Approche individuelle et différentielle de la prise de décision chez l’enfant
p. 197-216
Remerciements
Nous remercions Jacques Lautrey (université Paris 5) pour ses remarques et commentaires sur une première version de ce texte.
Texte intégral
La prise de décision sous incertitude
Aspects théoriques
1De nombreuses situations de notre vie quotidienne nécessitent d’effectuer un choix entre au moins deux possibilités d’action pour atteindre un objectif donné, ces situations étant désignées par le terme de prise de décision. Bien souvent, les conséquences de ces différentes alternatives ne peuvent être totalement anticipées par l’individu ; on parle alors de prise de décision sous incertitude. Plusieurs modèles ont été proposés ces dernières années pour rendre compte des conduites des individus en situation de prise de décision sous incertitude. Le plus régulièrement cité renvoie à la théorie des marqueurs somatiques qui fait appel à des processus de nature affective (par ex., Reimann & Bechara, 2010). D’autres investigations ont été menées sur le rôle de la mémoire de travail (par ex., Bechara, Damasio, Tranel, & Anderson, 1998 ; Crone, Bunge, Latenstein, & van der Molen, 2005 ; Dretsch & Tipples, 2008 ; Jameson, Hinson, & Whitney, 2004 ; Hooper, Luciana, Conklin, & Yarger, 2004 ; Manes, Sahakian, Clark, Rogers, Antoun, Aitken, & Robbins, 2002 ; Pecchinenda, Dretsch, & Chapman, 2006 ; Smith, Xiao & Bechara, 2012 ; Turnbull, Evans, Bunce, Carzolio, & O’Connor, 2005 ; Van Duijvenvoorde, Jansen, Bredman, & Huizenga, 2012), de l’inhibition cognitive (par ex., Hooper, Luciana, Conklin, & Yarger, 2004 ; Lamm, Zelazo, & Lewis, 2006 ; Shuster & Toplak, 2009), de la flexibilité cognitive (par ex., Brand, Recknor, Grabenhorst, & Bechara, 2007 ; Hongwanishkul, Happaney, Lee, & Zelazo, 2005), de l’impulsivité (par ex., Smith, Xiao, & Bechara, 2012) et de la sensibilité du sujet à l’égard des pertes occasionnées par une décision (par ex., Aïte, Cassotti, Rossi, Poirel, Lubin, Houdé, & Moutier, 2012).
2Plusieurs des travaux précédemment cités ont étudié dans une approche développementale le phénomène de prise de décision sous incertitude chez l’enfant, ce dernier étant d’autant plus confronté à des situations de ce type qu’il devient de plus en plus autonome. Une amélioration dans l’adaptation à ces situations de prise de décision sous incertitude a été mise en évidence à différentes reprises au cours du développement de l’enfant (par ex., Kerr & Zelazo, 2004 ; Hongwanishkul, Happaney, Lee, & Zelazo, 2005). Un champ de la psychologie se constitue ainsi à l’heure actuelle autour de la question des processus responsables des changements liés à l’âge dans la capacité à s’adapter aux situations de prise de décision sous incertitude. Nous aborderons certains de ces processus lorsque nous présenterons le modèle formel dont ce chapitre traite, après avoir décrit la tâche sur laquelle il s’appuie.
La Children’s Gambling Task
3La Children’s Gambling Task (CGT ; Kerr & Zelazo, 2004) correspond à une version simplifiée de la Iowa Gambling Task (Bechara, Damasio, Damasio, & Anderson, 1994), cette dernière constituant la situation expérimentale la plus utilisée pour opérationnaliser le concept de prise de décision sous incertitude.
4L’enfant a pour consigne de tenter de gagner le plus de bonbons possible en piochant dans deux paquets de cartes. Il est informé que l’un des paquets est avantageux pour atteindre cet objectif tandis que l’autre est désavantageux (sans que ceux-ci ne soient désignés au sujet). À chacun des 100 essais que comporte la passation, il peut sélectionner une carte dans le paquet de son choix et peut également changer de paquet d’un essai à l’autre dès qu’il le souhaite. Une fois retournée, chaque carte représente un certain nombre de visages souriants et de visages tristes, correspondant respectivement au nombre de bonbons gagnés et perdus par l’enfant. L’ordre des cartes ainsi que la contingence des gains et des pertes au sein de chaque paquet sont les mêmes pour tous les participants (Kerr & Zelazo, 2004). Comme on peut le visualiser sur la figure 1, qui présente deux exemples de cartes, les visages souriants sont placés sur la partie supérieure de la carte et les visages tristes sur la partie inférieure. L’un des deux paquets aboutit à des gains plus importants (i.e., plus de visages souriants), mais est néanmoins désavantageux sur le long terme puisqu’il occasionne parfois, et de manière imprédictible, des pertes très importantes. L’autre paquet aboutit à des gains moins importants (i.e., moins de visages souriants) mais s’avère avantageux sur le long terme du fait de pertes occasionnelles moins élevées. Plus précisément, les cartes du paquet désavantageux aboutissent systématiquement à un gain de deux bonbons, qui s’accompagne d’une perte pouvant être de zéro, quatre, cinq ou six bonbons (avec une espérance de perte de cinq bonbons pour dix cartes piochées). Celles issues du paquet avantageux entraînent systématiquement un gain de un bonbon, et une perte de un ou zéro bonbon (avec une espérance de gain de cinq bonbons pour dix cartes piochées).
