Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Jusque récemment, les études cognitives portant sur la musique, le langage et les émotions relevaient davantage de brillants solos que d’une œuvre orchestrée harmonieuse. Le présent ouvrage se chargera, nous l’espérons, d’illustrer le fait que cette situation a heureusement changé de manière radicale.
2Il en est ainsi de l’étude des effets de contexte, et en particulier des effets d’amorçage, discutés par Barbara Tillmann, Lisianne Hoch et Frédéric Marmel au premier chapitre. De fait, ces auteurs nous montrent que, historiquement, les études sur la perception des structures musicales se sont d’abord inspirées tant au niveau théorique que méthodologique des travaux portant sur la perception du langage, puis qu’elles ont à leur tour évoqué de nouvelles questions au niveau comportemental et neurophysiologique, et, enfin, que ces deux courants de recherche se rejoignent, actuellement, dans l’examen des interactions entre le traitement de la musique et du langage. Une possibilité intéressante évoquée par ces auteurs est que les traitements linguistique et musical partagent des ressources attentionnelles et/ou puisent dans les mêmes ressources d’intégration structurale et temporelle.
3De manière plus générale, les travaux évoqués par Barbara Tillmann et ses collaborateurs montrent que les effets d’amorçage en contexte long (dans une phrase linguistique ou dans une séquence musicale) permettent d’étudier les attentes de l’auditeur quant aux événements futurs, attentes qui influencent la vitesse de traitement d’un événement. En ce sens, ils nous révèlent la connaissance implicite que les auditeurs ont acquise d’un système particulier, qu’il soit linguistique ou musical. C’est ce que s’attachent à discuter Emmanuel Bigand et Charles Delbé dans le deuxième chapitre. La musique constitue en effet un système reposant sur un ensemble strict de régularités dont un bon nombre semble pouvoir être assimilé par simple exposition. Les travaux relatés dans ce deuxième chapitre, travaux qui utilisent tant des techniques basées sur l’amorçage que des situations expérimentales inspirées de l’apprentissage de grammaires et langages artificiels, démontrent ainsi combien nous sommes tous, en quelque sorte, des musiciens qui s’ignorent. En effet, même les auditeurs sans formation musicale spécifique sont extrêmement sensibles aux règles de la musique occidentale tonale. Plus étonnant encore, il leur suffit de vingt minutes d’exposition pour parvenir à intérioriser implicitement des structures musicales beaucoup plus complexes et moins familières, comme celle de la musique sérielle (ou « dodécaphonique »), alors que même des musiciens experts éprouvent des difficultés à traiter explicitement ces structures atonales. La puissance de l’apprentissage implicite des structures musicales rejoint donc celle qui permet d’acquérir d’autres systèmes complexes, comme le langage.
4Les auteurs de ces deux premiers chapitres discutent par ailleurs de leurs travaux de simulation au moyen d’un modèle de représentation des connaissances musicales en réseau associé à un mécanisme de propagation des activations. Ces travaux sont en effet cohérents avec l’idée qu’une connaissance peut émerger progressivement sous l’effet de l’exposition passive à des séquences (linguistiques ou, ici, musicales) obéissant à un système déterminé de règles.
5Mais notre utilisation et notre appréciation de la musique et du langage ne s’arrêtent pas à celle de structures déterminées par un système de règles. Chaque domaine peut aussi être générateur de fortes émotions. Les trois chapitres suivants s’intéressent à cet aspect de notre fonctionnement, sans lequel le plaisir lié à l’écoute de la musique ou à la lecture de textes poétiques ne serait qu’un jeu intellectuel comparable aux échecs ou aux mathématiques. Mais, s’il est évident que la musique évoque en nous des émotions aussi fortes que variées, au troisième chapitre Oliver Grewe, Reinhard Kopiez et Eckart Altenmüller se chargent de nous rappeler la complexité de l’étude de l’évaluation des émotions évoquées par la musique, et nous évoquent les discussions en cours sur les méthodes appropriées pour obtenir des évaluations valides. Leur travail nous apprend que les deux systèmes d’évaluation examinés pointent vers des résultats similaires et valides, et que les réactions émotionnelles exprimées par les auditeurs sont majoritairement positives, même en réponse à des pièces musicales jugées tristes. Ceci confirme l’idée répandue selon laquelle l’une des fonctions les plus importantes et les plus agréables de la musique est son aptitude à influencer et changer nos émotions et nos humeurs.
