Chapitre VI. Les sociétés estuariennes et leurs élites
p. 149-170
Texte intégral
1L’ensemble des riverains de l’estuaire, et pas seulement les Nantais, apparaissent comme des acteurs de l’aménagement de la Loire, à des degrés divers. Autour de cette question qui traite fondamentalement du lien entre une société et son espace, des rapports de force se tissent et il est indispensable de mieux connaître les acteurs récalcitrants au projet de domination des « décideurs » nantais, y compris à Nantes. L’objectif de ce chapitre est de cerner les intérêts particuliers des différents acteurs et de voir, à ce niveau, le poids des déterminations sociales qui les font agir. L’acceptation de cette dimension conflictuelle permet de positionner des groupements d’acteurs les uns par rapport aux autres, et non pas seulement par leur position de pouvoir.
2Mais s’il est évident que la demande de l’aménagement de la Loire émane des milieux économiques qui dominent la société nantaise au début du xixe siècle, c’est-à-dire les négociants, est-ce toujours le cas dans les années 1870 et vers 1900 ? L’étirement du projet de canal à sa réalisation et à son abandon amène bien évidemment à se poser la question du renouvellement des élites à Nantes et de l’évolution des rapports de force. L’étude de la chambre de commerce de Nantes met en évidence la position d’intermédiaire entre les acteurs locaux et les acteurs de dimension nationale, tout en permettant d’identifier les initiateurs parmi ces élites. L’opposition des autres acteurs de l’estuaire montre d’autres lignes de fracture.
Les élites et la question de l’aménagement
Négociants, armateurs et monde maritime
3Au tournant des années 1830-1840, la façon d’envisager la Loire change d’autant plus que le problème de la navigation en Loire se fait de plus en plus impérieux, et qu’un changement s’opère dans la société. Le monde maritime procure des acteurs qui, à des degrés divers, sont intéressés par la question de la Loire, du capitaine de navire à l’armateur et au négociant, en passant par les courtiers, sans oublier qu’il y a des propriétaires qui peuvent être concernés par les bouleversements entraînés par les aménagements. Si quelques grands armateurs dominent, une foule de petits armateurs existe, dont des capitaines. En effet, en 1840, la moitié des 112 sociétés d’armement n’ont qu’un navire.
4L’identité sociale est rapportée à des pratiques d’acteurs, comme le suggère B. Lepetit, et n’est pas seulement définie à travers des catégories identitaires1. La société n’est pas figée et il est possible d’analyser des cas de recomposition ponctuelle à partir des rapports de force à l’intérieur du groupe. De plus, Y. Le Marec a justement montré que l’oligarchie négociante, à l’origine de la demande d’amélioration de la navigation, est contestée mais aussi investie par quelques membres des capacités, dès la période 1830-1848. Contrairement au xviiie siècle, où une liste de 36 souscripteurs d’un emprunt de 8 640 livres en 1754 témoigne du rôle éminent des grands négociants, l’engagement des négociants n’est plus aussi évident dès les années 1820. La création d’une liste de souscription pour le curage de la Loire en 1833 à l’initiative d’H. Bourgault-Ducoudray montre l’absence des principaux négociants armateurs de la place, parmi les 157 actionnaires. Cette réticence conduit à faire échouer le projet. Plus que parmi le conseil municipal, c’est au sein de la chambre de commerce de Nantes que l’on trouve 80 % de souscripteurs, notamment parmi les fortes participations. Mais P.-J. Maës, L. Say et L. Bureau se distinguent par leur abstention et Lauriol ne prend qu’une action.
5Une fraction du monde négociant se trouve bien à la tête du mouvement, mais n’est que médiocrement suivie. D’emblée, sur un sujet comme l’aménagement de la Loire abordé comme une affaire dont les Nantais doivent se charger, le groupe de négociants qui pouvait réclamer des travaux n’est pas unanime, ni homogène. À peine un quart de cette liste figure à titre personnel ou par l’intermédiaire de la parenté sur la liste des notables. Les intérêts des grands négociants ne sont pas les seuls légitimes, même si cette minorité occupe des positions de pouvoir, d’où elle peut participer plus activement aux débats et peser sur les décisions. Nous avons donc affaire à deux sortes d’acteurs, différenciés par leur proximité ou leur éloignement des positions de pouvoir. Ce souci de ne pas rejeter complètement ceux qui n’appartiennent pas à l’oligarchie nantaise permet de poser comme point de départ la diversité d’un milieu maritime intéressé par l’amélioration de la Loire, diversité que la liste de souscription de 1833 et les Étrennes nantaises permettent de mesurer.
6Bien que, rapporté à la population totale de la ville, ce monde des acteurs maritimes soit assez réduit, une mobilisation partielle se produit à la suite de certains notables2. Ce phénomène est essentiel pour comprendre la position dans laquelle se trouve une fraction des négociants, investie du pouvoir de mobilisation et de représentation. L’analyse de ce double mouvement permettra de comprendre pourquoi dans une société hiérarchisée, le groupe dominant ne fonctionne pas de façon homogène3. La figure du négociant relève d’un idéal-type par rapport auquel il est possible de voir les variations, comme celles introduites par le renouvellement des maisons d’armement au xixe. Si en 1827, la moitié des notables sont qualifiés d’armateurs, en 1848, ils ne représentent plus que le cinquième des 200 notables. Leur domination passe par leur investissement dans les divers secteurs liés à l’activité maritime et le contrôle de l’administration du port et des douanes. Cela a pour effet de protéger le groupe et de lui donner la capacité de défendre ses intérêts. Pour O. Pétré-Grenouilleau, les stratégies d’alliances, les positions et les fortunes acquises ainsi permettent à un petit groupe de garder une forte influence, malgré l’émergence de nouvelles élites bancaires et manufacturières. Le mécanisme de domination repose sur l’auto-reproduction mais aussi sur un processus d’extension par imprégnation. Ce monde négociant se caractérise donc par l’affirmation d’un modèle de vie qui emprunte en partie au modèle aristocratique, mais qui lui est propre et qu’il est en mesure d’imposer.
Le jeu de la propriété
7Sans entrer dans la complexité de l’exercice du droit de propriété et du droit d’expropriation qui relève des rapports entre le pouvoir local et l’État, la question de la propriété peut révéler une autre ligne de clivage, au-delà de la séparation classique entre les catégories sociales. Elle apparaît dans l’estuaire à la fois comme un capital social et un capital économique. Des intérêts plus terriens que maritimes peuvent se faire jour. Gabriel Lauriol est un de ces grands armateurs qui adoptent un comportement de notable avec des investissements plus terriens4. Il exerce des fonctions publiques au sein de la municipalité et du conseil général, tout en se dégageant progressivement de son activité maritime à partir de 1876. Ce glissement vers les campagnes marque une nouvelle évolution, dans une ville qui avait vu, après le départ des grands propriétaires, l’enrichissement d’une bourgeoisie essentiellement urbaine tendant à se couper des campagnes5.
8Le renouvellement des strates dirigeantes et le passage d’une conception patrimoniale de la gestion urbaine à une conception plus organisationnelle, décrits par G. Gayrard, donne une des clefs pour comprendre la distorsion des points de vue qui apparaît entre le conseil général et la chambre de commerce de Nantes, notamment dans les années 18706. L’une des institutions incarne davantage les propriétaires que l’autre, et surtout, elle entend défendre les intérêts du département et non seulement celui des milieux d’affaires nantais. Cependant, si certains achètent, et parfois louent de grandes propriétés ou châteaux, l’intérêt est plus économique le long de l’axe ligérien, car les prairies naturelles sont des sources de richesse, en raison de leur rareté.
