Un droit universel pour un parc social résiduel. Localiser les contradictions de la mise en œuvre du droit au logement opposable
p. 239-257
Texte intégral
1Le droit au logement opposable (DALO) est un dispositif d’action publique en faveur des « mal-logés » et des « sans-abris ». Les relations de pouvoir qui se déploient à travers sa mise en œuvre sont sources de contradictions. Les conditions localisées d’application du DALO contraignent d’abord les acteurs locaux de logement des personnes défavorisées à trier les bénéficiaires d’un droit en apparence universel, et ensuite à reléguer les moins dotés. Le logement de ceux qui parviennent à faire valoir leur droit est soumis à des enjeux de peuplement, puisque la répartition de ces populations sur les territoires concernés fait l’objet d’une vigilance importante de la part des différents acteurs du dispositif. La concentration des plus modestes est cependant aggravée par le refus des ménages qui se rapprochent le plus du profil moyen des demandeurs de logement sociaux, d’une offre résiduelle, située le plus souvent dans des « quartiers sensibles ».
2En théorie, le DALO permet aux ménages éligibles1 dont la situation est reconnue comme « prioritaire » de se voir proposer un logement adapté, à travers la désignation d’un bailleur par le préfet. La loi du 5 mars 2007 proclame en effet le passage d’une « obligation de moyens » à une « obligation de résultat », fondée sur le recours à la justice administrative. Il est désormais possible de faire valoir auprès d’une commission de médiation départementale, puis, le cas échéant, devant le tribunal administratif, un droit au logement auparavant purement formel, bien qu’il ait valeur constitutionnelle2. Depuis l’ouverture de la procédure au 1er janvier 2008, le nombre de recours dépasse les 6 000 par mois, et il s’élève à 295 313 fin juin 2012. Néanmoins, le taux de classement favorable reste limité, passant de 51 % entre mars 2008 et juin 2009, à 37 % entre juillet 2009 et juin 2010, puis à 42 % entre juillet 2009 et juin 20113. De surcroît, l’application du DALO n’est pas toujours synonyme d’effectivité de la règle de droit, comme en Île-de-France, ou à moindre degré en PACA et dans les DOM-TOM, des régions qui concentrent le retard de l’offre de logement aux ménages « prioritaires », malgré l’accumulation des condamnations de l’État4. Dans les autres régions, y compris parmi les plus urbanisées, telles que Rhône-Alpes, la majorité des « prioritaires DALO » reçoit une proposition de logement. L’application de ce droit ne va pas cependant sans renforcer certaines incompatibilités avec les objectifs de mixité sociale5, qui justifient l’ordinaire des politiques du logement, objet d’un processus de décentralisation engagé depuis la fin des années 19706. La gestion locale du logement des personnes défavorisées, inscrite dans une tradition d’assistance de l’Ancien Régime, dont l’objectif premier était de contrôler la masse de pauvres que le territoire de référence pouvait supporter7, est devenue le mode d’action dominant. Or le DALO semble justement voué à « objectiver les carences des politiques territoriales » et certains « égoïsmes locaux », qui freinent l’accès au logement des plus modestes8. À l’encontre du fait décentralisateur, la rhétorique des promoteurs du DALO emprunte d’ailleurs au symbolisme républicain : Jean-Louis Borloo défend devant l’Assemblée nationale un texte « de la même ambition et de la même importance que les lois Jules Ferry sur l’éducation9 ». Le DALO connaît cependant de nombreux détracteurs. Les effets du relogement des ménages prioritaires sur le peuplement des « quartiers sensibles » sont largement critiqués par des élus de communes populaires, dont les appartenances institutionnelles prennent généralement le pas sur les attaches partisanes10. Ces élus locaux trouvent des alliés jusqu’au sommet du gouvernement, Alain Juppé stigmatisant « une loi d’affichage, électoraliste et sans utilité11 », après que la secrétaire d’État à la Ville eut dénoncé un an plus tôt des « risques de ghettoïsation12 ».
