qui recoupe le clivage psychologie/métaphysique, sincérité/mensonge, lucidité « féroce et impitoyable »/« Évangile des humbles47 », que pourrait selon Nietzsche s’esquisser le dépassement de la décadence. Le roman constitue de ce fait une arme efficace dans le combat contre une « maladie » (Krankheit) dont Nietzsche se sait lui-même frappé : « Je suis tout autant que Wagner un enfant de ce siècle, je veux dire un décadent48. » Surmonter la maladie de la modernité exige qu’on en perçoive et comprenne les symptômes. Contre les illusions de l’art pour l’art prétendument désintéressé et les mensonges d’une production littéraire et musicale mise au service des idoles modernes, la muse démocratique qui inspire le romancier-psychologue trace à petites touches et fines nuances le mouvement irrésistible de la démocratisation49 ; elle atténue les effets désastreux de la religion du progrès.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Généalogie de la morale, III, § 24, in Œuvres philosophiques complètes (OPC), Paris, Gallimard, p. 337. Toutes les citations se réfèrent à cette édition.
2 Voir à ce sujet Janz C. P., Nietzsche, eine Biographie, 3 Bände, [1978], Munich, DTV, 1981, II, p. 505.
3 Ecce Homo, Pourquoi je suis un destin, § 1, OPC, p. 333.
4 Par-delà le Bien et le Mal, § 241, OPC, p. 159.
5 Par-delà le Bien et le Mal, § 224, OPC, p. 141-142.
6 Voir Dumont L., Homo aequalis. I : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1985, p. 12.
7 Voir Digeon P., La Crise allemande de la pensée française, 1870-1914, Paris, PUF, 1959.
8 Voir Krulic Br., Nietzsche penseur de la hiérarchie. Pour une lecture tocquevillienne de Nietzsche, Paris, L’Harmattan, 2002.
9 Paolo d’Irio et Giuliano Campioni ont animé le projet, mené sur plusieurs années, d’établir un catalogue scientifique de la bibliothèque de Nietzsche, catalogue dont il existait des versions plus ou moins complètes. On peut aussi consulter Campioni G., Les Lectures françaises de Nietzsche,PUF, 2001.
Nietzsche possédait en traduction française les ouvrages suivants :
Paul Bourget (Un Crime d’amour, 1886 ; André Cornélis, 1887) ; Alphonse Daudet (Sapho, 1884 et Le Nabab, 1878) ; Fiodor Dostoïevski (Humiliés et Offensés, Notes d’un souterrain, Les Possédés) ; Gustave Flaubert/George Sand (Correspondance, préfacée par G. de Maupassant, 1884) ; Edmond et Jules de Goncourt (Charles Demailly, 1877 ; Journal 1862-1865, paru en 1887 ; Journal 1866-1870, paru en 1888) ; Jean Richepin (Les Blasphèmes 1884) ; August Strindberg (Père, Les Mariés, Remords) ;
En allemand : E. et J. de Goncourt, Renée Mauperin ; George Sand, Sämtliche Werke in 7 Bänden (1844-1847) ; on peut ajouter le récit du poète suisse allemand admiré de Nietzsche Adalbert Stifter, Nachsommer( 1857).
– Essais littéraires en français : P. Bourget, Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1886 ; F. Brunetière, Le Roman naturaliste, 1884 ; L. Desprez, L’Évolution naturaliste. G. Flaubert, les Goncourt, M. Alphonse Daudet, M. Émile Zola, Les Poètes, le Théâtre, 1884 ; Jules Lemaître, Études et portraits littéraires. Première série, Banville, Sully-Prudhomme, F. Coppée, E. Grenier, Mme Adam, Mme Alphonse Daudet, E. Renan, F. Brunetière, E. Zola, G. de Maupassant, J. K. Huysmans, G. Ohnet, 1886 et Deuxième série, Leconte de Lisle, J.-M. de Hérédia, A. Silvestre, A. France, le père Monsabré, M. Deschanel et le romantisme de Racine, la Comtesse Diane, Francisque Sarcey, J.-J. Weiss, Alphonse Daudet, Ferdinand Fabre, 1886.
- Essais en allemand : Georg Brandes, Émile Zola. Separat-Abzug aus der Deutschen Rundschau, 4. Heft, 1888 (article) ; Moderne Geister. Literarische Bildnisse aus dem XIX. Jahrhundert (1887) ; Hippolyte Taine, Geschichte der englischen Literatur (Histoire de la littérature anglaise, 1878).
10 Voir Compagnon A., Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.
11 Fragments posthumes, OPC, t. XIII, p. 278 sqq.
12 Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, [1840], Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1961, 2 tomes, t. II, première partie, chapitre XIII, p. 88.