9L’image du kyste nantais globalement vraie doit être nuancée au niveau de la vallée de la Loire, avec l’importance d’une petite propriété révélée par A. Siegfried7. C’est également le cas le long de l’estuaire, où dominent les prairies et l’élevage : au Sud dans les cantons de Bouaye et du Pellerin, au Nord pour ceux de Savenay et Saint-Nazaire. La présence de la très petite propriété est d’autant plus forte qu’il y a eu un partage des biens communaux, notamment vers le milieu du siècle8. L’importance de cette micro-propriété avec des parcelles de moins de 5 ares, apparaît notamment, avec toutes les difficultés qu’elle engendre, lors de la constitution des syndicats de marais. Les propriétés peuvent être dispersées entre des parcelles ou des exploitations situées dans des communes différentes, de façon à avoir des terres de bon rapport dans les zones limoneuses. Les propriétaires constituent difficilement un groupe d’intérêt homogène et bien identifié. À côté de modestes propriétaires, l’exemple du notaire de Vue A. Jacquelin, propriétaire dans les marais de Frossay et dans les prairies de la Martinière, peut relever d’une démarche de type capacitaire pour se constituer un socle de notabilité. Quelques propriétaires ont cependant des domaines de plusieurs hectares, comme Edmond Doré-Graslin ou le marquis de Dion, pour lesquels ils peuvent partager des intérêts d’ordre agricole. L’aménagement hydraulique se révèle aussi riche de potentialités de conflits entre syndicats voisins, conflits que les Ponts et Chaussées et le préfet sont amenés à arbitrer.
10Le conseil général, à travers des personnalités comme Boquien conseiller général du canton du Pellerin, défend les intérêts des riverains qui lui paraissent menacés, au titre du droit aux eaux du domaine public. Les intérêts des propriétaires des riches prairies d’élevage trouvent donc des relais auprès des institutions, malgré la difficulté à accepter l’organisation collective en syndicat. Cette difficulté, les différentes affaires depuis le début du siècle le prouvent, tient en grande partie à la prétention de l’État d’en faire un instrument de gestion docile et surtout d’empêcher toute action contentieuse contre lui. L’engagement de personnalités nantaises, comme Gustave Goullin ou Th. Gouin, se confirme à la fin du siècle, à travers la présidence des syndicats de marais, en concurrence avec de grands propriétaires nobles, signe de la vigueur du jeu des notables à la fin du xixe siècle. Ainsi l’estuaire est-il à la fois un enjeu social et économique, voire politique, tel que cela apparaît dans cette question des marais. Il l’est aussi en faisant de l’aménagement un support de la spéculation.
11Certes, la propriété reste attachée à une valeur patrimoniale et représente aussi bien une étape qu’un objectif pour acquérir un capital social et un capital économique. La spéculation y a aussi sa place, que ce soit autour du lac de Grand-Lieu ou à Saint-Nazaire9. Dans ces conditions, comment ne pas envisager que l’aménagement de l’espace lui-même ne soit pas soumis à un intérêt économique comme celui des constructeurs qui ont besoin de place pour les chantiers, mais qui peut être aussi un intérêt qui fait éclater le cadre trop étroit de la propriété entendue comme source de notabilité ? Un grand propriétaire comme Doré-Graslin participe à la souscription de 1833.
12Les travaux publics en Loire ont des conséquences sur la propriété et soulèvent des questions d’ordre juridique10. L’intérêt du propriétaire de stabiliser sa propriété par des plantations, voire de l’accroître, entre en conflit avec le point de vue de l’ingénieur au xixe siècle, contrairement au siècle précédent. L’exemple pris par P.-J. Hesse en la personne de l’ingénieur des Ponts et Chaussées d’Indre et Loire, Dubreuil, héritier en 1877 d’un grand propriétaire, Halgand, témoigne qu’une même personne peut avoir des préoccupations contradictoires selon le lieu et le moment. Toute la diffi culté consiste donc à identifier l’intérêt qui prévaut, mais aussi celui, sous-jacent qui peut influencer l’attitude. Quelqu’un comme Jégou d’Herbeline, très présent dans le dossier de la Loire lorsqu’il était en fonction, mais également dans celui du canal auquel il s’oppose, a des intérêts et des attitudes de propriétaire et pas seulement d’ingénieur.
13L’intérêt de la propriété est une réalité qui s’inscrit dans un comportement de notable. Cependant, il doit être nuancé selon les types de propriété et de lieux, car l’estuaire, objet de spéculation et enjeu d’un aménagement spatial, n’est pas un espace où s’exerce un comportement traditionnel de propriétaire. Des liens ne se sont pas nécessairement créés entre la population estuarienne et la bourgeoisie aux commandes à Nantes. Cette situation favorise des attitudes récalcitrantes face à ce qui apparaît comme un acte de domination nantaise. La chambre de commerce de Nantes en a bien conscience lorsqu’elle demande à Carlier en 1868 de faire en sorte de « dissiper les impressions fâcheuses que pourrait produire cette plainte des riverains sur les membres du conseil général, tous ou presque tous étrangers aux intérêts urbains de Nantes ». Or, il s’agit de solliciter le conseil général à hauteur de 500 000 F en complément d’une somme identique versée par la chambre de commerce et du million promis par le conseil municipal. La ligne de fracture apparue à ce sujet ferait voler en éclat le credo affiché de « l’union de tous les corps constitués et de l’entière conformité de leurs vues ». La bourgeoisie a pu évoluer sur cette question de la propriété, mais celle-ci garde toute son importance. Cette évolution de la bourgeoisie explique que, sous la Troisième République, Nantes n’a d’influence politique que sur sa banlieue industrielle et maraîchère, jusqu’à Saint-Étienne de Montluc à l’Ouest, car au-delà c’est la zone d’influence de Saint-Nazaire. La question de la propriété est le signe des rapports de force politiques et est, plus généralement, porteuse des rapports de force entre différentes catégories sociales. L’aménagement change le rapport au sol, y compris lors de la procédure d’expropriation, alors que l’industrialisation introduit la modernité dans le paysage. Les deux phénomènes rendent plus difficile la gestion de l’espace, et ils participent d’une remise en cause du mode de domination.
Des positions de pouvoir
14La départementalisation fait figure d’événement originel pour la prise de conscience des intérêts locaux et la mise en évidence de solidarités des élites sociales. C’est de là que date le renversement opéré par les notables en faisant dépendre l’organisation de l’espace et donc l’aménagement du territoire des pratiques des habitants et les intérêts sociaux11. L’organisation de l’espace est synonyme de pouvoir et, donc, un enjeu essentiel. L’analyse des institutions locales est indispensable, car il faut chercher la distribution des rôles dans l’organisation de l’espace local. Le pouvoir local qui s’installe à partir de 1830, ne s’exercerait véritablement qu’à partir des années 1880 en ce qui concerne les décisions d’urbanisme. Il doit donc être nuancé, mais il n’en est pas moins une réalité dans la mesure où l’évolution des institutions permet à la société d’élire des représentants. Depuis 1848, les conseillers municipaux sont élus au suffrage universel, mais ce n’est qu’avec la loi du 5 avril 1884 que le maire est élu parmi eux au lieu d’être nommé par le préfet. Le poste de maire fait du notable qui occupe ce poste à la fois un homme de pouvoir au niveau local et un agent de l’État.