3La mise en œuvre du DALO s’oppose en effet à certains objectifs des projets de rénovation urbaine, dont les ambiguïtés en termes de peuplement ont déjà été soulignées13. La majorité des enquêtes se focalise néanmoins plus volontiers sur le rôle des politiques de régénération urbaine dans la gentrification des quartiers populaires14, que sur des phénomènes de concentration de la pauvreté15. Par ailleurs, les propriétés sociales et les comportements des demandeurs de logements sociaux sont trop souvent évacués de l’analyse des systèmes d’attribution, au profit d’une attention exclusive aux acteurs institutionnels. L’étude des politiques locales de peuplement gagne pourtant à intégrer leurs ressortissants potentiels. Dans le cas du DALO, combiner l’analyse de la sélection des ménages « prioritaires » et de leur processus de relogement à celle de leur réception de l’offre d’habitat permet de mieux saisir les mécanismes de concentration des plus modestes dans les quartiers « prioritaires » des « politiques de la ville ».
4Les résultats présentés s’appuient sur une enquête comportant quatre terrains départementaux (Paris, Yvelines, Bas-Rhin, Vosges), qui porte sur le processus de sélection et de (re)logement des ménages « prioritaires ». De nombreux entretiens ont été réalisés auprès d’acteurs institutionnels [n=107], complétés par l’observation de réunions publiques, et notamment des commissions de médiation DALO, ou du travail quotidien des agents de l’État, des associations, des collectivités locales ou des bailleurs sociaux. Par ailleurs, un échantillon de dossiers d’instruction de recours devant les commissions de médiation DALO de Paris, Versailles et Strasbourg [n=432] et un extrait du fichier de relogement DALO de la direction départementale de la Cohésion sociale du Bas-Rhin [n=384] ont fait l’objet d’un traitement statistique, de manière à objectiver les logiques sociales de la répartition spatiale des offres de logement ou d’hébergement des ménages « prioritaires », ainsi que de leur réception.
5Afin de mieux restituer les contradictions entre l’application du DALO et une norme de mixité sociale floue – à laquelle, ou plutôt sur laquelle, s’accrochent les acteurs du logement des personnes défavorisées –, l’analyse procède en trois temps, qui suivent les différentes phases de la procédure. Le tri social des « prioritaires » est d’abord sous-tendu par l’enjeu anticipé de leur répartition dans le stock de logements disponibles. L’attribution des logements sociaux se heurte ensuite aux objectifs de peuplement de bailleurs désireux de sanctuariser certaines franges de leur parc. Les logiques de concentration des plus modestes dans les « quartiers sensibles » sont enfin accentuées par le refus de ceux qui le sont un peu moins de s’y voir assignés.
Anticipation des enjeux de peuplement et tri social des « prioritaires »
6Plus qu’un simple filtre au contentieux administratif, les commissions DALO sont des arènes de négociation localisées, où les représentants des organisations en charge du logement des « personnes défavorisées » font valoir leurs intérêts. Les membres de ces instances produisent une casuistique des demandeurs les plus dignes d’être logés, sous-tendue par leurs anticipations des enjeux de peuplement des quartiers susceptibles de les accueillir.
Les commissions de médiation DALO : des arènes de négociation localisées
7Dans le cadre des réunions des commissions DALO, des agents de la préfecture, des représentants des bailleurs, des collectivités territoriales et d’associations pour l’insertion des plus démunis, déterminent si les dossiers des requérants examinés répondent ou non aux critères de priorité fixés par le droit. Ces réunions rassemblent les acteurs reconnus et autorisés des politiques de traitement de la pauvreté16. Leur observation offre une scène privilégiée d’observation des interactions propres au logement des personnes défavorisées. L’attribution d’un statut de « prioritaire » doit en effet être envisagée comme un phénomène relationnel et collectif au sein d’arènes où plusieurs types d’acteurs sont susceptibles de se saisir du droit pour en négocier l’application. Des profanes produisent des qualifications juridiques de situations individuelles au nom de l’intérêt général, mais en fonction de l’intérêt des organisations dont ils dépendent17. L’interprétation de la loi est alors une ressource, pour l’usage de laquelle certains acteurs sont mieux disposés et positionnés que d’autres.
