Relations possibles entre créativité, mémoire de travail visuo-spatiale et inhibition comportementale
p. 59-74
Texte intégral
Introduction
1Chaque Homme crée. En effet, que ce soit pour des raisons pratiques ou esthétiques, l’être humain intervient sans cesse sur le milieu afin de le transformer. Cette activité de transformation s’effectue consciemment ou non. Par exemple, une simple idée de décoration, une touche personnelle dans une recette de cuisine, une solution pour résoudre un problème, la production d’une chorégraphie en danse, autant de situations permettant à l’être humain de rentrer dans une activité créative. Chaque jour de nombreuses raisons incitent l’Homme à interagir avec son environnement, à transformer la matière et à produire quelque chose de nouveau. La spécificité de l’artiste, connu pour sa créativité, en comparaison à l’Homme du commun, provient du fait qu’il possède la volonté de créer et qu’il est conscient de produire de la nouveauté. Présente partout, la créativité a toujours été un objet de curiosité, de fascination et de questionnement. Depuis quelques années cependant, l’intérêt pour la créativité s’est encore amplifié dans notre société (Runco, 1991). En effet, ce concept a récemment suscité l’intérêt de nombreux chercheurs avec des approches scientifiques variées (sociologie, histoire, psychologie etc.). Malgré cet intérêt accru, les processus cognitifs sous-tendant la créativité restent relativement méconnus. Plusieurs interrogations restent cependant sans réponse. Quelles sont les conditions optimales qui peuvent stimuler la créativité chez l’Homme ? Comment émergent les idées créatives dans l’esprit humain ? Est-il possible d’augmenter la créativité d’un individu ? Les personnes les plus créatives présentent-elles un profil de personnalité particulier ? La créativité est-elle sous-tendue par des capacités et processus cognitifs mieux connus telles que les fonctions exécutives ?
2C’est cette dernière question qui nous a plus particulièrement intéressés. Deux études expérimentales, que nous présenterons plus loin, ont été réalisées afin d’apporter des éléments de réponse à cette interrogation. Le présent travail s’inscrit dans une approche cognitive du processus de créativité. Il a pour but d’examiner les relations entre la créativité et certains processus cognitifs comme la mémoire de travail visuo-spatiale et l’inhibition comportementale, deux fonctions exécutives auxquelles nous faisons appel quotidiennement (Miyake et al., 2000 ; 2001). La mémoire de travail visuo-spatiale est par exemple utilisée lorsqu’au cours d’une partie de dames ou d’échec nous imaginons les conséquences du déplacement des pièces ou pions de l’adversaire. L’inhibition comportementale est quant à elle utilisée dans les situations où l’individu doit stopper une pensée ou une action inappropriée. L’hypothèse que nous avons testée est l’existence d’une forte relation entre la créativité et ces deux fonctions exécutives. Plus précisément, nous prédisons qu’un individu très performant dans des tâches qui impliquent les deux fonctions exécutives présentées ci-dessus sera aussi très performant dans des tâches qui demandent des capacités créatives ou présentera les caractéristiques de personnalité d’une personne créative. Notre hypothèse est basée sur l’idée que la capacité à créer des objets nouveaux, quelle que soit leur nature, dépend elle-même de deux autres capacités : (1) la capacité à manipuler des objets mentalement grâce à la mémoire de travail visuo-spatiale, et (2) la capacité à faire abstraction des objets déjà existants dans notre monde, c’est-à-dire à inhiber des objets mentaux.
3La créativité, selon Sternberg et Lubart (1999), est considérée comme la capacité à produire quelque chose à la fois nouveau (original, inattendu) et approprié (adapté aux contraintes de la tâche et au contexte). Ainsi, la réorganisation volontaire de la matière existante et la production consciente de nouvelles relations entre différents systèmes constituent un acte créatif. Dans ces situations de créativité délibérée l’Homme utilise ses capacités d’analyse et de flexibilité. La créativité délibérée met donc en jeu des processus explicites comme les fonctions exécutives (Dietrich, 2004). Certaines études vont dans ce sens, en effet, la méta-analyse de Le Boutilliers et Marks (2003) met en évidence l’existence d’une relation faible mais significative (r = 0,10) entre deux variables : la capacité d’imagerie visuelle, qui nécessite la manipulation d’images en mémoire de travail, et la créativité. Dans la même idée, nous avons précédemment effectué deux études qui mettent en évidence que c’est la capacité à manipuler les images mentales, plus que la capacité de visualisation proprement dite, qui est déterminante dans les processus de créativité (Dorgans, 2008). En effet, une corrélation positive (r = 0,25 ; p < 0,05) a été observée entre un test de créativité et un test de rotation mentale.
