Croyances d’efficacité, stéréotypes de sexe et choix professionnels
p. 81-90
Texte intégral
Introduction
1Dans le cadre de la théorie sociale cognitive de Bandura les croyances d’efficacité ou sentiments d’efficacité personnelle jouent un rôle clé dans la motivation à la réussite et vont, à terme, avoir un impact sur les performances réelles et les choix d’un individu. Les sentiments d’efficacité personnelle (SEP) renvoient au fait de se sentir capable d’entreprendre une série d’actions pour atteindre un but avec succès. Plus largement, ils concernent les croyances des personnes dans leurs capacités à agir de façon à maîtriser les événements qui affectent leurs existences.
2Les croyances d’efficacité forment le fondement de l’agentivité humaine (capacité à être un agent actif au sein de son environnement social). Si les individus ne pensent pas qu’ils sont capables d’atteindre les résultats qu’ils désirent grâce à leurs actions, ils ont peu de raisons d’agir ou de persévérer face aux difficultés.
3Ainsi, on ne s’engage pas vers une filière de formation ou une profession à l’égard de laquelle on a des sentiments d’efficacité faibles.
4Les recherches sur l’existence de liens entre SEP et les choix professionnels ont été initiées par Nancy Betz et Gail Hackett (Betz & Hackett, 1981 ; Hackett & Betz, 1981) au début des années 1980. Ces recherches se sont beaucoup développées depuis les années 1990 (Hackett, 1995 ; Chartrand, 1996 ; Betz, 2001). L’influence des apprentissages et de l’environnement a pu être mise en évidence dans la construction des croyances d’efficacité. Or l’apprentissage des rôles de sexe influe sur les croyances d’efficacité y compris sur celles qui concernent l’engagement dans tel ou tel type d’études et la poursuite de celles-ci ou encore dans l’exercice de certaines professions. En précisant le rôle de médiateur joué par les SEP, l’approche théorique de Bandura (2003) apporte une contribution à la compréhension du caractère sexué de l’orientation scolaire et professionnelle. Selon Lent, Brown et Hackett (1994), qui s’inscrivent dans ce courant théorique, l’influence du sexe sur la construction des choix de formation et de carrière est – partiellement – médiatisée par les expériences différenciées d’apprentissage et par les conséquences qui en résultent en termes de SEP et d’attentes quant aux résultats. On pourrait ajouter à cela l’influence des attentes de l’environnement sur ce qu’il convient de faire ou d’être selon que l’on est un garçon ou une fille dans une société donnée. Il faut également prendre en considération l’effet de l’intériorisation de ces attentes et des contraintes sociales par les individus ainsi que l’importance pour tout un chacun d’obtenir la reconnaissance d’autrui (Honneth, 2000). Tout cela va influer sur la motivation à entreprendre et poursuivre tel ou tel type d’études ou de profession.
5Une enquête dirigée par Monique Wach (Wach et al., 1992), auprès d’élèves de classe de terminale confirme l’importance du sexe dans le choix des formations professionnelles et des professions.
6On observe que les garçons demandent majoritairement les IUT et les BTS industriels, les études universitaires de maths, physique et biologie, les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques et de commerce, et les écoles d’architecture, tandis que les filles demandent majoritairement les IUT et les BTS tertiaires, les écoles sociales et paramédicales, les études universitaires d’économie et de lettres.
7En ce qui concerne les étudiantes, Betz (2005) note que les résultats d’enquêtes conduites au cours des vingt dernières années montrent que, d’une façon générale :
8Les étudiantes expriment des SEP plus faibles que les étudiants, à l’égard
- des mathématiques,
- des sciences,
- de l’informatique,
- des activités mécaniques,
- et des activités physiques de plein air.
9Les étudiantes tendent à exprimer, par contre, des SEP plus forts que les étudiants, dans les domaines liés aux activités sociales comme, par exemple, ceux de l’enseignement ou du conseil aux personnes.
