L’« art de(s) masse(s) » synonyme de démocratisation de l’œuvre d’art ? Le point de vue de Walter Benjamin
The “Art of mass” synonym for democratization of the work of art? The point of view from W. Benjamin
p. 25-43
Résumés
La période 1870-1913 connaît une reconfiguration d’envergure de l’imaginaire démocratique en politique et dans les arts. Lors même que le dèmos glorieux de Juillet cède face aux « classes laborieuses/dangereuses » et à la foule irrationnelle, un nouveau nom du peuple apparaît dans la sphère artistique : la masse. L’« art des masses », différemment des manifestes romantiques de l’« art au peuple », renvoie à un ensemble de transformations sensibles de l’expérience collective de l’œuvre d’art. Comme le montre Benjamin, l’introduction du roman-feuilleton, la diffusion de la photographie, la nouvelle technique du cinéma changent l’économie cultuelle de l’œuvre d’art. Assiste-t-on pourtant à l’émergence d’un public de masse ? À quelles conditions peut-on parler de démocratisation dans la sphère artistico-culturelle ? L’art des masses ne côtoie-t-il pas dangereusement l’« esthétisation des masses » ? Il semble judicieux de répondre, en croisant sociologie et histoire culturelle, à ces différentes questions afin de saisir le champ de contradictions sur lequel le nouveau commencement des avant-gardes après 1913 s’est fondé.
Between 1870 and 1913, democratic imaginary changes radically in the political and artistic field. Together with the transformation of 1830’glorious démos into dangerous classes and irrational crowd, a new name for the “people” appears in the artistic sphere: the mass. The “art of masses”, unlike the romantic manifests of the “art of people”, refers to some structural transformations of the collective artistic experience. As Benjamin shows it from a sociological analysis of the roman-feuilleton, photography and cinema, this radical transformation concerns the worship economy of art. Can we identify yet a new mass public? Under what conditions can we identify some artistic or cultural processes of democratization? Is the “art of masses” fundamentally the same thing of the totalitarian “mass æsthetization”? We’ll try to answer to these different questions, crossing sociology and cultural history, in order to understand, through the Benjamin’s analysis, the cultural field in which artistic avant-gardes and totalitarian politics were born after 1913.
Texte intégral
1La période 1870-1913 connaît une reconfiguration d’envergure de l’imaginaire démocratique et de son sujet structurant, le peuple. Au cours de cette période de structuration du conflit ouvrier et de mise en concurrence croissante des mécanismes de représentation démocratique et des formes de conflit social1, le peuple change de forme et de signification. Le peuple glorieux de Juillet cède très vite face à la représentation des « classes laborieuses/dangereuses2 » ; malgré le nouveau cycle patriotique et conflictuel ouvert en 1848, les représentations du peuple évoluent vers la foule irrationnelle à la fin du siècle3.
2Une évolution parallèle structure le rapport des artistes au peuple : l’idéalisme de « l’art au peuple », dont les traces courent des manifestes du Théâtre de 1830 au romantisme4, n’est plus d’actualité. Mais les présences du peuple dans l’art ne se réduisent pas à l’évocation, mi- misérabiliste, mi-agoraphobique, de la foule ou des faubourgs. Un nouveau nom pour le peuple fait désormais surface, déplaçant le champ des contradictions héritées du romantisme : la masse. L’« art de(s) masse(s) » est le nouveau nom de l’« art au peuple », dans cette fin de siècle articulant paradoxalement un élitisme assumé des artistes et une démocratisation sociale et politique en cours5.
3Cependant, différemment de l’« art au peuple » qui avait ses chantres et ses intellectuels (Hugo, Stendhal et Michelet) sur le modèle du narodnischestvo (populisme) russe6, l’« art de(s) masse(s) » n’innerve aucune idéologie autonome et ne donne lieu à aucun manifeste intellectuel ; on ne trouve guère d’écrivain, d’artiste ou de savant défendant derrière l’idée de masse la production d’un nouveau sujet collectif dans et par l’art. Lorsque l’art « se régénérait » au contact avec le peuple, en contribuant à sa production proprement politique, il se dénature désormais au contact de la masse. Il y perd toutes ses potentialités démocratiques, que ce soit en raison de l’attitude consommatrice des masses7 ou en raison du caractère fondamentalement réactionnaire ou autoritaire de la masse après le phénomène totalitaire8. Bref : la masse est, par son ontologie propre9, aux antipodes de l’art et de la culture.
4L’« art de(s) masse(s) » se situerait-il donc aux antipodes de l’« art au peuple » ? Comment qualifier sa dimension politique, à l’intérieur d’un ensemble de nouveaux rapports à la culture que l’on va appeler, plus tard, « culture de masse » ? L’art des masses et la culture des masses10 renvoient-ils à une forme de démocratisation dans les rapports sociaux à l’art ? Et comment entendre cette démocratisation ?
5Afin de répondre à ces questionnements, nous confronterons deux thèses : la thèse de l’histoire culturelle, autour du processus de démocratisation de l’art engagé à l’âge du « temps des masses11 » ; l’interprétation benjaminienne, déployant une approche à la fois matérialiste et anthropologique, des nouveaux rapports entre masses et culture.
LE POINT DE VUE DE L’HISTOIRE CULTURELLE
6Tout d’abord, malgré l’absence de manifestes comparables à ceux de l’« art au peuple », l’État se saisit dès la fin du XIXe siècle de la question de la « démocratisation des œuvres », par rapport au « récent » surgissement des masses (urbaines, modernes, industrielles). Cette idée fait surface en lien avec celle de démocratisation de l’éducation. Ainsi, voulu dès 1875 par H. Wallon et J. Ferry, un Conseil supérieur des beaux-arts, où se côtoient artistes, administrateurs et élus, se charge, selon les mots de M.-C. Genet-Delacroix, de « socialiser l’art comme capital commun12 ». C’est la naissance de la problématique de la diffusion artistique au sein des masses et de la réduction des obstacles d’accès, qui sera au cœur de la fondation du ministère des Affaires culturelles un peu moins d’un siècle plus tard. Comme le note J. Ferry :» L’État a pour tâche de conserver ce que la société moderne pourrait bien laisser dépérir, de lutter contre l’invasion de l’art par l’industrialisé13. » Malgré la dimension fortement morale de cette diffusion, l’on n’assiste pas moins, selon V. Dubois, à l’émergence de la question des « droits du peuple » en matière de culture14.
7En parallèle à la codification d’un droit embryonnaire à la culture (encore prisonnier du libéralisme de la IIIe République), on assiste dès lors à un processus de démocratisation, mesurable avec les taux de fréquentation des équipements. L’histoire culturelle confirme, sur la période 1870-1914, la cristallisation de dynamiques enclenchées dès la monarchie de Juillet : la massification des Salons, l’émergence d’un lectorat de masse, une intensification des usages sociaux de la photographie, l’inscription de l’architecture dans une mémoire visuelle partagée, puis l’apparition du cinéma comme nouveau loisir de masse. Les entrées au Salon « officiel » de peinture et de sculpture (pour ne prendre que cette pratique réputée hautement légitime et socialement distinctive), dans une période de démultiplication des Salons et des institutions artistiques « non officielles », augmentent de manière vertigineuse15. Un lectorat de masse, dépassant les clivages sociaux entre classes, émerge, notamment grâce à la presse16. L’amateurisme artistique et photographique se structure comme phénomène de masse, reconfigurant en profondeur les pratiques culturelles17.