4Selon Hyun et Luck (2007), la manipulation des images mentales fait appel à la mémoire de travail visuo-spatiale. Ainsi, les capacités de mémoire de travail visuo-spatiale, importantes dans les tâches de manipulation d’images mentales, pourraient être en relation avec les capacités de créativité. En effet, quand une personne effectue une tâche créative, elle doit solliciter et agencer toutes les informations qu’elle possède, pour cela elle a perpétuellement besoin de maintenir des informations importantes en mémoire de travail. Par exemple, lors d’une tâche de créativité, l’idée directrice du créateur doit temporairement être intégrée et maintenue en mémoire de travail. Cela lui permet de générer une représentation mentale de ce qu’il veut créer. Comme la mémoire de travail est à capacité limitée, pour ne pas la saturer, il est donc très important de l’exploiter au mieux.
5Toujours dans le cadre d’une tâche créative, parallèlement au maintien de l’information en mémoire de travail, pour créer de la nouveauté, l’être humain doit inhiber certaines idées déjà utilisées et connues pour ne pas les reproduire. L’être humain doit donc utiliser des informations pertinentes et éliminer certaines informations non pertinentes pour pouvoir faire des choix adaptés et produire de la nouveauté. L’inhibition est une fonction exécutive qui correspond à la capacité de décider volontairement de faire abstraction des réponses dominantes ou automatiques quand cela est nécessaire, par exemple, pour les besoins spécifiques d’une tâche.
6L’objet de cette étude est donc de mettre en évidence, d’une part, que les tâches de créativité et les tâches mémoire de travail visuo-spatiale partagent une variance commune et, d’autre part, que les tâches de créativité et les tâches d’inhibition partagent elles-aussi une variance commune. Deux études utilisant des analyses factorielles confirmatoires ont été réalisées pour tester ces deux relations : la première étude s’est focalisée sur la relation entre créativité et mémoire de travail visuo-spatiale et la deuxième étude sur la relation entre créativité et inhibition comportementale.
Méthode
Tests utilisés
7Pour la première étude, nous avons utilisé cinq tests de créativité, et cinq tests impliquant la mémoire de travail visuo-spatiale. Pour la deuxième étude, nous avons utilisé trois tests de créativité et trois tests impliquant l’inhibition comportementale. Tous les tests utilisés sont présentés succinctement dans le tableau 1.
Participants
8Quatre-vingt trois adultes volontaires (40 hommes et 43 femmes) âgés de 18 à 40 ans (M = 27,7 ans ; SD = 8,8 ans) ont effectué les différents tests de l’étude 1 sur la relation entre mémoire de travail visuo spatiale et créativité, et 80 autres adultes volontaires (40 hommes et 40 femmes) âgés de 19 à 32 ans (M = 25,2 ans ; SD = 6,5 ans) ont réalisé les tests de l’étude 2 sur la relation entre inhibition comportementale et créativité.
Procédures
9Nous avons administré pour la moitié des participants les tests de créativité lors d’une première session et les tests de mémoire de travail visuo-spatiale (étude 1) ou d’inhibition comportementale (étude 2) lors d’une seconde session. L’autre moitié des participants a effectué les tests de mémoire de travail visuo-spatiale (étude 1) ou d’inhibition comportementale (étude 2) lors d’une première session et les tests de créativité lors de la seconde session. Ainsi, l’ordre des tests a été contrebalancé pour tous les sujets entre les sessions et à l’intérieur de chaque session (voir figure n° 1 : exemple de l’étude 2). Des analyses confirmatoires ont été réalisées dans les deux études afin de montrer l’existence d’une relation entre les variables latentes1 d’intérêt : la créativité et la mémoire de travail visuo-spatiale (étude 1), d’une part, et la créativité et l’inhibition comportementale (étude 2), d’autre part. Les variables dépendantes pour chaque test sont indiquées dans le tableau 2. Pour plus de détail sur les différents tests utilisés, se reporter à la thèse de doctorat de Magali Dorgans (2008).