15Le conseil municipal est longtemps dominé par les négociants qui peuvent occuper l’essentiel des postes de pouvoir en étant à la fois présents à la chambre de commerce et au conseil général de la Loire-Inférieure. L’exemple type est Louis Lévesque, maire de 1819 à 1830. Ce poids des négociants s’amenuise logiquement avec l’évolution des conditions économiques et surtout avec celle de la société12. L’introduction du suffrage universel permet d’envoyer au conseil municipal d’autres fractions de la société, mais choisies toujours parmi les couches supérieures de Nantes. Une plus grande variété de professions apparaît parmi ceux qui sont en position d’influencer le débat et les prises de position du conseil municipal. Les propriétaires ne sont que 8 % au conseil municipal, alors qu’ils représentent 30 % en 1840 au conseil général13. Cependant, les négociants restent solidement installés dans l’assemblée municipale jusqu’à la fi n des années 1870, c’est-à-dire durant toute la période de discussion à propos du canal maritime. La présence au conseil municipal n’est pas seulement la manifestation d’un souci de respectabilité, déconnecté de tout sens des affaires. Dans la municipalité de 1879-1881, les négociants représentent encore une force notable, avec 29,7 % des sièges et la mairie, avant de perdre du terrain avec 10,8 à 13,2 % des sièges durant les années 1880. Ce ne sont plus les négociants qui tiennent la mairie, lors de la reprise du trafic portuaire à l’ouverture du canal.
16Leurs intérêts sont relayés par d’autres catégories intéressées par l’amélioration de la Loire. La participation de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, Jégou, tient à son implantation locale et non à son statut de fonctionnaire. C’est indéniablement lors du renouvellement de 1865 que les industriels intéressés par la construction navale s’installent vraiment au conseil municipal. Déjà en 1848, Voruz et Guibert représentaient le secteur de la construction, se différenciant en cela des traditionnels filateurs et fabricants. En 1866, au moment où le projet de canal maritime se précise, les constructeurs de navires Babin-Chevaye et Dubigeon sont conseillers municipaux et peuvent défendre leurs intérêts. L’ingénieur civil Radiguel, qui a relancé le débat en 1864, figure parmi les nouveaux élus. Cependant, le débat n’est pas le monopole des hommes du métier. Y. Le Marec a montré comment les capacités savent jouer de la critique raisonnée des autorités locales sur les problèmes d’aménagement, en s’instituant les porte-parole de l’opinion. Leur triomphe date des années 1880, et semble se faire au détriment d’abord des négociants puis des industriels.
17Le renouvellement des élites au sein du conseil municipal a eu lieu, avec l’entrée des hommes de métier lors de la municipalité de 1881-1882, bien que les industriels soient peu présents. Les ingénieurs civils s’installent plus durablement au conseil que ne l’avait fait Radiguel, à côté de deux représentants des chemins de fer. Par ailleurs, les fonctions à l’intérieur de chambres syndicales apparaissent comme des marchepieds vers une autre reconnaissance sociale, celle du conseil municipal. Si les capacités sont majoritaires, elles sont dorénavant composées de gens d’horizons professionnels différents. Les professions juridiques sont toujours présentes, comme les professions médicales, mais les hommes de lettres sont plus nombreux, à l’exemple de Giraud-Mangin, Dugast-Matifeux puis F. Libaudière. Ce dernier, ingénieur civil aux ateliers de construction et de chaudronnerie, exerce surtout une activité d’homme de presse, comme directeur de L’industriel nantais. Les conseillers municipaux se trouvent donc à même d’être les représentants d’intérêts, notamment économiques. Les années 1890 marquent l’installation d’un certain équilibre entre les grandes catégories sous la domination des capacités.
18L’effacement d’un certain monde maritime renforce la contestation des institutions chargées de défendre ses intérêts. En 1840, une commission, travaillant sur les corps représentatifs du commerce, explique qu’il n’y a plus d’intérêt même symbolique à remplir la fonction de juge au Tribunal de commerce de Nantes. Malgré une fronde menée par Thomas Dobrée et Maës dans les années 1830, la chambre de commerce de Nantes, qui a pour mission d’influencer le gouvernement pour faire progresser les intérêts du commerce nantais, est un lieu où les individus ont un intérêt à figurer14. Mais le milieu maritime est d’autant plus contesté dans ses choix économiques et dans ses positions de pouvoir que cette institution apparaît comme un organisme restreint aux mains des armateurs. Ses débats ne sont pas publics, sous le contrôle d’un petit groupe qui est de moins en moins en phase avec le milieu économique nantais. En 1847, un groupe de commerçants et d’industriels voudrait créer une autre association pour la défense des intérêts commerciaux, industriels et agricoles de l’Ouest. Le gouvernement s’y oppose. Parmi les animateurs du mouvement fi guraient Maës, Pelloutier, Guépin, Saint-Amour et Voruz aîné.
19La chambre de commerce remplit, pourtant, des missions de service public, et s’intéresse à tout ce qui concerne la vie maritime et économique de Nantes et des petits ports en aval. À partir des années 1860, elle s’engage davantage en première ligne, sur le dossier de l’aménagement de l’accès de Nantes. La situation de la Loire et les possibilités de naviguer jusqu’à Nantes ne se sont pas vraiment améliorées, malgré les dragages et l’endiguement. Cela correspond aussi à un changement de stratégie, en direction de ses membres (volonté de s’exprimer au nom de tous ses commettants) et à l’intérieur de la société nantaise (volonté de s’octroyer un premier rôle). Ce n’est qu’en 1868 que la chambre de commerce décide en accord avec les autorités de publier un compte rendu de ses travaux dans les principaux journaux. Demandés par les négociants, les travaux d’amélioration vont se faire sous le patronage d’un milieu économique divisé.
Des institutions représentatives ?
20Le portrait du négociant valable sous la Restauration et sous la Monarchie de Juillet se modifie sous l’effet du dynamisme des milieux d’affaires qui profitent de la prospérité du Second Empire. L’étude de la chambre de commerce de Nantes permet de suivre l’évolution des intérêts en jeu et la modification des rapports de force, afin de saisir comment elle se constitue en groupe d’intérêt restreint. Un corpus de 152 membres ayant participé à ses travaux entre 1832 et 1906 sert de base à l’analyse.
Une chambre nantaise
21Déjà relevé pour le xviiie siècle, le décalage entre la fonction et la représentation perdure au xixe siècle. Il convient d’en prendre la mesure à travers l’étude de la base électorale. Fonctionnant comme un conseil économique pour le préfet, la chambre est davantage l’interface du monde économique avec le gouvernement que le fer de lance des négociants et des manufacturiers15. C’est au sein d’un corpus électoral de 40 à 60 commerçants « les plus distingués », que sont choisis, par le préfet, 15 membres, renouvelés par tiers et rééligibles. À la fin de l’Empire, elle devient un organisme autonome tout en assurant des missions de service public, comme la gestion des entrepôts. Instance de consultation, elle a la possibilité d’intervenir d’elle-même dans les domaines intéressant les activités maritimes, commerciales et industrielles. Le préfet lui communique les rapports des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Elle donne son avis, demande des précisions ou réclame des travaux.
22Malgré les élargissements successifs du corps électoral et l’accès au vote de tous les patentés (700 personnes), la fin du système des notables sur le plan politique ne se traduit pas par un changement des comportements. La chambre de commerce de Nantes demeure le prolongement d’une oligarchie négociante, en raison du très fort décalage entre le nombre d’électeurs et celui des votants. Cependant, la loi du 3 septembre 1851 ouvre le corps électoral à tous les commerçants patentés depuis cinq ans, aux capitaines au long cours et aux maîtres de cabotage, et le décret du 30 août 1852 sur le code du commerce établit la règle de 25 élus pour 15 000 habitants, auxquels on ajoute un élu par tranche de 1 000 habitants supplémentaires. Des industriels comme Voruz, des constructeurs de navires comme Dubigeon sont élus, reflétant l’évolution économique. Mais les corps consulaires tendent à avoir une interprétation plus restrictive que le préfet, au nom d’une meilleure représentativité des intérêts et d’une certaine conception de la notabilité qui s’appuie sur le caractère restreint des élus. Pour eux, la liste ne doit pas dépasser 112 à 120 notables électeurs, face aux 200 notables choisis par le préfet. L’enjeu de pouvoir est important et le maintien d’une oligarchie dans une position de prééminence et de puissance est le résultat d’une lutte. Dans ces conditions, la question de la représentativité est un véritable problème et peut être la source de contestation.