8Le fonctionnement des commissions est dominé par les agents de l’État local, qui en assurent le secrétariat, avec l’appui d’associations en charge de l’instruction des dossiers dans le cadre de délégations, là où l’intensité des recours atteint un certain seuil18. Elles sont systématiquement présidées par un fonctionnaire en retraite de l’administration déconcentrée, souvent lucide sur les logiques de sa désignation : « On cherchait moins un spécialiste du logement ou de l’insertion que quelqu’un qui sait faire tourner une machine administrative […] c’est un boulot conçu pour un préfet19. »
9Un passage professionnel par la direction départementale de l’Équipement peut cependant rendre plus attentif aux enjeux de peuplement. C’est le cas du président de la commission des Yvelines, dont un agent de la préfecture de Paris dénonce « une forme de malthusianisme20 ». Néanmoins, ces présidents animent généralement les débats dans le sens d’une application stricte des critères juridiques, de manière à préserver l’État d’une condamnation au tribunal administratif en cas de contestation de la décision de la commission : « Le président, pour lui, la loi c’est la bible ! Il se met un bandeau sur les yeux, il fait le signe de croix et poum ! C’est prioritaire ou ça ne l’est pas21 ! »
10Représentées par des avocats, des juristes ou des salariés de formation juridique, les associations spécialisées dans la lutte contre le « mal-logement » sont très actives au cours des réunions – mais aussi lors de séances plénières où la « doctrine locale » est mise en forme –, leur présence et leur engagement contribuant à la visibilité de leur cause et à leur crédibilité auprès des pouvoirs publics.
11À l’inverse, les représentants des élus locaux et des bailleurs sont moins impliqués, comme en attestent les feuilles de présence en réunion du secrétariat22. Moins familiers du raisonnement juridique, les bailleurs sociaux vivent particulièrement mal d’être représentés à égalité avec les bailleurs privés, « alors qu’on sait bien qu’ils ne logent personne23 », pour citer le reproche de l’un de leurs représentants. Les représentants des élus convergent avec eux – l’adjoint au logement assure souvent la présidence du principal office public HLM – vers la critique d’un dispositif qu’ils sont réticents à adopter. Sa mise en œuvre est difficilement associable à un « intérêt général territorialisé24 », car elle contribue à la paupérisation de communes populaires, qui comportent un fort taux de logement social et sont plus fortement susceptibles que d’autres d’accueillir des ménages DALO. Les cadres des services sociaux qui représentent le plus souvent les élus font en outre valoir que les collectivités territoriales doivent déjà assumer la décentralisation du Revenu de solidarité active (RSA), qui ciblerait le même type de population. Les « publics les plus fragiles », représentés comme fortement abstentionnistes25, ne sont pas non plus une cible électorale privilégiée, l’attribution de logements sociaux constituant une ressource du clientélisme municipal depuis longtemps limitée26. Tout comme les élus locaux, les bailleurs ont toutefois investi les commissions afin de limiter les pertes. Ils y affirment leur hostilité à accueillir de « mauvais payeurs » présumés, dont certains font parfois l’objet d’une expulsion d’un logement de leur propre parc. Le DALO vient aussi à l’encontre d’objectifs de peuplement publiquement inavouables27, fondés sur des critères ethniques. Une représentante des bailleurs sociaux évoque ainsi « des discriminations de la part des bailleurs depuis 10 ou 20 ans », à laquelle le DALO oppose un « système de discrimination inversée pour les noirs et les Arabes28 ». Dominés dans leurs interactions avec les représentants de l’État et des associations, les représentants des bailleurs et des élus locaux parviennent néanmoins à orienter la sélection des dossiers. Plus qu’un filtre du contentieux administratif, l’activité des commissions apparaît ainsi comme un filtre de la demande sociale : les plus démunis sont ceux qui ont le plus de difficulté à faire valoir leur droit, notamment dans les départements où la situation est la plus tendue. Si la loi énonce que le déséquilibre entre la demande et l’offre de logement ou le manque de ressources des ménages ne doivent pas être pris en compte, l’octroi d’un statut de « prioritaire », y compris par les commissaires les plus attachés aux exigences d’abstraction du droit, devient un « bien rare29 ». Il s’agit donc désormais de saisir les logiques du tri social des ménages, qui peuvent aller à l’encontre de l’« esprit de la loi », mais reposent sur l’exercice d’un pouvoir moins illégal que discrétionnaire.