8Toutefois, ces données éludent une partie du processus de démocratisation enclenché : d’un côté, comme pour toute sociologie souhaitant apprécier le processus de démocratisation de la culture, il faut distinguer un registre proprement technique de mesure et un registre significatif, tenant aux représentations sur les pratiques culturelles des masses18. À cet égard, la période 1870-1914, période de phobie des foules et d’élitisme artistique assumé, entretient un rapport très ambivalent avec l’idée d’une ouverture de la culture aux masses : celles-ci sont presque unanimement assimilées à la barbarie. Par ailleurs, l’émergence d’une « question des masses » dans l’univers de la fin de siècle, dans la politique républicaine et les pratiques culturelles, ne va pas sans un renforcement de l’individu comme valeur et comme forme du lien social. Celui-ci trouve dans la citoyenneté et l’intimité du foyer deux lieux privilégiés de déploiement et de structuration, de telle sorte que masse et individu forment un tout dialectique dans les nouveaux rapports sociaux à la culture19.
9De l’autre côté, si l’on décide de ne pas arrimer la démocratisation à la question de la consommation de culture, qui nous donne les taux de fréquentation des équipements, de vente des journaux, des magazines et des romans, ou encore les données sur l’accessibilité des tubes de peinture ou des matériaux photographiques pour les nouveaux amateurs, un champ totalement vierge surgit. Qu’implique le changement général des formes de la création artistique, entre 1870 et 1914, sur la manière de penser le rapport des masses à la culture ? Walter Benjamin prend à bras-le-corps ce nouveau questionnement, en l’abordant dans le cadre d’une sociologie historique de la culture : son but est de comprendre en quoi les nouvelles formes de création – genres, répertoires, révolutions formelles ou techniques – engendrent un changement des formes collectives de l’expérience esthétique.
BENJAMIN : POUR UNE SOCIOLOGIE DE L’ART ET DE LA CULTURE DE MASSE
10Que désigne l’« art des masses » chez Benjamin ? Il est, avant tout, un ensemble de domaines de la création artistique contemporaine, supposant un renouvellement des genres et des techniques, d’un côté, et l’élargissement des publics potentiels, de l’autre20. Pour preuve de cette définition on trouve la proposition qu’Adorno adresse à Benjamin de participer à un ouvrage collectif sur « Art de masse et capitalisme monopolistique », autour des thèmes suivants : « Roman policier, Nouvelle objectivité (Neue Sachlichkeit), Artisanat d’art, Radio, Journaux illustrés (à l’échelle internationale), Cinéma au sens le plus strict21. » Cette liste qu’Adorno soumet à Benjamin éclaire les domaines qui étaient tenus, pour les sociologues des années 1930, comme faisant partie de l’« art de masse ».
11Benjamin en vient à s’y intéresser par le truchement d’une problématique sociologique et philosophique majeure de son œuvre : le rapport entre la technique et la culture. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, rédigé entre 1935 et 193922, il distingue ainsi deux acceptions de la technique : une acception dominatrice, entendue comme la maîtrise de la nature par l’homme préludant à un retournement de la technique contre l’homme, et une acception émancipatrice, pensée à travers l’horizon du jeu, dans la continuité des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de F. Schiller23. Derrière l’idée de l’art de masse, que Benjamin distingue soigneusement de l’« art prolétarien » (le type d’art de la société communiste24), apparaît donc l’hypothèse d’une transformation des publics traditionnels à travers l’action de la seconde technique sur l’œuvre d’art et les « domaines culturels ». La technique est ici créatrice de nouveaux types de rapports sociaux à l’œuvre : l’art infiniment reproductible est plus facilement appropriable, ce qui change les modes d’action de l’œuvre et de la culture au sein des publics, à une époque où l’on assiste « à l’expansion et à l’intensité croissantes des mouvements de masse25 ». Par ailleurs, selon Benjamin cette « appropriabilité » de l’art et de la culture est liée au déclin de l’aura, modalité traditionnelle de relation à l’œuvre fondée sur l’individualité (créatrice et réceptrice) et la ritualisation. Des œuvres infiniment reproductibles, ou n’étant concevables que sous la forme de leur reproductibilité (comme le film), se prêtent immédiatement à une appropriation collective. Ils sont des « acquisitions collectives26 », car il serait inenvisageable de s’y rapporter sous la forme individuelle et rituelle de la « contemplation esthétique » : il est impossible d’acheter un film comme on achetait naguère un tableau27, afin de s’y rapporter sous la forme de l’œuvre authentique (et auratique) à contempler. Il reste à comprendre, en dehors de la coïncidence entre la reproductibilité technique et l’émergence des « mouvements de masse28 », ce qu’il y a de politique dans cette appropriation collective. Benjamin construit cette signification politique en recourant aux catégories perceptives, aux formes d’expérience, aux objets de la « culture matérielle29 », ainsi qu’aux conditions sociales de réception dans lesquelles s’inscrit l’art de masse.
12La masse apparaît dès lors sous la forme d’un écheveau de nouveaux usages collectifs de l’art et de la culture. Le sens de la « masse » semble ainsi osciller en permanence, entre le XIXe et le XXe siècle, entre une acception objective et une acception phénoménologique : selon la première, la masse serait un agrégat d’individus produits par une instance extérieure, souvent un pouvoir soucieux de la gouverner. Selon la seconde, la masse serait un ensemble de modalités collectives de relation des êtres à la culture. Deux acceptions que la modernité politique, dans son ambivalence foncière, porte en son sein, tel un Janus bifront : d’un côté la masse y fait signe vers le totalitarisme, de l’autre vers la démocratisation30, à savoir les deux directions possibles de la modernité entendue comme « rationalisation politique31 ».
ART DE MASSE ET DÉMOCRATISATION DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
13Benjamin se saisit de cette contradiction au tournant des années 1930. Sa préoccupation principale est de définir une politique de l’art qui puisse se saisir de la question des masses, pour que celles-ci aillent « du bon côté » historique. Dans ce tournant décisif pour l’histoire européenne, il espère que les masses, transformées par l’art, puissent à leur tour transformer les sociétés et apparaître dans la scène historique sous une forme politique nouvelle. Le roman de Breton et Aragon, le théâtre épique de Brecht, le cinéma d’Eisenstein, Chaplin et Lang, la photographie d’Atget lui paraissent autant de dispositifs artistiques facilitant cette double émancipation – esthétique et politique – des masses. Émancipation qui lui semble trahie dès les années 1938-1939 : les masses sont allées du mauvais côté de l’histoire ; toute esthétique des masses devient désormais fasciste.
14Toutefois, la réflexion de Benjamin sur l’art de masse n’est pas uniquement ancrée dans le présent des années 1920-1930. Le regard de Benjamin est tourné vers le passé. L’idée de l’émancipation esthétique et politique des masses fait surface au XIXe siècle, dans les bouleversements radicaux du champ esthétique entre 1850 et 1914, entre le Second Empire et la Belle Époque. L’introduction du roman-feuilleton et du courrier des lecteurs dans une presse en voie de massification, la démocratisation progressive de la photographie puis, vers la fin de la période, du cinéma (notamment avec les ciné-journaux), changent les rapports sociaux à l’œuvre d’art. Si le prolétariat est le sujet politique de cette fin de siècle, la masse (et sa nouvelle culture, la « culture de masse ») en est ainsi le parangon esthétique.