23Les conditions d’éligibilité cherchent à garantir une représentation des actifs, de trente ans et plus, exerçant le commerce ou l’industrie manufacturière depuis cinq ans au moins, dans les limites de la notabilité. Cela exclut aussi bien les faillis que des activités comme les courtiers. Les élections ont lieu au bulletin de liste et au scrutin secret, au premier tour à la majorité absolue et au second tour, à la majorité relative. Les listes de candidature pour la notabilité établies par la chambre de commerce, retrouvées pour 1862, montrent leur tendance à sur-représenter les armateurs (à eux seuls 48 %), car avec les négociants, ils atteignent 63 %, mais une partie de ces candidats potentiels est éliminée car ils ne paient pas de patente. Les négociants-armateurs, les industriels-fabricants, et les marchands ne sont pas représentés en rapport au poids économique de chaque catégorie, traduit par les patentes. Ainsi les marchands sont-ils relativement sous-représentés. Le groupe des négociants-armateurs, en revanche, est plus nombreux sous la moyenne des patentes, dans la proportion de 4 pour 1. Ce réel problème de représentation n’est pas réglé par l’élargissement de la base électorale à plus de 300 en 1862, car les négociants et les armateurs représentent 35,3 % de l’ensemble des notables.
24La participation aux élections se module selon les arrondissements, contribuant aussi à la surreprésentation de Nantes. Si elle reflète les enjeux de développement, au début des années 1850, un décrochage se produit entre 1864 et 1865, au moment du débat avec Radiguel, capable de rassembler 24 000 pétitionnaires. Jusqu’alors la participation avoisine le quart de l’électorat, dorénavant, elle est nettement plus basse. L’étude de la question de l’amélioration de la Loire par un ingénieur, à partir de 1866, ne suffit pas à restaurer la confiance. D’ailleurs, la demande d’une chambre de commerce à Saint-Nazaire en 1868-1870 révèle le malaise qui peut naître également de ce déséquilibre au profit exclusif de Nantes. Une nouvelle période s’ouvre qui voit un fort élargissement de la base électorale et l’introduction de quelques représentants des arrondissements autres que celui de Nantes.
25La prise en compte du nombre de patentés devient une réalité, à partir du moment où les chambres de commerce ont plus clairement vocation à être « les interprètes autorisés des désirs et des intérêts des commerçants et des industriels de l’arrondissement16 ». Après un temps d’hésitation et des débats à l’Assemblée nationale, la loi du 21 décembre 1871 décide qu’une commission indépendante du préfet désigne un collège d’électeurs. Sans revenir aux listes de notables et en évitant l’écueil du suffrage universel, il s’agit d’ouvrir l’électorat tout en excluant les nouveaux commerçants. Un dixième des commerçants forme le collège, choisis parmi les patentés depuis cinq ans au moins. Ce mécanisme rompt avec la confidentialité des choix antérieurs, en obligeant à faire appel à d’autres catégories que l’élite habituellement concernée. Il s’agit d’une tentative de rénover la notion de « la notabilité, ouvertement constatée par vos pairs eux-mêmes, constatée et établie sous le contrôle de tous et en dehors d’une influence politique quelconque », selon les termes du préfet en 1872.
26Une telle affirmation ne peut que satisfaire des élus et des électeurs à la recherche d’une autonomie consulaire qui va être une des principales revendications de la fin du siècle et des premières décennies du xxe siècle. À la suite du décret du 22 janvier 1872, les listes d’électeurs sont refaites, sur la base d’un dixième des patentés, pour donner accès à tous les commerçants recommandables et probes, les directeurs de société anonyme, les agents de change, les capitaines au long cours et les maîtres de cabotage. La démocratisation de l’élection ne doit pas faire illusion cependant. L’exemple niortais montre les avancées et les limites du changement, car l’élargissement du collège électoral s’est fait en respectant une hiérarchie des métiers qui perdure au-delà des changements législatifs17. Cet effet structurel protège et ne remet pas en cause l’oligarchie commerçante, mais, dans l’arrondissement de Paimbœuf, la nouvelle liste reflète plus fidèlement l’activité économique.
27Le plus grand changement vient de la représentation de chaque centre économique. Ainsi, Saint-Nazaire voit reconnaître son développement avec dorénavant 21 % des électeurs, alors que Nantes ne compte plus que 53,45 % des électeurs, après avoir longtemps obtenu les trois-quarts des listes. Châteaubriant profite également de l’évolution avec 9,8 %, ainsi que Paimbœuf plus modestement avec 8,6 %, alors que l’arrondissement d’Ancenis stagne avec 7 %. Le développement économique se fait donc clairement vers l’ouest et le long des nouveaux axes de transport. Si apparemment, cet élargissement ne remet pas en cause la domination nantaise, il introduit cependant un nouveau rapport de force entre les Nantais et les autres, par le biais des correspondants qui peuvent donner des avis ou des informations. Il s’agit de compenser partiellement le fait de laisser en dehors de la chambre des portions du département ou des intérêts. Cette mauvaise représentation apparaît comme une fracture et l’origine aussi bien de l’absentéisme que de la contestation. Le taux de participation de 22,7 % est proche des 20 % enregistrés à Niort, ce qui prouve les limites du changement et peut-être la déception, créée par le manque d’ouverture du suffrage. Le nombre de candidats est également limité, mais les électeurs ont utilisé leur possibilité de voter autrement. Seul un petit nombre de personnalités est réellement élu par l’ensemble des électeurs, comme Flornoy, armateur et directeur de la Compagnie des paquebots à vapeur et remorqueurs. Le poids de Nantes reste décisif pour le choix des premiers de la liste. L’intérêt du vote, passé l’effet du changement de régime et du renouvellement total de la chambre de commerce, s’estompe. Ainsi, en 1875, il n’y a aucun électeur pour Châteaubriant et très peu à Saint-Nazaire, ce phénomène étant, selon les années, surtout caractéristique du second tour. Le taux de participation général est faible avec 11 % et descend sous les 10 % ensuite. Le très faible ratio de la participation à Saint-Nazaire, qui est de 0.01, peut s’interpréter comme une forme de résistance à Nantes, en pleine période de réclamation d’une chambre de commerce indépendante.
28Après l’érection de la chambre de commerce de Saint-Nazaire en 1879, la contestation est moins flagrante. Tout se passe comme si, globalement, les autres arrondissements entérinaient les propositions nantaises. On peut cependant relever qu’en 1894 par exemple, les gens de Châteaubriant ou d’Ancenis rechignent à voter pour l’armateur Simon, au contraire de Paimbœuf et de Nantes. Une telle manifestation qui se reproduit en 1898 reste rare, l’abstention restant la principale forme de refus, voire d’indifférence à des problèmes qui peuvent concerner les ports et la Loire maritime. La perspective de discuter les nouveaux projets au début des années 1900 ne fait pas remonter le taux de participation. Il y a là un véritable décalage entre la base et le groupe investi d’un pouvoir d’influence, malgré les réformes successives. En 1898, l’installation de la chambre de commerce de Nantes et l’élection du bureau ne se font plus sous le contrôle du préfet. Après avoir vu le nombre d’élus passer de 15 à 18 puis 21, la réforme de 1908 porte ce nombre à 24 et répartit la représentativité des diverses professions. Il faut toujours être commerçant patenté et résider depuis cinq ans dans l’arrondissement de Nantes, car les chambres de commerce sont élues dorénavant par les mêmes électeurs que ceux des Tribunaux de commerce. Les listes sont établies par des commissions communales. Elles intègrent les femmes, qui ne peuvent pas, cependant, être élues comme juge consulaire. Par ces réformes successives, la chambre de commerce de Nantes cesse d’être le siège d’un groupe d’intérêt réduit.