5Un verre cylindrique est placé face à l’enfant (entre les deux paquets de cartes), dans lequel on dépose les bonbons qu’il gagne au cours de la passation, et duquel on retire ceux qu’il perd. Après avoir placé un stock initial de dix bonbons dans ce verre, l’expérimentateur procède sous les yeux de l’enfant à six essais de démonstration en piochant les trois premières cartes de chaque paquet. Il s’assure alors de la compréhension par l’enfant du lien entre le nombre de visages souriants et tristes et le nombre de bonbons gagnés et perdus. Lors du retournement de chacune des cartes, seuls les visages souriants sont visibles, les visages tristes étant masqués par la présence d’une vignette autocollante. Une fois les bonbons gagnés déposés dans le verre de l’enfant, cette vignette est soulevée, révélant ainsi le nombre de bonbons perdus. Ceux-ci sont alors retirés du verre de l’enfant. Cette procédure permet de s’assurer que gains et pertes sont tous deux pris en compte par le participant. Pour chacun des 100 essais de la passation, le choix binaire effectué par l’enfant est finalement mesuré.
Le modèle de la valence espérée
6Le modèle de la valence espérée a été initialement proposé par Busemeyer et Stout (2002) pour modéliser les performances de sujets à la Iowa Gambling Task qui, à la différence de la CGT, comprend quatre paquets de cartes et des valeurs de gains et de pertes plus importantes (exprimées en centaines de dollars). Ce modèle appartient à la famille des modèles cognitifs formels2 et présente la particularité de se situer à un niveau d’analyse intra-individuel en permettant une estimation des paramètres du modèle au niveau individuel. En conservant les caractéristiques principales du modèle initial de la valence espérée, nous en proposons ici quelques modifications afin que celui-ci puisse rendre compte des performances de sujets à la CGT.
7Le premier concept théorique formalisé dans ce modèle est celui de valence, définie comme une réaction affective dont le participant ferait l’expérience à chaque essai, lorsqu’il pioche une carte dans l’un des deux paquets. Cette valence correspond à une intégration des gains et des pertes obtenus à cet essai, et peut être formalisée selon l’équation suivante :
8Valk,t = (1 – w) × Gaink,t + w × Pertek,t, w ϵ[0;1] (1)
9où Val k, t désigne la valence dont le sujet fait l’expérience en piochant dans le paquet k (k = {1,2}) à l’essai t (t = {1,2…, 100}). Gaink,t et Pertek,t renvoient respectivement aux gains et aux pertes obtenus en piochant dans le paquet k à l’essai t. Le paramètre w traduit l’idée selon laquelle les gains et les pertes obtenus n’ont pas nécessairement le même poids dans la détermination de la valence dont le participant fait l’expérience. Plus la valeur de ce paramètre est élevée, plus le participant est sensible aux pertes en comparaison aux gains.
10Le concept de valence espérée correspond à la valence dont un individu espère faire l’expérience à un essai donné en piochant dans un des deux paquets. Il est formalisé comme suit :
11E(Valk,t+1) = E(Valk,t) + a × (Valk,t – E(Valk,t)), a ϵ [0;1] (2)
12où E(Valk,t,+1) désigne la valence espérée par le participant à l’essai t + 1 s’il pioche dans le paquet k, E(Valk,t) désigne la valence dont le participant espérait faire l’expérience à l’essai précédent en piochant dans le paquet k et Valk,t désigne la valence dont il a effectivement fait l’expérience à l’essai précédent. L’expression :
13Valk,t – E(Valk,t)
14située à droite de l’équation (2), formalise ainsi l’écart entre la valence dont le sujet a effectivement fait l’expérience et celle dont il espérait faire l’expérience. Cet écart est positif (respectivement négatif) lorsque la valence espérée du paquet considéré augmente (respectivement diminue) entre l’essai t + 1 et l’essai t. L’équation (2) formalise ainsi la mise à jour de la valence espérée au fur et à mesure de la passation. Le paramètre a renvoie quant à lui à la vitesse de cette mise à jour. Si ce paramètre est proche de 1, la mise à jour de la valence espérée est très rapide car très influencée par les expériences récentes du sujet. À l’inverse, si a est proche de 0, la mise à jour de la valence espérée se fait très lentement au cours de la passation. Précisons enfin que seule la valence espérée du paquet sélectionné est remise à jour lors d’un essai, celle du paquet non sélectionné n’étant pas modifiée.
15L’objectif principal du modèle de la valence espérée est de déterminer, à chaque essai de la passation, quelle est la probabilité que le paquet avantageux soit sélectionné par le sujet (le complément à 1 de cette dernière permettant de déduire la probabilité de sélectionner le paquet désavantageux). Cette probabilité est une fonction croissante de la valence espérée du paquet avantageux, et une fonction décroissante de celle du paquet désavantageux, comme le formalise l’équation suivante :
16où P1, t+1 désigne la probabilité que le sujet pioche dans le paquet k = 1, que l’on considérera arbitrairement comme correspondant au paquet avantageux, à l’essai t+1. Le paramètre Explt permet de formaliser un processus d’exploration au hasard des deux paquets. On peut en effet supposer qu’en début de passation, l’enfant explore les deux paquets sans préférence particulière pour s’orienter préférentiellement ensuite, lorsque son expérience de la tâche le lui suggère, vers le paquet présentant la plus forte valence espérée. Explt formalise ainsi l’ampleur de l’exploration du sujet à l’essai considéré. Si l’on suppose que celle-ci évolue au cours de la passation, la vitesse de cette évolution peut être formalisée comme suit :
17Puisqu’au cours des essais t/10 augmente, une valeur positive du paramètre c conduit à une diminution de Explt, ce qui renvoie au fonctionnement d’un sujet qui explore les deux paquets en début de passation mais réduit ensuite cette exploration en orientant ses choix sur la base de la valence espérée des paquets. Cette réduction est d’autant moins importante que la valeur du paramètre c se rapproche de 0. Ce paramètre peut également prendre des valeurs négatives, formalisant ainsi la possibilité pour certains sujets d’augmenter leurs conduites d’exploration au cours de la passation. Ce type de fonctionnement est supposé être mis en œuvre chez des participants pour lesquels la tâche provoque de l’ennui ou de la fatigue, et qui abandonnent progressivement la recherche d’une décision adaptée au profit de choix effectués au hasard dans les deux paquets.
