Chapitre IV. Les débats à l’échelon local
p. 105-128
Texte intégral
1Un ensemble de pratiques, d’images et de discours contribue à définir, par leur diversité, le cadre dans lequel l’aménagement se réalise. Les controverses locales montrent l’importance des enjeux territoriaux derrière l’équipement d’une voie navigable. Ces débats mettent en évidence deux problèmes à l’échelon local : le premier est le maintien ou non du port de Nantes, le second est la difficulté de Nantes à gérer son espace proche au moment où elle se trouve relativement isolée de l’océan. Le canal peut-il répondre à ces deux problèmes ? La réponse, ici, est moins à chercher dans le champ technique que dans la façon dont les Nantais, en voulant aménager leur accès maritime, ont pu penser différemment l’interface entre ces deux mondes, et donc l’organisation de l’estuaire1.
2Les débats font partie du processus de construction du territoire, même s’il est difficile de connaître l’importance et l’audience de tous ces textes2. Réalisées ou pas, les idées émises composent ensemble une configuration mentale qui rende l’aménagement possible. Plusieurs ports sont confrontés à une remise en cause de leur identité maritime, et aux conséquences d’ordre spatial du développement portuaire, que ce soit Marseille, Bordeaux ou Nantes. Dans les années 1830, le débat nantais apparaît purement technique, sans que la supériorité de la position nantaise soit remise en cause. La répartition du nombre de publications montre que le premier temps fort, entre 1840 et 1870, correspond au moment où la question du canal est particulièrement débattue. Mais la différence tient moins à la nature des thèmes abordés qu’au changement d’échelle dans le jeu des idées. Le deuxième temps fort autour des années 1880-1900 se déroule autour de la question de la réalisation du canal et de sa capacité à permettre le changement d’échelle lié à la question portuaire. Le débat sur la place du port au niveau national et international caractérise le troisième temps marquant au xxe siècle. Il faut donc dépasser cette dispersion des textes, car, sans rechercher systématiquement les sources d’un éventuel imaginaire nantais, nous voulons examiner dans ses fluctuations ce problème de relation du port à son environnement. C’est donc en privilégiant l’approche locale et en détaillant les points de vue que nous allons voir comment se construit un processus d’organisation de l’espace. Nous sommes à l’articulation d’une histoire économique, angle sous lequel les ports ont été longtemps étudiés, et de la question de l’identité maritime, abordée autrement que par l’histoire des sensibilités.
La question portuaire et le canal
3La question de l’amélioration de la navigation de la Loire maritime s’insère dans la question portuaire et la plupart des textes y font référence. Le port est une notion difficile à définir en raison de sa polysémie, mais les débats du xixe siècle sont des occasions pour formaliser le port. Contrairement à aujourd’hui où le port de Nantes-Saint-Nazaire se définit comme un établissement public d’État, le droit ne défi nit pas le port et le Code civil se limite à classer les ports dans le domaine public. Le port se définit de façon assez vague par son utilisation, navigation maritime ou fluviale, ce qui renvoie aux notions de mer et de maritime3. À travers le débat autour du bassin de l’embouchure, la vision traditionnelle d’un port est remise en cause.
Le projet nazairien
4Saint-Nazaire se présente au xviiie siècle comme l’avant-port de Paimbœuf, situé sur son chenal d’accès ; port de pêche, il est aussi un abri pour les pilotes. L’étranglement de l’embouchure et l’avancée de la presqu’île font de Saint-Nazaire une « clef du fleuve4 ». Deux idées vont naître, l’une d’exploiter cette situation en développant un port à partir du village de pêcheurs, l’autre d’utiliser le site pour venir en relais du port de Nantes. L’idée de faire un bassin à l’entrée du fleuve a des motivations militaires et maritimes. Après les propositions des constructeurs de navires Crucy, puis celles des ingénieurs Sganzin et Prony en 1808, l’abandon du projet militaire centre les demandes sur l’établissement d’un équipement portuaire minimal5. Au xviiie siècle, la complémentarité des ports proches est une notion fondamentale, car elle fonde un réseau portuaire, dans lequel se définit le port, que ce soit dans le cadre d’un estuaire comme dans celui d’un littoral. Ce réseau maritime s’articule, dans le cas des grands ports avec un réseau urbain intérieur qui tend à devenir très influent dans le cas de Marseille. En assurant le contrôle de la production comme de la distribution, le négoce portuaire fait du port un lieu central des échanges, une véritable place maritime. Ce modèle domine une grande partie du xixe siècle, mais se trouve concurrencé par l’émergence d’une autre conception du port défini comme territoire. Si pour les Nantais, le besoin d’avoir un avant-port à l’embouchure ne remet pas en cause leur statut de place maritime, il pose pourtant dès ce moment-là un problème.
5Le choix de l’emplacement de ce bassin est d’ailleurs très discuté entre Paimbœuf, Savenay, Le Croisic et Saint-Nazaire, en raison de l’importance économique que peut représenter l’établissement d’un bassin à flot susceptible d’attirer toujours plus de navires. L’enjeu n’est plus d’être proche de Nantes pour retarder le moment d’alléger, mais d’être mieux situé par rapport à l’océan. Selon la formule de Kerviler, « on comprit qu’il était plus facile d’aller au-devant de la mer que de la faire venir à soi ». En 1835, le conseil général, relayant l’idée de Guépin, dote d’un prix de 300 F le concours pour améliorer la Loire et permettre à Nantes de rester un port de mer. La question portuaire se pose aussi comme un problème de lieu spécifique, donc d’identité. Cela oblige à redéfinir le port à partir d’une logique d’aménagement.
6La création de Saint-Nazaire ouvre un débat sur ce que doit être un port, débat qui prend de l’importance au fur et à mesure que Saint-Nazaire acquiert de nouvelles fonctions. Les travaux publics déterminent le port en le façonnant, ce qui signifie qu’une logique d’aménagement entre en concurrence avec une logique commerciale. La logique d’abri et de sécurité, caractéristique des périodes antérieures, continue à peser, avec des conséquences sur la poursuite de l’aménagement du port, car la contrainte de son implantation dans une rade vaseuse à l’embouchure de la Loire oriente les choix futurs. Sur la base des projets des ingénieurs Plantier et Cabrol, la décision ministérielle du 2 septembre 1842 articule le projet autour de trois directions : le bassin pour les grands navires, le bassin pour les paquebots transatlantiques et le bassin réservé à la Marine. Deux logiques de l’espace maritime s’affrontent. Dans un cas, l’espace maritime se prolonge à l’intérieur des terres grâce aux fleuves, jusqu’au port situé à la rupture de charge entre la navigation maritime et la navigation fluviale. C’est la logique qui a dominé jusqu’alors, car elle était rendue possible par les types de bateaux, à tirant d’eau peu élevé et à la coque assez plate, et rendue nécessaire aussi par les besoins de sécurité. L’autre raisonnement propre au xixe siècle est celui de l’installation d’un port le plus proche possible de l’océan, maintenant que les guerres maritimes et le blocus sont loin, ce que relève le conseil général dès 1824. Pour autant, Saint-Nazaire n’échappe que partiellement au problème du comblement souvent évoqué pour la Loire et ses ports, thème voisin de la figure de l’engloutissement.
7Pour autant, en soutenant le projet de bassin en 1835 et 1836, la chambre de commerce de Nantes ne sépare pas la face maritime et la face intérieure de l’estuaire. Un seul port existe, complété par un bassin pour accueillir les navires d’un fort tonnage ou en simple escale. À la même date, la chambre de commerce de Nantes se préoccupe des sondages sur la passe de Chantenay et de la question du chemin de fer. En revanche, les Ponts et Chaussées ont une autre conception du port. En 1837, pour créer « un établissement maritime », capable de donner « une plus grande extension au commerce » et de contrer la baisse de croissance à Nantes, il doit nécessairement être un port de commerce, doté de l’outillage nécessaire. Dans l’esprit du directeur général des Ponts et Chaussées reprenant l’avis de l’ingénieur Plantier, le bassin devient une alternative à l’approfondissement de la Loire. Si le port est défini comme le lieu d’arrivée des marchandises et comme port de désarmement, Saint-Nazaire devient le port de Nantes et non pas seulement un avant-port. Le port génère lui-même les trafics. Plantier tire argument de cette fonction attractive, pour préconiser un bassin de dimensions similaires à celles du bassin du Havre (500 m x 100 m). Les deux ports d’aval devraient être en concurrence. Tous les services nécessaires seront créés dans la foulée du bassin à flot, car c’est bien l’extension de la ville qui est projetée avec l’arrivée d’une nouvelle population, des capitalistes et des spéculateurs. Il est donc évident dans l’esprit des ingénieurs, que Saint-Nazaire est un port complet, à l’articulation du monde maritime et du monde terrestre. Avec l’ouverture de routes nouvelles pour de nouveaux débouchés vers la Bretagne, Saint-Nazaire deviendrait un entrepôt comme Cherbourg et Le Havre. En réalité, même si l’image du port s’enrichit en étant un véritable nœud de communications, le mythe de la situation exceptionnelle continue à fonctionner.