La création de la chambre de commerce de Saint-Nazaire
29Dans les années 1870, la question d’une représentation meilleure des intérêts des commerçants et industriels de Saint-Nazaire pose de manière cruciale et conflictuelle la question de l’étroitesse du groupe d’intérêt incarné par la chambre de commerce de Nantes. Les intérêts nantais en jeu amènent à ne pas considérer la société nantaise de façon isolée, alors que Saint-Nazaire vient concurrencer Nantes et constituer un autre pôle urbain. Nantes représente moins de 20 % de la population du département jusqu’en 1866. L’attraction de la ville est cependant un fait essentiel, et fait passer le cap des 100 000 habitants. La limite de la ville et de la campagne ne cesse de reculer, d’autant plus rapidement que les faubourgs se développent très vite. Par ailleurs, Saint-Nazaire connaît une progression fulgurante en l’espace de 60 ans, selon le modèle des villes de la métallurgie. Cet essor fournit des clefs pour saisir les rapports entre une société et son espace18. Les débats autour de la création de la chambre de commerce de Saint-Nazaire permettent de formaliser de nouveaux rapports de force.
30De fait, une partie du tissu économique du département n’est absolument pas représentée à la chambre de commerce de Nantes. La fronde de Saint-Nazaire repose sur l’enrichissement du tissu économique dans l’ensemble de la circonscription de l’assemblée consulaire, bien que Nantes, avec 62 % des patentés imposés, paie 83 % des centimes additionnels. Le conseil municipal de Saint-Nazaire, dans ses demandes du 29 novembre 1868, puis du 26 juin 1870, espère bien intervenir dans les discussions sur les travaux en cours, notamment le creusement du second bassin, et profiter du développement économique que l’on est en droit d’espérer19. Une course de vitesse s’engage entre ces travaux nazairiens et le projet du canal. Après l’interruption de la guerre, le 4 septembre 1878, la municipalité nazairienne réitère sa demande, bien que les Nantais contestent l’autonomie industrielle de Saint-Nazaire, que ce soit pour les chantiers, les conserveries, les raffinages de sel ou la verrerie et la fonderie à plomb de Couëron. Ainsi sur la liste des 897 patentés dressée en 1879, on retrouve en partie les intérêts nantais, avec les Haentjens, les Hailaust ou les Duval. La moitié des négociants et armateurs de Saint-Nazaire habitent à Nantes. Sinon, ce sont de petits armateurs au cabotage et beaucoup de métiers liés au monde maritime. Les grands constructeurs de navires n’y figurent pas, les seuls constructeurs sont ceux de Méan.
31Les Nantais rejettent la constitution d’un groupe concurrent qui priverait la chambre de commerce de Nantes du monopole de la représentation dans le département et qui ferait contrepoids à l’influence de Nantes. La décision de créer une nouvelle chambre, relevant du gouvernement, apparaît donc comme une décision politique dans le prolongement de celle de créer un port. Les Nantais veulent garder le contrôle d’une ville en fort développement. Des capitaux extérieurs soutiennent le développement de l’industrie dans la Basse-Loire. C’est donc une puissance nouvelle qui émerge, mais ce sont surtout des intérêts plus forts et différents de ceux qui sont essentiellement représentés à la chambre de commerce de Nantes.
32Le décret du 10 mars 1875 contourne le problème, et permet l’entrée de trois représentants des autres arrondissements à Nantes. Alors que les questions importantes de la Loire maritime, des ports de Saint-Nazaire et de Nantes ainsi que du chemin de fer sont en cours, la chambre de commerce de Nantes a un réel problème de légitimité. Elle a conscience que, dans les débats et dans les rapports avec les autres institutions et l’État, elle peut peser d’autant plus fortement qu’elle est représentative du monde économique local. En 1875, elle affirme donc l’ambition de « représenter tout le département » et espère que l’intégration des « deux honorables industriels représentant directement l’arrondissement et la ville de Saint-Nazaire » instituera une « entente cordiale » et une action commune, en coopération avec le conseil général et les députés. Ce credo est repris, montrant a contrario l’importance de la fracture.
33Lorsque la création de la chambre de commerce de Saint-Nazaire se précise avec le décret du 20 mai 1879, différentes pétitions montrent la mobilisation à Nantes et dans les communes voisines. L’une comporte 472 signatures de Nantes, Chantenay et Ancenis, émanant essentiellement des armateurs, industriels, capitaines, courtiers et négociants. Rapporté au nombre d’électeurs à la chambre de commerce de Nantes, cela traduit une mobilisation plus forte, de 21,3 % alors qu’aux élections, elle était de 6,4 % en 1878 ! Elle correspond à la tendance haute d’après les participations aux élections. La chambre de commerce de Nantes a une capacité de mobilisation d’environ 400 personnes. À ce noyau, on peut ajouter les pétitions émanant aussi de Vigneux (16), de Cordemais (20), de Couëron (37), de Saint-Étienne (51) et du Temple (4), toutes des communes de la rive Nord, celles de la rive Sud n’étant pas concernées par le découpage des circonscriptions qui les maintient dans celle de Nantes. Malgré l’appel au conseil d’État introduit par Nantes et rejeté le 6 août 1880, la chambre de commerce de Saint-Nazaire est établie. L’autonomie du port de Saint-Nazaire, en 1889, est une seconde étape, marquant l’échec d’une entité bicéphale défendue par certains ingénieurs. Cette nouvelle chambre se constitue donc comme acteur indépendant, mais montre le même décalage qu’à Nantes, entre une base économique et les élus. Les négociants sont surreprésentés, avec les deux tiers des sièges, alors que les industriels sont absents20. Par ailleurs, la suprématie des Nazairiens devient vite une évidence, en même temps que dominent certaines familles comme les Benoît, les Gasnier ou les Simon, dont certains mènent une carrière politique21.
34Les conditions de représentation font que la chambre de commerce de Nantes se trouve en porte à faux, par rapport à un monde économique qui évolue. Sous la pression du gouvernement, elle est forcée d’élargir sa base électorale et partiellement de s’ouvrir à de nouveaux élus, professionnellement et géographiquement. Cette ouverture est cependant trop tardive et trop timide pour empêcher la contestation et des acteurs récalcitrants à son action d’apparaître. Face à ces bouleversements, la chambre de commerce de Nantes n’est pas la représentante logique d’un milieu négociant ; elle se constitue plutôt en groupe d’intérêt particulier à l’intérieur du monde économique. L’installation de la chambre de commerce de Saint-Nazaire contribue aussi à faire de ces institutions des groupes d’intérêt concurrents au niveau local et national.
Des milieux d’affaires conquérants
Un groupe puissant
35Si pour Ange Guépin en 1835, l’institution consulaire ne représente que des intérêts individuels, la reconstitution des carrières à partir du renouvellement de 1832 permet d’isoler un noyau particulièrement actif et pratiquant le cumul des fonctions économiques et politiques22. Un certain nombre d’individus, pour l’essentiel issu du même milieu avec ses solidarités familiales, culturelles et économiques, constituent une communauté d’action. La force et la puissance de ces individus se traduisent par leur capacité à investir l’espace public et à construire des carrières.
36La charge consulaire fonctionne comme une reconnaissance de l’appartenance au groupe négociant, en complément de la notabilité. La véritable ouverture se fait aux élections de 1 888 qui renouvellent un tiers de l’assemblée. C’est alors que, pour la première fois, quatre industriels, un banquier et un seul armateur sont élus. Le dépouillement des procès-verbaux d’élections montre bien cette diversité professionnelle qui rend compte des changements économiques de la cité. Il est possible cependant de relever un souci d’équilibrer la représentation en 1 890 et en 1892, avec deux industriels, deux négociants et deux armateurs. Mais la tendance, de 1 894 jusqu’à la Première guerre mondiale, est de privilégier les industriels dans un rapport de 4 à 2. Entre le moment où l’on commence à discuter du canal maritime et son ouverture, le poids des négociants et des armateurs est une évidence. Le renouvellement en profondeur est d’autant plus tardif que ces hommes ont su construire avec méthode des carrières solides.