10De nombreuses études ont mis en évidence l’influence de la « menace du stéréotype » sur les performances. Elles démontrent l’effet des représentations sexuées des activités et des tâches sur les sentiments d’efficacité et/ou sur les performances objectives (Betz & Hackett, 1983 ; Matsui & Tsukamoto, 1991 ; Junge & Dretzke, 1995 ; Dar-Nimrod & Heine, 2006). Ainsi on observe que les femmes se sentent moins compétentes et obtiennent des performances plus faibles lorsqu’elles croient ou qu’on leur fait croire que les tâches ou activités proposées sont dans la sphère des activités traditionnellement effectuées par des hommes. Même si les hommes et les femmes ne se différencient pas en matière d’aptitudes évaluées à l’aide de tests standardisés, ils se différencient de façon significative sur le plan des croyances d’efficacité. Ces différences sont particulièrement frappantes en ce qui concerne les professions qui nécessitent d’utiliser les mathématiques ou tout du moins celles pour lesquelles les représentations des jeunes les amènent à penser qu’elles requièrent l’utilisation des mathématiques.
11Face aux injonctions institutionnelles visant à diversifier les choix d’orientation des jeunes filles, notamment vis-à-vis des formations et des professions scientifiques et techniques, nous avons souhaité vérifier si une évolution était apparue entre 1994 et 2006. En effet, une première enquête a été conduite en 1994 et reproduite en 2006 ; il s’agissait de recueillir les sentiments d’efficacité personnelle (SEP) à l’égard de formations et de professions, chez des lycéennes et des lycéens de terminales scientifique et économique.
12Nos hypothèses étaient les suivantes :
- Les SEP à l’égard des professions et des formations sont influencés par l’appartenance à la section scolaire.
- Toutefois, compte tenu de la prégnance de l’apprentissage des rôles de sexe – toujours en vigueur actuellement –, nous avons fait l’hypothèse que des différences fortes entre filles et garçons perdurent entre 1994 et 2006.
Méthodologie
Participants
13Lors de l’année scolaire 1993/1994, une enquête a été menée auprès d’échantillons d’élèves de terminales économiques (318 filles et 153 Garçons) et scientifiques (F = 94 ; G = 124). La même enquête a été conduite en 2005/2006, auprès d’élèves des mêmes sections, économiques (F = 108 ; G = 58) et scientifiques (F = 92 ; G = 88). Ces deux sections ont été choisies car les pourcentages de filles et de garçons y sont moins déséquilibrés que dans d’autres filières comme la filière littéraire où les garçons sont minoritaires.
Mesure
14Nous avons utilisé un questionnaire d’estimation des compétences (QEC), qui a été construit lors de la première enquête de 1993/94, et qui s’attache à 24 professions et à 14 formations (Blanchard & Vrignaud, 1994).
15Les professions (voir tableau 1) ont été extraites d’une version du questionnaire d’intérêts professionnels, le QIP (Aubret, 1989).
Administrateur de société | Journaliste |
16Les formations (voir tableau 2) ont été reprises d’une enquête précédente coordonnée par Monique Wach (Wach et al, 1992).
17Pour chaque profession et pour chaque formation, les élèves devaient estimer le niveau de leurs sentiments de compétences (ou d’efficacité) sur une échelle en cinq points allant
- de « je sens que je serais très peu compétent(e) dans ce métier (ou pour suivre cette formation) »
- à « Je sens que je serais bien compétent(e) dans ce métier (ou pour suivre cette formation) ».
