Les différences individuelles émotionnelles se traitent-elles comme les différences individuelles cognitives ?
p. 101-123
Texte intégral
Introduction
1De la psychologie clinique aux neurosciences cognitives ou à l’éthologie, les différences individuelles sont présentes dans toutes les sphères du comportement, sans frontières. Plus que d’autres sous-disciplines, la psychologie différentielle se bonifie dans ses approches intégratives transversales, comme dans le cadre des styles de conduites (Huteau, 1985) Cette nécessité de confronter les différents champs de la psychologie trouve particulièrement son intérêt lorsqu’il s’agit d’étudier les différences individuelles émotionnelles.
2Rappelons tout d’abord que la notion d’émotion ne réunit pas un cadre épistémologique uniforme (Plutchik, 1980 ; 2001). Le phénomène répond à une naturelle avancée de la recherche en psychologie quant à la compréhension du comportement. En effet, la relative récence de la démarche scientifique (versus empirique) en psychologie (une centaine d’années), comparativement à des disciplines ancestrales comme les mathématiques ou la physique, a fait émerger un nombre croissant de sous-disciplines qui ont œuvré pour décrire et définir « le squelette », voire la « colonne vertébrale » du comportement humain. C’est aujourd’hui, chose quasiment faite. Mais ce fractionnement de l’étude du comportement a donné lieu à nombre de termes techniques et scientifiques pour décrire les états et les actes humains. Ces termes diffèrent parfois entre sous-disciplines pour décrire le même aspect du comportement ou peuvent être identiques alors qu’énonçant des entités conceptuelles différentes. Le statut de l’émotion est largement imprégné de cet état de fait.
3Ainsi, Kleinginna et Kleinginna (1981) dans une revue de questions ont recensé pas moins de 92 définitions de l’émotion parmi les différents champs de la psychologie. Plus que cela, ils mettent en avant la diversité des termes décrivant les registres de l’émotion et la hiérarchie longtemps, et dans certains cas encore usitée, plaçant les affects au rang supra-catégoriel et les émotions au niveau subcatégoriel (p. 346). Or, l’investissement exponentiel du champ des émotions par les chercheurs de disciplines étendues conduit aujourd’hui à monter le terme d’émotion au niveau supra-catégoriel, privilégiant les termes de psychologie des émotions (Luminet, 2002 ; Sanders & Scherer, 2009) et neurosciences des émotions (Franck, 2006 ; Oschner & Feldman Barrett, 2001 ; Pichon & Vuillermier, 2011), allant jusqu’à faire émerger la sous-discipline de « psychologie des émotions ». On remarquera que l’approche holistique du comportement tend à définir ce dernier comme une interaction entre émotion, cognition et motricité et non entre affect, cognition et motricité ou personnalité, cognition et motricité.
4Comment donc étudier les émotions et leurs diversités individuelles dans un contexte théorique relativement mouvant ? Le point de vue présenté ici ne représente en aucun cas une synthèse consensuelle des travaux sur le sujet mais étaye le travail de recherche effectué par notre équipe2 au sein du laboratoire ICONES sur les différences individuelles émotionnelles. Tout d’abord, nous nous appuierons sur la définition de Tcherkassof (2008) qui synthétise les éléments constitutifs de l’émotion (p. 15) : « Une émotion est un épisode qui émerge automatiquement, imposant sa préséance sur tout autre activité́ en cours, épisode constitué d’un ensemble de réponses interreliées et synchronisées, de type neurophysiologique, comportemental-expressif, subjectif-phénoménal, cognitivo-attentionnel et motivationnel ». La cognition précède les émotions ou inversement ? Nous plaidons plutôt pour une relation réciproque entre émotion et cognition.
Le lien entre émotion et cognition
5L’origine étymologique de l’émotion est latine, basée sur les termes e (qui vient de) et les termes motio (mouvement) ou movere (mouvoir), définissant le mot comme un mouvement provoqué par une excitation extérieure. Dans les débats menés à ce jour (lire notamment les échanges d’arguments entre Zajonc, 1984, et Lazarus, 1984, sur cette question) pour savoir si l’émotion précède la cognition ou si la cognition précède l’émotion, son étymologie influerait sur cette question en faveur de l’antériorité de la cognition. Elle appuie les théories classiques sur le traitement de l’information présentant la cognition, comme précédant l’action. On peut pourtant considérer le phénomène sous un tout autre angle. La notion de perception-action définie par Gibson (1979) et complétée notamment par Reed (1996) énonce un concept relativement simple : quel que soit le comportement, la perception précède l’action qui à son tour précède la perception, dans un phénomène de boucle perpétuelle où l’agir influe sur la perception et la perception influe sur l’agir. Si l’on reprend l’idée générale d’interaction cognition-émotion-motricité, on peut alors penser que chacune des trois composantes s’exprime dans des boucles de perception-action, que la réponse (l’agir-l’action) soit aussi bien une émotion qu’une pensée ou un acte moteur. Selon cette perspective, l’émotion n’est plus l’action mais s’entend plutôt comme un traitement émotionnel de l’information, allant de la perception émotionnelle à l’acte émotionnel. Ce concept a indirectement été abordé par Binet (1902) puis repris par Martin, Berry, Dobranski et Horne (1996) dans l’évaluation du seuil minimum psychophysique d’excitation pour engendrer la perception émotionnelle. Binet relève la présence d’un traitement parallèle cognitif et émotionnel de l’information : « l’excitant se compose de deux éléments : 1° des sensations éprouvées ; 2° des jugements élaborés avec ces sensations » (p. 82). De même, Wallon (1930, cité par Santiago-Delefosse, 2004) conçoit la base des émotions comme les automatismes, les sensibilités et les fonctions. Au-delà du débat sur la composante motrice qui est très régulièrement minorée, on ne serait plus dans la préséance de la cognition ou de l’émotion mais dans une temporalité : 1) parallèle (deux boucles en parallèle : la perception d’une forme vert-gris sur le chemin déclenchant un bond en arrière et une émotion de peur –boucle courte automatique réflexe– et, l’identification de la nature de la forme, un bâton ou un serpent –boucle longue contrôlée–) ; 2) et/ou sérielle, avec tout aussi bien des émotions déclenchant un traitement cognitif que des activations cognitives déclenchant des émotions (la remémoration de cet épisode conduisant au rappel du décès d’un proche et provoquant de la tristesse). De ce fait, il s’agirait de considérer émotion et cognition non seulement comme deux entités indépendantes, position défendue entre autres par Lazarus (1984) et Le Doux (1996, 2012), mais également comme étant interpénétrées (Sanders & Koenig, 2002) ce, à toutes les étapes de traitement.