18Le modèle de la valence espérée (figure 2) comprend finalement trois paramètres à estimer au regard des données : w, a et c. Chacun de ces paramètres renvoie au rôle d’un processus psychologique hypothétique, la manière dont celui-ci est formalisé étant a priori compatible avec la connaissance théorique du processus. Dans la partie suivante, nous présenterons la méthode employée pour estimer individuellement les valeurs de ces trois paramètres.
Méthode
Participants
19La passation de la CGT a été effectuée auprès de 54 enfants, dont 26 filles et 28 garçons, scolarisés dans des écoles de l’agglomération rennaise. Parmi ces enfants, 18 appartenaient à la classe d’âge de 6-7 ans (âge moyen : 80,5 mois, écart-type : 3,8 mois), 18 à la classe d’âge de 8-9 ans (âge moyen : 102,8 mois, écart-type : 3,5 mois), et 18 à la classe d’âge de 10-11 ans (âge moyen : 129,4 mois, écart-type : 3,9 mois). Les passations se sont déroulées au sein de l’école, individuellement et en présence d’un expérimentateur. La participation de chaque enfant était soumise à un accord parental.
Démarche méthodologique
20Notre démarche s’inscrit dans la perspective idiographique prônée par Molenaar (Molenaar, 2004 ; Molenaar & Campbell, 2009 ; Molenaar, Huizenga, & Nesselroade, 2002) qui défend l’idée que les analyses menées au niveau de la population échouent généralement à rendre compte des variations (intra-) individuelles dès lors que sont impliqués des processus individuels spécifiques. L’approche est donc centrée sur la variabilité intra-individuelle et sa modélisation. Deux étapes d’analyse se succèdent. Le modèle de la valence espérée s’appliquant au changement individuel au cours de la passation, nous évaluerons l’ajustement du modèle aux données recueillies chez chaque participant. Nous intégrerons dans un deuxième temps les niveaux d’analyse intra- et interindividuel au sein d’un modèle multi-niveaux. Le principe général de cette deuxième étape est de considérer que les valeurs des paramètres obtenues au niveau intra-individuel sont issues d’une distribution de niveau interindividuel3. Le modèle multi-niveaux permet ainsi une estimation des paramètres (et une prédiction des valeurs individuelles prises par chacun de ces paramètres) en considérant que les différences interindividuelles dans la valeur d’un paramètre donné peuvent être modélisées par une loi de distribution. Nous inspirant des propositions de Nesselroade et Molenaar (1999), nous ne conserverons pour l’estimation du modèle multi-niveaux que les sujets pour lesquels l’ajustement du modèle (intra-) individuel présente un ajustement « satisfaisant ». À un modèle populationnel, nous proposons ainsi de substituer un modèle sous-populationnel c’est-à-dire un modèle appliqué aux seuls sujets dont il décrit le comportement de manière satisfaisante.
Estimation des paramètres du modèle de la valence espérée
21Wetzels, Vandekerckhove, Tuerlinckx et Wagenmakers (2010) ont mis en évidence les avantages que présente l’estimation des paramètres du modèle de la valence espérée dans un cadre bayésien en comparaison à l’approche plus traditionnelle du maximum de vraisemblance. Il s’agit dans ce cadre de déterminer pour un individu donné la distribution a posteriori4 des trois paramètres du modèle. Chaque paramètre est considéré comme une variable aléatoire et l’on cherche à connaître la densité de probabilité jointe des trois paramètres w, a et c sachant les données recueillies chez le sujet considéré. Deux éléments essentiels de l’estimation bayésienne doivent être spécifiés pour obtenir cette distribution a posteriori.
- Il faut d’abord spécifier la distribution a priori des paramètres qui correspond, comme la distribution a posteriori, à une densité de probabilité jointe sur les trois paramètres. La distribution a priori traduit l’incertitude initiale quant aux valeurs des paramètres. Dans le cas du modèle de la valence espérée, chaque paramètre est borné à gauche et à droite mais aucune information sur ses valeurs les plus probables n’est disponible. Un modèle de distribution adapté à ce type de variable est une distribution beta5 dans laquelle les paramètres α et β sont fixés à 1, ce qui équivaut à une distribution uniforme sur l’intervalle [0 ; 1]. En postulant que les distributions a priori de chacun des paramètres sont indépendantes, le produit de ces distributions permet d’obtenir une distribution jointe qui constitue la distribution a priori des trois paramètres.
- Il faut aussi spécifier la fonction de vraisemblance qui correspond, comme dans l’approche fisherienne, à la densité de probabilité des données observées pour un modèle de distribution donné. Dans le cadre du modèle de la valence espérée, les données sont constituées par le choix binaire du sujet dans l’un des deux paquets de cartes, à chacun des essais de la passation de la CGT. Un modèle de distribution adapté à ce type de données correspond à une distribution de Bernoulli.
22La distribution a posteriori des paramètres du modèle de la valence espérée est finalement obtenue par application de la formule de Bayes, en effectuant le produit de la distribution a priori et de la fonction de vraisemblance6.