8Toutes les divergences entre les ingénieurs dans les années 1840 font éclater l’idée qu’il puisse y avoir une pensée unique propre aux Ponts et Chaussées et qui ne ferait que refléter la logique d’État conjuguée avec la logique technicienne. Il n’est pas indifférent, dès à présent, de relever l’implication de Jégou et de la Gournerie dans les intérêts locaux par leurs origines familiales, mais aussi le fait qu’ils seront à même de développer leurs idées grâce à leurs carrières brillantes. Cabrol, tout en participant au projet de Saint-Nazaire, est aussi l’auteur d’un projet de grand canal qu’il entend articuler avec le bassin, alors qu’il propose en 1843 un projet de bassins à Nantes. Jégou d’Herbeline est opposé à tout projet de canal et développe davantage le projet de bassin, associé à un endiguement en Loire.
9Son futur assistant, Jules de la Gournerie, avant même d’être nommé à Saint-Nazaire en 1845, prend la plume dans le débat. Pour ce dernier, la première cause de la décadence de Nantes est le manque de débouchés vers l’intérieur6. La ville doit donc s’appuyer sur le port, car le véritable avenir se situe dans la navigation maritime, avec notamment les services de paquebots. C’est là un point capital, car l’enjeu portuaire n’est pas seulement de nature technique, mais se situe au niveau de la « maritimisation » de l’économie, selon l’expression d’A. Vigarié. Il faut entendre par là que l’économie recourt de plus en plus au transport maritime, alors que les activités du littoral se développent, comme la pêche en rapport avec l’industrie de la conserverie. La définition même du port en est remise en cause, car le port n’est plus indissociable de la ville. La Gournerie substitue à la vision d’un lieu de rupture de charge entre la navigation fluviale et la navigation maritime, une notion plus moderne. Si l’amélioration de la Loire est utile pour les caboteurs et les bâtiments légers, le partage des fonctions attribuerait à Saint-Nazaire, le transbordement des marchandises et la réparation, et à Nantes la construction navale, les manufactures et les usines, c’est-à-dire la fonction de production à partir des matières importées. L’ingénieur pourtant ne précise pas les relations qui peuvent lier un port et son avant-port, notamment sur le contrôle des capitaux, les règlements de douane… mais l’établissement du bassin ne serait que la régularisation d’un phénomène qui existe déjà.
10L’idée de partage des fonctions se retrouve chez un autre défenseur de Saint-Nazaire, C.-G. Simon, directeur du journal Le Breton. L’estuaire apparaît implicitement comme un tout, fonctionnant avec deux villes, le port à l’aval et la ville industrielle à l’amont, à l’image de Liverpool et Manchester ! Il concède le contrôle des transactions par les armateurs et les négociants nantais, laissant à Nantes, un port de transit, de voyageurs, avec un commerce d’entrepôt et des industries7. Chez Simon, le canal ne dispense pas du bassin à flot, ni du chemin de fer. Pour La Gournerie, le bassin de Saint-Nazaire est de façon significative « la tête » du canal, et non son débouché. La loi du 19 juillet 1845 tranche en faveur du bassin à flot et du port d’échouage, mais elle ne résout pas la question de l’articulation entre les trois moyens de communication. Le port de Nantes est partagé par un arrêté préfectoral du 6 décembre 1844 entre la partie maritime et la partie fluviale, mais le caractère de port maritime, capable de recevoir des navires de long cours avec leurs cargaisons, est contesté à Nantes8. Le port de Nantes n’est pas concentré, mais s’étire de la Piperie à la Bourse. P.-J. Maës propose, à l’exemple du Havre, de couper le port de l’espace urbain, car ce n’est qu’à Chantenay, soit à 4 kilomètres du centre, que l’on peut établir le port maritime, avec un espace pour les marchandises, en l’articulant avec un canal jusqu’à Saint-Nazaire. Cela conduit à redéfinir le port comme un espace spécifique, « concentré », dédié à la marchandise.
11Derrière ce renouvellement, la question d’aménagement apparaît donc comme celle du rapport à la mer, car c’est lui qui conditionne le choix de l’équipement. Le bassin à flot est achevé à la fin de 1856, et le port de Saint-Nazaire est relié à Nantes par la voie ferrée le 10 août 1857. La création de ces deux ensembles change les dimensions de l’espace ligérien et le rapport entre les deux villes. La rupture de charge s’effectue dorénavant en aval, avec la possibilité de décharger directement des marchandises des navires dans des wagons. L’accélération des transports contribue par ailleurs à réduire les distances, bien que le gabarage demeure une activité importante. L’estuaire, comme axe de navigation, est intégré au port avec ce partage de fonctions. Or, les difficultés de relations entre Nantes et Saint-Nazaire montrent que la conception même du port reste en débat.
Le port et l’estuaire
12Si le port avait fini par intégrer la ville, une évolution majeure se produit au xixe siècle, avec l’amorce de la distanciation du port et de la ville. Le port se définit davantage en fonction de la mer que par rapport à l’estuaire, vu seulement comme une contrainte. L’inscription du port dans l’espace est donc discutée dans la seconde moitié du siècle. Les débats sur Saint-Nazaire et sur le canal qui sont intimement liés permettent de voir que l’interrogation sur le port implique une réflexion sur l’estuaire et une nouvelle définition du système de voies de communication. La notion de port est en crise, perdant de son caractère concret et matériel. Cela se produit avec l’apparition de nouvelles fonctions qui obligent à redéfinir le port, et se conjugue avec la séparation du tissu urbain. Mais cette évolution suscite surtout des craintes et des refus. En 1850 et 1851, ceci est masqué par l’importance prise par le débat lancé à l’initiative du préfet sur l’achèvement du bassin de Saint-Nazaire et sur l’amélioration de la Loire. Il mobilise le conseil général, le conseil municipal et la chambre de commerce de Nantes, sans compter de nombreuses personnalités. Sans trancher sur la question du canal jugé coûteux, le débat souligne l’inquiétude nantaise et se conclut par la demande d’études sérieuses sur tous les moyens de relier Nantes à l’Océan. Nantes a entretenu la fiction d’un Saint-Nazaire avant-port, en se référant au lien entre Le Havre et Rouen, car il existe un imaginaire nantais à leur égard, nourri de concurrence et de rapports étroits. Les deux ports de l’estuaire de la Loire se partagent les rôles, l’un ayant la grande navigation, l’autre la navigation de cabotage et les industries9.
13Si l’avant-port est une première solution, la chambre de commerce de Nantes en 1853 défend l’idée de réseau. Nantes étant au point d’articulation entre la voie ferrée et l’Océan, elle réclame l’amélioration de la Loire. Elle dénonce plutôt le risque de la concurrence de Saint-Malo et du Havre ou de Bordeaux et de La Rochelle. Mais cela ne résiste pas au danger de réduire le port à une unique fonction de transit. Dans les représentations, il est essentiel que le « grand port » ne se réduise pas à une seule fonction. Ainsi s’explique le rejet convergent de la part des instances municipales, économiques et techniques de la fonction de transit à propos de l’arrivée du chemin de fer dans Nantes, car ce serait un démenti au mythe de la situation exceptionnelle de Nantes. Les Nantais craignent, en effet, de n’être plus qu’un lieu de passage. Non seulement ne plus être un élément essentiel du trafic nourrit le thème du déclin, mais cela pose également le problème de l’arrière-pays. En 1856, Arnous-Rivière expose clairement l’alternative entre être « un port de mer » ou devenir « une ville de l’intérieur », l’existence même du port étant menacée par la modernisation de la navigation maritime10.
14La modernisation du port, qui passe par la création des bassins comme à Marseille, entraîne la substitution de la fonction de transit à celle d’entrepôt et, de ce fait, traduit une crise entre l’appareil portuaire et l’économie locale, selon les termes de R. Borruey11. À Nantes, Guépin faisait déjà en 1835 une proposition de transformer le port en docks sur le modèle anglais. Or, ce modèle s’applique assez peu en France, à l’exception de Marseille et du Havre dans les années 1860. Cependant, il fonctionne sur le plan de l’imaginaire, pour Nantes comme pour Saint-Nazaire où le projet de l’ingénieur anglais Love s’appuie aussi sur cette idée. Ce modèle du dock-entrepôt alimente les projets de développement du port nantais en réaction à la concurrence nazairienne, l’entrepôt réel des douanes étant accordé à Saint-Nazaire en 1857.