6Plus largement, quels liens peuvent entretenir émotion, cognition et motricité ? De notre point de vue, l’interpénétration des trois systèmes se construit et se complexifie tant sur le plan neurophysiologique que psychologique au cours du développement, dans la logique des stades piagétiens, du sensori-moteur à l’opératoire abstrait, mais surtout dans la logique wallonienne de construction des fonctions tonico-posturale et clonique. La fonction tonico-posturale, basée sur la sensibilité intéro-et proprio-ceptive, joue un rôle de communication interne au corps tandis que la fonction clonique, basée sur la sensibilité extéroceptive, vise l’établissement de relations objectives au monde (Santiago-Delefosse, 2002, 2004). Les deux fonctions participent à ancrer l’émotion dans la corporéité. Cette perspective entre en résonnance avec des observations faites par notre équipe au cours de précédentes recherches (Charvin & Piot, 2010). Ces dernières nous ont permis d’identifier sur le plan des expressions émotionnelles faciales, posturales et gestuelles que des enfants de 10 ans, dans une tâche de résolution de problème mathématique, montraient, au fur et à mesure que les stratégies de résolution de la tâche s’avéraient inefficaces, un crescendo des expressions émotionnelles. Ces dernières, marquaient, avec les insuccès successifs, tant une augmentation des émotions ressenties (passage de l’irritation à l’exaspération, puis la colère,…) qu’une augmentation de l’expression et de l’engagement moteur (augmentation et amplification des traits faciaux, amplitude du déplacement postural), le tout accompagné d’une modification de la réponse électrodermale. De manière quasi cyclique, ces augmentations se soldaient par un changement de stratégie de résolution de problème. Nous avons alors posé l’idée que la réactivité de l’individu à son environnement répondait, entre autres, à l’accumulation de stimulations, selon un mode apparenté au modèle théorique de l’horloge interne schématisant l’estimation subjective du temps. Le modèle a été développé par Treisman (1963, cité dans une revue de question par Wearden, 2005), puis complété notamment par Church (1984), Gibbon, Church et Meck (1984) et, Matell et Meck (2004). Ce modèle progressivement remanié repose sur le concept de pacemaker-accumulateur-oscillateur. Il implique un pacemaker qui comptabilise les pulsations (accumulation de décharges) stockées en mémoire de travail dans des accumulateurs de périodes de temps différentes puis en mémoire de référence pour aboutir à la capacité d’estimer des durées plus ou moins longues (Church, 1984). La vitesse de l’horloge peut être modifiée, notamment par des substances neuropharmacologiques (Meck, 1996). La transposition de ce concept à l’interaction émotion-cognitionmotricité (Charvin et al., 2008) est que lorsque l’accumulation de réactions (figure 1) cognitives, émotionnelles et motrices atteint un certain niveau de stimulation (de décharge), il déclenche à l’instant Tn un niveau de réactivité supérieur (ex : agacement → irritation → exaspération → colère → rage).
7Selon le nombre et l’intensité des décharges accumulées, le changement de stratégie passerait à un niveau ou plusieurs niveaux supérieurs. Plus que cela, le déclenchement fonctionnerait en vase communiquant entre cognition, émotion et motricité. Enfin, la charge émotionnelle et motrice serait en situation naturelle (c’est-à-dire non cognitivement contrainte) inversement corrélée à la charge cognitive. Plus l’intensité émotionnelle serait élevée, plus la charge cognitive serait faible et plus la charge motrice serait également élevée.