23On peut ensuite chercher à résumer les valeurs des trois paramètres pour un sujet donné, à partir de la moyenne de la distribution a posteriori de chacun de ces paramètres. L’obtention de cette moyenne nécessite d’intégrer mathématiquement la distribution a posteriori, ce qui constitue une contrainte majeure de l’approche bayésienne, notamment lorsque cette distribution n’a pas une forme connue (par ex., autre que normale, beta, gamma,…) et qu’elle est, comme ici, multivariée. On peut alors se tourner vers des méthodes de simulation Monte Carlo par Chaîne de Markov (MCMC) qui consistent à simuler un grand nombre de valeurs au sein de cette distribution a posteriori7. Différents résumés statistiques peuvent être ensuite calculés à partir de l’échantillon des valeurs de paramètres tirées de la distribution a posteriori.
24L’approche bayésienne par estimation MCMC offre aussi une possibilité intéressante pour évaluer l’ajustement du modèle aux données à travers la notion de distribution prédictive a posteriori. Contrairement à la distribution a posteriori, la distribution prédictive a posteriori est une distribution sur les données (et non pas sur les paramètres). Elle peut être définie comme la distribution de données futures qui seraient générées par le modèle considéré (Lynch, 2007). Cette prédiction de données futures prend en compte à la fois l’incertitude sur l’estimation des paramètres, qui découle de la distribution a posteriori de ces paramètres, et également l’incertitude liée à l’échantillonnage des données, qui découle de la densité de probabilité de ces données (spécifiée par la fonction de vraisemblance). Afin de juger de l’ajustement du modèle de la valence espérée aux données d’un individu, il est ainsi possible, une fois les paramètres estimés pour cet individu, de générer des données prédites par le modèle à partir de la distribution prédictive a posteriori. Si ces données prédites sont similaires à celles effectivement recueillies chez ce sujet, c’est-à-dire si le mécanisme de génération des données a bien été reconstruit par le modèle, on pourra alors conclure à un bon ajustement du modèle de la valence espérée chez cet individu. Cet ajustement sera évalué par le pourcentage de prédictions du modèle vérifiées par les données. Nous détaillons en note la manière dont nous avons procédé pour chaque participant8. Signalons enfin que toutes les analyses présentées plus loin ont été effectuées à l’aide du logiciel WinBUGS, piloté via R à partir du package R2WinBUGS.
Analyses
25Les résultats des analyses sont présentés en trois sous-sections : i) analyses de niveau individuel : évaluation pour chaque individu de l’ajustement du modèle de la valence espérée ; ii) analyse multi-niveaux : estimation des paramètres du modèle chez les seuls participants pour lesquels le modèle individuel présente un ajustement « satisfaisant » ; iii) analyses de validité des paramètres du modèle.
Analyses de niveau individuel : ajustement du modèle de la valence espérée
26Comme indiqué précédemment, l’ajustement du modèle de la valence espérée est évalué chez chaque enfant à partir du pourcentage de prédictions vérifiées de ce modèle. La figure 3 présente la distribution du pourcentage de prédictions valides des réponses par le modèle de la valence espérée, dans chacun des groupes d’âge.
27Sans distinguer les groupes d’âge, le modèle de la valence espérée effectue une prédiction valide quant au paquet qui va être sélectionné par l’enfant dans 79,3 % des essais. En régressant le pourcentage de prédictions valides sur la variable « groupe d’âge », on remarque également, à un seuil proche de la significativité habituelle, que cette prédiction est moins bonne chez les 6-7 ans que chez les 8-9 ans et les 10-11 ans (B = -7,5, SE = 4,0, p = 0,07), ces deux derniers groupes d’âge ne se distinguant pas l’un de l’autre (B = -1,28, SE = 4,0, p = 0,75).
28Pour tester l’hypothèse d’un meilleur ajustement du modèle pour des performances élevées, nous avons construit une variable quantifiant les performances de chaque enfant à la CGT en mesurant le nombre d’essais pour lesquels le paquet avantageux a été choisi (borné entre 0 et 100). Comme attendu, la régression de cette variable sur le groupe d’âge montre que la performance à la CGT est moins élevée chez les 6-7 ans que chez les 8-9 ans et les 10-11 ans (B = 18,87, SE = 6,02, p < 0,01), ces deux derniers groupes d’âge ne se distinguant pas l’un de l’autre (B = 3,49, SE = 6,02, p = 0,57). Un résultat comparable apparaît en régressant le pourcentage de prédictions valides du modèle de la valence espérée sur la performance à la CGT. Notons cependant qu’à l’effet linéaire de la performance à la CGT (B =-1,44, SE = 0,21, p < 0,0001) s’ajoute un effet quadratique de cette même variable (B =-0,02, SE = 0,002, p < 0,0001). Ces résultats mettent en évidence un bon ajustement du modèle de la valence espérée chez les enfants dont les performances à la CGT sont élevées. À titre d’illustration, les prédictions du modèle de la valence espérée sont vérifiées pour 96 % des essais chez l’enfant dont le score à la CGT est le plus élevé (97 choix dans le paquet avantageux sur 100 essais). L’ajustement du modèle est également satisfaisant chez les enfants peu performants. Les prédictions du modèle se vérifient ainsi pour 77 % des choix effectués chez l’enfant n’ayant choisi le paquet avantageux que 23 fois sur 100. L’ajustement du modèle est en revanche de mauvaise qualité chez les enfants dont les performances à la CGT sont de niveau intermédiaire. Par exemple, le moins bon ajustement du modèle (54 % des choix effectués) est observé chez un enfant ayant régulièrement alterné d’un paquet à l’autre tout au long de la passation et choisi le paquet avantageux 48 fois sur 100. Notons enfin que l’ajustement du modèle de la valence espérée s’améliore au cours de la passation9 (tableau 1).
Tableau 1 - Moyenne et écart-type (E.T.) du pourcentage d’enfants, par blocs de 20 essais et pour l’ensemble de la passation, pour lesquels la prédiction du modèle de la valence espérée est avérée.