15Parmi les définitions du port, celle d’un espace accessible aux navires est fortement remise en cause par l’évolution qui tend à faire du port un espace « immatériel ». Or cette définition concrète renvoie à la fonction d’armement, ce qui est essentiel aux yeux des armateurs. Ceux-ci préfèrent effectuer à Nantes la plupart des opérations nécessaires pour équiper le navire en partance et le doter d’un équipage, ainsi que celles de désarmement opérées au retour. Les armateurs et la chambre de commerce protestent donc, lorsque l’administration de la Marine, en décembre 1857, fait de Saint-Nazaire un quartier, c’est-à-dire le lieu où les marins sont inscrits. Accorder à Saint-Nazaire la faculté d’armement et de désarmement serait changer une petite localité en une ville maritime distincte et rivale. L’idée que le navire doit être là où se trouve son armateur, est tenace. Mais le port se définit surtout par le contrôle administratif et économique, même si le couple formé avec la ville demeure fondateur de la grandeur du port12. Le port devient en quelque sorte un espace immatériel. Pour que le dock fonctionne bien, il doit s’accompagner de l’emploi des warrants. Ce procédé permet de transférer la propriété de la marchandise sans opérer aussitôt de transfert matériel13. Il y a donc bien crise de la notion du port, tiraillée entre le modèle du dock et cette amorce du processus qui conduit à séparer le port de la ville. Elle accompagne ainsi la mutation du regard sur l’estuaire, qui prend alors plus d’importance.
16L’identification étroite entre le port et la ville disparaît lorsqu’il y a affirmation que le port est étendu à tout l’estuaire, accompagnant la transformation du regard porté sur cet espace. Ce discours peut être contradictoire avec ce qui précède, mais il a pour but d’imposer la suprématie nantaise. Lorsque nous parlons d’une évolution des images, nous voyons qu’elle n’est pas rigoureusement linéaire, car deux idées différentes peuvent se chevaucher à un moment donné. Cela tient au fait que l’élaboration de ces figures portuaires fait partie des efforts nantais pour garder la maîtrise de leur développement. L’image du port englobant l’estuaire, et l’idée de solidarité, même assurée par la voie ferrée, incluent l’idée de monopole nantais14. Aux yeux de la chambre de commerce de Nantes, un système de voies de communication, articulant voie ferrée et bassin à flot, porte le projet d’extension du port de Nantes, et fait de Saint-Nazaire un « faubourg maritime » de Nantes au sein d’une même « unité ».
17L’unité n’a de sens que si elle est aussi administrative. Elle identifie la partie basse du fleuve, considérée comme l’avant-port de Nantes, à partir de l’extension du règlement de 1842 à Saint-Nazaire par lettre ministérielle du 19 septembre 1856. Celui-ci autorise la signature du manifeste original par le receveur des douanes à Saint-Nazaire, avant sa transmission, par le capitaine, au bureau de Nantes ; et dans le cas des navires restant sur place, seule la copie du manifeste est transmise à Nantes. C’est une adaptation aux besoins réels du commerce maritime. Dans l’interprétation nantaise, de même que les allèges sont considérées comme « la représentation complète et absolue du navire », les transports par wagons entre les deux ports doivent l’être également. Pour la chambre de commerce, Nantes doit être le centre nerveux, la ville capitale de l’estuaire par le contrôle des voies de communication, par son rôle de centre d’affaires et de direction. Il ne faut pas perdre de vue que, si la part de l’utopie est grande, ces images sont aussi destinées à l’extérieur. Or, par décision administrative du 9 avril 1858, Saint-Nazaire est considéré comme un port, un régime mixte étant accordé pour les opérations commerciales entre les deux villes. Cela remet en cause la fiction projetée par Nantes, bien que l’autonomie du port de Saint-Nazaire ne soit accordée qu’en 1889. Cette logique de déplacement vers l’aval est entérinée par l’administration des douanes.
18L’absence d’une définition unique d’un port explique ces visions contradictoires, alors qu’on cherche à délimiter la mer pour des raisons administratives et juridiques : pour les besoins du droit maritime appliqué à la navigation, pour connaître la propriété des alluvions et pour départager les responsabilités en cas de naufrage15. Le port maritime étant celui qui reçoit des navires, il est utile de définir la navigation maritime, mais la notion de navire ne suffit pas à elle seule. On s’est donc appuyé sur le caractère habituel de navigation dans les eaux maritimes. La limite de la mer est objet de débat, mais du point de vue administratif, un décret-loi du 21 février 1852 fixe la limite du domaine public maritime. Il est complété par des décrets qui précisent pour chaque estuaire la limite entre la mer et le fleuve, soit en Loire, de la pointe de Penhoët au fort de Mindin, par un décret de novembre 1854. L’inscription maritime trace de façon précise la limite extrême de la navigation maritime à Mauves. Elle contribue à faire de Nantes un port maritime, comme étant dépassé par la marée16. Dans la pratique, le port maritime s’arrête à la ligne de ponts qui empêche la remontée des navires.
19La rivalité entre deux villes est un principe récurrent de structuration de l’espace. Dans ce contexte, la limite est un enjeu important, car elle marque le territoire. Une société est dite maritime, si elle a une activité liée directement à la mer, mais si la « maritimité » concerne davantage la perception et la sensibilité, il peut y avoir un décalage comme cela se produit à Nantes. Voilà une ville où s’exprime un désir de garder à la fois le port maritime et les liens forts avec le commerce maritime. Ici, la « maritimité » ne naît pas du regard extérieur, comme cela est le cas des îles vers la fin du xixe siècle, mais elle est avant tout une revendication17.
La distanciation entre la ville et le port
20Si dans un premier temps, les idées émises dans différents textes montrent l’enjeu de la notion même de port, le débat des années 1860 pose de façon plus aiguë la question de la séparation entre la ville et son port, relançant le discours sur le déclin nantais. La remise en cause de l’image maritime a pour corollaire l’idée d’un port industriel. Ce qui se joue là, c’est le rapport entre une économie maritime et une économie terrienne, dans lesquelles Nantes doit trouver la source de son développement.
21La ville se presse, jusqu’à une date récente, autour de son port, mais l’image maritime est plus nuancée qu’il le paraît. La nouvelle devise de Nantes au xixe siècle proclame que « Neptunus favet eunti », et la fontaine de la place Royale érigée en 1865 symbolise la ville maritime18. Dans chaque ville, le problème peut se poser de façon spécifique19. La symbiose d’une ville, d’un fleuve et d’un port, remarquable à Anvers, n’empêche pas le glissement vers l’aval, avec les premiers bassins extra-muros en 1860.
22Il y a crispation à Nantes sur cette éventualité et le canal devient l’ultime moyen de retenir le port à Nantes. La vision d’un ensemble, unissant les deux ports, ne résiste pas au discours plus alarmiste de 1858. Le discours sur le déclin de Nantes est devenu nécessaire pour convaincre à Nantes et à Paris qu’il faut aménager la Loire. Nantes risque de perdre en même temps les entreprises étroitement liées au navire et au commerce maritime. La commission spéciale du conseil municipal craint une diminution de la population, retombant au-dessous de 100 000 habitants, ainsi que les effets sur le plan économique. Le déclin du commerce de détail et le départ des petits commerçants seraient inévitables en raison des charges locales trop lourdes. Non seulement la population ouvrière émigrerait, mais l’élite de la population serait aussi tentée de partir, suivie de ses employés et de ses fournisseurs. La peur de la dépréciation des valeurs foncières est aussi alimentée par la spéculation qui bat son plein à Saint-Nazaire.
23Les ingénieurs se heurtent à l’agitation née de cette dramatisation. L’ingénieur Jégou s’oppose violemment à ceux qu’il accuse d’avoir « la maladie du canal », mais Carlier rencontre aussi des difficultés et s’oppose à la publication d’un texte évoquant cette « question de vie ou de mort20 ». Les textes nouent, cependant, les fils de ces débats dont la portée est à la fois économique et d’aménagement. Le canal n’est pas une simple doublure latérale du fleuve, mais il est l’« unique voie de salut pour le commerce nantais […] pouvant ouvrir à son port un accès facile, large et toujours libre du côté de la mer », selon Radiguel. Il porte donc dans les textes le lien avec la mer. Les années 1860 marquent la véritable rupture entre la ville et le port, avec l’échec de l’association de Nantes avec son faubourg maritime à Saint-Nazaire. Or, le glisse ment vers l’aval des activités portuaires ne peut se faire qu’en admettant la séparation entre le port et la ville. À Nantes, le port est longtemps resté l’âme de la ville, au moins dans les esprits. On est bien là en présence de tout un jeu sur l’espace qui a la capacité de se déformer. Les débats à Nantes comme à Marseille montrent comment l’organisation de l’espace n’est pas prédéterminée. Enjeu d’un rapport de forces local entre deux villes concurrentes, l’espace estuarien est aussi l’enjeu d’un discours sur la rationalité, seule capable de l’organiser, au moment où la notion de port évolue avec l’industrialisation.
