Les politiques de peuplement : l’impossible régulation intercommunale ?
p. 259-279
Texte intégral
1En une vingtaine d’années, les intercommunalités ont progressivement été placées en position de « chef de file » des politiques locales de l’habitat1. La compétence habitat reste cependant une compétence partagée entre les différents échelons publics. Les établissements de coopération intercommunale (EPCI) doivent, en outre, élaborer et mettre en œuvre leur politique de l’habitat dans un contexte où toute décision est soumise au consensus intercommunal2. Dans ce contexte pluriel et négocié, comment les communes, historiquement compétentes, apprécient-elles cette montée en responsabilité des structures intercommunales dans le domaine – pour le moins sensible politiquement – du logement ?
2Nous nous proposons d’interroger ici cette montée en puissance de l’échelon intercommunal dans le champ de l’habitat à l’aune de la question du peuplement. Le « peuplement » – entendu ici comme une action visant à infléchir la distribution spatiale et/ou quantitative des différentes catégories de population en fonction de caractéristiques réelles ou supposées – nous apparaît comme une catégorie d’action invisibilisée des politiques locales de l’habitat et pourtant omniprésente – notamment au coeur du concept de « mixité sociale » qui s’est imposé en quelques années comme un impératif quasi-républicain aux acteurs des politiques urbaines. Ces politiques de peuplement cristallisent un certain nombre de tensions entre les EPCI et leurs communes-membres, dans un contexte où les politiques de l’habitat sont appelées à s’établir de plus en plus à l’échelle intercommunale.
3Pour ce faire, nous nous intéresserons d’abord à la montée en puissance des intercommunalités dans le domaine de l’habitat ainsi qu’aux arguments qui lui servent de justifications. Nous montrerons ensuite comment le « peuplement » reste un domaine quasi-exclusivement communal, particulièrement disputé entre les EPCI et les communes.
La montée en puissance des intercommunalités dans le champ de l’habitat
4Si l’habitat est un champ de compétences partagé entre l’ensemble des échelons publics, le législateur a confié bien peu de compétences en matière de « peuplement » aux EPCI par ailleurs positionnés en « chef de file » de ces politiques.
L’habitat : une compétence historiquement partagée
5De l’Acte I à l’Acte II de la décentralisation, la politique du logement a été partiellement décentralisée. Ce mouvement a participé à la dilution de la responsabilité publique en matière d’habitat qui, combinée à une grande diversité d’acteurs en jeu – organismes d’HLM, promoteurs privés, aménageurs, etc. –, engendre une complexification croissante et une prolifération des niveaux d’élaboration ou d’exécution de ces politiques. Ainsi, si l’échelon intercommunal gagne progressivement sa position de « chef de file » sur les scènes locales, l’habitat est resté « un champ de compétences disputé3 ». De l’État aux communes, chaque échelon détient une partie des compétences permettant la mise en œuvre de ces politiques, comme le montre le tableau ci-dessous.
Tableau 1 : Enchevêtrement des compétences en matière d’habitat.
Échelons publics | Rôle (confié par le législateur et/ou investi par les acteurs) | Instruments et outils principaux |
État | Favoriser la construction et le secteur du bâtiment | Aides fiscales TVA 5.5 % |
Garant des grands équilibres sur le territoire national. | Aides à la pierre. Aides à la personne (compétence exclusive). | |
Gestionnaire de crise. | Plan de cohésion sociale, Programme national de rénovation urbaine, Dalo. | |
Producteur de normes. | Article 55 de la loi SRU. Normes environnementales. | |
Région | Financement complémentaire à ceux de l’État et des autres échelons publics. | Soutien financier, subventions. |
Département | Gestion catégorielle de l’habitat en direction des personnes défavorisées. | Plan départemental d’action pour 1e logement des personnes défavorisées (PDALPD). |
Action en direction des territoires ruraux et de leur articulation avec les territoires urbains. | Délégation des aides à la pierre | |
EPCI | Élaboration et mise en œuvre d’un projet de territoire en matière d’habitat. | Programme local de l’habitat (PLH). |
Équilibre social de l’habitat sur le territoire communautaire. | Compétence | |
Communes | Urbanisme et droit des sols. | Plan local d’urbanisme. |
Politique de la ville et rénovation urbaine. | ANRU. | |
Politiques de peuplement. | Attribution des logements sociaux. |
6De ce partage de la responsabilité publique et de cet enchevêtrement des compétences en matière d’habitat, résulte un contexte d’action pluriel et négocié.
Les EPCI comme « chef de file » des politiques locales de l’habitat : un « mythe opératoire »
7Dans ce contexte fragmenté, l’intercommunalité s’est imposée comme « l’échelon pertinent » pour élaborer et piloter les politiques locales de l’habitat. Largement mobilisée dans les discours des acteurs, la notion de « chef de file » traduit la volonté de ne froisser personne. L’idée est plutôt d’offrir des scènes de mise en cohérence4. Positionner une collectivité comme chef de file local d’une politique publique peut apparaître comme une solution lorsque l’on ne veut pas opérer de choix en termes de compétences comme en termes de leadership : « L’État participe au renouvellement des pratiques publiques territorialisées en préférant la réarticulation à la recomposition, la jointure à la confection, l’emboîtement à la fabrication5. » Ainsi conçue, cette notion de « collectivité chef de file » n’a pas pour objet de modifier la répartition actuelle des compétences entre les collectivités territoriales. Elle a simplement vocation à régir la mise en œuvre d’actions communes à plusieurs collectivités. En quelque sorte, le chef de file doit jouer un rôle de coordination de la programmation et de l’exécution de l’action collective négociée, sans exercer un pouvoir de contrainte ou hiérarchique.
8Depuis la loi Chevènement (1999) et au fil des réformes législatives, le législateur semble avoir prêté aux intercommunalités trois vertus majeures6 : d’abord, celle de la proximité puisque l’échelon intercommunal a été jugé adapté pour piloter le domaine de l’habitat au niveau local, dès lors que son périmètre coïncide avec les bassins d’habitat7 – ce qui n’est pas toujours le cas8. La pertinence de l’échelon intercommunal comme « chef de file » des politiques locales de l’habitat constitue ainsi un « mythe opératoire9 ».