LE FEUILLETON : « N’IMPORTE QUI FERA ET LIRA DE LA LITTÉRATURE »
15En évoquant l’« archéologie » du feuilleton, Benjamin en relie explicitement la genèse aux « panoramas littéraires » des années 1830, à leur tour liés à tout un « art panoramique » qui constituera le berceau de la photographie (celle de Nadar notamment) :
« En recourant ainsi à l’illusion pour reproduire fidèlement les changements naturels, les panoramas annoncent, au-delà, la photographie, le cinéma et le film sonore. En même temps se développe ce qu’on peut appeler le panorama littéraire. Le Livre des Cent-et-Un, Les Français peints par eux-mêmes, Le Diable à Paris, La Grande Ville, appartiennent à cette catégorie. Dans ces ouvrages se prépare le travail littéraire collectif auquel Girardin, dans les années 1830, allait donner son lieu propre : le feuilleton. Ils se composent de diverses esquisses, dont le revêtement anecdotique correspond aux figures plastiques situées au premier plan des panoramas, et dont le fond informatif correspond à la surface peinte à l’arrière-plan. Même du point de vue social, cette littérature obéit au principe du panorama. Pour la dernière fois, l’ouvrier apparaît ici hors de sa classe, comme l’accessoire d’une idylle32. »
16Une première raison de « policité » du feuilleton est donc, du point de vue formel, son lien inextricable à la « question panoramique » en littérature, qui déplace le centre et la périphérie, le primaire et le secondaire, le personnage et le décor, dans la représentation du monde sensible. Tout en représentant le paysage social dans son ensemble – ce que sera plus tard la « masse »– les dispositifs de l’« art panoramique » en défont les hiérarchies internes, ce qui a pour effet indirect de fêler l’imaginaire social et les représentations culturelles. C’est pourquoi Benjamin conclut que « pour la dernière fois, l’ouvrier apparaît ici hors de sa classe, comme l’accessoire d’une idylle » : les panoramas littéraires en font surgir les qualités proprement utopiques, que le prolétariat peut désormais récupérer dans le cadre du conflit de classe33.
17Toutefois, si le feuilleton est démocratique, c’est surtout en raison du nouveau contrat de lecture qu’inaugure sa diffusion. Le roman-feuilleton est considéré comme l’un des piliers de l’avènement de la démocratie en littérature en raison de son accessibilité par les masses et, par-là, de la redéfinition du contrat liant auteur, texte et lectorat. À cet égard, un fil rouge court entre les romanciers réalistes-romantiques de la première moitié du XIXe siècle et les réalistes-naturalistes de la fin de siècle, entre les « journaux-romans » à grand tirage comme Les Veillées des chaumières et les premiers feuilletons policiers (à l’instar de ce succès de presse que fut Le Mystère de la chambre jaune de G. Leroux en 1907). Davantage qu’agir sur le levier de la légitimité littéraire, le feuilleton y change les règles de la littérarité elle-même : c’est la manière de faire, de consommer et de lire la littérature et donc, plus radicalement, le rapport social à l’écrit qui change. Nous nous éloignons progressivement de l’ancien partage des « belles-lettres » pour entrer dans l’âge démocratique de la littérature34.
18La forme du feuilleton, à la fois technique de fragmentation du récit littéraire et de massification de la littérature (par la plus grande accessibilité de la littérature via la presse), consacre également une plus grande autonomie des producteurs35. À une époque de structuration du « champ littéraire36 », c’est-à-dire d’autonomisation croissante du monde de la littérature vis-à-vis des sphères de l’argent et du pouvoir, le feuilleton permet aux producteurs de vivre en attendant la consécration. Dans sa préface aux Mystères de Marseille (1884), É. Zola insiste ainsi sur l’écart de valeur entre roman et feuilleton, à l’instar de celui entre tragédie et vaudeville, tout en mettant l’accent sur un phénomène nouveau qui a trait à l’autonomisation du champ littéraire. L’écrivain peut désormais passer par le feuilleton pour construire sa valeur, à la fois la valeur de sa trajectoire, à la fois celle de son produit, à la condition que ce passage soit justifié comme la construction d’un style et d’une œuvre personnelle. De la même manière, Flaubert publie Madame Bovary en feuilleton, avant même de le donner à un éditeur. Si ces stratégies de publication, permettant à l’auteur d’accéder à un plus grand public, ne sont plus déclassantes pour l’œuvre littéraire, c’est que désormais le principe discriminant des œuvres n’est plus lié à une hiérarchie de genres enrégimentant l’écriture ex ante, mais au style individuel de l’artiste, avatar de l’individualisme démocratique37.
19Le nouvel horizon démocratique de la littérature qui se structure au cours de la seconde moitié du XIXe siècle ne va pas d’ailleurs sans résistances ; celles-ci reprendront les constats d’un Sainte-Beuve déplorant dès 1839 l’avènement, parallèle à la révolution politique de 1830, d’une démocratie en littérature, reliée précisément à la forme-feuilleton. Le marché de l’édition, selon l’auteur, permet à « tout un chacun » de faire (et de lire) de la littérature, tout comme la démocratie, sous la marche de l’égalité, consacre le gouvernement de « n’importe qui » :
« Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur. De là à faire un feuilleton, il n’y a qu’un pas. Pourquoi pas moi aussi ? se dit chacun. Des aiguillons respectables s’en mêlent. On a une famille, on s’est marié par amour, la femme sous un pseudonyme écrira aussi38. »
20« Pourquoi pas moi ? » : voici le leitmotiv de la démocratie en tant que régime fondé sur l’égalité des êtres39. Poncif que l’on retrouve derrière le rapprochement à première vue étonnant que Benjamin fait entre les « actualités filmées » (les ciné-journaux), le « courrier des lecteurs » et la littérature. Malgré leur statut textuel totalement différent, le feuilleton et le courrier des lecteurs font signe, dans une presse en voie de massification, vers la même idée démocratique : n’importe qui peut faire et lire de la littérature, tout comme n’importe quelle voix peut s’inscrire sur l’espace public médiatique.
« Pendant des siècles, un petit nombre d’écrivains se trouvaient confrontés à plusieurs milliers de lecteurs. Cette situation a commencé à changer à la fin du siècle dernier. Avec l’immense extension de la presse […], on vit un nombre croissant de lecteurs passer – d’abord de façon occasionnelle – du côté des écrivains. La chose commença lorsque les journaux ouvrirent leurs colonnes à un “Courrier des lecteurs” et il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui […] ne soit pas assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer des doléances, pour publier un reportage ou un autre texte du même genre. Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale. […] À tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. Avec la spécialisation croissante du travail, chacun a dû devenir, tant bien que mal, un expert en sa matière – fût-ce une matière de peu d’importance – et cette qualification lui permet d’accéder au statut d’auteur. Le travail lui-même prend la parole40. […] La compétence littéraire ne repose plus sur une formation spécialisée, mais sur une formation polytechnique, et elle devient de la sorte un bien commun41. »
21Repris point par point, le constat saint-beuvien d’une « dégénérescence industrielle » de la littérature ne résiste plus à l’analyse. On a désormais dévoilé le point de vue politique dont il émanait : il ne reste qu’à lui apporter son contre-argument politique, celui d’une « démocratie de la littérature » fondée sur les transformations techniques, économiques et symboliques de la pratique littéraire elle-même.