24Le discours économique est en effet indissociable d’une organisation de l’espace car il met en cause la mutation du port. Les limites de la fonction commerciale du port sont éprouvées vers 1860 lorsque A. Cezard dénonce l’isolement de Nantes par rapport aux autres marchés et le renfermement dans le cadre d’un marché local21. La mutation passe par l’acceptation de l’idée de pôle, défini par la richesse de ses fonctions22. Dans un espace dominé par la notion de circulation, le canal a alors un rôle à jouer pour permettre cette double fonction du port. En 1878, la chambre de commerce de Nantes insiste notamment sur les industries liées à la construction navale. L’intérêt du canal serait aussi de favoriser l’établissement de lignes de caboteurs charbonniers venus du Royaume-Uni. Cette vision très locale s’insère dans un projet global où les voies de communication sont conçues pour apporter les matières premières comme les engrais et la houille sur les lieux de production. À l’inverse, on cherche à localiser la production au plus près des lieux d’importation, le port étant conçu comme le pivot d’un système de communications complet, associant la voie océanique et fluviale à la voie routière et ferroviaire. Ainsi, la prospérité vient du développement des moyens de production et passe à la fois par l’organisation des voies de communication et une organisation commerciale. Cette façon d’envisager l’économie sert donc de support à la transformation du port en port industriel, ce que Lechalas appelle « un grand atelier ».
25Admettre l’industrie suppose un changement important dans les mentalités et implique des mutations dans l’espace portuaire. C’est ce que montre Saint-Nazaire, où l’acceptation de la dimension industrielle est également tardive. Avec le second bassin ouvert en 1881, le nouveau port attire des industries, comme les chantiers de construction ou les forges et aciéries de Trignac. Cela favorise un développement autonome de Saint-Nazaire, davantage tourné vers l’océan. L’approfondissement du bassin et l’ouverture de la nouvelle entrée au Sud permettent de garder la Compagnie générale transatlantique. Celle-ci pouvait s’établir aussi à Pauillac, doté de nouveaux appontements en fer par Eiffel, pour le compte des Pereire. À la veille de la Première guerre, il est devenu évident pour les observateurs qu’il y a une dualité avec répartition des tâches entre les deux ports de l’estuaire23. Celle-ci ne s’est pourtant pas imposée dans les esprits à Nantes, tant elle remet en cause une organisation de l’estuaire.
26La construction nantaise souffre de la conjoncture difficile après 1866 malgré une reprise éphémère dans les années 1880, mais aussi de son choix de construire essentiellement des voiliers. Nantes est aussi pénalisée dans la construction des grands navires : des incidents se produisent dont la presse se fait l’écho. Admettre le déplacement vers l’aval, c’est accepter que le triptyque ville-port-chantier éclate, en rompant la logique qui veut que le chantier soit près du port, et que le port soit là où est la ville. Si en 1874, le groupe Chantenay-Nantes représente 60 % de la production navale de la Basse Loire, soit 82,57 % avec les chantiers de Trentemoult, ce n’est plus vrai après 1882, car les chantiers de Saint-Nazaire sont outillés pour produire des navires d’un déplacement important pour le commerce et pour la marine de guerre. La logique industrielle mise en œuvre explique en partie l’enjeu de l’aménagement de l’estuaire et produit ses effets sur l’organisation de l’activité.
27Il faut cependant attendre le tournant du xixe siècle au xxe siècle pour voir réelle ment acceptée cette nouvelle fonction industrielle, qui génère un trafic maritime aussi bien que fluvial24. Elle suscite l’organisation de liens plus étroits entre l’arrière-pays et l’avant-pays. L.-A. Dufourny, ingénieur en chef belge, travaillant à partir des documents de la chambre de commerce de Nantes, s’attache à définir un port industriel en 1900, en réunissant les critères de l’activité, l’emploi, les échanges et la formation25. Les industries, agro-alimentaire, chimique et métallurgique, constituent effectivement un groupement puissant de 300 usines et 25 000 ouvriers. Elles deviennent le moteur de l’économie nantaise entraînant la transformation du port en un grand port doté de lignes régulières, notamment avec l’Angleterre26. Le canal maritime n’a pas seulement provoqué une augmentation du tonnage portuaire, mais il a permis une forte consommation de houille. En conséquence, il est important que des marchés se créent vers les centres de consommation anglais à partir des ressources de son arrière-pays.
28Cette évolution économique met en évidence le besoin d’espace pour le port comme pour les industries. Cela accélère le glissement vers l’aval des activités, en dehors de la ville, et provoque l’industrialisation des rives de la Loire. Il est admis alors qu’un groupe industriel se constitue autour de Nantes-Chantenay et un autre dit de la Basse-Loire, englobe Basse-Indre, Couëron, Trignac, Paimbœuf et Saint-Nazaire. Cette évolution et ce primat accordé à l’industrie font naître des projets utopiques d’extension du port et d’installation d’une zone industrielle27. Après l’importance prise par les travaux maritimes depuis les années 1830-1840, accompagnée par un réalisme économique plus grand, c’est, à partir des années 1860, le rapport étroit entre la ville et le port qui est en crise. Leur séparation est une clef pour comprendre qu’il y a une autre conception de l’espace qui ne passe plus exclusivement par la fonction portuaire maritime et commerciale. Le canal est une solution ponctuelle à cette crise. La vision maritimiste de l’estuaire organisée autour du canal cède la place à une « coulée d’usines » de Nantes à Couëron. Le passage de la fonction commerciale à la fonction industrielle accompagne alors le glissement d’une économie maritime à une économie plus terrienne. Mais avant cela, parce que le port n’est plus l’interface unique de sa relation au monde, Nantes est tentée de se construire un territoire dans l’estuaire, devenu l’enjeu d’une rivalité entre deux ports.
Un territoire à aménager
29Ce n’est qu’au moment où le port tend à se détacher de la ville, que Nantes semble s’attacher à se construire un territoire. Si le territoire est l’espace produit par la société à partir d’une triple opération de réification, de structuration et de dénomination, il est aussi le produit de l’imaginaire28. Il permet donc de prendre en compte l’espace vécu aussi bien que l’espace rêvé. La rationalisation du discours concerne essentiellement l’espace urbain, alors que le canal, et avec lui le fleuve, semble être l’épine dorsale d’un territoire rêvé par Nantes. Les deux villes portuaires s’affrontent pour déterminer ce territoire, mais ce conflit pose le problème de l’articulation entre deux mondes et du rôle du port dans l’aménagement de son espace proche.
La rationalisation du discours
30La rationalité s’inscrit dans l’organisation de l’espace au niveau du port lui-même. Les discours sur cette rationalité concernent l’implantation du chemin de fer dans l’espace urbain, ainsi qu’entre les deux ports, et surtout les docks. De tels discours s’opposent à l’irrationalité ou à la « monomanie » du canal. Certes, le chemin de fer qualifié de « polype aux mille bras » est l’objet d’une représentation effrayante, image caractéristique de la modernité qui bouleverse l’ordre des choses29. Cependant, le chemin de fer relève d’un système de communications, que propose le préfet dès 1840, auquel s’ajoute le caractère indispensable du bassin nazairien pour l’économie nantaise, selon la démonstration de C.-G. Simon.
31En 1850, la priorité est d’achever le bassin, d’améliorer le lit de la Loire et en troisième lieu, de faire un canal ou à défaut un chemin de fer. Le refus du gouvernement d’ouvrir la voie ferrée entre Nantes et Saint-Nazaire redonne de l’importance au projet d’améliorer la Loire30. L’acceptation du chemin de fer dans la région est d’autant plus difficile qu’il remet en cause implicitement le fondement même d’une économie maritime. Il introduit de nouvelles relations, plus terrestres, qui tendent à s’affranchir en partie du canevas des vallées fluviales. C’est pour éviter d’être contournée par une ligne joignant directement Saint-Nazaire à Paris que Nantes s’oppose au prolongement de la ligne vers l’Océan, puis impose le passage de la ligne au cœur de la ville, sur le quai de la Fosse. Aussi le discours sur le chemin de fer s’est-il focalisé sur l’emplacement de la gare dans Nantes et sur l’articulation avec la voie maritime. Mais la facilité des communications est un élément essentiel de la relation entre le port et l’avant-port pour éviter la concurrence, au moment où, à l’échelle de la France, la voie ferrée dessert directement les ports de mer. À l’échelon national, le chemin de fer a bouleversé les relations entre les ports de commerce en même temps que leur horizon.