37Le nombre d’hommes à s’installer durablement dans leurs fonctions consulaires est réduit23. Les deux tiers restent moins de dix ans (67,8 %), alors qu’ils ne sont que 28,8 % à siéger entre onze et vingt années et seulement 3,4 % plus de vingt ans. À partir de 1872, ils sont moins nombreux à siéger peu de temps (61,4 %), le dernier groupe reste stable (3,5 %) et c’est dans le laps de temps intermédiaire que l’on rencontre le plus d’élus (35 %). Nous n’avons pas tenu compte des membres qui sont en poste en 1913 et qui peuvent siéger plus longtemps. Cela représente onze individus qui ont déjà au moins sept années et jusqu’à trente-huit années, pour E. Pergeline. Ils contribuent nettement au phénomène d’enracinement dans les fonctions consulaires sous la Troisième République. Cette tendance contrarie donc le phénomène de renouvellement par les professions. Les carrières longues au sein de la chambre de commerce supposent un accès assez jeune. Dans ces conditions peut-on parler de gérontocratie ? Les données dont nous disposons sont incomplètes, néanmoins, elles laissent apercevoir que l’âge moyen, après un rajeunissement entre 1860 et 1890, tend à remonter, autour de 50 ans. Là aussi, cela nuance l’image d’une chambre complètement bloquée, même si le fort coup de jeune date surtout des changements au début de la Troisième République. Henri Talvande a alors 33 ans lors de sa première élection en 1876, il est réélu en 1901 à 58 ans. Dans l’ensemble, la fonction consulaire est assumée à la fin de la vie professionnelle. Mais les critères de l’ancienneté et de la notoriété dans la profession, qui semblaient si importants, tendent à être moins stricts vers la fin du siècle (autour de 17 ans). Il semble aussi qu’il devient plus difficile de trouver des candidats, ce qui expliquerait aussi l’allongement des mandats. Avant cela, la chambre de commerce de Nantes n’a pas été, autant qu’on pouvait le croire, monopolisée par ses membres peu désireux de laisser leur place. En réalité, seul un petit groupe s’installe durablement dans la fonction, au-delà du seuil de treize années que l’étude des carrières laisse voir.
38Les représentants de la nouvelle bourgeoisie d’affaires prennent le relais des armateurs et négociants progressivement, mais les intérêts maritimes et industriels cohabitent. De telles positions se construisent avec méthode, car la plupart des membres de la chambre de commerce sont passés par le Tribunal de commerce. Cela s’inscrit à l’intérieur des stratégies familiales qui font qu’un membre de la famille peut se trouver à la chambre et un autre en attente au Tribunal de commerce. Les Étrennes nantaises permettent de repérer comment certaines familles s’installent durablement, comme les Bernard. Cela semble malgré tout un phénomène assez limité et ce sont plutôt des individus qui se construisent de solides positions de pouvoir. Il faudrait étudier ce phénomène sur l’ensemble des fonctions publiques, pour isoler, au-delà des stratégies familiales assez répandues, le petit nombre de familles qui ont véritablement dominé la cité24. Nous obtenons ainsi trente-sept noms, parmi lesquels figurent ceux des présidents et sous-présidents.
39Le critère des fonctions occupées à la chambre ne permet pas de retenir les noms de tous ceux qui ont joué ponctuellement un certain rôle, comme a pu le faire E. Dubigeon dans le dossier du canal. Un nombre réduit de personnes s’implique dans les commissions, mais certains mettent leurs compétences en œuvre, comme peut le faire Brissonneau sur la métallurgie ou bien encore Delaunay de Saint-Denis qui utilise sa science de jurisconsulte dans la commission des réformes commerciales en 1885. Ces commissions livrent un travail de fond sur des questions particulières, pour préparer ce qui est débattu ensuite en séance. Mais, en dehors de ce travail, les personnalités influentes peuvent occuper d’autres fonctions publiques, notamment politiques.
40La liste des présidents depuis l’origine fait ressortir les liens étroits entre ces deux champs de l’action publique, avec une forte tendance à participer au conseil municipal, au conseil général ou à devenir député comme F. Bignon ou J.-S. Voruz. Sur l’ensemble du corpus consulaire, un quart a occupé une fonction municipale. C’est certainement sous l’Empire que le rapprochement entre les deux institutions est la plus forte, avec la moitié du conseil municipal en 1852-1855. Les négociants tiennent donc une position solide qui dessine le cadre dans lequel on a fortement débattu le problème du canal, de l’avant-port et du chemin de fer. À partir des années 1870, les voies sont de plus en plus divergentes, notamment avec ce qui apparaît comme un vrai renouvellement du personnel politique et « économique » en 1885. Il n’y a alors que Normand puis Dubochet ou Flornoy et Benoît pour avoir une double position entre 1885 et 1896. Cela correspond à la forte poussée des capacités et à l’arrivée sur le devant de la scène de nouvelles élites, comme les ingénieurs bien représentés.
41En revanche, après cette date, des gens fortement impliqués dans la vie de la chambre de commerce, comme Vincent, Vuillemin-Didion, se construisent à nouveau une double carrière publique. En 1904, Benoît, Boubée, Montfort-Férapié, Poupart et Ch. Riom sont au conseil municipal. S’agit-il vraiment de stratégies personnelles ou bien peut-on considérer qu’ils entrent au conseil municipal, dans la lancée du nouveau programme d’amélioration de la Loire voté en 1903, mais qu’il faut maintenant faire exécuter ? L’hypothèse peut être également soulevée pour les suites du débat de 1850 ou de celui de 1864-1866. Dans ces circonstances, s’il est indéniable qu’il y a un intérêt personnel à se voir reconnu publiquement, il nous semble évident qu’un véritable groupe d’intérêt se constitue en fonction de l’action à mener et qu’il est capable de se donner les moyens d’agir. Il tend cependant à fonctionner de façon non permanente, peut-être sous la pression d’une évolution extérieure. En s’effaçant temporairement, il laisse la place à d’autres acteurs de la vie publique, notamment des hommes nouveaux dans le contexte de la fin du siècle.
42Ce qui soude ce groupe, c’est sa capacité à réunir, d’une part, des individus, dont certains sont issus du milieu négociant traditionnel, et, d’autre part, des hommes qui forment les milieux d’affaires du Second Empire. Si le groupe se définit par l’action à mener, sauvegarder l’intérêt maritime de Nantes, il a toujours aussi réagi en ajustant sa démarche face aux contestations internes. Comment dans une période où les élites changent, un groupe d’intérêt peut-il s’établir, se maintenir et être efficient ? L’examen des liens familiaux et des relations d’affaires montre qu’ils fondent la stratégie des individus à entrer dans un tel réseau à la fois social, économique et institutionnel. En croisant les indications de ces relations, un petit noyau se dégage par sa capacité à nouer des relations au sein et en dehors de la chambre de commerce. Pour une utilisation de la méthode des graphes, il conviendrait de faire une étude plus précise et plus fine, de façon à préciser la nature des liens directs ou indirects et ainsi arriver à mesurer l’étendue et l’efficacité de leur réseau d’influence. Cependant, sur 81 noms relevés, un tiers appartient à la chambre de commerce, mais celle-ci est surreprésentée parmi ceux qui nouent au moins quatre relations différentes, à titre individuel ou familial. Les Haentjens et les La Brosse apparaissent comme des « sommets » ou des pivots de réseaux étendus. Les premiers structurent davantage leur réseau à partir de l’institution consulaire, les seconds équilibrent leurs relations à l’intérieur et à l’extérieur, sans que les deux ensembles se recouvrent apparemment.