Essais | Moyenne (E.T.) |
1 à 20 | 65,9 (10,5) |
21 à 40 | 78,1 (4,8) |
41 à 60 | 81,4 (5,3) |
61 à 80 | 83,6 (4,6) |
81 à 100 | 84,9 (4,4) |
Total | 78,8 (9,3) |
29En résumé, le modèle de la valence espérée permet de prédire près de 80 % des choix effectués par les enfants. Cet ajustement global dissimule cependant une assez forte variabilité, attribuable aux sujets d’une part et à l’avancement de la passation d’autre part. Concernant les différences d’ajustement entre enfants, une grande disparité a été observée, allant de prédictions vérifiées dans 96 % des essais jusqu’à des prédictions proches de celles qui seraient fournies par le simple hasard (54 %). Pour tenter de rendre compte de ce phénomène, rappelons que l’ajustement le moins bon est obtenu chez des enfants qui paraissent choisir la carte au hasard et alternent régulièrement d’un paquet à l’autre. Or le modèle de la valence espérée vise à décrire la manière dont un individu s’éloigne d’un état d’incertitude totale pour développer progressivement une préférence pour l’un des paquets. Il n’est donc pas étonnant que ce modèle ne parvienne pas à prédire les réponses dont l’incertitude reste élevée tout au long de la passation. Cette interprétation est corroborée par le lien observé entre l’ajustement du modèle de la valence espérée et l’avancement de la passation : assez faible en début de passation, plus élevé ensuite pour se stabiliser aux alentours du troisième bloc d’essais (soit à partir du quarantième essai environ). Or, en début de passation, les enfants sont dans l’incertitude la plus totale. Comme nous l’avons vu précédemment, le modèle de la valence espérée suppose que la réduction de cette incertitude passe par une phase d’exploration au cours de laquelle la sélection des deux paquets est aléatoire. Ce n’est que dans un deuxième temps, sur la base de cette expérience initiale, qu’une préférence pour l’un des paquets peut éventuellement se développer. On ne s’étonnera donc pas qu’un modèle formel ne puisse rendre compte de manière satisfaisante de conduites d’exploration guidées, en début de passation, par le hasard.
30En conclusion, l’ajustement du modèle de la valence espérée à des données individuelles n’est pas satisfaisant pour tous les enfants de l’échantillon. Ces difficultés semblent en partie attribuables à la présence de choix effectués au hasard par les individus, en particulier au début de la passation. S’il est possible que ces choix effectués au hasard se maintiennent tout au long de la passation chez certains enfants, expliquant alors le faible ajustement du modèle, une autre explication de ce phénomène peut être envisagée. On peut en effet considérer que le modèle de la valence espérée présente des difficultés à prédire non pas l’absence de préférence pour l’un des paquets, mais l’alternance de cette préférence d’un paquet à l’autre au cours de la passation. Le problème serait alors moins lié au fait que certains sujets répondent au hasard qu’à une trop grande labilité des préférences que le modèle ne parviendrait pas à reconstruire chez certains sujets.
Analyse multi-niveaux : estimation des paramètres du modèle de la valence espérée
31L’estimation des paramètres du modèle multi-niveaux qui intègre les niveaux intra- et interindividuel peut tenir compte des enseignements des analyses (intra-) individuelles précédentes en portant uniquement sur les données des enfants pour lesquels le modèle de la valence espérée présente un ajustement satisfaisant. Le critère choisi et sur lequel repose cette agrégation « informée » des données consiste à retenir les sujets pour lesquels le modèle de la valence espérée prédit de manière valide au moins 2/3 des décisions. L’application de ce critère conduit à retenir 44 enfants, dont 14 appartiennent au groupe d’âge des 6-7 ans, 16 au groupe d’âge des 8-9 ans, et 14 au groupe d’âge des 10-11 ans.
32La distribution a posteriori de chacun des paramètres du modèle multi-niveaux a été obtenue à partir de 6000 valeurs simulées10. L’ajustement du modèle, évalué sur la base des prédictions obtenues à partir de la distribution prédictive a posteriori (elles sont vérifiées, tous sujets confondus, pour 83,2 % des essais) apparaît acceptable. Le tableau 2 présente les moyennes et écarts-type de la moyenne de la distribution a posteriori des trois paramètres w, a, et c, dans chacun des groupes d’âge et pour l’ensemble des 44 enfants. On vérifie que les estimations fournies par le modèle (intra-) individuel correspondent parfaitement à celles fournies par le modèle multi-niveaux (w : r (42) = 0,96, p < 0,01 ; a : r (42) = 0,98, p < 0,01 ; c : r (42) = 0,93, p < 0,01).
Tableau 2 - Moyennes et écarts-type des trois paramètres du modèle de la valence espérée, dans chacun des groupes d’âge et pour l’ensemble de l’échantillon (N = 44).
Groupe d’âge | w | a | c |
6-7 ans | 0.43 (0.20) | 0.44 (0.21) | 0.64 (0.30) |
8-9 ans | 0.60 (0.16) | 0.44 (0.23) | 0.60 (0.29) |
10-11 ans | 0.64 (0.16) | 0.42 (0.18) | 0.62 (0.37) |
Total | 0.56 (0.19) | 0.43 (0.20) | 0.62 (0.31) |
33Ces résultats montrent que l’intégration des niveaux d’analyse inter- et intra-individuel ainsi que la sélection des sujets sur la base de l’ajustement du modèle à leurs données individuelles conduisent à une légère amélioration de l’ajustement global du modèle, le pourcentage de prédictions vérifiées passant de 79,3 % à 83,2 %. La très forte corrélation observée entre les estimations du modèle (intra-) individuel et celles du modèle multi-niveaux, quel que soit le paramètre considéré, montre surtout que la structure des différences interindividuelles obtenue en considérant isolément chaque sujet est similaire à celle dégagée en considérant que chaque sujet appartient à un groupe d’individus qui présentent le même pattern de variabilité intra-individuelle11. Cette similarité rend légitime la comparaison interindividuelle de paramètres estimés au niveau individuel, dès lors que le degré d’ajustement du modèle confère une validité suffisante à l’estimation individuelle des paramètres chez chacun des sujets considérés.
