Postface. Quelques questions impertinentes
p. 355-357
Texte intégral
1Cette réflexion collective sur « Le peuplement comme politiques » s’achève sur une critique lancée dans la cour des sciences sociales, sur les épaules desquelles reposerait en bonne partie la « dépolitisation de la rénovation urbaine contemporaine » – alors que ses épisodes précédents auraient mobilisé les sociologues. Il était donc de bon ton de confier à une sociologue l’écriture d’une postface pour relancer la réflexion, ce d’autant plus que cette discipline apparaît largement minoritaire parmi les auteurs convoqués par Fabien Desage, Christelle Morel Journel et Valérie Sala Pala. Mais au-delà de la pertinence des champs disciplinaires, il y avait aussi une certaine impertinence à solliciter la plume d’une sociologue canadienne, de surcroît plus habituée à étudier les dynamiques de cohabitation que les politiques urbaines. En effet, au royaume du néo-libéralisme urbain, la notion de peuplement fait au mieux partie du folklore historique de la structuration des colonies, au pire de la gestion douloureuse des territoires des Autochtones rebaptisés Premières nations. Quant aux politiques urbaines, elles se construisent « par en bas », au fil de transactions avec des partenaires multiples, au nombre desquels les organismes communautaires sont des parties prenantes incontournables, tout comme le sont, d’une certaine manière, les stratégies résidentielles des ménages. Voilà pour l’impertinence de l’entrée en matière.
2Les lignes qui suivent ont surtout pour but d’esquisser quelques questionnements, ouverts par la lecture de ce livre, troublante à plus d’un égard. Car tel est bien le qualificatif qui s’impose à la lecture de cet ouvrage substantiel qui nous invite à plonger dans des contextes historiques et géographiques incroyablement contrastés, pour relire les politiques urbaines françaises en prenant au sérieux l’hypothèse du peuplement comme action publique.
3En premier lieu, le vocabulaire mobilisé dans les politiques urbaines françaises a de quoi désarçonner une Nord-Américaine, peut-être surtout lorsqu’il a des consonances ordinaires : politique de « rénovation urbaine », « reconquête du contingent », « plan de traitement », « tiers de mixité sociale », « parcours résidentiel ascendant », quand il ne s’agit pas de « réservataires », de « ménages structurants » ou de « logeurs », etc. Ce vocabulaire, qui a souvent des allures martiales, témoigne sans doute du poids d’un appareil d’État qui se déploie à différentes échelles du territoire, selon un ordre assez implacable. Et le fait d’avoir inclus dans cette réflexion de fond sur les politiques de peuplement des chapitres consacrés à des expériences historiques étrangères – que l’on pourrait qualifier d’extrêmes : régimes autoritaires ou situations de guerre – fait certainement partie de ce qui rend la lecture de l’expérience française en matière d’ingénierie sociale troublante. Or, paradoxalement, ce sont aussi ces chapitres qui s’attardent le plus aux attitudes et aux pratiques des habitants qui, sans atteindre toujours un niveau politique, s’insinuent d’une manière ou d’une autre dans les processus pour en compliquer la donne.
4S’agit-il d’un effet de perspective ou l’expérience française est-elle singulière ? Nous reviendrons plus loin sur la question des grands absents de cet ouvrage – les habitants – que l’on aurait envie de qualifier ici de « peuplés ». Ce qui est évoqué pour le moment tient d’abord à la singularité d’un vocabulaire de l’action publique reflétant souvent la puissance présumée de cette dernière, une puissance parfois confortée par des « intellectuels organiques » – proches de l’État ou des politiques publiques – qui participent à la circularité du discours. Certes, un chapitre nous donne à voir le partage de référentiels entre Paris et Londres mais d’autres comparaisons européennes seraient certainement éclairantes pour cerner ce qui appartient en propre à la conception de l’État français dans ses rapports au territoire et aux populations.
5En second lieu, le sentiment de trouble survient également lorsqu’il est question de catégories ethniques. C’est aussi l’un des grands mérites de cet ouvrage d’amorcer une déconstruction salutaire des catégories de l’action publique, à laquelle les auteurs se livrent d’ailleurs avec passion. Il reste toutefois encore du travail à faire – à commencer par l’injonction à la « cohésion sociale » – mais aussi sur ces catégories ethniques, qu’il n’est peut-être pas nécessaire de peser à l’aulne des « signes astrologiques » – pour paraphraser une introduction de partie –, pour en appréhender l’importance et le statut. De nombreux chapitres leur accordent d’ailleurs une large place, qu’il s’agisse de catégorisation ou d’histoire du peuplement des logements sociaux. Mais l’analyse se fait parfois fuyante et évite volontiers les définitions de l’ethnicité. On peut aussi se demander si l’évolution du profil de plus en plus complexe et composite des « étrangers » présents en nombres croissants dans les quartiers visés par les politiques actuelles, ou encore le poids des variables religieuses et de genre dans les débats contemporains n’inspirera pas une relecture de certaines politiques urbaines, plus attentive aux différents marqueurs de l’ethnicité.
6Enfin, plusieurs auteurs s’attaquent aux différentes logiques qui font dériver l’action publique ou qui viennent la contredire dans ses ambitions de peuplement, à l’intérieur même de l’appareil d’État ou dans ses conditions de mise en œuvre. Il faut en effet se donner les moyens de comprendre comment la réalité du peuplement – entendu ici comme un état – échappe plus souvent qu’autrement aux ambitions de l’action publique. Et on aurait envie d’ajouter : fort heureusement ! Des constats troublants de contournement des dispositifs, ou même de refus des offres de logement par les bénéficiaires les plus mal logés, laissent entrevoir la complexité des expériences résidentielles et les résistances d’habitants, qui souhaiteraient sans doute être avant tout accompagnés dans leurs parcours plutôt qu’être dé- puis re-placés.
7Mais ces constats ne dominent pas une analyse qui, la plupart de temps, s’attarde surtout aux discours, aux corpus règlementaires et aux pratiques des agents de l’État, bref qui travaille « par en haut ». Les pratiques résidentielles des habitants sont-elles si malléables ou à ce point extérieures à la conception puis à la mise en œuvre des dispositifs de l’action publique, qu’il ne soit pas nécessaire de les inclure dans la construction des agendas de recherche des politistes, géographes, urbanistes et historiens ? Nos catégories du politique doivent-elles être élargies pour être capables de détecter des mobilisations « proto-politiques » en quelque sorte, mais aussi pour prendre en compte ce qui, en amont de l’action publique proprement dite, dans les dynamiques résidentielles et de quartier, contribue à son émergence et préfigure ses ambiguïtés ? Bref, il y a sûrement matière à donner une suite au travail collectif pionnier présenté dans ces pages…
Auteur
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