Développement des sois possibles : étude longitudinale auprès d’élèves de 8 et 9 ans
p. 75-87
Texte intégral
Introduction
1Les « sois possibles », concept crée par Markus et Nurius aux États-Unis en 1986, sont des représentations cognitives de soi dans le futur. Ils représentent les espoirs de la personne, ses peurs, ses attentes pour son futur, et servent « d’objectif » ou de but à atteindre ou à éviter. En effet, lorsqu’un adolescent mentionne qu’il aimerait « avoir des copains » ou qu’il aimerait « passer plus de temps avec sa mère » (Oyserman et Markus, 1990b, p. 115), les chercheurs expliquent que cela lui permet de se fixer un but personnel vers lequel il peut tendre. Les sois possibles ont donc un « pouvoir motivationnel » sur le comportement actuel de l’individu et lui permettent d’anticiper les conséquences de ses actes (Shell et Husman, 2008). Les sois possibles peuvent être symbolisés par un « pont entre les représentations de soi passées, présentes et futures » (Markus et Nurius, 1986, p. 1). Ils prennent source dans les expériences de la personne (Raynor et McFarlin, 1986) et les représentations de soi passées et présentes (Cross et Markus, 1991 ; Markus et Nurius, 1986 ; Oyserman et Fryberg, 2006 ; Wurf et Markus, 1991). Ainsi, ils sont une composante du concept de soi – défini comme la capacité de se décrire (Chapman et Tunmer, 1995 ; Martinot, 2001, 2002 ; Rambaud, 2009) – mais « [sont] interdépendants aux autres structures du concept de soi [tels les schémas de soi ou encore l’estime de soi] » (Erikson, 2007, p. 353).
2Malgré l’abondance des notions se référant aux sois possibles (les sois probables, les sois obligatoires, les sois idéaux, les sois espérés, les sois attendus, les sois à éviter, etc.), depuis les années 2000, trois dimensions sont fréquemment étudiées : les « sois attendus », les « sois souhaités ou espérés » et les « sois à éviter ». Les sois espérés représentent ce que le personne souhaiterait devenir, c’est-à-dire ses espoirs dans son futur, comme par exemple, le succès, la créativité, la richesse etc. (Markus et Nurius, 1986 ; Markus et Wurf, 1987 ; Plimmer et Schmidt, 2007 ; Shepard et Marshall, 1999). Ils représentent ses aspirations ou ses envies, réalistes ou non, réalisables ou non et sont principalement considérés comme des éléments positifs de soi (Markus et Nurius, 1986). Les sois à éviter décrivent ce que la personne craint et qu’elle ne souhaite pas pour elle-même dans son futur (Markus et Nurius, 1986 ; Oyserman et Markus, 1990a, 1990b). Ils sont considérés comme « négatifs » qu’ils soient réalistes ou non (Markus et Nurius, 1986). Les sois attendus représentent ce que le sujet s’attend à devenir dans le futur. En général, ils évaluent les représentations de soi à court terme et paraissent plus probables que les sois espérés (Day, Borkowski, Punzo et Howsepian, 1994).
3Eu égard aux controverses de la littérature scientifique sur les sois attendus, ces derniers ne sont pas pris en considération dans cette étude. En effet, même si les personnes distinguent les sois espérés des sois attendus (Yowell, 2002), ces deux notions sont relativement proches (Oyserman et Markus, 1990b). De plus, Yowell (2002) montre que les sois attendus ont moins d’effet que les sois espérés sur les variables examinées (dans son étude, se sont les résultats académiques). Les sois espérés et les sois à éviter s’appliquent à des domaines de vie variés (scolaire, professionnel, relationnel, familial etc.). Les domaines émergent et disparaissent selon les âges des personnes. Par exemple, les recherches ont montré que le domaine scolaire est récurrent dans les réponses des adolescents et des jeunes adultes (Beal et Crokett, 2010 ; Knox, Funk, Elliott et Bush, 1998, 2000) puis disparaît complètement des réponses chez les personnes âgées de 20-25 ans environ (Cross et Markus, 1991).