Étude de la validité des paramètres du modèle de la valence espérée
34En proposant le modèle de la valence espérée, Busemeyer et Stout (2002) envisageaient la possibilité d’une interprétation clinique des paramètres estimés. La valeur du paramètre w constituerait ainsi une information sur la sensibilité de l’individu aux pertes dont il fait l’expérience (relativement aux gains). Celle du paramètre a renseignerait sur le taux de mise à jour de la valence espérée au fur et à mesure que l’expérience du sujet s’accroît. Celle du paramètre c renverrait à l’évolution de la tendance du sujet à explorer au hasard les différents paquets. Tout en incitant à la prudence quant à ce type d’interprétation clinique du fait d’une trop grande incertitude sur l’estimation des paramètres à l’échelle individuelle, Wetzels et al. (2010) présentent des résultats d’analyses de comparaison entre groupes qui confortent ce type d’interprétation.
35Quelle est la validité des paramètres estimés dans ce travail sachant que l’interprétation de Busemeyer et Stout (2002) et de Wetzels et al. (2010) s’applique à une autre population (des adultes) et à une tâche conceptuellement identique mais plus difficile (la Iowa Gambling Task) ? Des éléments de réponse à cette question sont apportés en régressant les performances des enfants à la CGT (mesurées par le nombre de choix effectués dans le paquet avantageux) sur les valeurs estimées des paramètres du modèle de la valence espérée. On s’attend d’abord à ce que le paramètre w soit un prédicteur positif des performances à la CGT. L’obtention d’une performance élevée nécessite en effet de ne pas se focaliser uniquement sur les valeurs des gains obtenus dans les deux paquets, qui sont particulièrement saillantes car constantes, mais de tenir compte également des pertes variables que ces paquets occasionnent. Nous faisons également l’hypothèse d’un lien quadratique entre le paramètre a et les performances à la CGT : une forte vitesse de mise à jour de la valence espérée entraînerait des performances moyennes puisque l’individu tient principalement compte des événements les plus récents, et change donc de paquet dès qu’il fait l’expérience d’une valence négative (il piocherait donc aussi souvent dans les deux paquets, en alternant régulièrement). Une mise à jour lente pourrait quant à elle entraîner une préférence pour le paquet désavantageux d’une part (performances faibles), ou avantageux d’autre part (performances élevées). En effet, les valences dont ces sujets font l’expérience en piochant dans l’un ou l’autre des paquets affectent peu leurs choix ultérieurs et leur préférence pour l’un des paquets tend à se maintenir tout au long de la tâche. Le paramètre c devrait enfin présenter un lien positif avec les performances à la CGT, les sujets qui cessent rapidement d’explorer les paquets au hasard devant obtenir de meilleures performances.
36Les effets des différents paramètres sur la performance à la CGT ont été analysés par régression linéaire multiple en introduisant séquentiellement les paramètres dans le modèle. Les relations entre paramètres et performance à la CGT peuvent être visualisées sur la figure 4. Le paramètre w est un prédicteur significatif de la performance à la CGT (B = 85,36, SE = 6,82, p < 0,001) et il rend compte de la majeure partie de la variance de la performance à la CGT (R2 = 0,79). Le paramètre a prédit également significativement la performance à la CGT (B = 17,25, SE = 6,65, p < 0,05), mais la part supplémentaire de variance expliquée obtenue en ajoutant ce paramètre est très faible (le R2 passe de 0,79 à 0,82). Enfin, le paramètre c est sans relation avec la performance à la CGT (B =-0,49, SE = 4,29, p = 0,91).
37L’essentiel à retenir de ces analyses concerne le paramètre w, qui rend compte de près de 80 % de la variance des performances à la CGT. Cette relation linéaire va dans le sens attendu : à une valeur élevée de w correspond une performance élevée à la CGT. Ce résultat conforte l’interprétation de w en termes de sensibilité des enfants à l’égard des pertes dont ils font l’expérience (et non pas seulement à l’égard des gains). La sensibilité à l’égard des pertes constitue donc le processus qui détermine principalement la performance des enfants de 6 à 11 ans à la CGT. Les résultats obtenus pour le paramètre a, prédicteur positif de la performance à la CGT, sont plus contre intuitifs. Une mise à jour rapide de la valence espérée au cours de la passation (i.e., une forte sensibilité à l’effet de récence) semble conduire à de meilleures performances à la CGT. Ce résultat est à relativiser fortement du fait de la très faible part de variance expliquée par a. De plus, le graphique B de la figure 4 suggère que l’existence de cette relation est en partie attribuable aux deux sujets dont les performances à la CGT sont les plus faibles, c’est-à-dire ceux qui développent une préférence pour le paquet désavantageux12. Il est donc difficile de conclure en faveur d’un quelconque pouvoir explicatif du paramètre a dans cette étude. La même conclusion vaut pour le paramètre c dont nous avons vu qu’il était sans lien avec la performance à la CGT.
38En conclusion de cette série d’analyses, le modèle de la valence espérée, s’il fait preuve d’une capacité satisfaisante à reconstruire les données des participants de cette étude, apparaît insuffisamment parcimonieux, ce qui nous semble pouvoir s’expliquer de deux manières.