9La deuxième vertu est celle de la solidarité. L’intercommunalité serait la « bonne échelle » pour impulser une dynamique de solidarité territoriale et dépasser les potentiels « égoïsmes communaux » en matière de logement. Le morcellement communal à la française étant régulièrement incriminé comme un facteur accélérant la polarisation sociale de l’espace, la loi Chevènement visait clairement à réduire cette polarisation ou « à lutter contre l’apartheid social10 ». Par la consolidation de l’échelon intercommunal au sein du mille-feuille institutionnel, on recherche ainsi explicitement à contourner « l’effet Tiebout11 » : la carte politique devient alors un instrument de solidarité territoriale. Le législateur considère ainsi que « l’objectif national d’accueil et de mixité doit être porté par l’ensemble de ces agglomérations12 ». Les EPCI se retrouvent dès lors chargés de définir localement la notion de mixité sociale et de garantir le respect de son application par les communes. Or, ce concept de « mixité sociale » n’est défini nulle part de façon précise. Outre les 20 % de logements sociaux que l’article 55 de la loi SRU impose aux communes, la mixité sociale reste une notion floue. Les principes de « diversité sociale » ou de « mixité sociale » sont peu détaillés par le législateur et « se situent à mi-chemin du commandement classique et du simple procédé d’incitation ou de recommandation13 ». En qualifiant ces termes de « normes d’orientation », la juriste Paule Quilichini montre que la règle de droit ne tend plus à mettre en œuvre la politique du logement à travers des normes impératives, mais devient elle-même la formulation de cette politique publique14. Ainsi, la portée juridique de ces normes demeure un sujet de discussion laissé aux acteurs locaux.
« En bref, il revient à l’échelon intercommunal d’insuffler sur le territoire dont il a la charge un vent de solidarité que les égoïsmes communaux auraient négligée. Cette quête du Graal est d’autant plus légitime qu’elle est imposée par un acteur extérieur aux arrangements locaux : le législateur national15. »
10On attend donc que les EPCI fassent jaillir une solidarité entre les communes dans le champ de l’habitat, muée par le sentiment d’appartenance à un destin commun, ancrée dans un projet de territoire qui supplanterait les intérêts particuliers de chacun et des élus communaux.
11La troisième vertu prêtée aux intercommunalités par le législateur est celle de la rationalité territoriale : les compétences connexes aux politiques locales de l’habitat, d’ores et déjà détenues par les EPCI, sont également un argument mis en avant pour appuyer leur légitimité à monter en responsabilité dans le domaine de l’habitat, au confluent des politiques d’aménagement, des politiques économiques, sociales, foncières, de transports, etc.. Les EPCI sont donc présentés comme l’échelon de proximité rationnel pour intégrer la politique de l’habitat au reste des enjeux globaux de territoire – développement économique, transports, etc. – et faire de l’habitat un outil intégré des politiques de développement et d’aménagement territorial.
Le peuplement en option : aux EPCI « le peuplement projeté » et aux communes « la maîtrise du peuplement »
12Les intercommunalités sont ainsi désignées par le législateur comme autorités organisatrices en matière de développement de l’offre de logements. Malgré cela, les compétences en matière de peuplement – et notamment les attributions de logements sociaux16 – restent facultatives pour les EPCI et quasi-exclusivement communales.
13Les intercommunalités détiennent cependant depuis peu des ressources censées leur permettre d’influer sur les politiques de peuplement du parc d’HLM. Elles sont habilitées à créer des OPHLM et des OPAC par la loi SRU. La loi Borloo leur permet depuis 2003 d’être représentées au conseil d’administration des sociétés anonymes d’HLM qui possèdent du patrimoine sur le territoire communautaire. Depuis la loi relative aux libertés et responsabilités locales (LRL) de 2004, les EPCI ont également la possibilité d’être délégataires du contingent préfectoral17 avec l’accord des communes-membres18. En 2006, la loi portant Engagement national pour le logement (ENL) donne aux EPCI dotés d’un PLH la possibilité de définir les conditions prioritaires d’attribution des logements sociaux aux personnes connaissant des difficultés économiques et sociales.
14Mais, dans tous les cas, ces compétences en matière de peuplement restent optionnelles et facultatives pour les communautés. N’y a-t-il pas là un paradoxe de taille ? Supposées incarner l’échelon en capacité d’impulser davantage de « mixité sociale » sur les territoires communautaires, les EPCI sont largement évincés des mécanismes permettant d’infléchir le peuplement des logements qu’ils sont justement censés « mieux répartir » sur l’ensemble des communes. Ce constat fait écho à la conception même de la mixité sociale développée en France ces dernières années : cette dernière s’entend exclusivement comme la « diversification de l’habitat », c’est-à-dire le fait de mieux répartir les différentes catégories de logements sur les territoires – logement social et logement privé, mais aussi les différentes catégories du logement social : PLUS, PLS, PLAI19. Si la question du « peuplement » est présente dans les actions dévolues aux EPCI, il ne s’agit en fait que d’un peuplement projeté. In fine, « la maitrise du peuplement » est largement laissée entre les mains des communes. Le caractère optionnel de ces compétences pour les EPCI nous semble ici un non-choix significatif : en laissant le peuplement en option pour l’échelon intercommunal, on sait très bien que, dans la plupart des cas, les communes souhaiteront conserver ces compétences.
15Les communautés disposent surtout de deux outils principaux pour élaborer et mettre en œuvre leurs politiques de l’habitat : le Programme local de l’habitat (PLH) et la délégation des aides à la pierre20. Le PLH est un document qui vient structurer l’action locale en matière d’habitat, et il est explicitement placé sous la responsabilité des intercommunalités par le législateur. Cependant, à l’inverse du PLU, le PLH n’a pas de valeur coercitive et n’est pas un document opposable aux tiers. En effet, plutôt que de conférer à l’échelon intercommunal un pouvoir normatif dans le champ de l’habitat, les législations successives ont défini un cadre général des politiques en la matière, où les objectifs concrets doivent être élaborés et mis en œuvre dans un cadre coopératif par les acteurs locaux21. Dès lors, la capacité d’action collective des EPCI repose alors avant tout sur leur aptitude à mobiliser les ressources et les compétences détenues par d’autres et, en premier, lieu par les communes. Ces dernières conservent en effet un certain nombre de leviers fondamentaux à la mise en œuvre des orientations intercommunales en matière d’habitat : les compétences urbanisme et d’accès au sol – octroi des permis de construire – et donc les politiques de peuplement – notamment via l’attribution des logements sociaux22.
16Les intercommunalités sont ainsi tenues de mettre en œuvre des moyens qui leur permettent d’infléchir les stratégies communales, sans pour autant remettre en cause l’aspiration à l’autonomie entretenue par les élus – l’exercice d’équilibriste visant à garantir aux communes une forme « d’intégration-autonomie23 ». En d’autres termes, la mise en œuvre des objectifs du PLH dépend de la capacité des agents intercommunaux à produire une construction politique apte à assurer « la permanence des accords créés, en résolvant notamment ce paradoxe : prendre en compte24, tout en les déniant, les intérêts particuliers25 ».
17La recherche du consensus est alors régulièrement présentée par les acteurs comme facilitant la définition de compromis et l’articulation des ressources dispersées sur les scènes locales de l’habitat. Cette idée est largement portée par les services communautaires du Grand Lyon.