4Tenir compte des domaines est intéressant puisque les études montrent qu’un soi possible dans un domaine spécifique a des effets motivationnels importants sur le comportement du sujet dans ce même domaine, comparé aux sois possibles dans un autre domaine (Anderman, Anderman et Griesinger, 1999). Leondari, Syngollitou et Kiosseoglou (1998) étudient les relations entre les performances académiques (la moyenne des résultats scolaires), la motivation, la persistance à l’école, l’estime de soi et les sois possibles auprès de 289 adolescents de 14-15 ans. Leurs analyses multivariées mettent en évidence des liens entre la réalisation académique et la persistance dans la tâche sur les sois espérés. Plus précisément, la relation entre les sois espérés et les résultats académiques est plus élevée quand les adolescents se projettent dans des domaines « positifs » spécifiques, plutôt que généraux. À l’inverse, les élèves avec de bonnes performances (moyennes académiques les plus élevées) ont plus de facilités à imaginer des sois possibles scolaires comparativement à ceux ayant des performances plus faibles. L’étude d’Anderman et al. (1999) corrobore les résultats précédents, mais auprès d’élèves plus jeunes (âgés de 11-12 ans) et suivis longitudinalement sur un an.
Objectifs de l’étude
5Les recherches sur le développement du contenu des sois possibles sont nombreuses, mais concernent principalement les adolescents et les jeunes adultes. Peu d’enquêtes ont été réalisées auprès des jeunes enfants. Or, à partir des travaux sur le développement de l’estime de soi et des perspectives temporelles, l’élaboration des sois possibles dès 8 ans semble envisageable.
6En effet, les travaux princeps de Harter (1982, 1998, 1999) ont montré que l’estime de soi se développe dès l’âge de 8 ans. Les enfants à cet âge sont en mesure d’avoir une connaissance de soi distincte de celle d’autrui et de prendre en considération les évaluations d’autrui dans les évaluations de soi (Aboud et Ruble, 1987). Selon L’écuyer (1978), entre 5 et 10 ans, l’enfant est dans une phase de structuration du soi : il peut considérer différents domaines de perceptions de soi (les possessions, les rôles, les activités…) et faire varier le degré d’importance accordée à ces domaines.
7De plus, Rodriguez-Tomé et Bariaud (1987) rappellent qu’à ces âges (8-10 ans), les enfants sont en mesure de se projeter dans le temps bien que leur extension temporelle soit limitée. Finalement, pour ces auteurs, « la connaissance du temps apparaît très établie vers 10 ans » (ibid., p. 52) mais elle commence aux alentours de 5-6 ans et se précise vers 8 ans.
8Ainsi, ce travail examine l’évolution du contenu des sois possibles chez des enfants de 8 à 9 ans, et ses effets dans le domaine scolaire (perception de compétence, attitudes envers l’école et compétences scolaires).
Méthodologie de l’enquête
Population
9133 élèves sont suivis longitudinalement pendant 1 an, du CE2 au CM1. Cet échantillon est composé de 48 % filles et de 52 % garçons. L’âge moyen des élèves de CE2 est de 8.5 ans (ET = 4.8 mois) et de 9.5 ans pour les élèves de CM1 (ET = 4.8 mois). Ces élèves proviennent de 3 régions différentes, situées dans l’Ouest de la France (Loire-Atlantique, Landes et Pyrénées Atlantiques). Les zones géographiques sont diversifiées (aussi bien urbaines que rurales) et 15 élèves sont dans une classe située en Réseaux Ambition Réussite. Un seul enfant a redoublé son année entre le CE2 et le CM1.
Procédure
10Les enseignants ont d’abord été contactés par téléphone. Ils ont été prévenus de la durée de l’étude afin d’obtenir leur accord et de pouvoir effectuer le suivi longitudinal des élèves. Cette démarche a probablement contribué à ne recevoir aucun refus de leur part l’année suivante et d’échapper à une forte mortalité de l’échantillon. La même démarche a été menée auprès des inspecteurs de l’éducation nationale et des parents (néanmoins, un courrier leur était adressé chaque année pour leur rappeler l’intervention).