Brevet de technicien supérieur (BTS) industriel | Écoles paramédicales |
Brevet de technicien supérieur (BTS) tertiaire | Études de droit |
Diplôme Universitaire de Technologie industriel | Études de médecine ou de pharmacie |
Écoles d’ingénieurs | Études universitaires de langues |
Écoles de carrières sociales | Études universitaires de lettres |
Écoles de commerce | Études universitaires scientifiques |
Écoles de journalisme | Formation aux métiers artistiques |
Résultats
Chez les terminales économiques :
18Les professions pour lesquelles les moyennes des scores des garçons sont significativement supérieures à celles des filles, sont moins nombreuses en 2006 qu’en 1994. Ce sont des professions majoritairement de type technique.
19Du côté des formations, on observe que les garçons ont des moyennes de SEP supérieures à celles des filles pour les mêmes formations en 1994 et en 2006. Ces formations relèvent des domaines industriels, scientifiques et commerciaux.
20En ce qui concerne les professions pour lesquelles les filles expriment des SEP dont les moyennes sont significativement supérieures à celles des garçons, leur nombre reste stable entre 1994 et 2006 ; il s’agit majoritairement de profession de type littéraire, artistique, administratif, altruiste et social.
21Quant aux formations pour lesquelles les filles expriment des scores moyens supérieurs aux garçons, leur nombre augmente entre 1994 et 2006 et ce sont majoritairement des formations de type littéraire, social et artistique.
Chez les terminales scientifiques :
22Les professions et les formations pour lesquelles les moyennes des SEP des garçons sont significativement supérieures à celles des filles, sont plus nombreuses en 2006 qu’en 1994.
23Il s’agit majoritairement de professions scientifiques et techniques et de formations relevant des domaines industriels et scientifiques.1
24On constate également une augmentation du nombre de professions et de formations pour lesquelles les filles expriment des SEP dont les moyennes sont significativement supérieures à celles des garçons entre 1994 et 2006. Ce sont majoritairement des professions littéraires, administratives ou liées au « care » et des formations de type social, littéraire ou artistique2.
25Chez les filles de section scientifique, les SEP baissent significativement pour trois professions qui évoquent des domaines scientifiques et techniques (Physicien, manipulateur en électroradiologie et Ingénieur des eaux et forêts – pour ce dernier, il en est de même pour les garçons). On observe également une diminution de leur confiance à poursuivre avec succès une école d’ingénieurs. Elles sont majoritaires à se sentir peu ou pas compétentes pour des professions techniques, ce qui peut paraître pour le moins paradoxal compte tenu de la section suivie.
26Les différences s’accroissent donc entre les élèves de section scientifique et tendent à rester stables pour la section économique. Toutefois, quelle que soit la section suivie, les filles ont en commun d’avoir en moyenne des SEP plus élevés que les garçons pour des professions ou des formations administratives, littéraires et artistiques alors que les garçons expriment des SEP plus élevés que les filles pour des professions techniques ou des formations relevant du domaine industriel (voir tableau 3).
Discussion
27Ces résultats confirment ce que la littérature a déjà constaté. La dimension qui oppose les SEP pour les professions et les formations orientées vers les personnes (majorité de filles) et les SEP pour les professions orientées vers les choses (majorité de garçons) persiste, voire s’accroît chez les terminales scientifiques.
28On constate que si, conformément à notre hypothèse, l’on trouve bien un effet de la section fréquentée sur les SEP exprimés par les jeunes interrogés, la variable sexe reste celle qui différencie le plus les groupes d’élèves.
29Lorsqu’il s’agit de choisir une formation ou une orientation professionnelle, sont activées à la fois des représentations construites et partagées socialement et des représentations de soi, dont les SEP. Les individus ne subissent pas simplement les effets de l’environnement, mais ils interprètent les informations transmises et modulent leur comportement en fonction de celles-ci. Bernadette Dumora (2002, p. 593) souligne le fait que les préférences professionnelles « obéissent aux stéréotypes [sexués] les plus traditionnels […] et l’on sait que cette catégorisation des sexes […] se constitue progressivement par l’intériorisation d’images, de modèles et de discours environnants, et par les pratiques aussi bien familiales que scolaires et ludiques… » Les expériences auxquelles chacun de nous est confronté contribuent fortement à la construction de nos croyances d’efficacité. De même, les modèles qui nous sont proposés et les contraintes sociales normatives jouent un rôle non négligeable dans cette construction. Les opportunités et les normes sociales ne sont pas les mêmes pour les garçons et les filles du fait d’une socialisation différenciée (Duru-Bellat, 1994 et 1995).