« Le fait que l’on soit forts techniquement mais faibles politiquement permet justement parfois d’avancer plus facilement. Car cela fait que l’on avance sans arrogance vis-à-vis des maires qui n’ont pas l’impression – et à juste titre puisque nous n’en avons pas les moyens – que l’on va leur imposer des choses. Du coup, de cette forme de gouvernance plus consensuelle, plus pédagogique, et de cette constante négociation, débouchent des avancées très positives qui n’auraient peut-être pas pu voir le jour si on était davantage dans un rapport de force26. »
18Cependant, il reste que de ce mode d’action consensuelle résulte en pratique du constat suivant : les EPCI ne peuvent monter en responsabilité que sur les compétences sur lesquelles les communes acceptent que ce soit le cas27. Or, le « peuplement » reste un domaine auquel les maires sont particulièrement attachés.
Le « peuplement » : des compétences convoitées par les EPCI
19Il s’agit ici de montrer que, depuis le début des années 2000, dans les agglomérations de Lyon et de Dunkerque, on observe des effets intégrateurs des actions développées par l’EPCI dans le domaine de l’habitat, mais que cela va de pair avec une certaine modestie de la dynamique de coopération intercommunale dans ce domaine si « sensible » du peuplement.
Les effets intégrateurs des politiques intercommunales de l’habitat
Pédagogie et représentations liées aux catégories de logements
20Afin d’assumer les responsabilités qui leur sont confiées en matière d’habitat, les EPCI doivent convaincre les acteurs de la scène locale – et en premier lieu, les communes – sur deux aspects distincts : l’existence d’un besoin de régulation politique des marchés locaux de l’habitat d’une part, et la nécessité de piloter cette régulation au niveau intercommunal d’autre part.
21Les techniciens intercommunaux semblent considérer que les réserves, voire les résistances, que rencontre un certain nombre de leurs orientations proviennent en partie d’un défaut d’information et d’a priori qu’ils s’efforcent alors de déconstruire. Afin d’accroître l’acceptabilité de l’habitat social, ils tentent de démentir les représentations négatives qui sont attachées au parc de logements HLM en usant de deux procédés. Ils peuvent mettre en avant les caractéristiques socio-économiques des ménages occupants et, notamment, le fait que la plupart des chefs de ces ménages a un emploi28 :
« Il faut parfois rappeler à certains élus que le logement social a vocation à accueillir leurs secrétaires, leurs instits, leurs infirmières… Et non pas une horde de “familles à problèmes” comme certains peuvent le penser29… »
22Ils peuvent également invalider l’idée selon laquelle la construction d’une opération de logements sociaux s’accompagnerait automatiquement d’une augmentation des conflits de voisinage ou du niveau de l’insécurité :
« On doit parfois dire que ce n’est pas parce qu’on est locataire du parc social qu’on se tient mal… Bref, on rappelle que la pauvreté ne désigne pas une catégorie de comportement30. »
23Face aux peurs inhérentes au logement social qui sont liées à leur peuplement présumé – en particulier dans les contextes spécifiques des projets ANRU et de la mise en œuvre du DALO – et à la crainte de produire une offre susceptible de créer un appel d’air en direction des publics « indésirables », l’exercice revient souvent à faire prendre conscience aux maires que ces ménages sont déjà présents sur leur territoire. D’autres phénomènes sociodémographiques sont invoqués pour convaincre de la nécessité de développer une offre de logements accessible : l’éclatement des familles, les difficultés croissantes d’accès au logement des jeunes ménages dont les élus communaux ont besoin pour peupler leurs écoles31, etc.
« La pédagogie passe par une illustration très concrète des besoins : dire, par exemple, que le PLAI peut aussi servir à loger une femme de cadre supérieur qui divorce, qui a trois enfants à charge et qui ne travaille pas32. »
24Les maires peuvent avoir tendance à privilégier les demandeurs d’un logement social résidant déjà dans leur commune33. Les techniciens intercommunaux peuvent alors recourir aux arguments légaux pour inciter les élus à l’hospitalité.
« La discrimination n’est pas qu’une question culturelle ou ethnique ou de pauvreté… C’est aussi, par exemple, l’appartenance géographique : un maire ne peut pas dire “je ne prends que des demandeurs HLM inscrits sur ma commune”. Non, il n’a pas le droit, on pourrait l’emmener devant la HALDE pour ça ! Il y a parfois méconnaissance des élus sur ces questions-là et le travail sur les discriminations va nous apporter de l’argumentation pour faire prendre conscience aux décideurs que la pauvreté est une réalité à gérer dont ils sont responsables34. »
25In fine, ces discours participent tous d’une stratégie de « banalisation du logement social35 » : il s’agit de minimiser les différences entre les logements HLM et le reste du parc de logements, tant au niveau du bâti36 que de son peuplement.
Une adhésion croissante à la nécessité de la construction sociale
26Depuis le début des années 2000, on observe une adhésion croissante des élus communaux au principe de développement de l’offre locative sociale, une adhésion fortement aidée par les obligations de l’article 55 de la loi SRU et par les manifestations locales de la crise du logement à propos desquelles les élus sont de plus en plus sollicités. L’augmentation du niveau de la production d’habitat social depuis la délégation des aides à la pierre est ainsi incontestable dans les deux agglomérations que nous avons observées.
27Pour exemple, au Grand Lyon, le nombre de logements sociaux financés est passé, en volume, de 1 483 en 2001 à 5 003 en 2010. La délégation des aides à la pierre a certainement contribué à cette augmentation de la construction de logements sociaux. Mais il ne faut pas non plus négliger l’effet du contexte économique fortement favorable à la construction et le soutien national à la production d’habitat social durant cette période. Au Grand Lyon, le nombre de logements sociaux financés conjointement par l’État et l’ANRU passe ainsi de 86 343 en 2005 à 134 570 en 2011.
28Cette évolution s’explique aussi en partie par une adhésion croissante des élus locaux au principe du développement de l’offre locative sociale. Les techniciens intercommunaux des deux agglomérations étudiées s’accordent ainsi à penser qu’à l’exception d’une poignée d’irréductibles préférant s’acquitter du prélèvement de la taxe SRU plutôt que de s’inscrire dans la politique communautaire de l’habitat, on observe un consensus croissant chez les élus communaux sur la nécessité de diversifier les logements produits. La responsable du service Habitat de la communauté urbaine de Dunkerque insiste sur le fait que le logement social « ne pose pas de problème » sur le territoire communautaire, parce qu’il est « banalisé37 » et synonyme de « familles avec enfants », cible privilégiée des maires dans un contexte fortement marqué par une déprise démographique.