8Cette idée n’est pas sans lien avec des concepts indirectement développés sur le sujet comme, par exemple, par Scherer (Scherer, Schorr, & Johnstone ; 2001) qui évoque l’émotion comme un processus cumulatif qui ne serait pas stable (synchronisation-désynchronisation), au gré d’une combinaison incluant expression émotionnelle, ressenti subjectif mais également tendance à l’action. L’importance de la tendance à l’action dans l’émotion est également soulignée par Frijda (1986, 2004) mais pour ce dernier la motricité est plus présentée dans l’intentionnalité que dans l’acte, sauf dans le cadre de sa réflexion sur le lien entre sexe et amour (2004). Santiago-Delefosse (2004) distingue pour sa part, la primauté de l’émotion sur la cognition dans la fonction tonico-posturale et la primauté de la cognition sur l’émotion dans la fonction clonique. Sur un autre plan, Lang (1980, cité par Bradley & Lang, 2007), Bradley et Lang (1994), s’appuyant sur les travaux de Osgood et collaborateurs (Osgood, Suci, & Tannenbaum, 1957) et de Mehrabian (1996) à propos de qualification sémantique des mots d’émotions, postulent que l’affect se décline selon trois dimensions : la valence (déplaisant/plaisant), l’activation (calme/excité) et la dominance (contrôlé/incontrôlé). Chaque dimension est postulée comme relativement orthogonale aux deux autres. La dimension motrice y est suggérée au travers du terme excitation, cependant non comme une dimension constituante mais comme une résultante. Plus largement, nombre de formalisations théoriques sur l’émotion décrivent cette dernière comme constituée d’un ensemble (de grandeur variable selon les auteurs) de déterminants (dimensions), sans que ces derniers soient considérés comme parallèlement liés et fluctuants (évaluation cognitive, expression, tendance à l’action, sentiment subjectif, réponse périphérique).
9Au-delà de la question des processus impliqués dans le traitement temporel des émotions, se pose une autre question largement mésestimée. Quatre-vingt-quinze pour cent des travaux sur l’émotion portent sur la régulation émotionnelle. Comment le système cognitif parvient-il à réguler les émotions ? Or, dans cette interaction entre émotion et cognition, il manque l’autre partie de la boucle : la régulation cognitive. Comment les émotions régulent-elles la cognition ? Comment les émotions influent-elles sur la prise de décision via le marquage somatique des informations (Damasio, 1995) ? Van der Linden (2004) aborde ce point en évoquant deux modes de régulation : volontaire et réactif, énoncés par Rothbart (Rothbart & Derryberry, 1981 ; cité par Van der Linden, 2004). Le mode volontaire relaterait la modulation conscience et contrôlée de l’expression des émotions tandis que le mode réactif correspondrait à la réponse qu’apportent les systèmes motivationnels face à un stimulus signifiant en régulant les circuits neuronaux impliqués dans les traitements perceptifs, attentionnels, moteurs… La perspective d’un lien réflexif entre émotion et cognition pourrait donc éclairer le débat sur l’antériorité de la cognition sur l’émotion ou de l’émotion sur la cognition.
Peut-on étudier les émotions séparément de la cognition ?
10Selon le raisonnement développé précédemment, émotion, cognition et motricité seraient interpénétrées. Dès lors, il paraît peu probable de pouvoir isolément étudier l’émotion, sans engager conjointement les deux autres registres. Trois questions se posent alors plus particulièrement dans l’étude des différences individuelles émotionnelles : 1) comment évaluer l’émotion sans évaluer la cognition (on posera ici comme postulat l’activation conjointe émotion et motricité) ? 2) le traitement de l’information émotionnelle est-il du même registre que le traitement de l’information cognitive et par conséquent les différences individuelles émotionnelles sont-elles de même nature que les différences individuelles cognitives ? 3) peut-on étudier les différences individuelles émotionnelles avec les mêmes paradigmes expérimentaux que ceux utilisés pour mettre en évidence les différences individuelles cognitives ?
11La première question posée interroge la réalité de la mesure expérimentale lorsqu’on s’attaque aux émotions. Que mesure-t-on exactement ? Quelle est la part de la cognition dans le résultat produit et quelle est la part de l’émotion ? Ce dilemme, n’est pas sans rappeler la difficulté à étudier les processus exécutifs séparément les uns des autres. Dans un article critique des techniques d’imagerie cérébrale par soustraction (résultat condition expérimentale - résultat condition contrôle), Collette et collaborateurs (2005) ont proposé la méthode par conjonction pour identifier les activités cérébrales communes entre plusieurs tests mesurant la même fonction exécutive. Si les tâches sont bien choisies, le point de conjonction sera l’activité expérimentale manipulée. Face à l’impossibilité d’évaluer une tâche purement cognitive ou une tâche purement émotionnelle, la démarche facilitatrice sera de mesurer la part d’implication respective de la cognition et de l’émotion dans la tâche manipulée mais également dans la réponse du participant. Par exemple, dans l’échelle multifactorielle de l’intelligence émotionnelle (MEIS) de Mayer, Salovey et Caruso (1999), sont mesurées la perception, la compréhension et la régulation émotionnelle. Dans le paradigme de cette dernière partie, des scénarii sont proposés évoquant des situations émotionnelles dans lesquelles le participant pourrait ou doit être impliqué. Chaque scénario est suivi de quatre propositions alternatives. Une étude non publiée menée par notre équipe (Debris, 2009) auprès de 100 personnes jeunes (âge moyen : 23 ans) et 71 personnes âgées (âge moyen : 72 ans) montre qu’approximativement 20 % des participants jeunes et âgés sont totalement incapables de se mettre dans la situation du scénario. Le paradigme s’avère trop chargé cognitivement et cette charge cognitive désengage fortement le traitement émotionnel, voire sa reviviscence. On peut donc se poser la question du résultat de la mesure : l’épreuve mesure-t-elle les différences individuelles de régulation émotionnelle ou de « métacognitivisation » du contexte de l’épreuve (mise en conscience de scénarii approchants déjà personnellement vécu ou par des proches, auto-transposition dans le scénario présent du test, puis mise en conscience des quatre réponses possibles proposées et comparaison avec des réactions comportementales déjà émises et enfin, prise de décision sur la réponse la plus approchante de ses propres réactions) ?