11Les rencontres avec les élèves, d’une durée d’une heure trente environ, ont eu lieu en séance collective sur le temps de classe (donc dans le cadre institutionnel de l’école). Les passations ont été réparties en trois séances entre février et avril. Lorsque les enfants étaient absents à deux séances, ils n’étaient pas comptabilisés dans les analyses. S’ils étaient absents une séance seulement, leurs valeurs manquantes ont été remplacées selon les procédures statistiques prévues par le logiciel SPSS. Cela concerne uniquement 3.2 % des élèves en CE2 et 4.5 % des élèves en CM1.
Outils
Évaluation des compétences scolaires (ECS III) de Khomsi (1997)
12L’ECS iii de Khomsi (1997) permet d’évaluer les compétences scolaires au cours du cycle 3 dans la perspective d’une prévention des difficultés d’apprentissage. Elle comporte 6 épreuves (identification de mots écrits, compréhension en lecture, résolution de problèmes, graphisme, orthographe, nombres et arithmétiques), elles-mêmes pouvant se subdiviser en sous-tests (par exemple, l’épreuve nombres et arithmétiques se décompose en épreuve de transcodage, opérations et problèmes). Ses qualités psychométriques sont correctes : les corrélations inter-épreuves peuvent être assez élevées (jusqu’à. 73 selon l’âge et le type d’épreuve) et l’étalonnage a été réalisé auprès de 760 élèves, répartis en trois niveaux scolaires (242 élèves en CE2, 259 élèves en CM1 et 259 élèves en CM2).
Échelle des attitudes des élèves envers l’école élémentaire (ÉAÉE) de Bennacer (2003, 2008)
13Ce questionnaire permet d’étudier les attitudes négatives des élèves vis-à-vis de l’école. Il se compose de 32 items, répartis en 5 sous-échelles : l’affectivité négative envers l’école (7 items), le désintérêt scolaire (6 items), les aspirations pour les études futures (4 items), l’anxiété, le souci et le stress scolaire (9 items), ainsi que le facteur « École drôle, lieu de distraction » (6 items). La somme de ces sous-échelles constitue le facteur global d’attitudes négatives envers l’école (nécessitant alors l’inversion de la notation des items au niveau des facteurs « Aspirations pour les études futures » et « École drôle, lieu de distraction »).
14Les qualités psychométriques de cette échelle sont satisfaisantes. Les coefficients de corrélations du test-retest varient entre. 67 et. 75, ce qui suggère une bonne stabilité temporelle. L’alpha de Cronbach varie entre. 66 et. 89 selon les facteurs mesurés. Pour finir, les corrélations avec d’autres mesures (estime de soi, satisfaction envers le professeur, satisfaction envers l’apprentissage, satisfaction envers la classe, le bien-être, la formation de l’amitié) sont significatives et indiquent une bonne validité convergente.
Questionnaire de la perception de compétences, de Bordeleau (2000)
15La perception de compétence à l’école est examinée à partir d’une adaptation du questionnaire de Bordeleau (2000). Le questionnaire initial a été crée par Bordeleau et Bouffard (1999) et Bordeleau (2000) afin d’étudier la façon dont l’élève s’auto-évalue dans certaines disciplines scolaires (français et mathématiques). Le questionnaire original est composé de 10 items. Les indices de consistance interne obtenus par Bordeleau (2000), auprès d’un échantillon de 250 enfants québécois d’environ 7 ans, sont corrects (α = .73, pour le domaine de la lecture, α = .75, pour les mathématiques).
16L’adaptation de ce questionnaire consiste à mesurer la perception de compétence à l’école (plutôt que sur des disciplines spécifiques) auprès d’une population française (N = 405). Les qualités psychométriques sont ainsi vérifiées. Les résultats révèlent que la consistance interne (α =. 83), vérifiée auprès de 240 élèves, est acceptable. Calculées auprès de 37 élèves, les corrélations test-retest (une semaine d’intervalle) sont significatives et varient entre. 29 et. 89. La validité convergente a été testée auprès de 128 élèves avec le questionnaire d’estime de soi scolaire (SPP de Pierrehumbert, 1987) et la corrélation obtenue est significative (r = .54, p < .001).