Une priorisation soumise aux exigences de contrôle social des pouvoirs locaux
12Anticipant la diversité de situations auxquelles sont confrontés le juge administratif et les membres des commissions, un décret d’application de la loi DALO leur laisse une certaine marge de manœuvre30. L’application des critères juridiques offre ainsi place aux revendications d’un contrôle accru des requérants. Certains commissaires peuvent en effet se révéler suspicieux à l’égard d’un droit dont la logique de « preuve » diffère de l’exigence de « contrepartie », qui caractérise les dispositifs d’insertion fondés sur l’établissement d’un contrat « en face à face » avec les travailleurs sociaux. Le traitement à distance d’informations déclaratives est accusé de favoriser des tentatives de fraude, dont les représentations sont ethnicisées :
« Vous connaissez Bimbo, Boumbo et Mambo ? Eux, ils se connaissent à peine, mais ils sont Noirs ! Donc ils sont frères de couleurs ! Alors ils s’hébergent les uns les autres et ils font un recours DALO en vertu du surpeuplement de l’appartement ! »
13Partisan d’un recueil d’information maximal, ce commissaire partage l’appréhension des élus locaux face à « une nouvelle filière parallèle du logement social » et fustige l’alliance des « fayottes de la préfecture qui suivent le règlement à la lettre » et des « bons catholiques qui font pleurer dans le chaumières31 » du monde associatif. La revendication de contrôle de la situation des ménages des acteurs locaux de l’insertion apparaît comme une revendication de contrepartie de « l’absence de contreparties » du dispositif pour ses bénéficiaires. Remontée au niveau national, elle a notamment abouti à une seconde version du formulaire de recours auprès des commissions, qui requiert des renseignements plus détaillés32.
14L’exigence de contrôle passe aussi par un processus de « transcodage33 » : des critères de droit, comme la « bonne foi », se mêlent à des critères plus spécifiques aux politiques d’insertion – comme l’appréciation de l’« autonomie » des ménages – pour accentuer la dichotomie entre les « prioritaires » et les autres. Si le droit apparaît comme une compétence extraterritoriale, les agents des services sociaux peuvent faire valoir leur « connaissance du terrain » et leurs expériences des ménages « connus de leurs services34 ». La distinction entre « bons » et « mauvais pauvres » se trouve alors paradoxalement accentuée par l’application d’un droit aux apparences d’universalité. Les requérants dont la situation économique ne leur permet pas de payer un loyer en « bon père de famille35 » peuvent aussi être considérés comme inaptes au logement car insuffisamment « autonomes » :
« Il vit tout seul avec son chien, il n’a plus que ses chèvres qu’il vient voir de temps en temps dans une étable qui ne lui appartient même pas […]. Il dort dans sa voiture, il est devenu alcoolique, il est complètement désocialisé ! Il est inapte au logement, il n’est pas autonome36 ! »
15La remise en cause de la « bonne foi » des requérants peut aussi se conjuguer à la dénonciation de comportements « irresponsables ». Ces critiques, liées à une entreprise de moralisation des classes populaires37, portent sur le style de vie des ménages, qu’il s’agisse de leur situation familiale – « Avec ses trois gosses dans 25 m2, elle en attend un quatrième… je lui paierais bien une boîte de contraceptifs ! » – ou de l’attitude face à l’emploi – « Ils sont consuméristes ! À 23 ans, ils font des recours DALO ! Qu’est-ce que ça va donner à 40 ans ! En attendant, on va travailler et après on peut exiger mieux. Non, mais oh38 ! » A contrario, une mère de famille est désignée « prioritaire » malgré le refus d’une offre de logement, car elle intègre les attentes de postures des bailleurs et de l’administration : son refus est motivé au nom de « l’éducation des enfants » et « parce qu’elle veut s’en sortir39 ». Parmi les refusés du DALO se mêlent alors des individus qui souffrent de troubles psychologiques, et des familles accusées de « troubles à l’ordre public » :