32Le chemin de fer devient un élément fondamental du paysage, de même qu’il devient rapidement indispensable à la circulation des voyageurs et des marchandises dans l’estuaire. La voie ferrée est un vecteur de la mutation dans la façon de considérer l’espace maritime, participant du développement du littoral, touristique et industriel. Au sein de l’estuaire, le chemin de fer concurrence la voie d’eau, mais coopère avec la route. En 1852, cette concurrence de la voie ferrée pour le transport des marchandises apparaît comme une menace pour le port, en empêchant l’amélioration de la Loire maritime. Il y a alors confusion entre l’opposition au bassin de Saint-Nazaire et celle qui existe envers le chemin de fer sur la rive droite. Que ce soit dans la conception du réseau ferré au sein de la ville ou dans le discours sur les docks, c’est finalement une même approche fonctionnaliste de la ville qui est à l’œuvre31.
33Le dock concrétise une vision rationnelle de l’espace interne au port, mais qui s’articule au schéma estuarien. Cela soulève pourtant un problème dans la mesure où les bassins relèveraient de l’initiative privée alors que l’intervention de l’État serait nécessaire pour imposer une rationalité supérieure dans l’amélioration du fleuve, au nom de l’intérêt général32. Dans cette conception, l’État se charge des travaux les moins rentables. À Saint-Nazaire, dans les projets de docks de l’ingénieur anglais Love, tous les éléments de la vie portuaire entrent en réaction les uns avec les autres, dans le but d’assurer une meilleure circulation des marchandises et des capitaux. Bien qu’A. Lebaudy a proposé de placer la Société des docks et entrepôts sous le double patronage de Nantes et Saint-Nazaire, le projet visait à faire de Saint-Nazaire le port d’entrée des produits du nouveau monde, un nouveau Liverpool souhaité par le préfet Chevreau en 1859, et appuyé par la Compagnie du Paris-Orléans. Une telle vision inspirée de l’extérieur entraîne son rejet à Nantes.
34Par ailleurs, si les études engagées à partir de 1865 s’inscrivent dans un projet de rationalité économique, la perspective d’un véritable système de voies de communication, proposé par les Ponts et Chaussées, conduit à rejeter la vision du canal du côté des peurs irrationnelles et de l’utopie. Certains armateurs comme G. Lauriol partagent cette position, même si pour Flornoy, ce qui n’est pas rationnel, c’est de laisser un port comme Liverpool drainer toutes les marchandises du monde et les redistribuer ensuite. L’idée de rationalité sous-jacente conduit donc à l’idée d’organisation de l’estuaire. Le discours économique sur la distribution des richesses rejoint le discours spatial, en mettant en évidence le besoin de circulation et de distribution.
Le marquage du territoire
35L’aménagement du canal est contesté par Saint-Nazaire, parce qu’il signifie le marquage de l’estuaire comme territoire de Nantes, c’est-à-dire l’inscription spatiale d’une suprématie nan taise. L’estuaire est l’enjeu d’une lutte entre deux pôles, cherchant à s’affirmer. Le territoire marque le deuxième temps fort du discours sur l’aménagement, en même temps qu’il soulève le problème de la centralité. Peut-être faut-il alors chercher dans les limites imposées aux pouvoirs nantais l’échec relatif de la territorialisation ?
36Nantes dispose depuis longtemps d’une zone d’influence établie par la nature et l’intensité de ses relations avec d’autres ports voisins. Cette attraction s’affermit du xviie siècle au xviiie siècle sur une aire englobant les ports du littoral Sud-breton au Bas-Poitou. Plus on s’éloigne de la Loire, plus les ports d’attache sont nombreux, car l’ascendant nantais a limité la croissance des ports proches, notamment dans l’estuaire33. L’emprise de Nantes pouvant être répartie en zones d’intensité décroissante, le territoire devient l’espace de moindre autonomie par rapport à Nantes. Ce sont là les fondements de ce qui deviendra à la fin du xixe siècle l’entité économique de la Basse-Loire. Les autres ports profitent de l’essor du commerce maritime nantais, en assurant le commerce proche avec leurs bateaux et leurs hommes. Les négociants nantais satisfont dans leur arrière-pays littoral une demande locale par le cabotage. Les liens se resserrent ensuite entre les lieux de production sur le littoral alors que Nantes reste le centre de décision et de commercialisation des conserveries. Si Nantes voit son espace d’échanges économiques limité par l’influence de Bordeaux et de Paris, elle peine à s’inventer un horizon proche comme Marseille a pu le faire dans les années 1860, car elle voit alors sa suprématie administrative et économique contestée par Saint-Nazaire.
37Le débat sur la voie navigable profonde entre Nantes et la mer témoigne que l’estuaire est en même temps l’enjeu d’une lutte pour le contrôler. Le territoire est une étendue marquée par l’exhaustivité et la contiguïté34. Cet espace continu a aussi besoin d’être ordonné et arrangé par l’homme pour devenir un territoire35. L’appropriation que cela sous-entend passe par les travaux qui modèlent le territoire selon les besoins. Ce n’est que depuis la loi du 23 juillet 1820 que les chambres de commerce disposent de circonscriptions territoriales. Alors que Nantes avait sur l’estuaire tous les pouvoirs (préfecture, quartier mari time, chambre de commerce de Nantes), Saint-Nazaire est comme une terre nouvelle qui ne peut se développer qu’aux dépens des autres localités et son histoire est marquée de ces emprunts. Elle obtient progressivement ses services administratifs, en même temps que sa population augmente de façon spectaculaire, ce qui a permis aux contemporains de comparer la nouvelle ville aux villes américaines. En 1876, la population agglomérée s’élève à 14 000 habitants et en 1900, à 30 000.
38Mais en réalité, Saint-Nazaire se construit un territoire. La création du quartier mari time à Saint-Nazaire permet dès 1857, d’y accomplir les formalités d’armement et désarmement. La recherche de l’autonomie passe aussi par l’octroi d’un entrepôt réel des douanes à la ville, alors que Nantes demandait à en avoir la gestion. À Paimbœuf, Saint-Nazaire prend ses activités maritimes et à Savenay, elle confisque la sous-préfecture en 1868. L’autonomie à l’égard de Nantes se conquiert progressivement.
39Demandée en 1868, la création de la chambre de commerce de Saint-Nazaire en 1879 entraîne un conflit de compétence, car calquée sur l’arrondissement, elle s’étend jusqu’à Couëron. Des liens économiques très anciens se trouvent rompus, en même temps que la maîtrise de Nantes, y compris sur le plan douanier, se trouve remise en cause. Derrière la querelle sur la création et sur la circonscription de la nouvelle Chambre, on trouve l’espoir de garder la rive droite réputée plus riche et plus avantagée par les moyens de communication. Le partage des territoires est un enjeu en rapport avec les différentes limites, pour distinguer le domaine maritime du domaine fluvial36. Cela concerne aussi bien la navigation que la domanialité, au moment où d’importants travaux sont engagés et où la nécessité de limiter la propriété privée susceptible d’expropriation motive les représentants de l’État. Nous avons évoqué la limite de la mer fixée en 1854. D’autres limites existent en des points très différents, selon leur usage. La limite de salure des eaux, utile pour la pêche, se trouve à 27 km de l’embouchure, entre Le Migron et Cordemais (décret du 4 juillet 1853). Celle de l’Inscription maritime est à Thouaré à 70 km de l’embouchure. La navigation maritime remonte jusqu’à Nantes, alors que les bateaux de navigation fluviale sont autorisés jusqu’aux bassins de Saint-Nazaire37. Le débat technique sur la nécessité de rapprocher Nantes de la mer ou au contraire de faire remonter la mer jusqu’à Nantes selon la proposition Lechalas, s’inscrit donc dans un cadre plus général.
40Mais la chambre de commerce de Nantes proteste contre l’idée qu’il puisse y avoir une dissociation d’intérêts le long de l’estuaire et se pourvoit sans succès devant le Conseil d’État. Créer une chambre de commerce à Saint-Nazaire aurait pour conséquence d’y installer le tribunal de commerce, la direction des mouvements du port et la douane. Cette création signifierait, selon les Nantais, la translation du port à l’aval, en même temps que la remise en cause de leur domination territoriale. Pourtant, Nantes limite cette extension du territoire nazairien, car ne n’est qu’avec la loi du 28 mars 1889 que les zones de perception du droit de tonnage sont redéfinies entre les deux ports.