6Au quatrième chapitre, Séverine Samson et Delphine Dellacherie illustrent comment la neuropsychologie permet de mieux comprendre la reconnaissance des émotions musicales. Grâce à l’étude de patients qui ont été traités chirurgicalement d’une épilepsie résistante aux médicaments, les auteurs montrent que la peur, l’excitation et le désagrément provoqués par l’écoute de certains extraits musicaux sont autant de réponses émotionnelles qui sont perturbées par la présence d’une lésion du lobe temporal médian. Elles mettent également en évidence que ces mêmes patients ont des difficultés à détecter l’absence de saillance affective d’extraits musicaux neutres, ce qui les mène à repenser la manière dont les désordres émotionnels et sociaux devrait être évaluée.
7Au cinquième chapitre, Régine Kolinsky, Julie Bertels et José Morais s’interrogent sur les conséquences cognitives, en particulier sur nos capacités attentionnelles, des émotions induites par des stimuli auditifs. Il pourrait en effet être adaptatif de traiter de manière prioritaire un événement potentiellement menaçant, comme l’apparition d’un serpent, d’un visage manifestant des signes de colère, ou encore l’occurrence d’un bruit signalant un danger imminent. Dans d’autres cas, au contraire, nous pourrions tenter d’éviter l’agent inducteur de stress en détournant notre attention de stimuli déplaisants. Les auteurs rappellent que de nombreux travaux ont porté ces dernières vingt années sur de tels « biais attentionnels » provoqués par les stimuli émotionnels, mais que la plupart n’utilisent que des stimuli visuels, principalement linguistiques. Ils s’attachent ici à synthétiser les principaux résultats de ces études pour ensuite montrer que des effets similaires sont observés avec des stimuli auditifs, que ce soient des mots parlés ou des mélodies.
8Pour clôturer cet ouvrage, au sixième chapitre, Isabelle Peretz, Elvira Brattico, Mari Tervaniemi et Patricia Moreau examinent des personnes souffrant d’un trouble congénital qui les empêche de jouir des plaisirs associés à la musique. Les résultats comportementaux obtenus par l’équipe d’Isabelle Peretz avaient déjà suggéré que ce syndrome d’« amusie congénitale » est spécifique à la musique et résulte d’un déficit du processus de discrimination fine des hauteurs. Le résultat remarquable de l’étude présentée ici est que ce déficit peut se lire dans les réponses électrophysiologiques cérébrales. Le cerveau des amusiques congénitaux ne répond pas à des différences de hauteur inférieure à un demi-ton, alors que le cerveau d’un sujet normal le fait efficacement. De manière surprenante, contrairement aux sujets normaux, le cerveau amusique semble par contre plus réactif aux grandes différences de hauteur. Bien que ce patron anormal d’activité électrique ne provienne pas d’une anomalie dans le fonctionnement du cortex auditif mais représente davantage des difficultés de traitement cognitif, il débute très rapidement après l’apparition du stimulus auditif. À terme, son étude pourrait contribuer à un diagnostic non invasif de problèmes d’apprentissage de la musique.
9Cet aperçu de travaux de recherche récents nous montre à quel point l’étude de la musique, du langage et des émotions s’est intriquée, tout comme à quel point chacun de ces domaines a réussi à intégrer les techniques comportementales, électrophysiologiques, d’imagerie cérébrale, de neuropsychologie et de simulation par réseaux neuronaux. Nous sommes donc bien loin de l’époque pourtant récente où quelques pionniers seulement donnaient de la voix dans un domaine ou dans l’autre. En matière de connaissances scientifiques, que ce soit par le brassage des techniques ou par le métissage des domaines, notre défi pour le futur sera de chanter en chœur.
Auteurs
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