43Une des possibilités de constituer un groupe puissant est de le rendre capable de s’adapter aux nouvelles conditions économiques autant que de savoir user de ces stratégies. Favre est un des premiers capable de faire le lien entre le négoce et l’industrie. Le milieu d’affaires qui s’est enrichi sous le Second Empire, est particulièrement dynamique, car ceux qui font le choix de l’industrie s’enrichissent plus vite que les négociants qui ne font que consolider leur fortune. Cependant, les plus riches des négociants s’engagent plus dans l’économie locale avec 38,28 % des comptes courants et des fonds engagés dans les entreprises, pour seulement 21,52 % pour les industriels. Cet engagement renforce l’idée d’un groupe très impliqué dans l’économie locale. Les variations en fonction du niveau de fortune nuancent l’opposition entre les deux groupes qui sur le plan du mode de vie sont proches.
44L’entrecroisement des intérêts familiaux et professionnels, ainsi que l’occupation des fonctions publiques assurent la solidarité d’un milieu aux intérêts convergents, même si les industriels sont plus présents. En 1872, la chambre compte 36 négociants et 25 industriels. Plusieurs d’entre eux appartiennent au petit nombre des hommes riches de Nantes. Si J.-B. Étienne laisse six millions à sa mort, et Babin-Chevaye un million, ces industriels côtoient au sein de la chambre de commerce des gens moins fortunés comme Toché E. (52 000) ou Guillon (11 000). Certains se font remarquer par leur absence comme H. Serpette, mais son associé Larray fait justement partie de la chambre de commerce entre 1865 et 1868. L’évolution des structures économiques ne remet pas fondamentalement en cause l’existence d’un groupe d’intérêt mais diversifie, en jouant sur des échelles différentes, son implication dans l’aménagement spatial et les modalités de son intervention.
Intérêts capitalistes et contrôle de l’espace
45Les hommes d’affaires sont donc en position d’imposer leurs intérêts et parmi eux certains jouent un rôle d’initiateur. Une place particulière doit être faite aux constructeurs de navires qui font le lien entre les intérêts du monde maritime et les industriels, en raison de l’évolution de leur activité. Plusieurs raisons expliquent bien sûr que la chambre de commerce ait pu entraîner ainsi la ville de Nantes, en dépit des oppositions. La raison principale doit être recherchée dans la crise économique qui se fait sentir dès 1857-1858 et qui s’affirme en 1861-1862, en rapport avec la fin des grands travaux de construction ferroviaire et avec la signature du traité de libre-échange franco-anglais. Mais, il faut aussi chercher du côté des hommes et de leur capacité à investir les fonctions utiles. Au moment où la chambre de commerce engage les études du canal après avoir eu l’autorisation gouvernementale en 1865, elle est présidée, pour la première fois, par un industriel, Jean Simon Voruz aîné qui dirige une fonderie fabriquant du matériel de chemin de fer et du matériel d’artillerie. Dubigeon entre à la chambre de commerce en 1866, Babin-Chevaye l’année suivante, suivis par Le Cour et des armateurs intéressés par la construction navale comme Pergeline. En 1875 Babin-Chevaye devient président de la chambre de commerce jusqu’en 1886. Il succède à trois armateurs. Il est l’homme qui a obtenu le canal. Il n’est pas douteux à la lecture des documents, en particulier dans la correspondance de Babin-Chevaye à la chambre de commerce, que les constructeurs de navires ont voulu ce canal, dimensionné aux besoins des nouveaux navires. Leur position à la chambre de commerce de Nantes leur a permis d’agir efficacement. Babin-Chevaye fonde ensuite la Société des ateliers et chantiers de la Loire en 1880, qui s’installe sur les sites nantais et nazairiens.
46Cette position en pointe entraîne une contestation. En 1884 et en 1885, l’autoritarisme de la chambre de commerce est dénoncé par un groupe d’armateurs, de négociants et d’armateurs, faisant partie du groupe de négociants et d’industriels concernés par la fonction d’élus à la chambre. À l’occasion d’un projet d’emprunt, assorti d’un droit de tonnage, pour financer le canal maritime, les signataires réclament le droit d’exprimer leur opinion, puisqu’ils sont des électeurs et les principaux intéressés par la nouvelle imposition. Parmi les vingt-huit signataires figurent dix armateurs et treize négociants ou importateurs de denrées coloniales. À leurs yeux, la chambre de commerce les défend mal au moment où les difficultés économiques s’aggravent.
47Cette prise de position des constructeurs s’explique par leur puissance économique, et parce qu’ils ont été soutenus par l’État soucieux de défendre la construction navale. À l’échelle de la France, ce sont de grands industriels, sans être de très grands capitalistes, comme les Schneider qui sont des exceptions. La concentration des ouvriers fait donc de Chantenay une sorte de zone industrielle. Après une période de fluctuations des effectifs entre 1870 et 1883, marquées chez les constructeurs de navires et occasionnées par les fermetures de raffineries, les industries de Chantenay connaissent un nouvel essor significatif à partir de 189025. Des regroupements s’opèrent entre industriels nantais et chantenaysiens, comme celui de Talvande frères et Douault, Pilon et Buffet. De plus, des groupes importants, aux établissements dispersés sur plusieurs sites, s’installent aux portes de Nantes. Il s’agit de la Compagnie du Blanzy Ouest et de la Société générale des houilles et agglomérés en ce qui concerne l’importation des charbons. La Société Saint-Gobain installe en 1900 une usine de produits chimiques. Ce sont des acteurs nouveaux qui, bien que non engagés directement dans les rapports de force locaux, sont intéressés par l’amélioration de l’accessibilité de Nantes. Leurs effectifs entre 1896 et 1900 représentent environ 800 personnes.
48Le passage d’un capitalisme artisanal, caractérisé par ses structures familiales et la modeste taille des établissements à des entreprises beaucoup plus importantes en personnel et en infrastructures, contribue à donner de l’importance à ces grands patrons qui doivent défendre leurs intérêts. À Chantenay, D. Pinson montre bien l’imbrication des établissements industriels au tissu urbain et tous les problèmes que cela pose en terme de voirie et de salubrité26. Ce n’est qu’en bordure de Loire que la place est suffi sante pour permettre le développement d’une « zone industrielle » avant l’heure, caractérisée cette fois par la taille des bâtiments adaptés à leur fonction et au machinisme et une voirie rationnelle, avant de gagner de proche en proche jusqu’à La Roche Maurice. De ce fait, le changement de nature et de dimension de l’activité industrielle fait de la gestion de l’espace une préoccupation essentielle des industriels, ou du moins d’une partie d’entre eux, car ce milieu d’affaires est divers.
49En réalité, la diversité de ce monde entraîne des stratégies différentes, que D. Pinson distingue selon la plus ou moins grande pénétration des financiers extérieurs dans le capitalisme local. Avec des capitaux locaux et parisiens, une double implantation à Chantenay et à Basse-Indre, J.-J. Carnaud et les Langlois ont une stratégie qui dépasse le problème du contrôle d’un espace local, car elle est peu liée au port. Banquiers et entrepreneurs venus de l’extérieur renouvellent le tissu économique, mais investissent peu les institutions de pouvoirs. Au contraire, constructeurs de navires établis à Chantenay depuis 1844, les Sevestre, très liés au milieu local, mettent l’enjeu spatial au cœur de leur stratégie. La logique de l’association avec l’armateur Pergeline en 1889 et la dépendance à l’égard de la bonne santé du port conduisent naturellement les associés à défendre l’idée de l’annexion de Chantenay à Nantes. Au contraire, les conserveries et les industries annexes dépendent plutôt d’une stratégie régionale en développant leurs usines sur la côte. Amieux, à la tête du comité radical républicain en 1904, s’engage dans la défense de l’indépendance de Chantenay, mais son intérêt est moins lié au port qu’au développement du chemin de fer.