41L’aménagement de la Loire maritime répond donc aux préoccupations locales, et ne s’intègre qu’imparfaitement à un projet global de circulation et à un réseau de ports de commerce à grand tirant d’eau, comme les ingénieurs des Ponts et Chaussées les voient. Malgré la scission de 1879, le discours garde la trace d’un organisme portuaire unique, dont un seul port peut être le centre nerveux. Le port concourt à la centralité, dans la mesure où il se définit en ter mes de flux plutôt que de rupture de charge. En 1875, le journal La Loire conteste le droit à Saint-Nazaire de supplanter Nantes, qui « a l’ambition de rester et d’être de plus en plus le centre vers lequel convergent naturellement tous les intérêts du bassin de la Loire et devenir, de plus en plus, le grand marché commercial et indus triel de l’Ouest ». Pourtant, les deux ports sont assez tôt en concurrence pour gérer l’articulation entre les sous-ensembles marins et le sous-ensemble métropolitain, le port incarnant une échelle supérieure capable d’organiser l’ensemble, selon les termes de Ch. Grataloup38.
42C’est entre 1865 et 1869 que Saint-Nazaire a rattrapé Nantes et ses annexes, avec une moyenne de 365 000 t. Mais alors que le trafic de Saint-Nazaire connaît une progression faible, celui de Nantes redémarre avec l’ouverture du canal maritime puis les travaux d’aménagement du chenal. Nantes a profité de l’essor de sa rivale et le système douanier lui permet d’afficher d’importantes recettes. Saint-Nazaire ne bénéficie guère d’une ouverture vers l’intérieur, car les liaisons par voie ferrée sont bien tardives par rapport à la liaison entre Paris et Le Havre ouverte dès 1838 : en 1857 vers Nantes et en 1885 pour la liaison directe avec Paris, en 1879 vers Le Croisic, en 1885 vers Châteaubriant-Le Mans-Paris. La ville portuaire, davantage encore que Nantes, reste isolée au bout de son fleuve. Or, Nantes se trouve menacée parce que Saint-Nazaire rêve à son tour d’être le Liverpool de la façade atlantique, puis le point d’aboutissement de l’axe suisse39. Les deux villes partagent le même imaginaire. Il n’est donc pas étonnant que l’antagonisme persiste alors que le mouvement maritime favorise de nouveau Nantes.
43Le système portuaire nantais s’étend à l’estuaire et le canal maritime participe à son bon fonctionnement en réunissant le port et l’avant-port. Un tel système suppose la complémentarité des fonctions de transit et fonction industrielle. À l’opposé, E. Port, le président de la Société de géographie de Saint-Nazaire, date de la construction du deuxième bassin la transformation de l’avant-port en port40. Le projet de translation à Saint-Nazaire de la direction des mouvements du port, en 1881 et 1888, ne peut que soulever l’opposition des Nantais qui ne veulent pas non plus le transfert de l’administration des colonies. En 1902, Nantes refuse aussi le projet d’un troisième bassin nazairien, même si le partage des rôles est toujours admis avec réticence. Nantes reprend donc à sa rivale les éléments qui fondent la puissance.
44Saint-Nazaire répondait à un mouvement d’idées, pour localiser au bord de l’océan des bassins de grande profondeur aptes à recevoir des matières premières à bas prix, de grands navires et de grands paquebots, et à devenir des foyers industriels ; ces nouveaux ports étaient les têtes de ligne de la voie ferrée qui devait assurer les transports intérieurs. Or, Saint-Nazaire, doté tardivement des liaisons ferroviaires, n’a pas pu se doter d’un véritable milieu indus triel et commercial, ni devenir une vraie ville, elle est restée une « colonie », d’après Paul Léon. Ce mot traduit la prise en compte de l’épaisseur d’un territoire dominé par Nantes et dont Saint-Nazaire marquerait une frontière, suivant l’idée d’un centre et d’une périphérie. Mais cela traduit aussi la limite d’un réseau de voies de communication pour organiser l’espace. À l’origine du processus qui conduit à la notion de Basse-Loire, il y a la redéfinition du port et la séparation avec la ville. Cet espace estuarien n’a pas cessé d’évoluer vers la bipolarité, mais il a fallu l’autorité de l’État pour le faire admettre au xxe siècle, lorsqu’il y a eu véritablement une politique d’aménagement du territoire.
45Si la fabrication du territoire est un fait local, elle est aussi l’enjeu d’une concurrence entre des pôles dans une logique de l’espace qui est de plus en plus celle des réseaux dans la seconde moitié du xixe siècle. Elle conduit donc à poser ainsi la question de l’intégration à un ensemble territorial national et continental. La querelle avec Saint-Nazaire, dont le débat sur le canal maritime est un aspect, a joué un grand rôle en obligeant Nantes à prendre conscience du passage d’un espace discontinu à un espace continu au niveau local. C’est au moment où elle disparaît que la perception de l’espace construite sur la situation exceptionnelle à la frontière entre deux mondes fonctionne comme un mythe.
Des territoires intra-estuariens
46Ultime solution ou compromis, la réalisation du canal s’accompagne de la mise en place d’une organisation de l’espace estuarien au profit de la navigation et donc de Nantes. Il ressort des enquêtes d’utilité publique que les riverains qui s’expriment ont, malgré leurs réticences, le sentiment de contribuer à l’intérêt général. La structuration de l’espace à partir des impératifs de navigation à la fin du siècle, se superpose à des micro-territoires, dont nous retrouvons l’existence encore aujourd’hui41. L’estuaire, nous l’évoquions plus haut, offre des unités paysagères différentes qui correspondent à des terroirs mis en valeur et souvent à des modes particuliers d’organisation et d’action. La dimension terrienne de l’estuaire apparaît dans les conséquences des travaux d’amélioration du fleuve sur les rives, de même que dans le développement économique qui se traduit dans une redistribution des espaces économiques à l’échelle de l’estuaire.
47Sans entrer dans le détail de structuration de ces territoires, nous évoquerons seulement deux aspects qui montrent des forces divergentes au façonnage d’un territoire unique et global. La mise en place de l’ensemble maritime et industriel que l’on appelle la Basse-Loire n’est possible que par un jeu d’échelle susceptible de dépasser, sans les abolir, ces micro-territoires. Nous montrerons qu’au-delà des perceptions, l’espace intra-estuarien n’est pas vide et dépourvu de formes d’organisation spatiale. Nous ne ferons qu’effleurer la question des acteurs et notamment le problème de l’intervention de l’État.
La question des marais
48P.-J. Hesse a montré dans quelles conditions d’incertitude juridique les Ponts et Chaussées interviennent sur des problèmes de délimitation entre domaine public et domaine privé42. Là où l’administration des Domaines affirme avec force ses droits et ne renonce jamais aux principes, les Ponts et Chaussées se montrent plus pragmatiques dans l’intérêt économique local. À la suite d’un accord entre le Domaine et les Ponts et Chaussées du 21 juin 1845 et après la délimitation du domaine public maritime en Loire du 8 novembre 1854, les Ponts et Chaussées séparent leur logique d’endiguement de la mise en valeur des atterrissements, relevant du Domaine public fluvial. Par ailleurs, les ingénieurs disposent des procédures de transfert de propriété, à titre définitif ou provisoire, pour effectuer les travaux43. Tous ces dispositifs permettent donc aux Ponts et Chaussées d’être maîtres d’une politique foncière dans l’aménagement de l’estuaire. La question de la valeur des terres, d’autant plus importantes qu’elles sont situées près du fleuve, entraîne des conflits avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Cependant, les exemples pris au sud, en bordure du canal, comme au nord montrent que ceux-ci usent aussi d’une pratique du compromis. L’essentiel est là, dans cette subordination des objectifs, évidente à partir du milieu du xixe siècle. L’État cherche aussi à contrôler la gestion de l’ensemble des marais.
49Les marais portent la marque d’une anthropisation, d’autant plus forte qu’elle est ancienne44. Ils sont la marque d’une économie agro-pastorale qui résiste à la conquête de l’estuaire par l’économie maritime puis industrielle. Dès la proposition d’un canal sur la rive droite, la chambre de commerce de Nantes s’inquiète de la réaction des nombreux propriétaires ruraux du conseil général. Le maintien de la fertilisation grâce aux inondations du printemps est au cœur de nombreuses réactions. Dans cette perspective, le fleuve est intimement lié aux zones humides. C’est un ensemble, à la fois très divers et où les dépendances sont fortes. La circulation de l’eau est structurée par un réseau de canaux d’écoulement appelés étiers et douves. Elle est contrôlée par un dispositif de portes destinées à contrôler les introductions et les retenues de la marée. L’organisation de l’espace se fait en fonction de la circulation optimale de l’eau, ce qui explique les difficultés à organiser juridiquement les marais.