« Quand on fait le tour des communes, on le voit bien, ce n’est pas vraiment un problème de construire du logement social. Même pour les communes riches entre guillemets. Parce qu’il est justement assez banalisé ici. Bon, forcement ces communes, elles veulent plutôt des logements sociaux de très bonne qualité… avec les prix qui vont avec. Ce qui nous pose d’autres problèmes. Mais clairement, les maires, quand on leur dit “logement social”, pour eux, ça veut dire : familles, vie des écoles, vie des associations, etc. Ce n’est pas ressenti de manière négative38. »
29Les techniciens du Grand Lyon estiment également qu’il y a une évolution notable dans l’acceptabilité de la construction sociale.
« Ici, les élus totalement réfractaires à la construction sociale sont en voie de disparition… Aujourd’hui, nous n’avons plus de maires qui nous disent : “Je ne veux pas de logement social sur ma commune.” Ça, c’est terminé39. »
La reconnaissance d’un leadership institutionnel des communautés
30Les intercommunalités sont clairement identifiées comme des « chefs de file » des politiques locales de l’habitat sur les deux territoires observés, au point même parfois de voir les communes se reposer largement sur les EPCI pour leurs stratégies en matière de construction. À ce titre, la délégation des aides à la pierre semble bien avoir accéléré la consolidation du leadership communautaire sur les scènes locales. Elle a permis d’enrichir le pilotage des PLH en leur conférant plus explicitement la fonction de mise en œuvre d’une politique locale de l’habitat et en leur donnant un caractère programmatique.
31In fine, il y a bien des effets de socialisation et d’apprentissage qui s’observent dans le cas des deux agglomérations. La multiplication des interactions et des forums d’échanges engendre notamment une dynamique de régulation inter-élus qui favorise la réalisation des objectifs des PLH. Sur la période observée, la montée en puissance du pouvoir d’agglomération dans le domaine de l’habitat est indéniable. Il reste cependant un domaine sur lequel les structures intercommunales continuent de butter largement : le peuplement.
Les politiques de peuplement : pierre angulaire de l’action communale en matière de logement
Ménages « désirables »/ménages « indésirables » : le problème n’est plus tant celui de la construction que celui du peuplement
32D’une manière générale, dans les discours – et dans les pratiques – des acteurs rencontrés, tout se passe comme si à chaque type de logements correspondait systématiquement une catégorie de ménages. Au sein même du parc social, s’opère une distinction très nette entre les PLS, les PLUS, et les PLAI. Dans le discours des acteurs, ces appellations désignent toujours implicitement une catégorie de ménages. Les logements financés en PLS, parfois appelés « le logement social haut de gamme », désignent communément les ménages les plus aisés parmi les locataires HLM. Il semble que les élus locaux projettent sur ces logements une catégorie de ménages « désirables » : celles des jeunes ménages avec enfants en début de parcours professionnels et résidentiels40. De fait, il est partout communément accepté que « les PLS sont plus faciles à faire sortir de terre41 » par rapport aux autres catégories de logements sociaux42.
33À l’inverse, les logements financés en PLAI, censés accueillir des populations éprouvant des difficultés socio-économiques, sont moins attrayants pour les élus locaux. Si la construction de logements sociaux ne les effraie plus comme durant la décennie précédente, la mise en œuvre de logements très sociaux continue de susciter des réactions négatives. Ainsi, la difficulté à produire des logements en PLAI se retrouve dans quasiment toutes les agglomérations. Une partie de cette difficulté est certes à imputer au coût de revient de ces opérations mais les représentations associées au logement social posent toujours le problème de l’affichage politique : dans de nombreux cas, produire du logement très social reste associé à une prise de risque électoral.
« Souvent les communes veulent bien faire du logement social… Aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de problèmes concernant le logement social, mais du logement très social, ça, non, elles ne veulent pas. C’est très clair cette distinction43. »
34Au sein même de la catégorie des logements PLAI selon les types de ménages projetés sont opérées :
« Non, le PLAI, ça n’est pas un problème ici. Les maires veulent bien en construire. De toute façon, ils savent que la règle communautaire, c’est 30 % de PLAI. Bon… par contre, comme on a une demande très sociale sur le territoire… Je suppose que, dans les commissions d’attributions, on est clairement sur du PLAI-ressources et pas du PLAI-insertion44. Le PLAI ne pose pas question parce que les bailleurs et les communes s’arrangent pour que tout ça reste cohérent pour eux45. »
35Ce propos sous-entend que, dans les pratiques des attributions de logements sociaux, serait ainsi opérée une distinction entre les « ménages qui ont simplement peu de revenus » et les « ménages qui posent des problèmes de comportement46 ».
« Je suppose que, dans certaines communes, les bailleurs et la mairie s’arrangent pour que les familles relogées en PLAI ne posent pas de problème de… comportement. Elles répondent aux critères financiers, mais elles ne posent pas de problème de comportement. Et les bailleurs peuvent avoir des stratégies où une partie de leur parc sert plutôt de parc de relégation. Nous, on le ressent comme ça… Même si certains bailleurs ont des stratégies plus ou moins sociales, il y a un certain parc de logements qui sert à reloger un certain type de familles… et c’est souvent dans les quartiers ou les communes déjà en difficulté, type Grande-Synthe, par exemple47. »
36La responsable Habitat de la communauté urbaine de Dunkerque fait également part d’une certaine opacité des commissions d’attribution des logements sociaux : le service communautaire n’y est pas associé. Ce constat semble largement partagé par beaucoup d’acteurs rencontrés et ce, au-delà de nos deux terrains d’enquête. Cette opacité du système d’attribution des logements sociaux repose sur des logiques d’invisibilisation des pratiques. Il s’agit surtout de compétences qui ne sont pas rendues lisibles, qui sont très peu discutées sur les scènes communautaires et qui sont reléguées aux « coulisses » de l’action locale48.
« Les bailleurs ont beaucoup de mal à nous donner leurs statistiques dans ce domaine-là, il me manque une observation sur l’occupation sociale du parc, ce sont des choses qu’on pressent mais sur lesquelles on a peu de visibilité… Pour nous, ce qui se passe dans les commissions d’attribution reste relativement opaque49. »
37Dans le même registre, les services communautaires des deux agglomérations témoignent également de la difficulté de mettre en œuvre les orientations des PLH concernant les catégories de logements destinés à des « publics spécifiques » comme les gens du voyage ou l’implantation de centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et de logements d’insertion. L’implantation des aires d’accueil des gens du voyage est ainsi considérée par la personne en charge du PLH du Grand Lyon comme l’objet des politiques locales le moins « désirable » dans la « hiérarchie » des objectifs.