Traitement des données
10Dans chacune des deux études, quatre modèles théoriques ont été testés à l’aide d’une analyse factorielle confirmatoire en utilisant le logiciel Lisrel. Dans tous les modèles testés nous avons fait l’hypothèse de l’existence de deux variables latentes : créativité et mémoire de travail visuo-spatiale (étude 1), et créativité et inhibition comportementale (étude 2).
11⇒ Le premier modèle testé est un modèle où la corrélation entre les deux variables latentes prédites est forcée à 0. Si les données recueillies s’ajustent sur ce modèle, cela signifie qu’il n’y a aucune relation entre les deux variables latentes.
12⇒ Le deuxième modèle théorique testé est un modèle où la corrélation entre les deux variables latentes est forcée à 1. Si c’est ce modèle qui s’ajuste le mieux aux données recueillies, cela signifie que les deux variables latentes sont deux concepts identiques ou très proches.
13⇒ Le troisième modèle théorique testé force la corrélation à 0,10 conformément à celle existant dans la littérature entre l’imagerie mentale et la créativité. Si ce modèle s’avère être le modèle le plus représentatif, alors cela montre qu’il existe une faible corrélation entre les deux variables latentes.
14⇒ Enfin le quatrième modèle testé force la corrélation à 0,25 pour l’étude 1 (conformément à la corrélation mise en évidence lors de notre étude sur la créativité et la capacité à manipuler les images mentales) et à 0,60 pour l’étude 2 (conformément à la corrélation mise en évidence lors de l’étude 1). Si ce modèle s’avère être le modèle le plus représentatif, alors cela montre qu’il existe une corrélation modérée entre les deux variables latentes testées.
Test | Variable dépendante | Référence |
TTCT | Score total de créativité | Torrance (1966 ; 1974) |
BWAS | Nombre de réponses valorisées | Barron (1963) |
KTCPI 1 | Nombre d’items cochés | Khatena et Torrance (1976) |
KTCPI 2 | Nombre de points marqués | Khatena et Torrance (1976) |
TGSM | Indice de créativité | Dorgans (2008) |
Blocs de Corsi | Empan visuo-spatial | Milner (1971) |
Dot Memory | Empan visuo-spatial | Ichikawa (1983) |
Dot Matrix | Empan visuo-spatial | Law, Morrin et Pellegrino (1995) |
MRT | Nombre de bonnes réponses | Vanderberg et Kuse (1978) |
Rotation de lettres | Empan visuo-spatial | Shah et Miyake (1996) |
Stroop | Coût de l’interférence | Stroop (1935) |
Hayling | Coût de l’inhibition | Burgess et Shallice (1996) |
RNG | Score d’adjacence total (A) | Towse et Neil (1998) |
Résultats et discussion de l’étude 1
15Dans un premier temps l’alpha de Cronbach2 a été calculé pour chaque variable pour les deux variables latentes testées. Il s’est avéré égal à 0,72 pour la variable latente créativité et à 0,80 pour la variable mémoire de travail visuo-spatiale. De par les alphas de Cronbach obtenus, on peut conclure que les tests utilisés pour évaluer la créativité et la mémoire de travail visuo-spatiale étaient tout à fait adaptés pour appréhender ces deux variables latentes.
16Dans un deuxième temps, nous avons réalisé des analyses factorielles sur les quatre modèles présentés plus haut. Les résultats de ces analyses sont présentés dans le tableau ci-dessous.
Modèle forcé à 0 | Modèle forcé à 1 | Modèle forcé à 0,10 | Modèle forcé à 0,25 | |
RMSEA | 0,099 | 0,132 | 0,091 | 0,079 |
Chi carre | 63,32 | 85,09 | 58,73 | 52,96 |
X²/df | 1,80 | 2,43 | 1,67 | 1,51 |
CFI | 0,85 | 0,79 | 0,87 | 0,90 |
NFI | 0,74 | 0,69 | 0,76 | 0,79 |
NNFI | 0,80 | 0,73 | 0,83 | 0,87 |
IFI | 0,85 | 0,80 | 0,88 | 0,91 |
GFI | 0,87 | 0,83 | 0,87 | 0,89 |
AGFI | 0,79 | 0,73 | 0,80 | 0,82 |
17Selon ces résultats, le meilleur modèle parmi les quatre modèles testés est le modèle forcé à 0,25. Cela met en évidence, comme nous l’avions suggéré, qu’il existe une corrélation entre la mémoire de travail visuo-spatiale et la créativité. Afin de déterminer le niveau de la corrélation, le modèle a été laissé libre, c’est-à-dire qu’aucune corrélation n’a été forcée. En laissant le modèle libre, la corrélation obtenue est égale à 0,60 entre les deux variables latentes créativité et mémoire de travail visuo-spatiale. Ainsi, cela montre une forte corrélation entre ces deux variables. Les différents indices de l’analyse factorielle sont tous très bons quand le modèle est laissé libre. Les résultats des indices sont présentés dans le Tableau et la corrélation dans la figure 2.