12La seconde question porte sur la similarité de structuration entre émotion et cognition. D’un côté, on pourrait évoquer des modalités similaires de traitement des boucles perception-action cognitives et émotionnelles, de l’autre on peut se poser la question de la disparité environnementale de stimulation entre les deux domaines. Avons-nous dans nos études pris la pleine mesure des remarques quant aux différences d’expression entre comportement cognitif et comportement émotionnel, exprimées notamment par Zazzo (1984) sur les diversités des différences individuelles cognitives et de personnalité des jumeaux ? En étudiant les jumeaux monozygotes (MZ) et dizygotes (DZ), Zazzo montre que si les paires de MZ diffèrent moins entre elles que les paires DZ, les paires des deux groupes de jumeaux présentent moins de corrélations plus au niveau de leur personnalité qu’au niveau cognitif. Zazzo parle du « paradoxe des jumeaux » schématisant le besoin des jumeaux, « miroirs physiologiques », de se différencier de son propre « autre soi » sur le plan de la personnalité (voir également Spitz & Carlier, 1996).
13Pour sa part, Santiago-Delefosse (2002) montre comment les phénomènes de différenciation-dédifférenciation tout au long de la vie influent sur les composantes cognitives et émotionnelles, notamment dans les passages de systèmes ouverts sur l’environnement à des systèmes fermés. En effet, si l’on reprend la perspective wallonienne de double sensibilité extéroceptive (ouverte sur le monde) et intéro-proprio-ceptive (centrée sur le corps), les capacités individuelles émotionnelles s’en trouveront affectées à différentes étapes de la vie. Siemer, Mauss et Gross (2007) montrent quant à eux qu’une même situation expérimentale émotionnelle provoque des réactions et des jugements émotionnels différenciés en fonction de groupes d’individus. Dans cette recherche, le regroupement des individus se fait en fonction du type de « cognitive appraisal ». C’est ainsi que les auteurs présentent la « Sufficiency hypothesis : Appraisals determine different emotional reactions to the same situation ».
14L’ensemble de ces exemples nourrit la troisième question sur la similarité-dissimilarité des protocoles de recherche à mettre en place selon si l’objet d’étude est la cognition ou l’émotion. Pour notre part, il nous semble que les différences individuelles émotionnelles sont moins prototypiques que les différences individuelles cognitives. Les différences individuelles émotionnelles ne se résument pas en écarts à la norme. Autant l’éducation et la stimulation cognitives poussent à une norme de développement de l’intelligence fortement orientée sur l’intelligence logico-mathématique (pour le moins dans notre société occidentale), autant l’éducation émotionnelle pousse à la disparité individuelle, garante de la constitution d’une personnalité propre identitaire (unicité de la personne). Suivant ce précepte, étudier les différences individuelles émotionnelles demande d’accepter une plus grande hétérogénéité de comportements émotionnels et de se donner les moyens de les observer. Selon cette logique, la construction de paradigmes expérimentaux ne peut se circonscrire à la production de stimuli prototypiques qui seront de fait de faibles sources de différenciation individuelle. C’est en allant chercher plus dans les extrêmes, que l’on pourra observer toute l’étendue des différences individuelles émotionnelles. Nous sommes face au difficile arbitrage entre rigueur paradigmatique et libération des expressions individuelles.
Le cas particulier de la sensibilité émotionnelle
15Notre équipe explore depuis plusieurs années les troubles du fonctionnement émotionnel dans les dégénérescences de type Alzheimer. En effet, les professionnels en contact avec cette population ont remarqué que les malades Alzheimer (MA) présentent une certaine apathie. Celle-ci s’exprime par une perte d’initiative, un anhédonisme, une indifférence ou encore un repli social. De par la caractéristique de la pathologie Alzheimer mais également de par un manque d’informations sur les différences individuelles générales de sensibilité émotionnelle (un patient Alzheimer pouvant présenter une identité structurelle de faible sensibilité émotionnelle, indépendante de la maladie), nous nous sommes attachés à déterminer si cet émoussement affectif apparaissait à un stade précoce dans la maladie. Pour cela, nous nous sommes proposés de tester la sensibilité émotionnelle de cette population. Cependant, comme nous le détaillerons plus loin, aucun instrument de mesure ne permettait d’évaluer précisément cette capacité. C’est pourquoi nous avons mené des travaux successifs au sein du laboratoire (Le Chevanton, 2011, 2012 ; Lemercier & Verzaux, 2010 ; Salhaoui, 2012 ; mémoires non-publiés) afin de conceptualiser et construire un nouvel outil, une échelle multiple d’évaluation de la sensibilité émotionnelle, le MESS (Multiple Emotional Sensitivity Scale), en vue d’un diagnostic différentiel de l’hypo-à l’hypersensibilité.
16Ayant posé l’idée qu’émotion, cognition et motricité sont interpénétrées, nous ne pouvions concevoir une mesure de l’émotion qui ignore la part intriquée entre les trois. Pour cela, nous nous sommes partiellement appuyés sur le modèle circumplex de Plutchik (1980) qui dépasse la décomposition consensuelle d’Ekman (1992) des émotions de base en 6 émotions prototypiques : la joie, la peur, la tristesse, la surprise, le dégoût et la colère. Ces six émotions sont de valences positive et négative et par consensus, on distingue les émotions primaires (de base) des émotions secondaires et d’arrière-plan (Belzung, 2007). L’approche de Plutchick présente l’intérêt de décliner les dimensions de l’émotion (intensité, similitude, polarité), le degré de persistance (de aigu à chronique) et le degré de pureté (amour = Joie + acceptation). Sa présentation de l’intensité de l’émotion est concordante avec notre classification en ce qui concerne les émotions primaires, secondaires et tertiaire (figure 2).