39Il se peut tout d’abord que ces résultats soient spécifiques aux participants de l’échantillon, la stratégie favorisée dans la résolution de la CGT consistant à prendre principalement en compte les pertes sans se focaliser sur les gains, plus élevés dans le paquet désavantageux. Cette prise en compte pourrait être suffisante pour identifier progressivement le paquet avantageux sans que ni la mise à jour des expériences passées (paramètre a), ni la vitesse de diminution des conduites d’exploration (paramètre c), n’interviennent chez des enfants de 6 à 11 ans.
40On peut en revanche supposer que d’autres processus non formalisés dans le modèle puissent intervenir à cette période de développement, par exemple les compétences en numéracie. En effet, le modèle de la valence espérée suppose dans sa formalisation qu’une perte de six bonbons lors du choix d’une carte est perçue par l’enfant comme six fois plus élevée qu’une perte de un bonbon lors du choix d’une autre carte. Si cette supposition peut sembler vraisemblable chez l’adulte, elle reste à éprouver chez de jeunes enfants en imaginant des modifications du modèle formalisant les traitements numériques effectués lors de la comparaison de valeurs de pertes distinctes, et en comparant l’ajustement d’un modèle incluant ces modifications à celui du modèle initial.
41Cette stratégie de recherche qui consiste à mettre en compétition des formalisations s’appuyant sur des conceptions théoriques distinctes, pourrait également être envisagée si les résultats présentés dans cette section ne sont pas spécifiques aux enfants âgés de 6 à 11 ans, mais généralisables à tout type de population. Si le paramètre w qui formalise un processus de sensibilité aux pertes, semble être le principal déterminant des performances des individus aux tâches de gambling (CGT ou IGT), les mécanismes qui sous-tendent ce processus restent à préciser. À différentes manières de penser processuellement le paramètre w pourraient ainsi correspondre différents modèles formels dont les mérites peuvent être comparés sur la base de leurs ajustements respectifs. Par exemple, l’équation 1 du modèle de la valence espérée véhicule une conception capacitaire de la sensibilité du sujet aux conséquences de ses choix : cette sensibilité y est conçue comme une quantité répartie entre les gains et les pertes, de manière analogue à un système de vases communicants. De par cette relation de complémentarité, la sensibilité aux gains est considérée comme étroitement dépendante de la sensibilité aux pertes. À cette conception pourrait se substituer une formalisation postulant l’indépendance de ces deux types de sensibilité, chacun d’eux se voyant associer un paramètre distinct. Le paramètre de sensibilité à la perte pourrait éventuellement être rapproché de ce que Kahneman et Tversky (1979) ont désigné sous le terme d’aversion à la perte, processus jugé critique en situation de décision sous incertitude. D’après ces auteurs, et comme nos résultats le suggèrent également, l’aversion du sujet à l’égard des pertes jouerait un rôle plus important que son attirance à l’égard des gains dans la recherche d’une décision adaptée. En s’appuyant sur certaines théories du développement de l’enfant (par ex., Halford, 1993), on peut également penser que gains et pertes constituent initialement deux sources d’informations traitées indépendamment par le plus jeune enfant, qui tendront par la suite à être intégrées sous la forme d’un bilan global, c’est-à-dire coordonnées sous la forme d’un même schème (Bunch, Andrews, & Halford, 2007). Cette remarque illustre la possibilité d’imaginer des modèles formels dont les caractéristiques différeraient selon la période du développement considérée. Dans le cas de la CGT, l’une des difficultés dans la distinction des paramètres associés aux gains et aux pertes provient du fait que ceux-ci n’ont pas le même statut : au sein d’un paquet donné, les gains sont fixes tandis que les pertes sont aléatoires. Des modifications de la tâche pourraient être envisagées afin de rendre ces deux sources d’informations plus comparables de ce point de vue.
Conclusion
42L’étude scientifique du fonctionnement psychologique consiste le plus souvent à adopter une approche « descendante » qui privilégie un niveau d’analyse général pour atteindre des lois de niveau différentiel, lois éventuellement heuristiques à un niveau individuel (Juhel, 2013). Nous avons cherché dans ce travail à illustrer l’intérêt d’une approche alternative qualifiée d’« ascendante » au sens où celle-ci consiste à juger de la plausibilité d’un modèle au niveau individuel avant de l’appliquer aux seuls individus dont le pattern de variabilité intra-individuelle, compatible avec le même faisceau d’hypothèses fonctionnelles, est reconstruit de manière satisfaisante par ce modèle (Nesselroade, 2010). Une telle démarche présente l’avantage de légitimer les comparaisons effectuées ensuite au sein de l’ensemble des individus ainsi regroupés. L’un des aspects sur lequel des investigations sont à mener concerne les critères d’agrégation des individus, et en particulier l’établissement de critères permettant de considérer par exemple que l’ajustement du modèle individuel est acceptable ou que deux patterns de variabilité intra-individuelle sont « équi-fonctionnels ». Le critère relativement arbitraire appliqué dans ce travail, s’il ne constitue pas le premier seuil de décision arbitraire utilisé en psychologie, pourrait ainsi être davantage justifié.