30Si les SEP à l’égard des formations et des professions sont influencés par les stéréotypes relatifs aux rôles de sexe, ils n’en sont pas pour autant réductibles à des représentations sociales immuables. La théorie sociale cognitive de Bandura a permis l’élaboration de démarches d’interventions qui peuvent être mises en œuvre dans le champ de l’orientation scolaire et professionnelle afin de renforcer les sentiments d’efficacité de lycéennes et de lycéens ou d’étudiantes et d’étudiants (Betz, 1992 ; Lent, 2008 ; Vouillot, Blanchard, Marro & Steinbruckner, 2004) et, notamment, ceux anormalement bas de certaines lycéennes de section scientifique pour les études et les professions scientifiques et techniques.
31Ainsi, les acteurs éducatifs et les praticiens de l’orientation pourraient porter une attention particulière à la diversification et au développement des opportunités d’expériences des individus. Le recours à des modèles non-conformes aux rôles de sexe, tant du point de vue des parcours que de celui des activités professionnelles s’avère également nécessaire. Mais surtout il s’agit de soutenir les parcours atypiques et d’aider les sujets à identifier non seulement les soutiens sociaux sur lesquels ils peuvent s’appuyer – ou qu’ils peuvent construire (cf. Lent, Brown et Hackett, 2000) mais aussi les obstacles à la concrétisation de leur projet afin de favoriser la mise en place de stratégies de « coping » (cf. Brown & Lent, 1996 ; Lent 2008).
32Soulignons le fait que les interventions dans ce champ ont tout intérêt à être conduites de manière précoce dans la mesure où les sentiments d’efficacité personnelle à l’égard des activités se construisent sur le moyen et le long terme – essentiellement à la suite des expériences personnelles de réussite, des apprentissages par observation – et qu’ils sont favorisés par les attitudes de soutien des enseignants au cours des apprentissages.
Pour conclure…
33La généralisation des résultats de nos enquêtes est évidemment à relativiser du fait des petits effectifs de nos échantillons, notamment dans l’enquête de 2006 (effectifs compris entre 58 et 108). Il serait donc utile de répliquer cette enquête avec des échantillons dont les effectifs sont plus grands. Il serait par ailleurs nécessaire de compléter cette étude en recueillant par exemple les justifications que donnent les lycéennes et les lycéens de terminales pour expliquer pourquoi elles/ils se sentent capables ou non de s’engager dans telle ou telle formation ou d’exercer plus tard telle ou telle profession. Cela nous permettrait d’appréhender avec plus de précision en quoi les processus décrits dans l’approche sociale cognitive influent sur l’orientation scolaire et professionnelle et sur quels leviers les praticiens seraient susceptibles d’agir.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 On observe qu’une différence filles/garçons apparaît en 2006 pour les écoles d’ingénieurs et pour les études universitaires de sciences, ce qui n’était pas le cas en 1994.
2 En 2006, une différence filles/garçons apparaît en ce qui concerne les carrières sociales et les études de journalisme. On constate parallèlement une disparition de la différence de score en faveur des filles pour les études de médecine ou de pharmacie.
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Créativité, motivation et vieillissement
Ce chapitre est cité par
- Giguère, Émilie. St-Arnaud, Louise. Bilodeau, Karine. (2020) Travail invisible et rapports sociaux de sexe lors des parcours d’insertion socioprofessionnelle des femmes cadres. L’Orientation scolaire et professionnelle. DOI: 10.4000/osp.12078
Créativité, motivation et vieillissement
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