Questionnaire des Sois Possibles (QSP1)
17Une première version du questionnaire évaluant les sois possibles a été élaborée et administrée à 459 élèves de cycle 3 (Lefer, Florin & Guimard, à paraître). Cet outil est composé de deux parties : l’une évaluant les sois espérés (24 items au total), l’autre mesurant les sois à éviter (24 items). Les items sont classés de manière dichotomique (1 = choisi, 2 = non choisi) et l’addition des items permet de calculer des scores pour chaque dimension.
18Des analyses factorielles par correspondances multiples révèlent d’une part que les sois espérés sont composés de 3 facteurs expliquant 17 % de la variance : environnement naturel et santé (6 items), relations sociales et possessions matérielles (4 items), scolaire (4 items). Les consistances internes de ces facteurs sont médiocres (α = .71 pour le facteur 1, α = .60 pour le facteur 2, et α = .57 pour le facteur 3). D’autres part, les sois à éviter sont composés de 3 dimensions expliquant 21 % de la variance : scolaire (5 items), relations sociales et possessions matérielles (3 items), environnement naturel et santé (4 items). Les consistances internes de ces facteurs sont moyennes et proches de celles des sois espérés (α = .76 pour le facteur 1, α = .63 pour le facteur 2, et α = .57 pour le facteur 3). La fidélité inter-items par bissection est acceptable (coefficients de corrélation variant de r = .63, p < .001 pour la corrélation la plus faible, à r = .80, p < .001 pour la plus forte).
Résultats
Développement des sois possibles entre 8 et 9 ans
19Les premiers résultats de l’étude montrent que les scores des sois espérés scolaires des élèves de CE2 (X = 2.7) et ceux de CM1 (X = 3) augmentent de manière significative (t [1, 132] = 2.83, p < .001). En ce qui concerne les sois à éviter scolaires, les scores des élèves en CE2 (X = 3.5) et ceux des élèves en CM1 (X = 3.8) sont significativement différents (t [1, 132] = 2.67, p < .001). Ces résultats présentent un intérêt particulier puisque seul le facteur scolaire augmente significativement entre le CE2 et le CM1, comparativement aux autres facteurs. Le domaine scolaire apparaît donc comme un sujet d’intérêt croissant pour les élèves. Il est aussi de plus en plus inquiétant puisque les élèves ont plus de peurs dans le domaine scolaire que d’espoirs. Il semble donc important de vérifier les liens entre les sois possibles scolaires et certaines variables conatives (perception de compétence et attitudes envers l’école) et les effets de cette évolution sur les compétences scolaires.
Liens entre les sois possibles, la perception de compétences et les attitudes envers l’école
20Chez les élèves de CE2, les scores des sois espérés scolaires ne sont pas corrélés avec la perception de compétence, mais ils le sont en CM1 (r = .22, p < .05). Lorsque l’effet du sexe est contrôlé, les résultats montrent que ces tendances générales sont significatives uniquement chez les filles de CM1 (r = .14, p < .05). À l’inverse, les scores des sois espérés scolaires des élèves de CE2 sont corrélés négativement avec les attitudes négatives envers l’école (r = -.23, p < .01). Cette corrélation est nulle chez les élèves de CM1. Là encore, cette tendance générale dépend du sexe puisque les résultats sont significatifs chez les filles de CE2 et non chez les garçons. Ces analyses ont été également conduites avec les sois à éviter scolaires mais les variations ne sont pas significatives. Dès lors, il paraît judicieux d’examiner si les sois possibles scolaires (espérés et à éviter) peuvent prédire la perception de compétence un an après, en contrôlant les résultats initiaux de la perception de compétences des élèves de CE2. Pour cela, des régressions linéaires multiples pas à pas permettent d’étudier l’effet modérateur des sois possibles dans l’évolution des scores de perception de compétence. Avant d’effectuer ces analyses, les conditions de réalisation des régressions linéaires multiples ont été vérifiées – 1) distribution normale des valeurs des sois espérés scolaires et des sois à éviter scolaires 2) indépendance des erreurs puisque la valeur de Durbin-Watson est de 1.98, donc proche de 2, 3) absence de multi-colinéarité parfaite puisque les valeurs du VIF (Variance Inflation Factor) sont proches de 1 mais jamais égales à 10 – (Howell, 2008). Dès lors, les résultats montrent que le meilleur modèle n’inclut pas les sois possibles (espérés et à éviter) scolaires des élèves de CM1. Cela signifie que les sois possibles n’interviennent pas significativement dans l’évolution de la perception de compétence entre le CE2 et le CM1.