Indices | Modèle libre |
RMSEA | 0,065 |
Chi carre | 45,89 |
X2/df | 1,34 |
CFI | 0,93 |
NFI | 0,82 |
NNFI | 0,91 |
IFI | 0,94 |
GFI | 0,90 |
AGFI | 0,84 |
18Nous constatons également que tous les tests de mémoire de travail visuo-spatiale ont un poids de charge important sur la variable latente capacité de mémoire de travail visuo-spatiale et même chose pour tous les tests de créativité (voir figure 2). Le test qui charge le moins bien sûr la variable latente créativité est le test de Génération de Séquences Motrices (TGSM). Cela vient probablement du fait que ce test évalue des indices de créativité alors que les autres tests utilisés évaluent plutôt un potentiel créatif. Néanmoins, cette étude confirme notre hypothèse d’une relation positive entre la mémoire de travail visuo-spatiale et la créativité. Il apparaît, comme nous l’avons suggéré, que les personnes qui obtiennent des résultats élevés aux tests de mémoire de travail visuo-spatiale obtiennent également des résultats élevés aux tests de créativité. Deux interprétations sont possibles : (1) le processus de créativité délibérée repose sur l’utilisation d’un nombre de fonctions cognitives dont la mémoire de travail visuo-spatiale ; (2) le processus de créativité et la mémoire de travail visuo-spatiale s’appuient tous deux sur une fonction supérieure dont elles dépendent. Des études supplémentaires sont nécessaires pour trancher entre ces deux interprétations alternatives.
Résultats et discussion de l’étude 2
19Comme dans l’étude précédente, nous avons tout d’abord calculé l’alpha de Cronbach pour les deux variables latentes testées. Il s’est avéré égal à 0,84 pour la variable latente créativité et à 0,89 pour l’inhibition comportementale. De par les alphas de Cronbach obtenus, on peut là aussi conclure que les tests utilisés pour évaluer la créativité et l’inhibition comportementale étaient tout à fait adaptés pour appréhender ces deux variables latentes.
20Dans un deuxième temps, nous avons réalisé des analyses factorielles sur les quatre modèles déjà présentés dans l’étude 1. Les résultats de ces analyses sont présentés dans le tableau 5.
21Le meilleur modèle parmi les quatre modèles testés est le modèle forcé à 0,60. Il existe donc une forte corrélation entre la créativité et l’inhibition comportementale. C’est pourquoi, comme dans l’étude précédente, nous avons fait une analyse factorielle sans contraindre la corrélation. Au niveau des indices, nous obtenons les résultats présentés dans le 6. En laissant le modèle libre, la corrélation obtenue est de 0,48 entre les deux variables latentes : créativité et inhibition comportementale. Ces résultats mettent en évidence une corrélation relativement élevée entre ces deux variables (voir figure 3).