« Bon, les gens du voyage, si je prends la hiérarchie des objectifs des PLH, c’est quand même le pire… s’il y a bien une question qui fait unanimement rejet, c’est bien celle-là ! L’ère du politiquement correct n’est pas arrivée jusque-là, les maires n’ont aucun mal à dire qu’ils n’en veulent pas50 ! »
38De même, si la plupart des maires semble désormais acquise à l’idée que le logement HLM permet de répondre aux besoins locaux, leur inclinaison à réserver l’accès du parc social situé sur leur commune à des ménages qui y ont grandi ou y résident depuis plusieurs années – et ce, aux dépens des populations extérieures – est largement répandue. Certes, cette préoccupation marque d’une certaine manière le succès de la pédagogie communautaire et de sa capacité à accroître le consentement à la diversité de l’habitat. La pression croissante qui s’exerce à l’entrée du parc social et les obligations définies par la loi SRU51 expliquent aussi ce succès. Cette préoccupation illustre cependant une aspiration à l’entre-soi, manifestant la propension à se focaliser davantage sur le profil des occupants du parc locatif social que sur son enveloppe bâtie.
39Cette règle implicite qui tend à soumettre les attributions d’HLM à un principe de préférence locale renvoie à deux ordres principaux de motifs. Dans les communes peu urbanisées, la volonté de conserver le contrôle des principaux leviers de peuplement est souvent liée à la crainte de devoir accueillir de nouveaux arrivants. Cette inquiétude constitue toujours un obstacle à l’émergence d’une capacité d’action collective en matière d’habitat52. Dans les grandes villes, le positionnement des maires s’inscrit davantage dans une logique de service à la population, à plus forte raison dans un contexte où les possibilités d’accès au parc social sont relativement limitées. Le faible niveau de rotation du parc HLM crée ainsi un effet de rareté et accroît l’attachement des élus aux contingents de réservation reversés par les EPCI. Quelles que soient les caractéristiques des territoires, la résolution des élus à maîtriser les attributions de logements sociaux constitue donc une constante avec laquelle le pouvoir d’agglomération doit composer.
40Au total, cette tendance des élus à se focaliser sur le peuplement projeté sur les logements plus que sur le bâti lui-même tend à valider le pronostic formulé par Marie-Christine Jaillet : « L’enjeu [des politiques locales de l’habitat] se déplacera de la question de la construction à celle, plus difficile, de la maîtrise du peuplement, c’est-à-dire de la définition du profil de ceux qui viendront habiter ces logements53. »
41En bref, « d’accord pour construire du logement social, mais pas pour y loger n’importe qui » !
La grande difficulté des EPCI à prendre pied sur le terrain du peuplement
42Dès lors, afin de favoriser la mise en œuvre des orientations de leur PLH, les intercommunalités peuvent avoir pour objectif de prendre pied sur le terrain des politiques de peuplement, jusqu’ici largement réservé aux communes. Or, on observe que, d’une manière générale, les tentatives menées par les intercommunalités pour mettre en place des instruments de régulation des attributions de logements sociaux à l’échelle intercommunale restent largement inabouties.
43L’intérêt d’une articulation plus étroite des politiques de peuplement avec les stratégies mises en œuvre dans le cadre du PLH semble pourtant particulièrement important dans le contexte actuel, où les évolutions socioéconomiques contribuent à dégrader les « équilibres de peuplement » et les possibilités d’accès au parc social : paupérisation des ménages entrants et occupants, précarisation et augmentation du nombre de demandeurs, diminution de la rotation des locataires dans le patrimoine existant, augmentation des délais d’attente et des demandes insatisfaites, etc.. L’émergence d’une régulation intercommunale des attributions de logements figure en bonne place parmi les mesures envisagées dans les PLH. Elle est notamment conçue comme un moyen de fluidifier les trajectoires résidentielles, de favoriser le droit au logement ainsi que le retour, à terme, à une certaine diversité de peuplement. Mais en dépit du consensus qui entoure ces propositions, la montée en responsabilité des EPCI sur les politiques de peuplement peine à s’amorcer. La possibilité pour les collectivités d’être représentées dans les conseils d’administration des SA d’HLM est saisie par les instances communautaires comme une opportunité d’influer indirectement sur les politiques d’attribution. Cette vision qui consiste à parer les élus d’une fonction de relais dans les instances de gouvernement des opérateurs bute cependant sur deux difficultés principales : son caractère chronophage et coûteux en moyens humains, qui tend parfois à dissuader les communes de déléguer des représentants, mais aussi l’absence de garantie quant à la capacité des élus investis sur les questions de peuplement à porter les orientations communautaires et non des intérêts plus directement locaux.
44D’une manière générale, les tentatives menées par les EPCI pour mettre en place des instruments de régulation des attributions de logements sociaux à l’échelle intercommunale sont, pour l’heure, inabouties. Dans le cas de l’agglomération lyonnaise, si plusieurs jalons ont déjà été posés en matière de peuplement (instruments d’orientation et de coordination des relogements et des reconstructions réalisés dans le cadre des projets de rénovation urbaine, commissions locales d’orientation des attributions), la majorité des dispositifs affichés dans le PLH du Grand Lyon peine à voir le jour. C’est notamment le cas de la charte intercommunale des attributions et du guichet unique de la demande, censés instituer un service public d’agglomération pour l’accès au logement social. Sans cesse repoussée jusqu’à présent, l’adoption de ces instruments suscite des résistances. Inquiets à l’idée de perdre la maîtrise de la part des attributions qui échappe pour l’heure aux réservataires, les organismes d’HLM craignent une tutelle renforcée des pouvoirs publics sur leurs politiques d’attribution. Si le PLH de l’agglomération dunkerquoise a été moins ambitieux sur la question du peuplement, la même dynamique peut être observée dans les deux agglomérations : les techniciens de la communauté urbaine dunkerquoise expriment fortement la volonté, voire la nécessité, de prendre pied sur le terrain du peuplement, quand les élus locaux semblent particulièrement attachés à rester les seuls maîtres à bord sur ce domaine-là.
« De toute façon, c’est clair, il n’y a que sur la question du peuplement qu’on sent les maires autant attachés à leurs prérogatives en matière d’habitat. Globalement, pour tout le reste, ils sont très contents que la communauté urbaine s’en charge. Mais pour le peuplement, ils sont très attachés à ce que soit eux qui fassent54. »
45Dans les deux cas, ces velléités d’inscrire la question du peuplement dans l’action communautaire sont davantage portées par les techniciens que par les élus. Peut-être parce qu’elle n’est pas « tenable » politiquement… C’est en tout cas ce que laisse supposer la responsable Habitat de la communauté urbaine de Dunkerque.