Liens entre les sois possibles et les compétences scolaires
21De manière générale, chez les élèves de CE2, les compétences scolaires ne sont pas liées avec les sois possibles scolaires. Néanmoins, le sexe modifie la variation des résultats puisque chez les garçons de 8 ans, les scores des sois à éviter scolaires sont significativement et négativement liés aux scores en orthographe (r = -.23, p < .05) et en graphisme (r = -.23, p < .05). Chez les élèves de CM1, les résultats divergent légèrement puisque les scores des sois espérés scolaires sont significativement et positivement liés aux scores en orthographe (r =. 40, p < .001). Cette tendance générale est cependant dépendante d’un effet du sexe : ces corrélations sont significatives chez les garçons et non chez les filles. De plus, chez les élèves de CM1, les sois à éviter scolaires sont faiblement liés aux scores en nombres et arithmétiques (r = .18, p < .05). Toutefois, lorsque la variable sexe est contrôlée, ce lien est significatif uniquement chez les garçons (r = .25, p < .05).
22Ces analyses nous ont conduit à vérifier si les sois possibles scolaires (espérés et à éviter) peuvent prédire les performances scolaires un an après. L’hypothèse que les sois possibles scolaires des élèves de CE2 modèrent l’évolution de leurs scores en mathématiques et en orthographe un an après (en CM1) est alors testée. Après avoir contrôlé les conditions de réalisation des régressions linéaires multiples (Howell, 2008), l’effet modérateur des sois possibles dans l’évolution des performances scolaires entre le CE2 et le CM1 est examiné. Les résultats montrent que les sois à éviter scolaires des élèves de CE2 n’agissent pas significativement dans la variation des scores en mathématiques des élèves de CM1. Seul le score en mathématiques des élèves de CE2 prédit 2.8 % de la variance du score en mathématiques des élèves de CM1 (ß = .19, p < .05). Ces analyses permettent donc de réfuter l’hypothèse de départ. Les sois à éviter scolaires sont liés aux compétences en mathématiques mais ne permettent pas de les prédire.
23En revanche, les sois espérés scolaires et les sois à éviter scolaires des élèves de CE2 prédisent faiblement et significativement leurs performances en orthographe une année plus tard (ß = .27, p < .05). Ces deux variables prédisent 17.8 % de la variance des scores en orthographes en CM1, et ceci, indépendamment des scores en orthographe en CE2. Les sois espérés scolaires et les sois à éviter scolaires des élèves de CE2 agissent donc sur leurs scores en orthographe en CM1 de manière indépendante (absence d’interaction) et spécifique (par rapport aux scores en orthographe chez les élèves de CE2).
Conclusions de l’enquête et perspectives
24Ces premiers résultats mettent en valeur trois phénomènes importants : d’abord, les enfants de 8 et de 9 ans sont capables de se projeter dans le futur et de prioriser leurs objectifs. De plus, cette projection évolue dans le temps (enquête réalisée sur une année scolaire) et a des effets sur des compétences scolaires spécifiques.