50Créées essentiellement dans les années 1830-1840, les associations groupent des marais appartenant à plusieurs communes, notamment avec le but de les drainer par assèchement, pour améliorer les terres devenues communales. À partir du milieu du xixe siècle, la syndicalisation vise davantage à transformer les marais en prairies, pour accompagner l’extension des terres fourragères utilisables par l’élevage45. La loi organique des associations syndicales du 21 juin 1865 a mis de l’ordre dans le principe d’organisation46 Elle distingue les associations libres, constituées par consentement unanime, et les associations autorisées. Ces dernières se forment par adhésion de la majorité des intéressés, représentant au moins les 2/3 de la superficie, ou par les 2/3 des intéressés représentant plus de la moitié de la superficie. Le but de l’association est le dessèchement et non seulement un travail collectif de drainage ou d’amélioration agricole. Ce n’est que depuis la loi du 22 décembre 1888 qu’une reconnaissance d’utilité publique permet aux associations autorisées tous ces travaux.
51L’étude des syndicats révèle des terroirs très fragmentés avec des parcelles très petites et quelques grands propriétaires. La Société du canal de Buzay représente 2 300 propriétaires, pour des terrains dépendant de 15 communes. Les intérêts des uns et des autres ne convergent pas toujours, d’autant plus qu’un certain nombre de ces propriétaires réside à l’extérieur. Cette dispersion même rend parfois difficile la constitution du syndicat, mais celle-ci achoppe aussi sur une question de droit, car certains riverains n’entendent pas renoncer à tout contentieux contre l’État. Les syndicats bordant le canal sont finalement créés en 1894. Cherchant des interlocuteurs, l’État n’a pourtant pas poussé au regroupement de ces syndicats émiettés le long de l’estuaire. Malgré ce modèle local d’organisation spatiale en réseau, la constitution de ces syndicats s’inscrit dans tout un jeu complexe de pouvoirs qui limite la conscience d’un ensemble estuarien autour d’intérêts communs. C’est pourtant toute une économie fondée sur l’exploitation de ces zones humides et sur la circulation transversale qui se trouve remise en cause par le canal aux yeux des riverains.
52Facteur de détérioration et dévalorisation, le canal apparaît aussi comme un vecteur de désorganisation d’une économie agricole. Le service hydraulique des Ponts et Chaussées a la tâche de défendre ces intérêts, pour lesquels interviennent aussi certains ingénieurs, comme Jégou d’Herbeline. Celui-ci estime que l’intérêt agricole et l’intérêt sanitaire doivent primer celui de la navigation maritime. Le modèle commun, utilisé à l’enquête d’utilité publique par certaines communes et différents syndicats, organise la défense de leurs intérêts autour de quatre questions : le dessèchement, la salubrité, la navigation et l’irrigation. L’enjeu est d’obtenir des indemnités de l’État. Dans un cas comme celui-ci, les syndicats sont capables de dépasser leurs rivalités et leurs conflits liés à la gestion de l’eau. L’administration admet finalement de rétablir les échanges hydrauliques entre le fleuve et les marais, à la condition que de nouveaux syndicats se chargent de l’entretien et de la gestion. À l’articulation entre l’espace perçu, celui des micro-territoires, et l’espace rêvé, celui d’un grand ensemble économique partagé avec Nantes, la perception de l’estuaire propre aux riverains s’appuie donc sur des organisations spatiales et sociales anciennes, qui se trouvent en partie remises en cause par l’aménagement.
Un développement économique équilibré
53Derrière le choc des « intérêts nantais », présentés comme l’intérêt général, contre les « intérêts particuliers », le fleuve est bien l’axe majeur de l’estuaire. Selon une image ancienne, il doit irriguer la vie et l’activité à l’intérieur de tout le corps. L’estuaire ne peut pas se réduire au seul chenal de navigation, axe longitudinal de la liaison de Nantes à l’Océan. Aussi le développement économique des rives s’inscrit-il également dans les débats. Si l’aménagement suppose des choix et entraîne des conflits d’intérêts, il implique aussi un développement intra-estuarien. Toute la discussion à propos du canal et de la voie ferrée montre qu’il n’y a pas de remise en cause du rôle des infrastructures dans le développement économique. En témoigne l’importance accordée à la situation du canal sur la rive gauche ou sur la rive droite, en terme de développement pour Le Pellerin et l’usine d’Indret. L’idée du canal comme facteur d’enrichissement pour les terrains qu’il traverse n’est pas étrangère à la défense d’un tracé sur la rive gauche dès 1851. L’idée est d’intervenir pour corriger les différences entre les deux rives et sauver Paimbœuf47.
54Paimbœuf revendique sa solidarité avec Nantes, face au développement des communications sur la rive droite qui privilégient Saint-Nazaire. En 1871, la ville place ses espoirs dans la voie ferrée qu’elle voudrait relier à un quai ou même un bassin à flot, pour retrouver une fonction de transbordement, en favorisant la venue des navires charbonniers pour les usines de la rive gauche, et augmenter les exportations de grains. Les « malheureuses populations de la rive gauche » s’opposent aux « heureux habitants de la rive droite » ! Cette entité de la rive gauche est d’ailleurs reconnue par les autorités, car le ministre des Travaux publics repousse les travaux du port de Paimbœuf, jusqu’au moment où l’exécution du réseau départemental de la rive gauche sera assez avancée. Plusieurs logiques économiques peuvent s’emboîter dans une logique principale, qui est celle de Nantes, dans ces années 1870.
55L’équipement devient un outil d’aménagement avec la prise en compte de la dimension économique de cet espace, réalisée de façon tardive. Si celle-ci s’appuie sur une réalité, celle des entreprises qui s’installent au bord de l’eau, elle a aussi une dimension rêvée. Ce projet de créer un véritable espace économique, structuré par des voies de communication articulées entre elles et des implantations d’entreprises, se manifeste de façon utopique avec le canal. L’ouvrage ne doit pas servir seulement à maintenir une navigation de cabotage, et à permettre une gestion de l’espace de navigation sous-tendue par la nécessité pour les navires charbonniers ou sucriers d’arriver en tout temps, de décharger et de repartir rapidement. Dans leur avant-projet de 1878, les ingénieurs justifient le choix d’une grande profondeur et d’écluses suffisamment dimensionnées, pour sauver un pôle de la construction navale française. Ils évoquent l’installation de grands établissements industriels à proximité du canal48.
56Le développement intra-estuarien passe aussi par les deux groupes industriels de l’estuaire, celui dit de Nantes-Chantenay et celui dit de la Basse-Loire. Le terme de groupe ne traduit pas une synergie entre les industries. L’estuaire apparaît alors comme une réserve d’espace, ce qui apparaît aujourd’hui comme une question fondamentale dans les conceptions que les différents acteurs ont de l’estuaire. Le lien entre l’aménagement et l’industrie se fait parce que le canal améliore l’accès. Il tient aussi à l’idée d’utiliser les terrains remblayés pour servir à l’installation d’établissements industriels à la recherche de place. Derrière l’industrialisation du paysage, il y a l’amorce d’une gestion différente de l’espace. Nantes échoue d’une certaine façon à s’approprier l’estuaire, mais le marque durablement par ses actes d’aménagement. Ce n’est qu’au début du xxe siècle que le terme de Basse-Loire impose l’unité spatiale sur le plan économique. Les entreprises elles-mêmes peuvent alors s’intituler à l’exemple de l’usine de Trignac « Entreprise métallurgique de la Basse-Loire », et des études ont lieu sur la zone économique de la Basse-Loire. Cette évolution correspond surtout à une prise de conscience du rapport entre l’industrialisation et le port, telle que le fait apparaître la campagne de presse de 1909-191049. Elle est renforcée par l’idée que la localisation des usines sur l’eau est intéressante pour rapprocher l’usine de sa source d’approvisionnement en matières premières.