17Par ailleurs, l’analyse des travaux existants sur la sensibilité émotionnelle nous a permis de distinguer des clivages relatifs entre les champs disciplinaires. Ainsi, nous avons pu observer que le champ de la psychologie du travail était essentiellement centré sur l’émotion d’autrui (recherche de régulation des émotions dans le champ du travail), l’intelligence émotionnelle (perception, compréhension et régulation), l’empathie, la contagion émotionnelle et l’hédonie-anhédonie. Le champ des neurosciences cognitives est apparu plus centré sur le soi, la biologie des émotions (processus constitutifs fonctionnels et structuraux), les théories des émotions (conduite des émotions / perception-action) et la régulation émotionnelle (contrôle des émotions). Forts de ces observations, nous nous sommes orientés vers la production d’une échelle qui évalue la sensibilité émotionnelle de soi et d’autrui centrée sur les processus fonctionnels et structuraux sous-jacents à l’émotion.
18Parmi les tests existants de mesure de la sensibilité émotionnelle, les plus proches de notre objectif sont :
Tout d’abord, l’Affective Sensitivity Scale de Campbell, Kagan et Krathwohl (1971) une échelle de mesure basée sur de courtes vidéos d’individus en interaction. Les participants doivent indiquer pour chaque vidéo les émotions exprimées par les différents protagonistes. Ce test mesure donc ce qu’on nomme la compréhension des expressions émotionnelles d’autrui.
Le Self-Assessment Menikin (SAM) de Lang et collaborateurs (Lang, Bradley, & Cuthbert, 1997), est une échelle rapide, non verbale et quantificative de classification de l’affect autour de trois dimensions qui sont la valence (de positive à négative), l’activation (de très forte à très faible) et la dominance (de très faible à très forte). Ces dernières sont évaluées à l’aide de trois échelles de mesure représentant des personnages et figurant cinq niveaux pour chaque dimension. L’échelle offre l’intérêt d’étudier séparément les dimensions émotionnelles, sur un mode d’évaluation non verbal qui rend le test transgénérationnel et transculturel. Cependant, seul le processus de compréhension des émotions est évalué.
Le Brief Affect Recognition Test (BART) développé par Ekman, Friesen et Ellsworth (1972), tout comme l’Emotional Sensitivity Scale (ESS) proposée par Martin, Berry, Dobransky et Horne (1996), présentent au tachistoscope des expressions faciales émotionnelles. Les participants doivent indiquer quelle est la valence émotionnelle perçue. Ces épreuves évaluent les capacités psychophysiques perceptives afin de mesurer le seuil perceptif émotionnel individuel. Cependant, le seuil perceptif évalué semble plus être cognitif qu’émotionnel.
Enfin, le MEIS, échelle multifactorielle de mesure de l’intelligence émotionnelle, devenu par la suite le MSCEIT, a été proposé par Mayer et Salovey en 1997. Cette échelle évalue la perception, la compréhension et la régulation émotionnelle. Il est relativement singulier par la manière de tester plusieurs processus émotionnels. Cependant, ce test est long et très cognitivement chargé car les participants doivent, dans l’épreuve de compréhension, identifier l’émotion synthèse de trois autres émotions et dans l’épreuve de régulation émotionnelle se placer dans des scenarii et imaginer leur propre comportement dans ce contexte. Ces derniers éléments le rendent particulièrement inadapté à une population de patients Alzheimer dont les fonctions cognitives sont déficitaires. Quant aux épreuves de mesure de la perception des émotions, ces dernières évaluent en fait la compréhension des émotions (épreuve de reconnaissance des expressions faciales d’images d’autrui). Enfin, chaque sous-test présente un score et une cotation différenciés, rendant la comparaison des performances entre épreuves impossible.
19L’analyse des qualités et défauts des tests existants nous a conduits à proposer un test informatisé, présentant soixante-douze images de situations écologiques (expressions faciales émotionnelles, gestuelles et postures en contexte). Les soixante-douze images sont réparties en trois registres : perception de ses émotions (propre ressenti émotionnel face à l’image), compréhension des émotions d’autrui (reconnaissance des expressions faciales émotionnelles d’autrui) et réaction émotionnelle (régulation des émotions en contexte). Les vingt-quatre images (figure 3) par condition se décomposent en dix-huit images réparties selon les six émotions de base d’Ekman (joie, peur, tristesse, dégoût, colère et surprise) et six images neutres. Dans les vingt-quatre images figurent cinq ethnies (Afrique, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Asie, Europe), trois classes d’âge (enfant, adulte, âgé) et les deux genres (homme, femme).
20Le test est donc applicable à différentes ethnies et classes d’âge. Pour réduire la difficulté cognitive de la tâche, les participants doivent estimer leur sensibilité émotionnelle pour chacun des trois registres émotionnels à l’aide d’un curseur se déplaçant sur une échelle AVS (analogous visual scale) allant de 0 à 100. L’échelle est graduée par cinq étiquettes propres à chaque émotion (les six images neutres sont associées respectivement aux séries d’étiquettes de joie, peur, tristesse, dégoût, colère et surprise). Les étiquettes ont été choisies lors d’une recherche (Lemercier, 2010 ; non publié) ayant porté sur soixante expressions émotionnelles pour lesquelles les participants devaient classer les émotions par émotion de base et indiquer le pas (changement d’intensité émotionnelle) entre deux étiquettes consécutives (pas de 0, 1 ou 2). Au final, cinq étiquettes par émotion de base ont été choisies avec un pas de deux entre chaque étiquette (tableau 1). Contrairement à nos attentes, les émotions de base ne sont pas toujours placées au centre, dans la colonne des émotions primaires.