« C’est un champ qu’on aimerait plus investiguer, au niveau technique en tout cas… On se dit que, pour construire une politique de l’habitat cohérente, il faudra que la communauté urbaine aille davantage sur les questions de peuplement. Mais pour l’instant, c’est nous qui réfléchissons à ça, au niveau technique. C’est une question qu’il va falloir qu’on pose clairement à notre président dans le cadre du prochain PLH : “Est-ce que vous nous donnez les moyens d’aller sur ce champ-là ?” Mais je ne sais pas s’il sera en mesure de tenir ce genre d’approche, parce que ça ne va vraiment pas plaire aux maires ! Dans le prochain PLH, on aimerait mettre en place un accord collectif intercommunal en matière de peuplement, mais tout ça doit être validé politiquement, et c’est pas sûr que ça passe, parce que tout ça reste clairement du domaine des communes et nos élus communautaires considéraient jusque-là que la communauté urbaine n’avait pas trop à s’en mêler !55 »
46Les techniciens intercommunaux développent dès lors des stratégies de contournement pour monter en responsabilité – ou du moins tenter de le faire – dans le domaine du peuplement « sans le dire » ou en « changeant de sémantique ».
« Oui, on avait le projet de travailler sur une charte intercommunale des attributions. On avait même inscrit au PLH, le projet d’un service public d’agglomération pour l’accès au logement social. Bon, on ne parle plus de ça, maintenant. Ça n’est pas mûr, ça effraie trop les communes, et aussi les organismes d’HLM. Donc on n’utilise plus ces termes. Mais ça ne veut pas dire qu’on a abandonné l’idée ! Parce que de toute façon, on pense que c’est vers ça qu’il faut aller… simplement, on va continuer à y travailler mais sans le dire en tant que tel, ou en opérant des petits changements sémantiques. Par exemple, l’agglomération mène un travail sur les discriminations, on va essayer peut-être de passer par là. Mais on n’utilise plus ces termes, parce que sinon les communes ou les bailleurs poussent des cris d’orfraie56. »
47La préparation d’un nouveau PLH semble donc renouveler l’opportunité de tenter d’avancer dans ce domaine. La dimension incrémentale du pilotage des politiques intercommunales de l’habitat s’illustre ici pleinement : les techniciens communautaires ont conscience qu’« il faut être patient sur ces questions-là57 », et ils semblent intégrer que les avancées se feront par « petit pas », en débutant, par exemple, avec les communes volontaires.
48S’exprime également très clairement à ce propos, la volonté des instances communautaires de ne surtout pas brusquer les communes. Concernant le peuplement, les deux communautés observées tendent vers le même positionnement stratégique : « Sur ces questions-là, on marche sur des œufs dans le dialogue avec les communes58 » :
« Avoir un contingent de réservation, ce serait vraiment un outil supplémentaire pour nous, notamment dans le cadre du relogement des publics défavorisés. Mais pour ça, il faudrait reprendre [le] contingent que l’on a donné aux communes. Bon, ce n’est pas non plus super important comme contingent, c’est 10 %… mais ce serait mal vu des communes, ça c’est clair. Il faudrait une volonté politique forte de la part de la communauté urbaine pour aller dans ce sens-là. Bon, sinon on peut le faire autrement aussi. On peut le faire de manière moins traumatisante disons… en inscrivant des objectifs dans les conventions avec les bailleurs, et en suivant ces objectifs et en disant : “Voilà vous vous étiez engagés à reloger tant de personnes, vous ne l’avez pas fait, hâtez vous de le faire !” Ce serait moins traumatisant vis-à-vis des communes et peut être tout aussi efficace59 ? »
49Ainsi, la destination sociale des logements qui sont produits et leurs modalités d’attribution restent pour le moment « un point aveugle de la délégation des aides à la pierre60 ». La délégation s’arrête en quelque sorte à la livraison du logement et laisse à d’autres mécanismes les arbitrages autour de l’attribution des logements sociaux. Certes, les attributions de logements neufs ne représentent qu’une petite partie des logements sociaux attribués chaque année, mais il existe néanmoins bel et bien un décalage entre la politique de développement de l’offre conduite par les délégataires, via la délégation des aides à la pierre et leur PLH, et les politiques de peuplement du parc social. Politiques de peuplement qui, elles-mêmes, dépendent de divers arrangements entre communes et organismes d’HLM concernant le 1 % Logement, le contingent préfectoral et la mise en œuvre du droit au logement opposable61…
Conclusion
50Tenus d’accorder une importance particulière aux intérêts communaux du fait des choix opérés par le législateur, les EPCI s’efforcent d’inciter les élus communaux à modifier leurs points de vue et à opérer des déplacements par rapport à leurs positions initiales, essentiellement par le recours au dialogue et à la pédagogie. Dans ce cadre, le pouvoir d’agglomération peut être amené à prendre son mal en patience ou à transiger sur certaines orientations stratégiques face aux réticences suscitées localement. C’est le cas des compétences en matière de peuplement auxquelles les maires tiennent particulièrement et sur lesquelles les EPCI n’arrivent pas à prendre pied pour le moment. Ni la légitimité technique de l’EPCI, ni la dynamique d’apprentissage opérée, n’ont suffi à faire adhérer les maires au principe de l’investissement communautaire dans ce domaine. Le « peuplement » reste encore dans bien des cas le « jardin secret » des communes.
51L’effort a été concentré, durant ces dix dernières années, sur la construction et la répartition des logements sociaux. Les EPCI, à travers les PLH et la délégation des aides à la pierre, disposent en fait seulement des outils permettant d’impulser la construction et une meilleure répartition des logements sur le territoire communautaire. Mais la destination sociale des logements construits reste un point aveugle des politiques intercommunales de l’habitat dont l’enjeu semble bien s’être déplacé de la question de la construction à celle, bien plus sensible, de la maîtrise du peuplement.
52In fine, tout se passe comme s’il y avait une répartition des compétences entre les EPCI en charge du développement de l’offre locative sociale et de sa meilleure répartition territoriale, et les communes en charge du peuplement et des attributions. Ainsi, les communes maîtrisent en fait la production et la gestion des logements sociaux « en amont » parce qu’elles détiennent l’accès au sol – octroi des permis de construire et jusqu’ici, PLU pour les communes de la communauté urbaine de Dunkerque – et « en aval » parce qu’elles peuvent contrôler les attributions « au-delà du pouvoir que leur accorde la réglementation62 ». L’enjeu à venir des politiques locales de l’habitat semble bien résider dans la reconnexion de la question de la construction, notamment sociale, à celle du peuplement.
Notes de bas de page
1 Cet article est issu d’un travail de thèse sur les politiques intercommunales de l’habitat, qui s’appuie sur un travail empirique mené au sein de deux scènes communautaires de l’habitat : les agglomérations de Lyon et de Dunkerque. Nous avons choisi d’étudier des agglomérations présentant un certain nombre d’atouts pour être des « chefs de file » effectifs des politiques locales de l’habitat. Ainsi, ces deux terrains présentaient à première vue des caractéristiques communes : une antériorité dans la pratique de la coopération intercommunale, une certaine maturité de la prise en charge de l’habitat par l’échelon communautaire, et une forte propension à l’affichage du consensus tant en termes de coopération entre communes qu’en termes d’acceptation du logement social.
