Introduction
p. 35-37
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1À considérer le travail de synthèse proposé par Lucien Karpik, les avocats auraient connu, au cours de leur histoire, des phases d’essor et de déclin intimement liées à leur engagement en politique. Ils seraient restés hermétiques tant à la logique de l’État qu’à celle du marché jusqu’au milieu du xxe siècle en préservant leur indépendance, en revendiquant une déontologie fondée sur le désintéressement et surtout, en s’engageant dans un « étonnant parcours politique1 ». Si l’angle politique a justement suscité l’intérêt de nombre d’historiens, les recherches conduites au cours de la dernière décennie mettent en évidence qu’il est également fondamental de prendre en considération les réseaux – professionnels, associatifs ou politiques – que tissent les membres du barreau afin de comprendre les raisons et les enjeux de la place occupée par les avocats au cœur de la sphère publique entre le milieu du xixe siècle et le milieu du xxe siècle2. De l’avis de Gilles Le Béguec, le retrait des avocats du monde politique, « un irrésistible déclin » principalement visible après la Seconde Guerre mondiale, est en fait conséquent d’une fragilisation des réseaux concomitante à l’effondrement de la IIIe République3. Remarquons que cette chronologie considère en premier lieu la politique nationale, celle qui se joue à Paris, et nécessite d’être éclairée et précisée par les enjeux provinciaux. Les quelques études régionales conduites sur des barreaux comme ceux du Limousin4, de Lyon5 ou de Grenoble6, abondent dans le sens d’un désengagement politique ou associatif dès les années vingt et trente, voire plus tôt parfois7. Par ailleurs, il nous paraît essentiel de considérer que cette adéquation parfaite qui semble exister entre la carrière politique et professionnelle des avocats sous la IIIe République (grâce à leur éloquence, au lien privilégié avec le public, à leur formation juridique plus approfondie que celle de nombre de juristes, à la possession d’un héritage économique et social) doit être également analysée à la lumière de la façon dont les avocats, s’attribuant les qualités de l’homme politique, contribuent à la construction de leur propre image8.
2Nous avons alors cherché à repérer les signes de l’engagement public des avocats9. Pour la politique, devant le faible nombre d’études qui concernent la ville de Nantes et le département, notre travail s’est trouvé pour partie limité10. Au vu des objectifs fixés à cette recherche et ne pouvant nous substituer aux historiens de l’histoire politique, nous avons décidé de concentrer nos recherches sur les avocats nantais qui remplissent un mandat électoral au niveau du Sénat, de l’Assemblée nationale, du conseil général, de la mairie de Nantes et des communes du département (en tant que maires), en essayant à chaque fois de déterminer leur nombre, leur appartenance politique11 et leur positionnement vis-à-vis de l’évolution de la politique locale. Dans le même temps, il s’est agi de reconstituer, autant que possible, les passerelles entre le monde du barreau, celui de la politique et celui des sociétés savantes, des écoles, des œuvres caritatives et même de certaines associations qui, sans constituer des partis politiques à proprement parler, renseignent sur le positionnement des individus qui s’y trouvent (associations catholiques ou franc-maçonnerie par exemple). Par ailleurs, le nombre d’avocats inscrits et ses variations par rapport à la population nantaise, l’âge moyen et la répartition des avocats par tranches d’âges, le renouvellement ou non des effectifs en fonction des entrées au stage, l’intégration des femmes nous semblent constituer des indices qui renseignent, d’un point de vue démographique, sur l’état de la population étudiée. Ainsi suivis et inscrits dans l’évolution de la ville, les membres du barreau s’agrègent en un corps dont il est possible de suivre les évolutions – le rayonnement, le repli ou le sursaut –, et dont il est également intéressant d’extraire certains parcours, d’individus ou de groupes d’individus.
3Nos premières interrogations se portent sur la présence des avocats nantais dans la sphère publique à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Comment l’Ordre s’adapte-t-il au nouveau régime républicain ? Les avocats nantais se situent-ils, à leur échelle, dans le schéma d’une « République des avocats en majesté12 » ? Peut-on estimer qu’une certaine influence, voire une emprise, émanent de ce groupe du fait de son prestige ou de sa renommée ? Si désengagement politique il y a dans la première moitié du xxe siècle, il s’agit alors d’en repérer les indices, de le situer plus précisément dans une chronologie et d’en comprendre les causes. Ne renvoie-t-il pas, sur un plan local, à la fois à des enjeux politiques et professionnels qui peuvent s’entremêler ? Les idées politiques portées par le barreau sont-elles conciliables avec l’évolution de la République – qui devient radicale – et avec le glissement à gauche que connaît la ville de Nantes entre les années 1910 et 1930 ? Par ailleurs, il convient de comprendre dans quelle mesure la Première Guerre mondiale porte atteinte aux effectifs du barreau, le désorganise et opère, pour lui aussi, la véritable entrée dans un siècle nouveau. En parallèle des divergences politiques qui peuvent exister, d’autres questionnements, portant sur le renouvellement des effectifs et les signes de professionnalisation, ne retiennent-ils pas l’attention des avocats ? Les jeunes avocats de l’entre-deux-guerres peuvent-ils finalement gérer un double engagement, public et professionnel ? (Chapitre 1.)