21Par ailleurs, le choix de mettre des étiquettes sur l’échelle continue de mesure de la sensibilité est lié à la prise en considération de la diversité des émotions ressenties face à une image. Non seulement, l’intensité et la valence peuvent varier d’un individu à l’autre mais de plus, plusieurs émotions peuvent être ressenties pour la même image. Afin de comparer la sensibilité sur la même émotion de base, quels que soient les individus, l’émotion la plus manifeste de l’image a été choisie. Nous nous attendons en conséquence à ce que certaines séries d’étiquettes ne correspondent pas à l’état émotionnel prédominant du participant (tristesse et non colère, par exemple). C’est pourquoi, nous avons tablé sur un nombre de soixante-douze images afin qu’entre individus, il y ait au plus deux ou trois séries d’étiquettes non conjointement centrales. Dans le même ordre d’idées, nous avons choisi des images présentant un degré d’intensité émotionnelle, non pas aux alentours de 50/100 mais à 30/100, 50/10 et 70/100. Nous estimons que les scores seront plus discriminants si nous évaluons tant la faible intensité émotionnelle que la forte intensité émotionnelle. Des images prototypiques à 50/100 d’intensité nous auraient conduits à des résultats également prototypiques, générant plus une homogénéité inter-et intra-individuelles de réponses qu’une hétérogénéité. Notre démarche s’associe aux propos de Binet (1902, p. 81) sur le seuil de sensibilité émotionnelle qui « suppose que la qualité de la finesse doit, en psychologie individuelle, ne pas être confondue avec la qualité de l’exactitude » (p. 81).
Données expérimentales
Etalonnage du test auprès d’une population de jeunes adultes
22Le MESS est passé à ce jour par trois étapes de traitement.
La première a consisté à valider le choix des images auprès de 70 participants, dont 49 femmes. Nous nous attendions à une répartition des réponses à l’item selon la courbe de la loi normale. Toute image sortant du critère (figure 4) de sélection (coefficients de dissymétrie et d’aplatissement, trop grande homogénéité inter-images des scores de sensibilité) a été écartée. La mesure de la cohérence interne de l’échelle indique un alpha égal à 0,858, standardisé à 0,868, la corrélation inter-registre étant de 0,30. Par ailleurs, les premières analyses des scores par condition et par émotion ont indiqué des scores de sensibilité plus élevés en Réaction émotionnelle (Perception = Compréhension < Réaction) et différenciés entre émotions (Colère > Tristesse > Peur > Joie > Dégout = Surprise > Neutre). L’analyse méthodologique nous a montré que les étiquettes en Réaction étaient décalées dans l’intensité par rapport aux deux autres registres émotionnels étudiés. Nous avons donc modifié les étiquettes de cette échelle et changé 27 images.
La seconde étape a donc consisté à refaire passer les échelles et les images à un groupe de 15 étudiants de master 2 de psychologie, identifiés comme experts dans la reconnaissance des émotions. Les résultats ont montré un bon ajustement des scores aux trois registres émotionnels et conduit à la validation du choix des images.
Une troisième étape a consisté à faire passer la nouvelle version du MESS à 55 participants, dont 42 femmes, afin de mesurer la validité des nouveaux items, mais également de déterminer les scores de référence (intervalle de confiance) par item. L’analyse des données a conduit, sur les mêmes critères qu’à l’étape 1, à rejeter encore six images dont une en Perception, une en Compréhension et quatre en Réaction. La mesure de la cohérence interne indique un Alpha de Cronbach qui reste sensiblement le même à 0,855, standardisé à 0,865 tandis que la corrélation inter-registre passe à 0,38. Le calcul des scores de référence a permis de faire une première estimation des bornes inférieures et supérieures des scores de références, pour un intervalle de confiance à 0,95. L’étendue de l’intervalle (tableau 2) dépasse les normes attendues ([25-75]) pour les émotions de dégoût, de surprise et de colère.
Tableau 2 - Normes de références de sensibilité émotionnelle. L’étendue attendue pour un intervalle de confiance à 95 % de probabilité est de [25-75].
Scores | Registre COMPREHENSION | |
Emotion | Intervalle | |
joie | 31 | 67 |
peur | 36 | 81 |
tristesse | 48 | 83 |
dégoût | 19 | 63 |
surprise | 16 | 60 |
colère | 21 | 81 |
Score global | 36 | 63 |
Données comparatives entre populations normales et pathologiques
23La 1re phase de validation de l’outil passée, nous avons choisi de poursuivre en testant la validité expérimentale du test sur des populations différentes (pathologiques ou non). En effet, avant d’aller plus loin dans la validation psychométrique de l’outil (notamment l’amélioration de la qualité de la mesure), nous avons choisi d’évaluer si l’outil construit répond globalement à nos objectifs : produire des scores discriminants de sensibilité émotionnelle.
24À ce jour, la population que nous avons mise à l’épreuve du MESS est la suivante (tableau 3).