43Ce chapitre fournit également une illustration des possibilités offertes par les modèles cognitifs formels pour désintriquer les processus échantillonnés par une tâche cognitive complexe. En choisissant une situation de prise de décision sous incertitude, nous avons cherché à éprouver la pertinence du modèle de la valence espérée en évaluant sa capacité à prédire les données recueillies, et en questionnant la validité de l’interprétation psychologique des paramètres. Si les prédictions de ce modèle se sont avérées relativement bonnes, le fait que l’un des paramètres suffise à rendre compte de la quasi-totalité de la variance de la performance à la CGT laisse penser que d’autres modèles sont à envisager, du moins lorsque l’on s’intéresse à une population d’enfants de l’âge de ceux de notre échantillon. Dans cette démarche d’amélioration du modèle, toute hypothèse psychologique théoriquement fondée est finalement susceptible d’être formalisée, mise à l’épreuve des faits et/ou mise en compétition avec d’autres modèles cognitifs formels. Lorsque l’un de ces modèles semble se distinguer, il est également possible de questionner sa validité de façon plus externe, en évaluant les relations entre les paramètres du modèle, estimés dans un cadre expérimental donné, et les processus sous-jacents mesurés avec des tâches dont l’interprétation théorique est assurée.
Bibliographie
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Notes de bas de page
2 Les modèles cognitifs formels sont des modèles mathématiques qui formalisent les liens hypothétiques au sein d’un réseau de processus psychologiques. Ils visent à décrire, sur la base de ces processus, le mécanisme de génération des données comportementales recueillies chez un ou plusieurs individus lors de la passation d’une tâche expérimentale. La pertinence d’un modèle formel peut être évaluée non seulement au regard de sa capacité à décrire et à prédire des données recueillies, mais également par la compatibilité de cette formalisation avec les processus théoriquement impliqués dans la tâche considérée. La recherche de cette compatibilité passe ainsi par un questionnement théorique sur ces processus, différentes conceptions théoriques pouvant aboutir à des formalisations distinctes.
3 Cela revient à considérer que les estimations d’un paramètre sur un ensemble de sujets constituent une variable aléatoire. L’approche multi-niveaux s’intègre ainsi très naturellement à un modèle bayésien (voir partie suivante) puisque dans ce dernier, tout paramètre est considéré comme une variable aléatoire (qu'il se situe ou non au niveau interindividuel).
4 La distribution a posteriori définit la probabilité d’obtenir les valeurs possibles d’un paramètre conditionnellement aux données individuelles recueillies.
5 La distribution beta prend ses valeurs entre 0 et 1, ce qui est également le cas des paramètres w et a. Puisque le paramètre c est initialement borné entre -5 et 5, nous lui avons appliqué la transformation suivante : (c+5)/10.
6 À une constante de normalisation près, qui correspond à l'inverse de la distribution marginale des données.
7 Pour chacun des paramètres individuels, nous avons choisi d’approximer la distribution a posteriori à partir d’un échantillon de 18000 valeurs simulées. Ces 18000 valeurs simulées correspondent à 3 chaînes de Markov comprenant chacune 7000 itérations, les 1000 premières itérations de chaque chaîne étant supprimées afin de ne conserver que des estimations situées dans la phase de convergence de la chaîne. La méthode de « thinning » employée ici ne conserve qu'une seule itération sur deux successives, afin d’éviter la présence d’autocorrélations entre des itérations successives (chaque chaîne comportait à l’origine 14000 itérations).
8 La fonction de vraisemblance du modèle correspond ici à une distribution de Bernoulli (choix binaire à chaque essai de la passation). La distribution prédictive a posteriori permet donc, pour chaque essai de la passation et sachant les valeurs de paramètres estimées pour le sujet considéré, de générer un certain nombre de réponses binaires prédites par le modèle. L’espérance de l’événement « le paquet avantageux est sélectionné à cet essai » est calculée à partir de 18000 réponses générées. Si cette espérance est supérieure à 0,5, le modèle prédit que l’enfant a une probabilité plus forte de piocher dans le paquet avantageux que dans le paquet désavantageux. On peut alors vérifier, à partir de la réponse de cet enfant à cet essai, si la prédiction du modèle est avérée ou non. En procédant de la même manière pour chacun des essais de la passation, il est alors possible de déterminer le pourcentage d’essais pour lesquels le modèle effectue une prédiction qui s’est effectivement vérifiée. Ce « pourcentage de prédictions vérifiées » peut ainsi être considéré comme une mesure de l’ajustement du modèle aux données recueillies chez l’individu.
9 Un modèle de régression appliqué à ces données met en évidence une différence d’ajustement entre le premier et le deuxième bloc d’essais (B = 12,22, SE = 2,02, p <. 0001) ainsi qu’entre le deuxième bloc d’une part, le troisième, le quatrième et le cinquième bloc d’autre part (B = 5,85, SE = 1,65, p <. 0001).
10 Ces 6000 valeurs simulées correspondant à trois chaînes de Markov comprenant chacune 2500 itérations, les 500 premières itérations de chaque chaîne étant supprimées afin de ne conserver que des estimations situées dans la phase de convergence de la chaîne. Nous utilisons également la méthode de « thinning », en ne conservant qu'une seule itération parmi deux successives (chaque chaîne comportait à l’origine 5000 itérations). Précisons également que ce modèle a été estimé en distribuant chacun des paramètres du niveau (intra-) individuel (w, a et c) selon une distribution beta de niveau interindividuel. En suivant les recommandations de Ortega1, Wagenmakers, Lee, Markowitsch et Piefke (2012), les paramètres α et β de cette distribution de niveau interindividuel ont été transformés sous la forme d’une moyenne et d’une variance (cette re-paramétrisation est plus classiquement utilisée dans le cadre des modèles hiérarchiques beta-binomiaux auxquels s’apparente le modèle appliqué ici).
11 Le critère d’ajustement satisfaisant du modèle de la valence espérée retenu dans cette étude garantit un certain niveau de comparabilité d’individus dont le comportement correspond à un pattern de réduction progressive de l’incertitude et de développement de la préférence pour l’un des paquets de cartes.
12 Les résultats d’analyses complémentaires montrent que cette relation n’est plus significative lorsque les données de ces deux enfants ne sont plus prises en compte.
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