Modèle forcé à 0 | Modèle forcé à 1 | Modèle forcé à 0,10 | Modèle forcé à 0,60 | |
RMSEA | 0,10 | 0,132 | 0,07 | 0,00 |
Chi carre | 16,11 | 9,66 | 12,83 | 8,22 |
X²/df | 1,79 | 1,07 | 1,42 | 0,91 |
CFI | 0,91 | 0,99 | 0,95 | 1,00 |
NFI | 0,83 | 0,90 | 0,87 | 0,92 |
NNFI | 0,84 | 0,98 | 0,91 | 1,02 |
IFI | 0,91 | 0,99 | 0,95 | 0,99 |
GFI | 0,94 | 0,96 | 0,95 | 0,97 |
AGFI | 0,85 | 0,90 | 0,88 | 0,92 |
Indices | Modèle libre |
RMSEA | 0,00 |
Chi carre | 7,04 |
X²/df | 0,88 |
CFI | 1,00 |
NFI | 0,93 |
NNFI | 1,02 |
IFI | 1,01 |
GFI | 0,97 |
AGFI | 0,92 |
22Les résultats montrent également que le modèle le plus représentatif est le modèle avec une corrélation à 0,60 entre créativité et inhibition comportementale. Ce modèle donne de très bons indices d’ajustement. Après une analyse factorielle laissant le modèle libre, nous constatons une corrélation de 0,48 entre le facteur créativité et le facteur inhibition comportementale. Une fois encore, comme nous l’avons suggéré, il apparaît que les personnes qui obtiennent des résultats élevés aux tests d’inhibition obtiennent également des résultats élevés aux tests de créativité. Ceci est un deuxième argument en faveur du rôle que pourraient jouer les fonctions exécutives lors de tâches de création délibérée. Deux interprétations sont là aussi possibles : (1) le processus de créativité délibérée repose sur l’utilisation d’un nombre de fonctions cognitives dont l’inhibition comportementale ; (2) le processus de créativité et l’inhibition comportementale s’appuient tous deux sur une fonction supérieure dont elles dépendent. Il s’agira dans l’avenir de trancher entre ces deux interprétations possibles et de déterminer si cette éventuelle fonction cognitive supérieure est nécessaire aux deux fonctions exécutives étudiées ici.
Discussion générale
Relations entre créativité, mémoire de travail visuo-spatiale et inhibition comportementale
23Face au constat selon lequel il existerait une relation entre la créativité et l’imagerie mentale (Le Boutillier & Marks, 2003), nous nous sommes interrogés sur les fonctions cognitives pouvant participer aux capacités créatives. Nous avons supposé une participation possible de la mémoire de travail visuo-spatiale, fortement impliquée dans l’imagerie mentale, et de l’inhibition comportementale au processus de créativité délibérée. Les principaux résultats obtenus dans les deux études présentées dans ce chapitre confirment qu’il existe de fortes relations entre la créativité et des fonctions cognitives supérieures telles que la mémoire de travail visuo-spatiale et l’inhibition comportementale. Les personnes possédant des compétences élevées en rotation mentale (Dorgans, 2008), en mémoire de travail visuo-spatiale (étude 1) et en inhibition comportementale (étude 2) possèdent également des capacités importantes de créativité. Les corrélations observées sont relativement élevées, r = 0,25 pour la rotation mentale ; r = 0,60 pour la mémoire de travail visuo-spatiale et r = 0,48 pour l’inhibition comportementale. De par ces résultats, on peut supposer que les zones corticales qui sous-tendent les fonctions exécutives explorées dans ces deux études sont également impliquées dans les tâches sollicitant la créativité délibérée. Des études d’imagerie cérébrale sont requises pour répondre plus spécifiquement à cette question.
Limites de l’étude
24Pour limiter la subjectivité de certains tests, il semblerait judicieux de les coupler avec des tests ayant des mesures d’indices physiologiques (Hall et al., 1989) ou d’indices végétatifs (Guillot et al., 2005). En ce qui concerne les tests de créativité, même si la mesure et la standardisation sont efficaces dans de nombreux cas, ces tests ne sont pas complètement adaptés à la globalité du concept de créativité. En effet, réduire la créativité à l’application de processus standardisés pourrait finir par altérer le concept. De plus les différents tests mesurent souvent un potentiel créatif, ou des indices de créativité, plus que la créativité elle-même. En effet, la mesure des productions créatives, comme par exemple dans le cas du TTCT, pose la question de la possibilité de porter un jugement objectif sur les productions réalisées par les participants. En fait, même s’il est possible d’évaluer objectivement certains aspects de la créativité comme nous l’avons fait (indices qui renseignent sur les capacités créatives), il est cependant difficile de mesurer objectivement la créativité globale d’une production car cette production va engendrer des sensations différentes pour chaque examinateur en fonction de son vécu. À cela il faut rajouter que différents auteurs considèrent que la créativité n’est pas universelle et qu’elle est relative à un lieu et à une époque donnée. En effet, une innovation peut être nouvelle pour certaines personnes et avoir déjà existé ailleurs, cela peut varier en fonction des différences culturelles (Lubart et al., 2003). Lubart montre par exemple que la définition occidentale de la créativité est très attachée à l’origine et au résultat créatif tandis que la conception orientale de la créativité est centrée sur l’introspection et l’épanouissement personnel résultant de l’expérience créative. On pourrait également penser qu’une autre limite existe concernant les tests de créativité. Les premières mesures de créativité reposaient essentiellement sur des tests d’intelligence. Or si les tests utilisés mesurent l’intelligence plus que la créativité, les corrélations existant avec les fonctions exécutives seraient alors triviales. Certains auteurs ont montré que malgré des corrélations entre les tests de créativité et une forme spécifique d’intelligence, ces deux concepts sont tout de même différents (Khatena, 1989). Cependant, nous sommes conscients que cette variable a une importance considérable.