LA PHOTOGRAPHIE : VISAGE INDIVIDUEL ET PAYSAGES COLLECTIFS
22Dans ce régime de « démocratie de la littérature », l’écrit et l’image sont étroitement imbriqués. Rioux et Sirinelli le soulignent, en rapportant cette nouveauté fondamentale de la période 1870-1914 à « l’âge de l’imprimé » :
« En termes de consommation, la lecture a fait prospérer l’imprimé de presse plus que le livre lui-même. Un signe ne trompe pas, dont l’apogée “Belle Époque” mériterait d’ailleurs une étude plus attentive : dans cette vague exceptionnelle d’imprimé, c’est de plus en plus l’image, sous toutes ses formes industrielles, pieuses ou affichées, estampées ou en cartes postales, et surtout dans sa démultiplication photographique (l’instantané, nouveau venu, abolit le temps, donne son effet de choc à l’événement et annonce une culture de l’accidentel), qui contribue au succès de l’imprimé, séduit l’individu, soutient les représentations collectives42. »
23La nouvelle jonction entre l’écrit et l’image, le littéraire et le pictural, est également une des problématiques centrales de Benjamin dans L’Œuvre d’art. La photographie est le domaine dans lequel il la pose de manière cohérente et rigoureuse. Il commence par relever une coïncidence historique, qu’il soumet à l’analyse : la photographie est « contemporaine des débuts du socialisme43 ». Les deux, semble-t-il dire, ont procédé, chacun avec ses moyens, à l’invention des masses politiques.
24En se plongeant dans l’archéologie de l’expérience photographique, Benjamin distingue deux étapes majeures : une étape « fondationnelle » et « auratique » située dans les années 1840-1850, procédant à une « deuxième invention du visage », et une étape proprement révolutionnaire, consécutive à la libération de l’aura (1890-191044). La première photographie, dit Benjamin, réinvente le visage, jusqu’alors couvert d’un voile d’anonymat et de silence, en le faisant apparaître dans les journaux (ce qui rapproche la photographie du « courrier des lecteurs ») :
« Les journaux étaient encore des objets de luxe que l’on achetait rarement, qu’on lisait plutôt au café, ils n’avaient pas encore instrumentalisé le procédé photographique, très peu de personnes voyaient leur nom imprimé. Le visage humain était entouré d’un silence dans lequel le regard se tenait au repos. Bref, toutes les possibilités de cet art du portrait viennent de ce que le contact n’est pas encore établi entre l’actualité et la photo45. »
25C’est la retouche, revanche de l’artiste trahi sur le photographe prétendant le remplacer, qui enclenche le déclin de cette première photographie, créditée d’une « incomparable beauté » et renouant avec l’aura de l’art du portrait. La seconde photographie évacue désormais l’homme pour mieux se pencher sur les « paysages collectifs », plus particulièrement la ville.
26La photographie de Nadar et d’Atget, avec leurs clichés de Paris, inaugure cette « libération de l’objet par rapport à l’aura qui est le mérite le moins contestable de la nouvelle école photographique46 ». Le rapport social à l’image ne sera plus le même, et ce d’autant plus que ce type de photographie devient le modèle pour les nouveaux « magazines illustrés » dont la Belle Époque regorge. La nouvelle image photographique peut désormais être plus facilement appropriée, car elle n’est rien d’autre qu’une transcription du réel à l’usage des publics de masse, et qui plus est valorisant leur propre expérience du monde, de l’espace, de la ville. Cette expérience a ainsi un très fort potentiel réflexif (et donc politique) : en retrouvant dans les clichés photographiques leur propre expérience du monde, et en faisant l’expérience du réel par le regard photographique, les publics peuvent se convertir en masses, en « sujets de l’histoire » :
« [C’est seulement] en déplaçant la recherche du domaine des distinctions esthétiques à celui des fonctions sociales que l’on pourra progresser. Et certes il est révélateur que le débat a surtout porté sur l’esthétique de la photographie en tant qu’art et qu’on s’est à peine intéressé, par exemple, au fait social combien plus criant de “l’art en tant que photographie”. […]. Tout change pourtant si de la photographie en tant qu’art on passe à l’art en tant que photographie. Chacun aura pu observer combien un tableau, plus encore une sculpture et, par-dessus tout, une architecture se laissent mieux appréhender en photo que dans la réalité. On serait tenté d’attribuer ce fait à un simple déclin du sens artistique, à une insuffisance de nos contemporains. Mais on est bien forcé de constater que, dans le même temps à peu près où se constituaient les techniques de reproduction, un changement s’est produit dans la manière de percevoir les grandes œuvres. Celles-ci ne peuvent plus être envisagées comme des productions individuelles ; elles sont devenues des compositions collectives47. »
27On est très proche ici des considérations sur le cinéma, notamment à propos d’Eisenstein, Vertov et Poudovkine. Le cinéma semble radicaliser les conséquences sociales et politiques de la photographie. Tout comme celle-ci liquide l’aura et valorise l’expérience des masses, en autorisant la formation d’un sujet politique collectif, le cinéma héberge, dans un même lieu, un public et une masse politique en voie de constitution.
LE CINÉMA : LE POINT DE LA VUE DE LA MASSE
28Le cinéma constitue pour Benjamin le cœur même de l’art et de la culture de masse, en procédant en ligne directe de la reproductibilité technique, ainsi que de la liquidation de la conception traditionnelle de l’œuvre et de la tradition artistique :
« En multipliant les exemplaires, [la reproductibilité technique] substitue à l’occurrence unique [de l’œuvre d’art] son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l’objet reproduit. Ces deux processus aboutissent à un puissant ébranlement de la chose transmise, ébranlement de la tradition qui est la contrepartie de la crise que traverse actuellement l’humanité et de son actuelle régénération. Ils sont en étroite corrélation avec les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus puissant est le film. Même considérée sous sa forme la plus positive, et précisément sous cette forme, on ne peut saisir la signification sociale du cinéma si l’on néglige son aspect destructeur, son aspect cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel. Ce phénomène est particulièrement sensible dans les grands films historiques, de Cléopâtre et de Ben Hur à Frédéric Le Grand et Napoléon48. »
29Si le cinéma liquide la tradition en art, il ne peut que préluder à la liquidation de la tradition en politique. C’est pourquoi, en tant qu’art révolutionnaire49, il accompagne la production politique des masses, sujets de la rupture de la tradition.
30Si Benjamin voit dans Eisenstein et Lang les pointes d’iceberg de cette liquidation révolutionnaire de la tradition, il n’en situe pas moins les origines au XIXe siècle. Les effets révolutionnaires du cinéma sur les masses se laissent percevoir dès son invention et diffusion, au cours des années 1900-191050. Le cinéma est, comme le soulignent Rioux et Sirinelli, le produit de deux transformations majeures de la seconde moitié du XIXe siècle ayant trait aux « loisirs de masse » : la Lumière artificielle et l’Exposition universelle. L’expérience du cinéma naît au croisement de la pluralisation des sources de lumière urbaines (l’illumination des rues, les fêtes foraines et les premiers Luna-Park comme celui de la Porte Maillot, les panoramas51 et les carrousel-salons, les lanternes magiques pour baraques foraines, l’illumination de ces « interstices urbains » que sont les passages) et de ces lieux tout à fait inédits et sui generis que sont les Expositions universelles, lieux d’enchantement et de divertissement52. La Lumière artificielle est liée à la masse par l’intermédiaire de la foule urbaine, qui ne devient « objective » que dans le reflet vif et jaunâtre de l’électricité ; l’Exposition universelle l’est par son public, qui s’engouffre dans les méandres ludiques et féeriques de ce lieu synonyme de Progrès. Si Rioux et Sirinelli évoquent l’analyse de Benjamin, c’est à bon escient : l’idée d’une corrélation entre ces trois types d’expérience esthétique – la Lumière artificielle, l’Exposition universelle et le Cinéma – et les masses est l’une des idées centrales de Paris, capitale du XIXe siècle, reprises dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
31Comme le souligne Benjamin, entre le XIXe et le XXe siècle, le cinéma institue progressivement un lieu à part, où les catégories de l’expérience artistique sont partiellement brouillées. Consommé de façon nonchalante et collective, il se situe aux antipodes de la réception solitaire, sérieuse et engageante de l’œuvre d’art, au cœur de l’expérience artistique bourgeoise53. C’est ici, dans cette reconfiguration des catégories structurant la relation des masses à l’art, que le cinéma est potentiellement politique.