2 Desage F., « La vocation redistributive contrariée d’une institution fédérative infranationale. Les faux-semblants du “consensus” partisan à la communauté urbaine de Lille », Lien social et politiques, no 56, 2006, p. 149-163.
3 Brouant J.-P. (dir.), « Intercommunalité et habitat : les communautés au milieu du gué ? », Les cahiers du Gridauh, série droit de l’habitat, no 16, 2006, p. 7.
4 Dubois J., Les politiques publiques territoriales. La gouvernance multi-niveaux face aux défis de l’aménagement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 132.
5 Faure A., Territoires et subsidiarité, l’action politique locale à la lumière d’un principe controversé, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 249.
6 Ces trois vertus sont notamment mises en avant par les travaux du Gridauh, voir Brouant J.-P., « Intercommunalité et habitat : les communautés au milieu du gué ? », op. cit.
7 La notion de « bassin d’habitat » désigne l’espace à l’intérieur duquel les ménages font leur choix résidentiel à partir d’un point d’ancrage localisé qui peut être l’emploi, certains lieux de consommation ou encore la présence de la famille.
8 C’est pourquoi le « porter à connaissance » de l’État dans le cadre de l’élaboration du PLH encourage « une analyse du marché du logement à une échelle plus large – de type basin d’habitat à définir – lorsque le périmètre de l’EPCI n’est pas suffisant pour adopter un tel programme ».
9 D’une part, les territoires administratifs sont toujours une construction. D’autre part, alors que le recours à la territorialisation est de plus en plus accentué, les territoires n’ont jamais paru autant imbriqués dans des logiques beaucoup plus vastes, qui contribuent finalement à les vider de leur substance. Voir, entre autres, Offner J.-M., « Les territoires de l’action publique locale. Fausses pertinences et jeux d’écarts », Revue française de science politique, vol. 56, no 1, février 2006, p. 27-47.
10 L’expression aurait été employée par le ministre Jean-Pierre Chevènement à l’époque de la promulgation de loi. Le fait de conférer à l’intercommunalité la vertu de constituer un garde-fou aux pratiques potentiellement ségrégationnistes des communes apparaît très tôt. Dès 1982, on évoque la possibilité que l’intercommunalité fasse échec « aux politiques de ségrégation sociale, voire raciale, que pratiquent certaines communes », rapport de M. Poperen, no 1148, Assemblée nationale, 1982.
11 Pour Charles Tiebout, l’équité dans la distribution des biens publics peut provenir d’une fragmentation politique territoriale, à condition de considérer les agglomérations comme des quasi-marchés, où des municipalités concurrentes offrent des « paniers de services différenciés » à des électeurs-consommateurs. Ceux-ci sont réputés « voter avec leurs pieds » pour accéder au meilleur rapport qualité/prix, c’est-à-dire migrent vers la municipalité qui offre le panier de services le plus proche de leurs préférences individuelles, voir Estèbe P., Talandier M., La carte politique, instrument de la solidarité urbaine ? L’intercommunalité à l’épreuve de la polarisation sociale de l’urbain, Paris, éditions du PUCA, 2005, 114 p.
12 Circulaire du 31 janvier 2000 relative à la mise en œuvre de la politique du logement pour 2000, B.O.E. no 3 du 25 février 2000. On voit ici que « l’accueil » et la « mixité » sont les objectifs nationaux dont l’État confie la mise en œuvre aux EPCI au sein du bloc de compétences « équilibre social de l’habitat » ; mais que ces objectifs – on ne peut plus larges – sont finalement réduits à la seule production – et répartition – de logements sociaux sur le territoire intercommunal.
13 Houard N., Droit au logement et mixité, Les contradictions du logement social, Paris, L’Harmattan, 2009, Paris, p. 23, 301 p.
14 Quilichini P., Politiques locales de l’habitat, Paris, Le Moniteur, 2006.
15 Brouant J.-P., « Mixité sociale, norme locale et intercommunalité », dans Jaillet M.-C., Perrin É., Ménard F., Diversité sociale ségrégation urbaine mixité, Paris, éditions du PUCA, 2008, p. 274.
16 Dans la plupart des cas, 20 % des logements du bailleur social sont réservés au contingent communal c’est-à-dire à des candidats présentés par la commune d’implantation du logement, en contrepartie de la garantie que les communes apportent généralement aux prêts souscrits par les bailleurs auprès de la Caisse des dépôts.
17 Si la responsabilité finale de l’attribution des logements appartient au bailleur social, 30 % des logements sont réservés à des demandeurs présentés dans le cadre du contingent préfectoral, c’est-à-dire qu’ils doivent être attribués à des candidats présentés par la préfecture du département concerné (soit maximum 5 % pour les fonctionnaires de l’État et 25 % pour les demandes les plus sociales, c’est pourquoi il est souvent appelé « le contingent mal-logés » par les acteurs). La possibilité de la délégation du contingent préfectoral affiche ainsi l’ambition de résoudre les difficultés liées aux filières de réservataires et de mettre « au pot commun » l’ensemble des contingents des réservataires. Identifié comme un levier potentiel pour maîtriser leurs politiques de peuplement, le contingent préfectoral était par ailleurs depuis longtemps convoité par les maires.
18 L’Acte II de la décentralisation permet donc au préfet de déléguer tout ou partie de ses droits de réservation au maire ou, avec l’accord du maire, au président de l’EPCI. Le législateur confie ainsi une primauté aux communes en matière d’attribution des logements sociaux. Le pouvoir d’agglomération ne peut être délégataire qu’à titre subsidiaire (y compris s’il est par ailleurs délégataire des aides à la pierre), parce que le législateur a considéré que la délégation du contingent préfectoral est avant tout un enjeu politique au niveau communal, et qu’il a choisi par là même de ne pas permettre aux EPCI de monter en responsabilité sur la question de l’attribution des logements sociaux. Dans les faits, très peu d’intercommunalités se sont saisies de cette délégation.