57Les débats ont donc déplacé la question du « meilleur moyen d’assurer la navigation entre Nantes et la mer » en une remise en cause du rôle et de la place des ports, avec le glissement vers l’aval. Le rapport à la mer, élément majeur des discussions, s’est modifié à travers l’évolution de la vision que les contemporains ont du port, comme lieu particulier et complexe. De même, si le canal est un outil de l’aménagement, il se révèle être aussi une transition entre l’ère maritimiste et l’ère industrielle. Mais le débat a conduit à s’interroger sur la nécessité de transformer la Loire maritime en un complexe portuaire. Si le port est une première figure spatiale, le territoire représente une seconde figure de l’organisation de l’espace qui est repérable à travers les différents textes. Peinant à s’inscrire dans un territoire qui lui permettrait de gérer l’interface avec la mer autrement, Nantes se rêve finalement un espace plus grand qui passe par l’utopique axe entre la Suisse et l’Allemagne reliées à l’Océan. L’évolution de la conception du port et de ses fonctions signifie aussi le passage à une autre échelle, car le port ne se pense plus alors de façon aussi étroite sur le plan local.
58Cependant, les riverains ne cessent d’insister sur la dimension transversale de l’estuaire qui ne doit pas être sacrifiée. La réalisation du canal a été l’occasion de développer ce mouvement de structuration de l’espace, sous l’autorité de l’État. Les intérêts du grand centre urbain sont ressentis comme contraires à ceux des ruraux. Ce conflit contrarie la recherche d’une solidarité, en mettant en cause l’appropriation de l’espace par Nantes. Derrière l’acte technique, se profile une forme de territorialisation, car il s’agit d’appropriation de l’estuaire à un projet de développement, formulé par les élites portuaires. Les riverains ont peu d’espace pour résister, mais ils sont invités à adhérer au projet. En devenant l’objet d’un projet global, l’espace estuarien est pris entre des enjeux territoriaux divers, à la fois entre les deux principaux ports, et entre les élites nantaises, voire l’État, et les riverains. Devenant un espace de confrontation au niveau local entre plusieurs catégories d’acteurs, il nous permet d’observer leurs rapports et la façon dont ils donnent du sens à leur intervention dans la construction du territoire. Les ingénieurs ont leur rôle à jouer, non pas seulement comme des agents de l’État, mais parce qu’ils sont eux aussi pris dans une logique de positions sociales à affirmer sur le plan local. La question territoriale est aussi une question sociale.
Notes de bas de page
1 Corpus de 158 références extraites des fonds de la bibliothèque municipale et de la chambre de commerce, à l’exception des textes les plus techniques.
2 Jégou demande l’autorisation d’imprimer en 300 exemplaires ses trois rapports, dans le cadre de la polémique qui l’oppose à Radiguel.
3 Les ports maritimes par l’Association Droit, littoral et mer, Colloque, dact. Sète, 1989, p. 29 : du point de vue du droit, il faut attendre la convention de Genève du 9 décembre 1923 pour décider que « sont considérés comme ports maritimes, les ports fréquentés par les navires de mer servant au commerce extérieur ».
4 Gaillet E., « Notes sur le port et la ville de Saint-Nazaire », extr. du Bulletin de la Société de géographie et du musée commercial de Saint-Nazaire, t. 9, 1892, p. 23-30.
5 Délibérations du conseil municipal du 13 octobre 1822 et du 28 septembre 1823.
6 La Gournerie J. de, Nécessité d’un bassin à flot, Nantes, imp. Forest, 1840.
7 Simon C.-G., Du bassin à flot de Saint-Nazaire, du port de Nantes et de son avenir, 1845.
8 Avis de P.-J. Maes sur l’emplacement de la gare de Nantes, imp. Mellinet, 1846.
9 Colombel E., Création de bassins. La Prairie au Duc. A. Guéraud et Cie, 1855, p.12-21.
10 Arnous-Rivière, Notice sur l’amélioration de la Basse Loire d’après les résultats obtenus sur d’autres fleuves, 1856, p. 1.
11 Borruey R., « Le port échappé. Le port moderne et l’espace de la ville : l’histoire de Marseille », in J.-L. Bonillo, op. cit., p. 90.
12 Chambre de commerce, Mémoire sur les mesures administratives prises à l’égard de Saint-Nazaire, 1858, p. 9.
13 Fiérain J., « Les spéculations foncières des Cézard à Saint-Nazaire (1863-1866) », in 4e rapport SERS, dact., 1984, p. 74-98.
14 Simon C.-G., op. cit., p. 23.
15 Hesse P.-J., « La mer passe-t-elle à Saint-Nazaire ? ou l’impossible frontière au xixe siècle », Annuaire de droit maritime et aérien, t. VI, 1982, p. 255-265.
16 La limite est le point extrême de remontée de la marée (décret du 19 mars 1852 et loi du 5 avril 1884).
17 Peron F. et Rieucau J., La maritimité aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1996.
18 Bodinier J.-L., Nantes, un port pour mémoire, Rennes, Apogée, 1994.
19 Voir les cas de Lyon et d’Anvers in Ville et fleuve, CTHS., 1989, p. 297-305 et p. 351-365.
20 Courmaceul V. de, Le canal et la Loire maritime, Faits et documents historiques, 1866.
21 Cezard A., Nantes et son commerce extérieur, Imp. du commerce, 1860.
22 Simonin L, « Nantes, son histoire et son port », Les grands ports de commerce de la France, 1878.
23 Aubert C., Le développement du port de Nantes. État actuel et travaux projetés. Extr. du Génie civil, 1913.
24 Laffitte L., Enquêtes de la Société de la Loire navigable : évaluation du trafic minimum probable créé par le groupe industriel de Nantes-Chantenay et de la Basse-Loire sur la première section de la Loire entre Nantes et la Maine, Schwob, 1900.
25 Dufourny A., Nantes, port industriel, J. Goemaere, 1900.
26 Léon P., « Les grands ports de l’Atlantique », Annales de géographie, 1904, p. 243-256.
27 Articles de G. Suzor réunis dans Notes pour le futur port de Nantes vers Saint-Nazaire, 1920.
28 Barel Y., « Le social et ses territoires », in Auriac F. et Brunet R., op. cit., p. 132-133 : l’espace géographique doit passer par le stade de la représenta tion pour devenir un fait territorial.
29 Cornillier, L’amélioration de la Basse-Loire, imp. Merson, 1858, p. 6.
30 Exposé des travaux de la chambre de commerce de Nantes, imp. W. Busseuil, 1853, p. 39-42.
31 Gayrard G., Production et transformation de l’espace urbain nantais, Nantes, thèse de géographie, dact., 1993, p. 253-356.
32 Arnous-Rivière W., Mémoire […] la Prairie au duc à Nantes, op. cit. Voir aussi : Actualité et avenir du port de Nantes, imp. Merson, 1860.
33 Bouyer M., L’influence progressive de Nantes sur les petits ports des littoraux bretons et poitevins (16931694, 1715), Nantes, dact., 1996.
34 Lévy J., « A-t-on encore besoin du territoire ? », Espaces-Temps, n° 51-52, 1993, p. 114.
35 Raffestin C., in Auriac F. et Brunet R., op. cit., p. 177.
36 Hesse P.-J., « La mer », art. cit., p. 255-265 : la séparation juridique vaut aussi pour les questions de propriété des alluvions.
37 À partir de 1907, la loi distingue les navires fréquentant les eaux maritimes au-dessus de 25 t.j. avec équipage d’inscrits maritimes.
38 Grataloup C., « Le même et l’autre : le renouvellement de la chorématique », Espaces-Temps, n° 51-52, 1993, p. 174.
39 Chevreau H., Notice sur le port de Saint-Nazaire, 1859.
40 Port E., Saint-Nazaire et la Loire maritime, Angers, Germain et Grassin, 1904, p. 8.
41 Association Estuarium, Étude ethnologique relative au patrimoine hydraulique de l’estuaire au Sud de la Loire, mai 1999, dans le cadre de la procédure de classement de site conduite par la DIREN.
42 Hesse P.-J., « L’administration et l’occupation des rivages fluvio-maritimes. Les Ponts et Chaussées sous le Second Empire », in 3e rapport SERS, 1983, p 56-81.
43 Hesse P.-J., « Le canal de la Martinière et les zones inondables ou marécageuses », in 2e rapport SERS, 1979, dact., p.247-271.
44 Bessonnet H. et Marcadon J., « Paysages portuaires en Basse-Loire », Cahiers Nantais, 1993, n° 39, p. 58 bis.
45 Croix N., art. cit.
46 Picard A., Traité des eaux, T. 4, J. Rothschild éditeur, 1894, p. 244-253.
47 Tilly H. de, La Basse-Loire et sa canalisation, juillet 1862.
48 L’idée d’industrialisation du site du canal est évoquée à nouveau par le conseil général de la Loire-Inférieure en 1912 puis en 1917.
49 Le Populaire est celui qui défend le plus ardemment l’utilité du canal pour la navigation.
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