32Par ailleurs, comme en témoignent les premières projections de la Belle Époque, les ciné-journaux ou « actualités filmées » (le Pathé-Journal naît en 1907), le cinéma élève les masses modernes au statut d’image publique. Entre les « actualités filmées » et le cinéma d’Eisenstein, les masses apprennent leur nouveau rôle politique en s’observant en train de « faire l’histoire » à l’écran. Ce point entretient des affinités très fortes avec le « courrier des lecteurs », le feuilleton ou encore les « paysages urbains » de la photographie. Au fond, le mot-clé qui se cache derrière la « masse » en tant que nom du peuple, son corollaire proprement politique dirait-on, est la figure du « n’importe qui54 » : avec le cinéma n’importe qui a le droit d’être filmé, d’accéder à l’espace du visible, de se voir « vu par tous55 ». En représentant les masses et en s’ouvrant aux masses, le cinéma montre très bien, à l’instar du courrier des lecteurs, du feuilleton et de la photographie, que n’importe qui peut être le sujet, l’auteur et le destinataire de l’art.
33Dans le prolongement de cette thèse, Benjamin décrit sous un mode politique la nouvelle « passion collective » pour les vedettes du cinéma. Si cette passion ouvre à une interprétation politique (sans questionner uniquement la « passion de la visibilité » enclenchée par les appareils médiatiques, ce dont Benjamin n’est pas dupe56), c’est qu’elle constitue, a fortiori, une transition argumentative vers la section suivante, consacrée aux « conditions d’apparence et d’exposition » de la démocratie contemporaine57.
« La vedette du cinéma touche son public notamment par le fait qu’elle semble promettre à chacun qu’il puisse “faire du cinéma”. L’idée d’être reproduit par un appareil exerce sur l’homme de notre époque une immense attraction. Certes, les adolescents ont toujours rêvé de faire du théâtre. Mais […] ce rêve est plus hardi, car l’idée de voir diffuser en masse sa propre apparence, sa propre voix, fait pâlir l’éclat du grand comédien58. »
34Dans la mesure où les masses sont autant sujets que destinataires du film, les premières réceptions cinématographiques tiennent lieu de connaissance réflexive des masses par elles-mêmes : les publics apprennent leur place dans l’espace public et dans la politique à travers une expérience sensible, scopique. De surcroît, le cinéma bouleverse, par l’attention portée au « médium technique », les catégories de l’œuvre d’art classique ou bourgeoise. Ici, la réflexion benjaminienne trouve toute sa spécificité. Dans le cinéma, l’auteur n’est plus une « individualité pure » mais tend à se diluer dans le « médium » technique, véritable centre de gravité de l’œuvre ; le spectateur n’est plus individuel et contemplateur, mais un public agissant. C’est en raison de ce brouillage des catégories structurant la relation sociale à l’œuvre, que le cinéma est l’épicentre même de l’« art de masse » et ouvre au politique.
35Prenons la figure de l’acteur de cinéma, au cœur de plusieurs développements de L’œuvre d’art. Les catégories présidant à sa performance, la manière dont est organisée son expérience de jeu, dit quelque chose de l’expérience prolétaire dans l’organisation tayloriste du travail. Les publics du cinéma peuvent ainsi appréhender leur propre rapport, en tant que prolétariat, au travail, grâce à la performance de l’acteur59, car le film est le point d’orgue d’une parcellarisation du travail artistique. Cette connaissance réflexive est au principe d’une formation de dispositions contestataires (c’est-à-dire d’une « conscience de classe »). Ce que l’acteur de film apprend aux masses, c’est comment conserver leur humanité dans une société capitaliste où tout sera régi par les appareils et une technique anonyme :
« En effet, l’acteur de cinéma ne joue pas devant un public, mais devant un appareil. […] S’en acquitter c’est, en face de l’appareil, sauvegarder son humanité. Pareille performance suscite un immense intérêt. Car c’est devant un appareil que la grande majorité des citadins doit, dans les bureaux comme dans les usines, abdiquer son humanité pendant la durée de sa journée de travail. Le soir, ce sont ces mêmes masses qui remplissent les salles de cinéma pour voir comment l’acteur les rachète dans la mesure où, non content d’affirmer son humanité à lui (ou ce qui y ressemble) en face de l’appareil, il s’en sert pour triompher60. »
36Les masses acquièrent, par l’expérience cinématographique, des dispositions adaptées au temps moderne dans lequel elles vivent, et qu’elles sont appelées à maîtriser politiquement. C’est cette « réflexion renforcée61 » qui, exercée sur le domaine social de la ville, de la vie moderne, du travail, du progrès, du capitalisme, émancipe les masses. En témoigne cette manifestation tout à fait caractéristique de « l’effet de choc » cinématographique qu’est le rire, dans lequel le public se convertit en masse :
« Si l’on se rend compte des dangereuses tensions que la mécanisation a générées par ses conséquences au sein des masses – tensions qui, aux stades critiques, prennent un caractère psychotique –, on découvrira que cette même mécanisation a créé, pour se protéger de telles psychoses collectives, des possibilités d’immunisation psychologique par le biais de certains films où le développement forcé des phantasmes sadiques ou masochistes peut empêcher leur développement naturel, particulièrement dangereux, au sein des masses. Le rire collectif représente l’éclatement prématuré et salutaire de telles psychoses collectives. Les énormes quantités d’événements grotesques qui sont aujourd’hui consommées au cinéma, sont un indice frappant des dangers qui menacent l’humanité du fait des refoulements qu’entraîne la civilisation. […] C’est ici que la figure historique de Chaplin a sa place62. »
37Entre les premiers films burlesques du tournant du XXe siècle et Chaplin (la première apparition de Charlot dans le Vagabond date de 1915), l’on repère ainsi une constante : le film montre un univers psycho-onirique collectif. Il met à la disposition des individus des nouvelles catégories cognitives et pratiques, montre à la conscience éveillée des formes de conflit qui traversent la société dans les tréfonds de la psyché collective (reliés à la théorie freudienne dans la version de 1939), livre aux publics les catégories à l’aide desquelles les surmonter. Il produit, en d’autres termes, du commun, en facilitant la conversion des publics en masses politiques, en sujets conflictuels nouveaux :
« Ainsi le cinéma a-t-il ouvert une brèche dans l’antique vérité héraclitéenne, selon laquelle les hommes à l’état de veille partagent leur univers, tandis que chacun a son propre univers pendant le sommeil. […] Le cinéma est la forme d’art qui correspond au lourd danger de mort auquel doit faire face l’homme d’aujourd’hui. Il correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif, celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l’échelle de l’histoire, quiconque combat l’ordre social de notre époque63. »
38On voit bien comment cette analyse, aux antipodes de celle d’Horkheimer et Adorno sur les « industries culturelles », aborde la question de la marchandisation, de l’industrialisation et de la réification de l’art à l’aune de la formation d’un nouveau sujet collectif. Toutefois, quand bien même l’« art de masse » ferait encore l’objet d’un espoir, l’évolution du capitalisme avancé et la mise sous tutelle croissante de l’art semblent inverser le constat. Les publics du cinéma doivent-ils être saisis comme une foule catalysée, de manière éphémère, par le simple partage de pulsions ludiques64, ou comme un collectif politique en puissance ? Loin de pouvoir pencher pour l’une ou l’autre alternative, la réflexion de Benjamin semble procéder à un détour : il pose une question proprement phénoménologique au cinéma, à savoir « en quoi change-t-il les conditions de perception et d’expérience esthétique ? ».