4Si l’installation du régime de Vichy n’est pas l’explication principale d’un désengagement politique des avocats déjà largement amorcé, la guerre et la période d’Occupation constituent néanmoins une étape fondamentale dans l’évolution du barreau. Il est essentiel de comprendre en quoi la chute des effectifs et la problématique du renouvellement des générations, l’autoritarisme dont fait preuve le régime au sujet des réformes professionnelles, ou encore la difficulté éprouvée par les avocats nantais à se positionner par rapport à la puissance occupante, conduisent le barreau à considérer certains épisodes et certaines valeurs traditionnelles comme des éléments fondateurs, à la fois de sa mémoire collective13 et de la ligne de conduite qu’il se fixe pour l’avenir. La réflexion que les avocats portent sur leur propre profession n’est-elle pas avant tout conservatrice, attachée aux acquis et au legs du passé ? La place que continue à occuper le barreau dans la vie publique n’en est-elle pas révélatrice ? Dans quelle mesure le barreau de l’après-guerre peut-il alors adapter son fonctionnement aux transformations économiques et sociales ? Comment dans ces conditions est-il envisageable d’opérer un renouvellement du barreau ? (Chapitre 2.)
Notes de bas de page
1 Karpik Lucien, Les avocats, entre l’État, le public et le marché, xiiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995, 482 p. ; Dogan Mattei, « Les professions propices à la carrière politique. Osmose, filières et viviers », in Michel Offerlé (dir.), La profession politique, Paris, Belin, 1999, p. 171-200.
2 Le Béguec Gilles, « L’aristocratie du barreau, vivier pour la République. Les secrétaires de la Conférence du stage », vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 30, avril-juin 1991, p. 22-31 ; « Les avocats et la naissance des partis politiques organisés (1888-1903) », Histoire de la justice, année 1992, n° 5, p. 171-188 ; Charle Christophe, « Méritocratie et profession juridique : les secrétaires de la conférence du stage des avocats de Paris, une étude des promotions 1860-1870 et 1879-1889. Aux sources de la compétence professionnelle », Paedagogica historica, 1994, t. 30, n° 1, p. 303-324 ; Lafarge François, « Les avocats dans les cabinets ministériels à la veille de la guerre de 1914 », in Gilles Le Béguec (dir.), Avocats et barreaux en France 1910-1930, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994, p. 91-102.
3 Le Béguec Gilles, La République des avocats, Paris, Armand Colin, 2003, p. 12 ; Gaudemet Yves-Henri, Les juristes et la vie politique de la IIIe République, Paris, PUF, 1970, 120 p.
4 Plas Pascal, Avocats et barreaux dans le ressort de la cour d’appel de Limoges de la Révolution française à la seconde guerre mondiale, thèse de doctorat, Histoire, Paris IV, 1996, dactyl.
5 Fillon Catherine, Histoire du barreau de Lyon sous la IIIe République, Lyon, Aléas, 1995, 306 p.
6 Girard Véronique, Histoire du barreau et des avocats de Grenoble de 1750 à nos jours, thèse d’histoire du droit, Grenoble, 1996, dactyl.
7 Plas Pascal, Avocats et sociétés savantes en Limousin à la Belle Epoque, in Gilles Le Béguec, Pascal Plas, Barreau, politique et culture à la Belle Époque, Limoges, PULIM, 1997, p. 147-171.
8 Willemez Laurent, « La “République des avocats”. 1848 : le mythe, le modèle et son endossement », in Michel Offerlé (dir.), La profession politique, op. cit., p. 201-231.
9 Dans les pages qui suivent, lorsque nous emploierons les termes hommes publics, sphère publique, rayonnement public nous considérerons le mot « public » dans son acception la plus large. C’est-à-dire que nous ne réduisons pas l’activité publique des avocats aux seuls rapports qu’ils pourraient entretenir avec l’État (mandats électifs) mais nous l’étendons à toutes les fonctions administratives, associatives ou politiques que les avocats exercent en parallèle de leur activité professionnelle.
10 Trois études seulement proposent une recherche approfondie pour la période de la IIIe République, et plus spécifiquement l’entre-deux-guerres. Bensoussan David, combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deux-guerres, Fayard, Nouvelles études contemporaines, sept. 2006, 658 p. ; Liaigre Franck, L’étrange ascension d’un maire de Nantes. André Morice, la collaboration et la Résistance, Paris, Éd. de l’Atelier, 2002, 240 p. ; Fouquier Florence, La gestion municipale à Nantes sous la IIIe République, Ville de Nantes, Nantes, 1980, 67 p.
11 Ce faisant, nous n’avons pas mené d’étude systématique sur les campagnes électorales ou les débats internes aux partis, ni relevé les noms et les positions politiques des avocats battus lors des élections.
12 Le Béguec Gilles, La République des avocats, op. cit., p. 13-50.
13 Halbwachs Maurice, La mémoire collective, Paris, PUF, 1968, XXII-204 p. ; Nora Pierre, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, XLII-674 p.
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