50L’investissement politique et social à la tête de la municipalité de Chantenay traduit ces enjeux pour des industriels relativement modestes, mais dont l’évolution du secteur d’activité traduit l’industrialisation nantaise. Dubigeon est resté maire pendant 22 ans. Aux élections municipales de 1900, l’échec des Sevestre, présents au conseil municipal pratiquement sans interruption depuis 1832, n’est pas dû seulement aux progrès de la population ouvrière et à la stratégie électoraliste des socialistes associés aux radicaux-socialistes27. Cet échec est également une condamnation du projet d’annexion, mais Sevestre, replié à la chambre de commerce de Nantes, continue avec un groupe d’industriels à chercher, dans cette annexion, le moyen de contrôler l’espace indispensable au développement industriel, au moment où se nouent des alliances pour renforcer le capitalisme local28.
51Les membres de la chambre de commerce sont, vers la fin du siècle, des éléments d’une stratégie de pouvoir qui a d’autres facettes. Il s’agit alors moins de cumuler des fonctions, comme auparavant, que de diversifier les moyens d’action. Léon Bureau n’appartient pas à la chambre de commerce de Nantes, mais il fonde le Syndicat des armateurs et industriels maritimes. Le secrétaire de ce syndicat, Louis Laffitte, effectue de nombreux voyages, en Allemagne et en Russie, et œuvre pour le comité de la Loire navigable en amont de Nantes. Les chambres syndicales représentent un mouvement d’organisation collective et une institutionnalisation du groupe d’intérêt, comme celle des courtiers patronnée par des personnalités comme E. Haentjens ou Rivron29. Elles définissent, au niveau des individus, de nouvelles positions de pouvoir. Le même groupe d’intérêt multiplie ainsi ses possibilités d’intervention. Ainsi Sevestre préside-t-il le comité nantais des Industries maritimes. En 1887, Louis Babin-Chevaye préside la chambre syndicale des patrons mécaniciens chaudronniers et fondeurs de Nantes et de la Loire-Inférieure. Par ailleurs, en 1895, l’Union des syndicats de commerce et de l’industrie de Nantes et de la Loire-Inférieure est en position de donner son accord pour des taxes, lorsque la chambre de commerce de Nantes accorde son concours financier pour fournir quatre bateaux porteurs à hélice, destinés à l’approfondissement de la Loire. Ces nouvelles organisations répondent aussi à un besoin qui s’exprime à l’échelle nationale, en l’occurrence celui né de la crise de la marine marchande. Il en va ainsi de la section de la Ligue navale française qui œuvre en 1918 pour les marins morts pour la France, mais qui en 1921 intervient sur la question du rétrécissement du chenal en aval de Basse-Indre et en amont du Pellerin. Se réorientant alors vers la défense spécifique du port de Nantes, elle prend son autonomie et devient la Ligue navale de l’Ouest, présidée par le courtier Mangeot. Une nouvelle fois, le groupe se reconstitue pour agir pour la défense de ses intérêts.
52Les acteurs, nombreux à être concernés par la question d’aménagement, se constituent en groupes d’action. Certains peuvent constituer un véritable groupe d’intérêt, aux contours bien définis, à l’issue d’un processus repéré dans les années 1830-1840. Cela signifie que ces groupes peuvent évoluer dans leur composition et dans leur action, au point que nous pouvons considérer avoir affaire à des groupements différents. Le conflit apparaît alors comme un vecteur de composition, tout en hiérarchisant implicitement les groupes. La puissance des membres du groupe dominant vient de leurs positions économiques et de leur capacité à développer leur activité. Pour cela, ils mettent en œuvre différentes stratégies qui consistent à nouer des alliances et par là à augmenter leur domaine d’influence. L’occupation des positions de pouvoir classiques à l’intérieur de la ville ne représente qu’une facette de leur méthode, bien qu’elle ne soit pas à négliger. La chambre de commerce est une pièce essentielle, mais non unique, d’un ensemble, car elle est l’instrument d’action de groupes d’intérêt. S’y exprime un milieu aux intérêts divers, parmi lesquels il faut repérer ceux qui sont le plus concernés par le problème spatial et ceux qui sont en position de porte-parole.
Notes de bas de page
1 Lepetit B., « Histoire des pratiques », in Les formes de l’expérience, op. cit., p. 15-20.
2 Martin J.-C. et Suaud C., Le Puy du Fou, en Vendée. L’histoire mise en scène, Paris, L’Harmattan, 1996. L’étude montre qu’il ne faut pas s’enfermer dans une analyse restrictive des acteurs.
3 Pétré-Grenouilleau O., Négoce maritime op. cit., défend la thèse d’un groupe de négociants-armateurs cohérent au-delà de 1836.
4 Pétré-Grenouilleau O., « Pour une étude du milieu maritime nantais entre les fins xviiie-xixe siècles », Enquêtes et documents, 1990, t. XVII, p. 47-78.
5 Bois P., « La vie politique au xixe siècle », in Histoire de Nantes, Privat, op. cit., p. 296.
6 Gayrard G., op. cit. : Conclusion générale.
7 Siegfried A., Tableau politique de la France de l’ouest sous la Troisième République, Paris, A. Colin, 1964, p. 39-41.
8 Renard J., Les évolutions contemporaines de la vie rurale dans la région nantaise, éditions Les Sables-d’Olonnes, Le Cercle d’or, 1975, p. 47.
9 Hesse P.-J., art. cité, p. 72-73 : Babin, Jollet, Guillet de la Brosse achètent des parcelles en co-propriété d’une valeur de 4 000 à 4 300 F/ha, et en obtiennent plus de dix fois le prix.
10 Hesse P.-J., art. cit., 3e rapport SERS, 1983, p. 56-81.
11 Ozouf-Marignier M.-V., « De l’universalisme », Annales ESC, 1986, n° 6, p. 1193-1213.
12 La Nicollière-Teijero S. de et Perthuis A., Le Livre doré de l’Hôtel de Ville, 3 tomes.
13 Sur la vie politique sous le Second Empire, voir Launay M., Le diocèse de Nantes, CID éditions, 1982.
14 Cézard A., op. cit., p. 16.
15 Bovar A., Caveant Consules, mémoire de la chambre de commerce et d’industrie de Nantes, dact., 1987, p. 55-56.
16 Avis motivé du sous-préfet du 2 août 1870.
17 Martin J.-C., « Hiérarchie et structure de la société commerçante : les listes d’électeurs au tribunal de commerce de Niort en 1864 et 1874 », Mouvement social, n° 112, 1980, p. 57-77.
18 Martin J.-Cl., in Atlas historique des villes de France, Paris, Hachette, 1996, p. 296.
19 Pour la création d’une chambre de commerce à Saint-Nazaire, imp. F. Girard, 1870, 7 p.
20 En 1884, Saint-Nazaire ne compte que trois grands établissements (Les forges de Trignac, les Chantiers de la Loire, la CGT, soit 5 000 ouvriers) et neuf petits (environ 500 ouvriers).
21 La chambre de commerce de Saint-Nazaire 1948-1949, s.e.
22 Guépin A., Nantes, op. cit., p. 390.
23 F. Lau, archiviste de la chambre de commerce de Nantes, signale les nombreuses erreurs dans les listes des présidents de l’institution.
24 Éléments de réponse dans la thèse d’O. Pétré-Grenouilleau sur les négociants, et dans celle de Y. Le Marec sur les capacités.
25 Girandier S., Chantenay au xixe siècle, Nantes, maîtrise, 1988.
26 Pinson D., L’annexion de Chantenay ou la fi n d’un espace d’autonomie, Paris X, thèse, 1981.
27 Girandier S., op. cit., p. 169-172.
28 Pinson D., op. cit., p. 273-276.
29 Lequin Y., L’Histoire des Français xixe-xxe siècles, Paris, A. Colin, 1983, p. 462-464.
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D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008