DÉMOCRATIE DE L’ART OU ESTHÉTISATION DES MASSES ?
39En analysant la signification de la masse dans les évolutions sociales de l’art, Benjamin semble rencontrer in fine la question de la démocratie.
40Ce sont les pratiques qu’il rend possible qui permettent de statuer de la « démocraticité » d’un art, et donc de la possibilité d’« attitudes progressistes » ou « rétrogrades » politiquement du côté des masses. Le cinéma est démocratique par ses formes de réception, comme le dira également, à partir de la philosophie analytique, S. Cavell65. Ainsi les masses peuvent-elles adopter des attitudes progressistes à l’égard d’un Chaplin, d’un Lang ou d’un Eisenstein, et des attitudes rétrogrades vis-à-vis d’un ensemble de productions pourtant très chargées politiquement, comme la littérature surréaliste, la peinture cubiste ou dadaïste66.
41Aussi y a-t-il « démocratie des arts » quand les modalités de l’expérience esthétique sont repartagées selon le point de vue égalitaire d’un collectif, d’une masse. Lors même que la peinture, séparant plaisir, expérience et compétence, ne peut s’adresser aux masses qu’en entrant dans une « crise organique », le film réagence « plaisir du spectacle » et « attitude de l’expert67 ». La masse devient, en d’autres termes, le mot-clé d’un régime démocratique des arts, où tout un chacun peut faire de l’art, en créer, s’y voir ou en recevoir. Aussi le « point de vue de la masse » dans la période charnière 1870-1913 renvoie-t-il, au-delà même de la constitution d’un corpus d’œuvres, de répertoires, de formes de loisirs destinés à la masse, à la refonte de la relation sociale à l’art. Les anciennes séparations entre plaisir et connaissance, appétence et compétence68, distraction et contemplation, individualité réceptrice et collectif social, séparations instituées par la sphère artistique au sein même de la société, sont désormais périmées. L’art de masse remet en cause ces partages institués, en devenant le laboratoire d’expérimentation de nouveaux rapports sociaux à l’œuvre, où le divertissement n’est plus synonyme de dilution de la connaissance, l’individualité de l’auteur ou du récepteur n’est plus séparée d’un collectif social et politique en gestation. Voici l’appel profond de l’art de masse entre 1870 et 1913 ; appel, il faut en convenir, qui a été en partie déjoué par la dynamique concrète des industries culturelles pendant la seconde moitié du XXe siècle, en partie également par les évolutions politiques du siècle.
42Si masse rime avec démos dans l’analyse benjaminienne, l’histoire a clairement montré la dénaturation du démos dans le cadre du « capitalisme du spectacle » entretenu par les industries culturelles, et celle encore plus grave à laquelle a procédé le totalitarisme, en se nouant avec une politique de propagande de masse69. Certaines avant-gardes artistiques du XXe siècle ont paradoxalement accéléré la séparation entre la masse et le démos. Le premier manifeste avant-gardiste du XXe siècle, le manifeste futuriste de F. T. Marinetti publié dans Le Figaro du 20 février 1909, en conférant aux masses un rôle central dans la régénération esthétique et politique européenne (par la forme générale de la guerre), en constitue un moment central70. Aussi l’art de masse avant-gardiste, avec son volontarisme esthétique et politique, semble-t-il guetté, comme Benjamin l’annonce à la fin de L’œuvre d’art, par une contradiction structurale. C’est la contradiction entre l’accélération de la « démocratie de l’art » et l’émergence d’un nouveau danger, celui de l’« esthétisation des masses ». Cette contradiction est contenue dans le nom même de la masse, toujours tendue entre une projection conflictuelle71 et sa transformation en interlocuteur d’un pouvoir tyrannique, voire totalitaire.
43Cette contradiction occupe un rôle central dans l’accélération de la modernité avant la Première Guerre mondiale, cette même modernité qui se structure au tournant du XIXe siècle et qui s’accélère, en rompant définitivement avec la tradition, au tournant du XXe siècle. Les masses constituent l’un des principaux symboles de cette modernité avancée, dans la mesure où elles regardent en arrière, vers la vieille image du peuple républicain et patriotique, sujet de droit, et sont entraînées vers un modèle politique nouveau, qui préconise la destruction de la tradition, l’accélération du temps, la transformation permanente de la révolution et la sujétion à la technique. Ce sont ces masseslà et cette modernité-là qui féconderont tant la révolution avant-gardiste que la révolution totalitaire.
Notes de bas de page
1 Rosanvallon P., Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.
2 Chevalier L., Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, LGF/Pluriel, 1978 (1958). Voir également, pour une perspective d’histoire culturelle, Jakobowicz N., 1830. Le peuple de Paris, Révolution et représentations sociales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
3 Barrows S., Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1990 (1981).
4 Tarragoni F., « Le théâtre de 1830 : faire un peuple par le spectacle ou moraliser le parterre populaire ? », Tumultes, no 42, mai 2014, p. 147-164. Tarragoni F., « Le peuple spectateur et l’émancipation démocratique : sur la sensibilité populiste en littérature », Raison publique, automne 2014, no 19, p. 199-222.
5 Heinich N., L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
6 Venturi F., Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle, 2 tomes, Paris, Gallimard, 1972 (1952).
7 Arendt parle ainsi de « philistinisme de la masse ». Voir Arendt H., La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 253-270.
8 Horkheimer et Adorno font ainsi de l’« art des masses » le produit d’une « fonction mystificatrice des industries culturelles ». Voir Horkheimer M. et Adorno T. W., La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 (1969), p. 134, 161.
9 Pour une analyse systématique de l’ontologie de la masse en relation avec la question politique, l’on verra Canetti E., Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966 (1960).
10 Nous allons utiliser ces deux expressions de manière interchangeable, ce qui n’est évidemment pas possible pour l’art au peuple et la culture populaire. L’art au peuple désigne un manifeste esthético-politique élaboré par des intellectuels romantiques au XIXe siècle ; la culture populaire renvoie, quant à elle, à un ensemble de sensibilités esthétiques, de pratiques culturelles, de sociabilités culturelles du peuple qui ont été étudiées dans la littérature, le théâtre et la chanson. Pour ces différents éléments, voir Preiss N., Privat J.-M. et Yon J.-C. (dir.), Le Peuple parisien au XIXe siècle entre sciences et fictions, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2013, et Migozzi J., Boulevards du populaire, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2005. Il n’est pas possible de plaquer cette distinction analytique sur le couple « art des masses – culture de masse ». D’une part, l’usage de la « masse » dans certaines avant-gardes du XXe siècle, notamment le futurisme, le suprématisme, le constructivisme et le surréalisme, n’y occupe pas un statut analogue à celui du peuple dans le narodnischestvo russe. De l’autre, la culture de masse a rapidement été identifiée comme le berceau d’une redéfinition générale des rapports sociaux à l’art, comme en témoignent les travaux de Benjamin et Kracauer, parmi d’autres.