25Les patients Alzheimer ont été recrutés en CHU avec un score au MMSE de 21-26, les délinquants sexuels en centre pénitencier de longue durée. La durée d’emprisonnement de ces derniers varie de 4 mois à 66 mois (M = 34 mois). L’ensemble des participants a passé le test de mesure du niveau socio-éducatif de Poitrenaud et l’échelle d’anxiété-dépression HAD (Hospital Anxiety and Depression scale). Les données présentées sont partielles car elles sont en cours de traitement.
Analyse psychométrique
26Globalement, l’analyse de la validité interne du test auprès des jeunes adultes indique le maintien de la très bonne cohérence interne du test avec un Alpha de Cronbach à 0,84, et une corrélation moyenne inter-registres de 0,37, indiquant un faible chevauchement entre les registres. Par ailleurs, les scores de référence (tableau 4) ont été recalculés, sur la population cette fois-ci de 313 participants contrôles (voir tableau 3) L’intervalle de référence fluctue entre 34,8 et 59,4, ce qui constitue une bonne fourchette de référence pour pouvoir y référer les populations déficitaires.
Tableau 4 - Score moyen de référence et ses intervalles de confiance supérieur et inférieur.
Emotion | Xmov | Borne Inf. | Borne Sup. |
Joie | 38,3 | 34,8 | 41,7 |
Peur | 54,7 | 49,9 | 59,4 |
Tristesse | 43,3 | 39,7 | 46,8 |
Dégoût | 46,8 | 41,5 | 52,1 |
Surprise | 39,7 | 35,6 | 43,7 |
Colère | 54,2 | 49,9 | 58,5 |
Neutre | 46,2 | 43,1 | 49,2 |
Résultats au MESS
27À ce jour, les analyses montrent des résultats très prometteurs quant aux différences individuelles et populationnelles observées. L’analyse générale du test montre une fluctuation des scores de sensibilité en fonction des émotions. Quelle que soit la population étudiée (figures 5 et 7), le score de sensibilité varie de matière distincte et répétée : Colère = Tristesse = Peur > Joie = Dégoût = Surprise.
28Une analyse plus fine, après sélection de 20 jeunes adultes parmi les 317 pour les comparer statistiquement aux 20 patients Alzheimer et aux 20 personnes âgées (appariés au niveau socio-éducatif, genre et âge, pour les personnes âgées et MA), montre que les performances des MA ne se démarquent pas de celles des jeunes adultes et des personnes âgées. Contrairement à notre hypothèse initiale liée à l’indifférence, l’apathie observée chez les patients Alzheimer, ces derniers ne montrent pas un score de sensibilité inférieur aux deux populations contrôles. Il semblerait que les patients Alzheimer tendent à répondre non pas en fonction de l’émotion ressentie mais en fonction d’une gestion du contexte de l’image en cognition froide (dépourvue d’émotion), d’où des scores stagnant autour de la valeur centrale de 50/100.
29Ils se démarquent toutefois des jeunes adultes et personnes âgées (voir figures 5 et commentaire figure 6), par un score de sensibilité émotionnelle largement et significativement supérieur à zéro pour les images neutres. Les patients semblent traiter le contexte cognitif de l’image neutre et non sa valeur émotionnelle, d’où des scores significativement supérieurs à zéro et supérieurs aux deux autres groupes. Ils présentent par ailleurs un score significativement inférieur pour les images de dégoût.
30Concernant les groupes appariés de jeunes adultes, violeurs et pédophiles (20 jeunes adultes hommes appariés en âge et niveau socio-éducatif aux délinquants sexuels), bien que le faible nombre de participants limite les interprétations, les pédophiles présentent des scores significativement supérieurs ou inférieurs à ceux des violeurs selon le type d’émotion (tableau 5). Ces éléments constitueraient des marqueurs émotionnels distincts de ces deux pathologies étudiées. Il est à noter toutefois le temps relativement long de réponse au test de cette population. Le contexte carcéral n’est pas anodin et malgré le travail en amont pour éviter un phénomène de désirabilité sociale, on peut se demander si la forte variabilité de réponse des violeurs n’est pas liée à une auto-interrogation approfondie de la réponse « conforme » (figure 5).
31Les données indiquent également que les scores des pédophiles sont significativement inférieurs comparativement aux deux autres groupes pour le traitement de la joie tandis qu’ils sont supérieurs pour des émotions neutres. Comparativement, les scores des violeurs sont plus faibles que ceux des sujets contrôles pour les émotions de tristesse, dégoût et surprise. Là, encore, les observations qualitatives éclairent quelque peu les résultats. En majorité, les pédophiles participants semblent manifester plus de culpabilité que les violeurs.
32À un niveau plus général, à part les pédophiles et les violeurs qui montrent une tendance à l’inversion de courbe entre Perception et Compréhension, les trois autres groupes ne montrent pas de différences de scores entre les deux registres (figure 8). En Réaction émotionnelle, les scores de sensibilité sont les plus élevés pour les pédophiles et les plus bas pour les sujets contrôles.
33En fait, ces scores, tant au sein de chaque registre qu’entre registres, varient en fonction des émotions manipulées. Ce point est mesurable lorsque l’on s’intéresse au coefficient de variation à la moyenne (figure 9). Le coefficient de variation des violeurs est significativement supérieur au coefficient de variation des personnes âgées et des patients Alzheimer. Comme souligné précédemment, les patients Alzheimer tendent à répondre non pas en fonction de l’émotion ressentie mais en fonction d’une gestion en cognition froide du contexte de l’image, d’où des scores stagnant autour de la valeur centrale de 50/100. Leur coefficient de variation moyen est le plus bas des cinq groupes.