25Le fait que le facteur scolaire prenne de l’importance entre le CE2 et le CM1, comparativement aux autres facteurs, signifie qu’il représente un domaine d’intérêt croissant. Il est source d’espoirs mais aussi de peurs dans les représentations des enfants de leur avenir. Ce phénomène est assez surprenant par rapport aux résultats d’autres travaux scientifiques puisque, jusqu’à présent, le domaine scolaire est plus essentiel chez les jeunes plutôt que chez les personnes plus âgées (enquête réalisée chez les jeunes adultes par Fryberg et Markus en 2003). En outre, les résultats de cette enquête montrent que les peurs pour le futur dans le domaine scolaire sont plus importantes que les espoirs. Donc, le domaine scolaire prend, certes, de l’importance entre 8 et 9 ans, mais il est le signe d’une inquiétude grandissante chez les élèves. Au regard des items sélectionnés par les élèves dans cette enquête (« avoir de mauvaises notes, redoubler, être puni »), il semble que l’évaluation scolaire soit un élément essentiel des craintes des élèves lorsqu’ils se projettent dans le domaine scolaire. Ces premiers résultats interrogent sur les facteurs contribuant à déterminer le bien-être des enfants à l’école.
26Par ailleurs, les résultats montrent que les sois espérés scolaires sont plutôt liés aux variables conatives (perception de compétence, attitudes envers l’école). Les sois à éviter sont davantage liés à certaines disciplines académiques (orthographe, graphisme, nombre et arithmétiques), ces dernières reflétant des compétences spécifiques (respectivement, association et reconversion graphèmes-phonèmes, automatisation des gestes et programmation motrice, résolution de problèmes). Néanmoins, ces liens semblent fortement dépendants de l’effet du sexe puisque les sois espérés scolaires sont surtout liés aux variables conatives chez les filles, alors que les sois à éviter scolaires sont davantage corrélés à certaines compétences scolaires chez les garçons. La variable sexe est alors essentielle dans la compréhension des effets des sois possibles.
27Ces premières analyses suggèrent que les sois espérés agissent comme un « motivateur affectif et conatif » dans l’apprentissage alors que les sois à éviter opèrent comme un « régulateur cognitif ». Cette thèse est souvent reprise dans les travaux scientifiques (Destin et Oyserman, 2009 ; Frazier et Hooker, 2006 ; Quinlan, Jaccard et Blanton, 2006 ; Oyserman, 2008 ; Oyserman, Terry et Bybee, 2002).
28Toutefois, de nombreuses limites à cette recherche tempèrent les précédentes conclusions. En effet, cette première version du QSP présente des propriétés psychométriques assez faibles et devra donc être améliorée (Lefer, Florin et Guimard, 2012). Près de la moitié des items n’a pas été prise en considération dans l’AFCM, ce qui conduit à une perte importante des données. Il est toléré de supprimer les items ayant été peu choisis par les enfants puisqu’ils peuvent biaiser les résultats de l’analyse factorielle, mais en quantité modérée (Escofier et Pagès, 2008). Dès lors, de nouvelles analyses permettraient d’aboutir à une autre structure factorielle, plus fiable sur le plan métrique.
29De plus, des variables n’ont pas pu être contrôlées dans les analyses, notamment le milieu socio-économique des parents. Or, bon nombre de recherches ont montré qu’il a des implications sur les représentations des enfants de leur l’avenir (Kerpelman, Shoffner et Ross-Griffin, 2002 ; Lobenstine et al., 2001).
30Pour finir, les résultats de cette étude sont assez disparates, probablement parce que l’écart d’un an (entre le CE2 et le CM1) est insuffisant. Poursuivre cette recherche auprès des mêmes élèves en CM2 permettrait d’examiner l’évolution de ces variables à plus long terme, d’autant que c’est une année de « transition » essentielle, entre la fin de l’école élémentaire et le début du collège. Or, les travaux d’Anderman et al. (1999) montrent que ces transitions académiques sont parfois difficiles sur le plan psychologique et que les sois possibles peuvent alors servir de « tremplin » pour surmonter les difficultés. En ce sens, le concept des sois possibles pourrait contribuer au développement des connaissances scientifiques sur les effets des variables conatives sur les apprentissages scolaires.
31Mieux comprendre et évaluer le développement des sois possibles pourrait alors aider les professionnels de l’éducation et de l’orientation scolaire à développer de nouvelles pratiques de prévention des difficultés scolaires.
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Références
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Notes de bas de page
1 Merci à Muriel Greffier et Aurore Prével pour leur aide dans la collecte des données.
Auteurs
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