11 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., Le Temps des masses. Histoire culturelle de la France, t. IV, Paris, Seuil, 2002.
12 Ibid., p. 39.
13 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., loc. cit. On observe l’usage de la catégorie d’« art industriel », avatar de celle, en vogue dès 1840, de « littérature industrielle ».
14 Ibid., p. 39-40.
15 Kearns J. et Vaisse P. (dir.), « Ce salon à quoi tout se ramène ». Le salon de peinture et de sculpture, 1791-1890, Berne, Peter Lang (« French Studies of the Eighteenth and Nineteenth Centuries », no 26), 2010. Il faut souligner que le processus de « massification » des Salons trouve son origine dans l’augmentation considérable des entrées au Salon du Louvre pendant la Restauration (en témoigne le chiffre, record pour l’époque, de 47 000 exemplaires du livret du Salon vendus en 1827). Voir également White H. et White C., La Carrière des peintres au XIXe siècle. Du système académique au marché des impressionnistes, Paris, Flammarion, 1991.
16 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., op. cit., p. 77-85. Pour les pratiques de lecture de ce nouveau « lectorat de masse », l’on verra Lyons M., « Les nouveaux lecteurs au XIXe siècle. Femmes, enfants, ouvriers », in Cavallo G. et Chartier R. (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 2001, p. 393-430.
17 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., op. cit., p. 85.
18 Passeron J.-C., « Consommation et réception de la culture. La démocratisation des publics », in Donnat O. et Tolila P. (dir.), Le(s) Public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 361-390. Voir Tarragoni F., « Peut-on démocratiser la culture ? Éclairages francfortois sur une problématique de sociologie de la culture », colloque international « Critique de la culture, culture de la critique. Lectures contemporaines de la théorie critique », université Paris Descartes, 15-16 mai 2014, actes à paraître.
19 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., op. cit., p. 74-75.
20 Pour cette même définition de l’« art des masses », et une analyse de la photographie, du musichall, du cinéma, voir Kracauer S., L’Ornement de la masse, Paris, La Découverte, 2008 (1963).
21 Adorno T. W. et Benjamin W., Correspondance 1928-1940, Paris, Gallimard, 2006, p. 227.
22 Les deux Exposés de 1935 et 1939 se différencient par une économie différente des sections et un usage plus important de l’appareil bibliographique (avec des références à la théorie esthétique de Brecht) dans le second. Pour les besoins de notre démonstration, nous nous référerons, sauf indication explicite, à l’Exposé de 1935.
23 Tarragoni F., « Jeu, matérialité et politique chez Walter Benjamin », Tracés, no 28, 2015, p. 137-154.
24 Benjamin W., Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, 2000, p. 69.
25 Ibid., p. 75.
26 Ibid., p. 78.
27 Benjamin W., loc. cit.
28 Ibid., p. 75.
29 Il faut insister sur ce primat de la matérialité dans l’approche sociologique de la culture de Benjamin. Celui-ci fait l’hypothèse que les dimensions symboliques de la culture ne peuvent être appréciées que dans leur relation à la matérialité, à la cristallisation dans des objets, des dispositifs techno-matériels, des usages. Il est ainsi possible de rapprocher, à partir des questions de la matérialité et de la « culture de masse », la position de Benjamin et celle de M. de Certeau. Pour la notion de « culture matérielle », l’on verra Julien M.-P. et Rosselin C., La Culture matérielle, Paris, La Découverte, 2005.
30 Gauchet M., L’Avènement de la démocratie (II). La crise du libéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
31 Sintomer Y., La Démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999.
32 Benjamin W., op. cit., p. 49-50.
33 Bien que Benjamin s’empresse de préciser que tant l’inscription du feuilleton dans une culture capitaliste en voie de constitution que la représentation déconflictualisée de la classe ouvrière, dont témoigne l’« idylle », peuvent faire signe vers un caractère mythique, donc dominateur. Comme le souligne M. Berdet en citant Benjamin, derrière cette représentation de l’« idylle ouvrière », l’on trouve une caractéristique de l’imaginaire bourgeois en voie de constitution : le fait de « donner aux gens une image sympathique des uns et des autres » et de se représenter l’espace social comme un gigantesque « cortège fabuleux », aux traits exotiques et naturalisants. Au sujet du feuilleton, Berdet souligne à partir de Benjamin que « les travailleurs deviennent foule d’une manière qui annonce la société de consommation : non plus multitude laborieuse, mais clientèle potentielle ». Berdet M., Walter Benjamin. La passion dialectique, Paris, Armand Colin, 2014, p. 143-150. Il ne faut pas oublier que l’idée générale qui préside à l’analyse benjaminienne des pratiques culturelles au XIXe siècle est la « dialectique à l’arrêt », à savoir la tentative d’arracher les productions culturelles à leur origine mythique afin d’éclairer leur contenu utopique. Nous nous concentrons dans ce travail sur le deuxième versant, utopique, de l’analyse benjaminienne sur la culture du XIXe siècle, afin de montrer ses liens, par l’entremise de la « masse », à la question démocratique.
34 Rancière J., Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007. N. Wolf a proposé une analyse de la « démocratisation de la littérature » à partir de l’intégration progressive, entre le XIXe et le XXe siècle, du « point de vue populaire » dans la langue romanesque. Voir Wolf N., Le Roman de la démocratie, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2003.
35 Bien que Benjamin n’ait pas abordé plus spécifiquement, du côté du producteur, le rapport entre la nouvelle technique littéraire du feuilleton et la démocratie, l’on trouvera des lignes de réponse dans sa conférence de 1934, « L’auteur comme producteur ». Voir Benjamin W., Gesammelte Schriften, Bd. 2 (2), 1984, p. 683-701.
36 Bourdieu P., Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998.
37 Heinich N., op. cit.
38 Sainte-Beuve Ch.-A., De La littérature industrielle, Paris, Allia, p. 21-22.
39 Rancière J., La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
40 Dans la version de 1939, Benjamin ajoute « En Union soviétique » (Benjamin W., op. cit., p. 297).
41 Ibid., p. 95.
42 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., op. cit., p. 85.
43 Benjamin W., op. cit., p. 77.
44 Ibid., p. 81-82. Voir Benjamin W., Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 295-321.
45 Benjamin W., Œuvres, t. II, op. cit., p. 302-303.
46 Ibid., p. 310.
47 Ibid., p. 315.
48 Benjamin W., Œuvres, t. III, op. cit., p. 73-74. Nous soulignons.
49 Benjamin articule plus explicitement le cinéma à la question révolutionnaire dans l’Exposé de 1939. Ibid., p. 295.
50 Rioux et Sirinelli signalent la multiplication des salles de cinéma dès la première décennie du XXe siècle (plus de 10 000 salles en France en 1908, dont plus d’une centaine à Paris). Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., op. cit., p. 106.
51 Benjamin évoque le Panorama impérial, tout en soulignant que l’expérience que le spectateur y fait de l’image est, à l’instar du Salon de peinture, éminemment « individuelle » (l’image lui appartient), lors même qu’elle est « collective » au cinéma. Ibid., p. 97.