34Ces données demandent à être complétées par des analyses individuelles, image par image.
Conclusion : un autre regard sur la mesure des différences individuelles dans les émotions ?
35Ces premières données issues du MESS, offrent à ce jour des résultats à la fois satisfaisants et décevants. Elles sont satisfaisantes sur plusieurs points.
En premier lieu, l’échelle de mesure du MESS est de passation rapide, non verbale, facilement réalisable, y compris par de personnes atteintes de dégénérescence cérébrale. Trop souvent les troubles émotionnels sont mesurés par des questionnaires soumis aux aidants familiaux et professionnels et sont donc des mesures indirectes. Le MESS permet bien de restituer un gradient individuel de sensibilité émotionnelle,
En deuxième lieu, l’analyse de la cohérence interne de l’échelle donne des éléments positifs sur la valeur constitutive du test, même si encore une fois des analyses plus poussées notamment par analyse factorielle exploratoire, puis analyse factorielle confirmatoire demandent à être menées.
En troisième lieu, des indicateurs nouveaux de diagnostic semblent apparaître. Les patients Alzheimer ne présentent pas des scores globaux inférieurs aux populations contrôles mais des scores supérieurs aux normes de références pour les items neutres ainsi qu’un coefficient de variation de la réponse inférieur à cette même norme. Les pédophiles tout comme les violeurs, quant à eux, affichent un score de sensibilité inférieur à celui de la population contrôle appariée, sauf pour les violeurs en condition de perception des émotions et pour les pédophiles en condition de réaction émotionnelle. Ces derniers montrent également un score de sensibilité plus bas que les contrôles et les violeurs pour l’émotion de joie. Ces éléments demandent à être étayés par une analyse statistique plus détaillée. Mais, la différence de scores des délinquants sexuels par rapport à la population de référence montre bien que le test est un outil discriminant.
36Par ailleurs, les résultats sont partiellement décevants car nous n’observons pas de variations franches de la sensibilité émotionnelle en fonction des populations. Les éléments indicateurs sont plus subtils à extraire (en fonction des émotions et des images) et donc demandent encore du temps d’appréhension et de compréhension du mécanisme émotionnel.
37Toutefois, l’analyse qualitative de la performance des patients Alzheimer nous montre un traitement en cognition froide qui doit être présent dans les réponses à d’autres batteries de test classiquement utilisées pour tester la capacité émotionnelle de ces patients. Tant les tests de reconnaissance des expressions faciales, tant les questionnaires de personnalité du type du NPI (Inventaire neuropsychiatrique) ou de l’inventaire d’apathie (IA) ne permettent de distinguer si la performance évaluée est liée à une réponse en cognition froide ou émotionnelle. Les réponses aux items neutres du MESS si.
38L’analyse item par item non produite à ce jour limite les interprétations. Les différences de score de sensibilité observées entre émotions de base rejoignent les données de la littérature (voir Goutte et Ergis, 2011, pour une revue de la littérature sur les troubles émotionnels dans les maladies dégénératives), qui montrent notamment des scores de reconnaissance des émotions plus bas pour les émotions négatives. Cependant, un biais demeure dans la mesure où parmi les émotions de base, quatre sont négatives, une est positive et une de statut indéfini (surprise).
39Sur le plan conceptuel, la validité de construit de registres distincts de perception, compréhension et réaction émotionnelles demande à être investiguée. Dans un premier temps, l’analyse plus poussée, item par item est nécessaire, mais l’analyse factorielle exploratoire puis confirmatoire devrait permettre de mesurer sur le plan psychométrique le degré d’existence des trois registres émotionnels manipulés dans le MESS. Parallèlement, l’hypothèse de processus cérébraux distincts de traitement entre les trois registres sera abordée au travers de l’analyse de l’activité électrique cérébrale associée à chacun des trois et ce, à l’aide de la technique des potentiels évoqués visuels (PEVs). On devrait observer une activité cérébrale distincte en fonction des registres impliqués et notamment la part d’activation des zones cérébrales dédiées au traitement émotionnel mais également cognitif et moteur.
40En conclusion, au travers de la construction de l’échelle multiple de sensibilité émotionnelle, nous avons essayé de proposer un autre regard sur les émotions et sur l’étude des différences individuelles émotionnelles. Nous suggérons de mieux mesurer et prendre en considération la part respective de la cognition, de l’émotion et de la motricité dans les tâches expérimentales proposées. Nous proposons également de présenter une diversité de stimuli plus en adéquation avec la diversité individuelle de capacité émotionnelle mais aussi plus à même d’extraire les hétérogénéités émotionnelles intra-et interindividuelles. Nous pensons que les paradigmes de recherche sur l’émotion sont trop calqués sur les paradigmes d’étude de la cognition. Enfin, en accord avec les idées développées par Santiago-Delefosse (2002, 2004), la part structurante de l’émotion dans le développement du comportement, est toujours insuffisamment considérée et demande donc à être ré-investiguée.
Bibliographie
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Notes de bas de page
2 Le présent travail s’inscrit dans le cadre d’échanges fructueux avec Alain Vom Hofe, Jean-Luc Bernaud, Christian Bernard et Jean-Marie Grouin et du travail d’équipe mené avec les étudiants Aurélien le Chevanton (thèse), Caroline Lemercier, Marie Verzaud, et Salima Salhaoui (masters). Il a obtenu le soutien financier de la région Hte-Normandie (GRR Culture et Société en Normandie) et de France Alzheimer.
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