19 Il existe aujourd’hui trois catégories de logements sociaux :
- le prêt locatif à usage social (PLUS) créé en 2000 et correspondant à la définition la plus traditionnelle du logement social. Il est l’héritier de la grande tradition des HLM, ciblé, du moins théoriquement, sur les ménages à revenus modestes et moyens. Ses conditions d’accès rendent éligibles près de deux tiers de la population française ;
- le prêt locatif aidé d’intégration (PLA-I) dont le taux de subvention est supérieur et qui a pour vocation de construire du logement dit « très social » c’est-à-dire destiné à des ménages ayant des revenus plus modestes ;
- le prêt locatif social (PLS) qui cherche à constituer un segment d’offre dit « intermédiaire » pour les ménages dont les revenus sont supérieurs aux plafonds des PLUS, mais qui peinent à se loger aux conditions du marché dans les villes où les prix sont élevés. Le PLS vise une population située entre les septième et huitième déciles de la répartition des revenus, c’est-à-dire des ménages qui appartiennent aux couches supérieures de la classe moyenne et qui font rarement la démarche de demander un logement social, notamment parce que 68 % d’entre eux sont déjà propriétaires.
20 La délégation des aides à la pierre apporte un outil majeur : les délégataires se retrouvent en capacité de distribuer localement les aides de l’État et de délivrer l’agrément des opérations de logement social au nom de celui-ci. Ainsi, avec cette délégation, les EPCI, et les départements de manière subsidiaire, gagnent la possibilité de se positionner comme les interlocuteurs privilégiés des organismes d’HLM.
21 Noury A., « La mise en œuvre des politiques intercommunales de l’habitat », dans Brouant J.-P. (dir.), Intercommunalité et habitat : les communautés au milieu du gué ?, Paris, Les cahiers du Gridauh/La Documentation française, 2006, p. 72-73.
22 On pourrait également ajouter que les maires ont été érigés en pilotes locaux des opérations ANRU, au détriment de l’échon intercommunal largement évincé du dispositif de rénovation urbaine.
23 Négrier É., La question métropolitaine, les politiques à l’épreuve du changement d’échelle territoriale, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2005, p. 130.
24 Le passage souligné l’est par les auteurs.
25 Lascoumes P., Le Bourhis J.-P., « Le bien commun comme construit territorial, identités d’action et procédures », Politix, no 42, 1998, p. 41.
26 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
27 Voir en ce sens les conclusions de Fabien Desage : Cf. Desage F., « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropolitaines et spécialisation sociale des territoires », Géographie, économie et société, no 14, 2012, p. 197-226.
28 Certains élus pouvant assimiler l’arrivée de locataires du parc social dans leur commune à une augmentation potentielle des dépenses sociales, craignant que ces ménages n’aient pas ou très peu de ressources financières.
29 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
30 Ibid.
31 C’est un argument qui rencontre vivement l’intérêt des maires réfractaires, à l’image du maire de la commune de Champagne-au-Mont-d’Or au sein de l’agglomération lyonnaise, qui déclarait au lendemain de l’approbation du PLH : « Cette mixité qu’on nous impose, par certains côtés, je la souhaite. Il y a trois ans, nous avons fermé une classe, rouverte aujourd’hui. Il nous faut plus de jeunesse pour empêcher la population de Champagne de baisser », cité par Jaouen L., « Le conseil municipal critique les 20 % de logements sociaux », Le Progrès, 15 juin 2006.
32 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
33 L’adjointe aux Affaires sociales de Champagne-au-Mont-d’or, municipalité alors réputée pour être réfractaire à la construction de logements sociaux, souhaite par exemple que « [les logements] construits sur Champagne profitent aux Champenois ».
34 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon. En pratique, les techniciens intercommunaux n’ont que très rarement les moyens de tenir ce genre de propos face à des élus.
35 Pour reprendre les mots de Fabien Desage. Cf. Desage F., « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropolitaines et spécialisation sociale des territoires », art. cit.
36 Les discours récurents sur la forme urbaine des nouveaux HLM – peu hauts, peu denses, bien insérés dans le tissu urbain en « diffus » – témoignent de cette attention à la banalisation des formes des immeubles de logement social.
37 C’est ici une différence notable entre les deux territoires observés : si les acteurs de l’agglomération dunkerquoise ont tendance à dire que le logement social « a toujours été banalisé ici », en raison du caractère fortement industriel du territoire notamment, les acteurs de l’agglomération lyonnaise sont davantage enclins à dire que le logement social « ne fait plus problème [comme] avant ». Ils mettent ainsi en avant les effets intégrateurs des politiques communautaires.
38 Entretien avec une personne du service Habitat de la communauté urbaine de Dunkerque.
39 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
40 Pour des développements autour de cette catégorisation des « ménages désirables » et « indésirables » aux yeux des élus locaux des communes périurbaines notamment, voir Desage F., « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropolitaines et spécialisation sociale des territoires », art. cit.
41 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
42 Le Grand Lyon considère même que les logements financés en PLS ne sont pas des logements sociaux mais des logements intermédiaires qui ne répondent que très partiellement à la demande sociale locale. Ainsi, le PLH du Grand Lyon n’intègre pas les logements PLS au sein des objectifs de construction de logements sociaux. Ce choix constitue un acte symboliquement fort. La politique du développement de l’offre locative sociale fait donc l’objet de deux évaluations parallèles selon que la production de PLS est comptabilisée dans les objectifs de construction – dans les bilans réalisés par l’État – ou non – dans les bilans réalisés par l’EPCI dans le cadre du suivi du PLH.
43 Entretien avec un élu de la communauté urbaine de Dunkerque.
44 Notre interlocuteur fait ici référence à la distinction faite entre les « PLAI-ressources », censés constituer une offre de logements accessibles pour des ménages aux ressources modestes, et les « PLAI-adaptés » ou « insertion », censés répondre à des besoins en logements pour des ménages cumulant des difficultés sociales et économiques.
45 Entretien avec une personne de la direction Habitat de la communauté urbaine de Dunkerque.
46 Ibid.
47 Ibid.
48 L’idée selon laquelle tout se jouerait en amont des commissions d’attribution est par exemple largement répandue.
49 Entretien avec une personne de la direction Habitat de la communauté urbaine de Dunkerque.
50 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
51 C’est l’hypothèse que propose Fabien Desage. Cf. Desage F., « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropolitaines et spécialisation sociale des territoires », art. cit.
52 Ibid.
53 Jaillet M.-C., « Comment se loger, quand on est pauvre, dans une agglomération attractive et en croissance ? », Quel habitat pour les ménages à faible revenus. Les quatrièmes entretiens de la Caisse des dépôts sur l’habitat social, Paris, La Documentation française, 2001, p. 128.
54 Ibid.
55 Ibid.
56 Entretien avec une personne du service Habitat du Grand Lyon.
57 Ibid.
58 Ibid.
59 Ibid.
60 Ballain R. et al., « Démarche de suivi-évaluation en continu des délégations de compétence des aides à la pierre », rapport pour la direction régionale de l’Équipement Rhône-Alpes, rapport de synthèse de la première phase, Pacte-institut d’études politiques de Grenoble, 2008.
61 Voir l’article de P.-É. Weill dans cet ouvrage.
62 Ibid.
Auteur
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