52 Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., op. cit., p. 99. L’Exposition universelle de 1900, avec les nouveautés du Maréo-rama, du Cinéo-rama et du Phono-Cinéma-Théâtre, occupe un rôle tout à fait unique dans la genèse de l’expérience cinématographique (ibid., p. 105).
53 Rioux et Sirinelli font un constat analogue : « Partout, on a consommé le bagout des bonimenteurs et de l’affiche, la musique d’accompagnement, la liberté de fumer et de boire, de se mouvoir, de commenter à voix haute ou d’approcher sa voisine dans l’obscurité tout en se rinçant l’œil sur un écran si large et si net. On a hanté un lieu de vie tout neuf. On vint au “ciné” (raccourci attesté dès 1910) comme au caf’conc’ : en confiance, sans trop se soucier du programme » (Rioux J.-P. et Sirinelli J.-F., loc. cit.). Cette « confiance » face à l’œuvre d’art ou à la consommation de culture, renforcée par l’anonymat du spectateur, est un indicateur fort du potentiel démocratique du cinéma. Benjamin opère un rapprochement entre le cinéma et l’architecture à partir de cette idée d’une « réception distraite et collective » qui, aux antipodes du recueillement bourgeois, placerait les masses en position de sujets de l’art (Benjamin W., Œuvres, t. III, op. cit., p. 108).
54 Figure du décompte démocratique par excellence, elle rapproche l’analyse sociologique de Benjamin et la pensée politique de Rancière.
55 Benjamin souligne que cet élément vient au cinéma des « actualités filmées » : « Les actualités filmées en apportent la preuve irréfutable : n’importe quel passant peut être en situation d’être filmé. Mais il ne s’agit pas simplement d’une possibilité. Chacun aujourd’hui peut légitimement revendiquer d’être filmé » (ibid., p. 94).
56 Benjamin distingue ainsi « l’intérêt originel et légitime des masses pour le cinéma, intérêt dont l’objet est la connaissance de soi et donc aussi la connaissance de classe » de l’appareil publicitaire et capitaliste mis en place par l’industrie cinématographique pour entretenir des nouvelles illusions (ibid., p. 96).
57 Ce passage est placé en note dans l’Exposé de 1939. Ibid., p. 294.
58 Ibid., p. 93.
59 Ceci sans compter que, comme Benjamin le souligne dans un autre passage, la masse est le véritable interlocuteur de l’acteur de cinéma, étant la directrice de l’appareil auquel se confronte l’acteur. En ce sens, la masse contrôle l’acteur, autre manière de dire que la masse contrôle l’œuvre d’art. Toutefois, Benjamin évite tout constat prophétique : « L’utilisation politique de ce contrôle se fera attendre jusqu’à ce que le cinéma se sera libéré des chaînes de son exploitation capitaliste. Car ce sont les capitaux de l’industrie cinématographique qui transforment les chances révolutionnaires de ce contrôle en chances de la contre-révolution. Le culte des vedettes qu’il favorise ne conserve pas seulement la magie de la personnalité […], mais son complément, le culte du public, favorise en même temps la corruption de la masse que le fascisme cherche à substituer à sa conscience de classe » (ibid., p. 90).
60 Ibid., p. 88. Ce passage est retiré de la version de 1939.
61 L’effet de choc exercé par le film avec son enchaînement visuel et sonore, « comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée » (ibid., p. 107).
62 Ibid., p. 104.
63 Ibid., p. 103-107.
64 Horkheimer M. et Adorno T. W., op. cit., p. 145.
65 Cavell S., Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010.
66 « La possibilité technique de reproduire l’œuvre d’art modifie l’attitude de la masse à l’égard de l’art. Très rétrograde vis-à-vis, par exemple, d’un Picasso, elle adapte une attitude progressiste à l’égard, par exemple, d’un Chaplin. Le caractère d’un comportement progressiste tient ici à ce que les plaisirs du spectacle et de l’expérience s’associent, de façon directe et intime, à l’attitude de l’expert. Une telle association est un indice dont l’importance sociale ne saurait être sousestimée. À mesure que diminue la signification sociale d’un art, on assiste déjà en effet dans le public à un divorce croissant entre l’esprit critique et la conduite de jouissance, chose manifeste notamment à partir de la peinture. […]. Il en va autrement au cinéma. L’élément décisif est ici que, plus que nulle part ailleurs, les réactions individuelles, dont l’ensemble constitue la réaction massive du public, prennent en compte, dès leur départ, leur transformation imminente en un phénomène de masse […] ». Benjamin W., Œuvres, t. III, op. cit., p. 100.
67 Benjamin W., loc. cit.
68 Dans une communication déjà citée au colloque « Critique de la culture, culture de la critique », nous avons remis ce point en perspective avec la sociologie de l’expérience artistique de P. Bourdieu, développée dans L’Amour de l’art. Voir Tarragoni F., « Peut-on démocratiser la culture ? Éclairages francfortois sur une problématique de sociologie de la culture », art. cité.
69 Ce dont Benjamin n’est pas dupe. Comme il l’annonce de manière prophétique, « à la reproduction en masse correspond une reproduction des masses. Dans les grands cortèges de fête, dans les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des masses entières, dans la guerre enfin, c’est-à-dire en toutes ces occasions où intervient aujourd’hui l’appareil de prises de vues, la masse peut se voir elle-même face à face » (Benjamin W., Œuvres, t. III, op. cit., p. 110).
70 Voir les remarques de Benjamin sur le manifeste futuriste. Ibid., p. 111-112.
71 Comme Benjamin semble le suggérer en conclusion de l’essai, une masse consciente de son primat dans les rapports sociaux à l’art ne peut que demander un changement substantiel du « régime de la production et de la propriété », c’est-à-dire des rapports sociaux de production. C’est ainsi que la superstructure rejaillit politiquement sur la structure (ibid., p. 110-111).
Auteur
Agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, Federico Tarragoni est maître de conférences à l’université Paris Diderot-Sorbonne Paris Cité et chercheur au LCSP (Laboratoire de changement social et politique), où il appartient à l’axe « Art, culture et politique ». Ses travaux portent sur le populisme, le peuple et les formes de la politique populaire entre Europe et Amérique latine. Il est actuellement en charge d’un projet scientifique à l’Institut des Humanités de Paris (université Paris Diderot) autour de l’interdisciplinarité dans les études du politique, consacré, plus spécifiquement, à la question de l’émancipation.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’adapter à la mer
L’homme, la mer et le littoral du Moyen Âge à nos jours
Frédérique Laget et Alexis Vrignon (dir.)
2014
Figures et expressions du pouvoir dans l'Antiquité
Hommage à Jean-René Jannot
Thierry Piel (dir.)
2009
Relations internationales et stratégie
De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
Frédéric Bozo (dir.)
2005
La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques du xviie au xxe siècle
Éric Schnakenbourg et Frédéric Dessberg (dir.)
2010
La migration européenne aux Amériques
Pour un dialogue entre histoire et littérature
Didier Poton, Micéala Symington et Laurent Vidal (dir.)
2012
Mouvements paysans face à la politique agricole commune et à la mondialisation (1957-2011)
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)
2013
Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d'influence
De l'Europe des alliances à l'Europe des blocs (fin xixe siècle-milieu xxe siècle)
Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.)
2007
Du Brésil à l'Atlantique
Essais pour une histoire des échanges culturels internationaux. Mélanges offerts à Guy Martinière
Laurent Vidal et Didier Poton (dir.)
2014
Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004