13 Le Gai Savoir, livre II, § 104, OPC, p. 130.
14 Ibid.
15 Le Crépuscule des idoles, § 1, OPC, p. 102.
16 Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, § 4, OPC, p. 265.
17 Le Crépuscule des idoles, § 4, OPC, p. 104 ; Ecce Homo, § 4, p. 265.
18 Voir lettre au professeur Andreas Heusler, 30 décembre 1888, reproduite in Janz C. P., op. cit., t. 3, p. 292.
19 Lettre de Nietzsche à sa sœur (22 octobre 1884) qui relate qu’Hélène Druskowitz s’occupe d’auteurs anglais, dont George Eliot qu’elle apprécie énormément, cité in Janz C. P., op. cit., t. 2, p. 353.
20 Lettre à Taine, 4juillet 1887, cité in Janz C. P., op. cit., t. 2, p. 506.
21 Le cas Wagner, § 9, OPC, p. 40.
22 Le cas Wagner, § 2, OPC, p. 23.
23 Crépuscule des idoles, Divagations d’un inactuel 1, OPC, p. 75.
24 F. Overbeck avait prêté à Nietzsche l’ouvrage de l’écrivain et critique Karl Bleibtreu Die Revolution der Literatur (1886), qui se réclamait de Zola et du naturalisme. Dans une lettre à F. Overbeck (13 mai 1887), il critique durement l’ouvrage, jugé « obtus » et inaccessible aux nuances (Janz C. P., op. cit. II, p. 517) ; le parti pris de l’auteur en faveur d’une littérature engagée dans la représentation la plus réaliste possible des questions sociales contemporaines n’était en effet guère susceptible d’éveiller l’intérêt de Nietzsche.
25 Crépuscule des idoles, Divagations d’un inactuel 1, OPC, p. 75.
26 Faguet É., George Sand, in Études littéraires. XIXe siècle, Boivin et Cie, 1887, cité inCampioni G., op. cit., p. 14.
27 Crépuscule des idoles,§ 6, OPC, p. 79.
28 Crépuscule des idoles, § 27, OPC, p. 124, et § 6, OPC, p. 111.
29 Ibid., Maximes et Traits, § 20, OPC, p. 64.
30 Ibid., § 5, p. 78.
31 Voir par exemple à propos de Sainte-Beuve la notation : « Il est plébéien, donc il est romantique » (Crépuscule des idoles, Divagations d’un inactuel 1, OPC, p. 76).
32 Le Crépuscule des idoles, Divagations d’un actuel 1, OPC, p. 108.
33 Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, § 3, p. 264.
34 Lettre du 11 mars 1885 à Resa von Schirnhofer, Sämtliche Briefe, VII, p. 18.
35 Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres § 2, OPC, p. 279.
36 Ecce Homo, ibid. : « Mon vieux maître Ritschl prétendait même que je concevais mes dissertations philologiques comme un romancier parisien – d’une façon absolument captivante ».
37 Ecce Homo,§ 5, OPC, p. 267.
38 Voir Janz C. P., op. cit. II, p. 530 sqq. Meta von Salis se rappelle aussi avoir entendu Nietzsche exprimer son intérêt pour Leconte de Lisle et Sully-Prudhomme. En dehors du fait qu’il avait lu les analyses que Jules Lemaître leur avait consacrées dans ses Essais et Portraits littéraires, il est impossible de documenter la connaissance directe que Nietzsche pouvait avoir de ces œuvres.
39 Voir Rasch W., Die literarische Decadence um 1900, Munich, C. H. Beck Verlag, 1986, p. 24 sqq.
40 Nietzsche contre Wagner, Où Wagner a sa place, OPC, p. 361.
41 Le cas Wagner, § 9, OPC, p. 40.
42 Ecce Homo, § 2 (à propos de Humain, trop humain), OPC, p. 297.
43 Ecce Homo, § 5, OPC, p. 267.
44 Winock M., Les Voix de la liberté, Les écrivains engagés au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2001, p. 575 sqq.
45 Voir Palacio J. de, La Décadence. Le mot et la chose, Paris, Les Belles Lettres, 2011 ; Rasch W., Die literarische Decadence um 1900, Munich, C. H. Beck Verlag, 1986.
46 Le cas Wagner, § 7, OPC, p. 33-34.
47 Ecce Homo, § 1, OPC, p. 327.
48 Le cas Wagner, avant-propos, OPC, p. 17.
49 Voir à ce sujet les analyses de Mona Ozouf, La Muse démocratique. Henry James ou les pouvoirs du roman, Paris, Calmann-Lévy, 1998 et Les Aveux du roman. Le XIXe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Fayard, 2001.
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