25Enfin, les mesures de mémoire de travail visuo-spatiale utilisées dans l’étude 1 correspondaient à des empans visuo-spatiaux statiques. Il serait plus intéressant, afin de solliciter davantage les fonctions exécutives, d’utiliser des tâches visuo-spatiales permettant de mesurer un empan dynamique, réel indice des capacités de mise à jour de la mémoire de travail.
Applications possibles de ces connaissances au domaine artistique de la danse
26Lors de la réalisation des tâches impliquant des compétences créatives, comme c’est le cas dans nos deux études, il semble nécessaire de mémoriser correctement tous les éléments pour pouvoir ensuite inhiber les informations non pertinentes afin d’obtenir une performance optimale. Par exemple, pour améliorer la réalisation d’actions (comme des improvisations en danse), ou pour trouver des techniques plus efficaces pour réaliser une action, le danseur pourra utiliser l’imagerie et la manipulation d’images mentales. Cela lui permettra en amont de l’action de visualiser ou d’élaborer une représentation mentale de ce que donnera le produit fini. Cette pratique consiste, par exemple, à se représenter à l’avance ce que pourra donner la future chorégraphie. En effet, l’enchaînement mental de mouvements combinés est indispensable pour se donner une idée de la future création. Cela permettra également de préparer l’action et de coordonner les muscles en amont pour être plus efficace au moment voulu. Cette pratique en imagerie et en manipulation des images mentales sera utile car elle fournira des informations qui ne sont pas disponibles au cours de la pratique réelle (Callow & Hardy, 2004). Pour l’apprentissage d’une activité physique la pratique mentale semble être un complément important pour l’obtention d’un apprentissage ou d’une performance optimale. Nous pouvons noter selon les résultats de nos études que ce type de pratique et plus particulièrement la manipulation des images mentales doit également être un complément important pour améliorer les capacités de créativité d’une personne comme un chorégraphe.
Perspectives futures
27Les résultats obtenus dans ces deux études posent de nouvelles questions auxquelles il sera nécessaire de répondre dans l’avenir : (1) Est-ce que les fonctions exécutives sont nécessaires et suffisantes à l’expression des capacités créatives ? (2) La créativité délibérée peut-elle être considérée comme une fonction exécutive à part entière ? (3) Est-il possible d’améliorer les capacités créatives en développant les capacités de fonctions exécutives telles que la mise à jour de la mémoire de travail visuo-spatiale ou encore l’inhibition comportementale. Il serait intéressant de confronter cette interrogation à l’expérimentation.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dans le cadre méthodologique de la modélisation par équations sructurales, des analyses factorielles confirmatoires et des analyses en pistes causales, une variable latente est une variable inobservée inférée à partir de plusieurs variables mesurées qui partagent une variance commune autour d’un même concept censé représenter la variable latente inférée. En psychologie, la motivation, la créativité et l’anxiété, sont des variables latentes qui peuvent être inférées à partir de la mesure à différents tests ou questions. Dans l’étude 2 par exemple, la variable latente créativité a été inférée à partir de trois mesures : le score au Torrance Test of Creative Thinking, le score au Barron Welsh Art Scale et le score au Khatena-Torrance Creative Perception Inventory test, trois questionnaires censés mesurer la créativité.
2 L’alpha de Cronbach est un coefficient de corrélation intra-classe qui donne une indication sur la consistance interne d’une variable latente. Inférieur à 0,60, il indique une faible consistance interne des variables dépendantes qui définissent la variable latente. Supérieur à 0,90, il indique qu’il y a trop de redondance dans les variables qui définissent la variable latente et qu’elles sont trop similaires.
Auteurs
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