« L’un des fils de la dame [requérante dont la situation est examinée] a fait brûler la voiture du président de l’association […] Ça donne pas envie de les reloger dans le secteur40 ! »
16Comme la Couverture maladie universelle, le DALO permet d’identifier un problème social, mais sa mise en œuvre ravive aussi les réflexes de méfiance à l’égard de la pauvreté, en la rendant plus visible. Elle contribue à la fois à la territorialisation et à la personnalisation des principes de justification des aides. Le contrôle des bénéficiaires de l’État social s’effectue parfois au-delà des prérogatives offertes par la loi, mais de manière ajustée aux dispositions que les agents de l’État acquièrent lors de leurs expériences professionnelles. Comme les chargés d’accueil des publics, le chef de mission DALO de la préfecture de Paris et son adjointe ont occupé un précédent poste au bureau de l’immigration. Admettant être « moins spécialisés dans le droit ou le logement que dans la gestion de population41 », ils réinvestissent leur « éthos préfectoral42 » au gré de leurs changements d’affectation. Les moins désirables des ménages sont d’autant plus efficacement écartés du statut de « prioritaire », ce qui ne rend pas pour autant plus évident le relogement de ceux qui en bénéficient.
L’attribution sélective des logements sociaux
17La menace de sanction du juge administratif contribue paradoxalement à restaurer l’autorité des agents de l’État local dans l’attribution des logements sociaux. Celle-ci se heurte néanmoins aux résistances des bailleurs sociaux les plus sélectifs, ce qui explique l’orientation d’une majorité des ménages vers les franges les plus paupérisées du parc social.
À la reconquête du contingent préfectoral
18Enoncé comme un impératif catégorique des politiques locales de l’habitat, le relogement des personnes défavorisées ne peut se concrétiser qu’à travers, notamment, la « reconquête du contingent préfectoral43 » annoncée par le ministre du Logement Benoist Apparu44. Celle-ci passe par un renforcement de l’autorité du représentant de l’État sur le système local d’attribution de logements sociaux, qui apparaît d’ailleurs comme une conséquence plus tangible de la mise en œuvre du DALO que le relogement des personnes défavorisées lui-même. Si la loi Exclusions45 réintroduisait le préfet dans les jeux d’acteurs locaux, en lui donnant la possibilité juridique de se substituer aux bailleurs, elle n’avait souvent qu’une vertu incantatoire. Or, la judiciarisation de la responsabilité du préfet contribue paradoxalement à restaurer ses capacités d’influence sur son environnement institutionnel. Ramener le représentant de l’État sur le terrain du droit dans le cadre de luttes sociales participe ainsi paradoxalement au renforcement de sa légitimité46. L’interprétation de la loi et les sanctions prononcées par le juge contribuent à établir des règles plus lisibles et plus formelles, qui se substituent à des normes d’application secondaires dont l’élaboration était plutôt le fait des pouvoirs locaux47. En outre, le contrôle de l’effectivité du logement des ménages « prioritaires » s’inscrit dans une « relation de confiance » entre agents de l’État dont la proximité sociale est forte, notamment en province : « Le préfet, je le connais bien, je lui fais confiance, s’il me dit qu’il va loger, je ne prononce pas d’astreinte48 ! »
19En région parisienne, les relations sont moins personnalisées, mais les magistrats font souvent preuve d’une certaine tolérance :
« Le but c’est de reloger les gens, pas de prononcer des astreintes […]. On laisse au préfet un délai de deux ou trois mois après la lecture du jugement pour lequel il ne verse pas d’astreinte […] en cas de complications administratives liées au relogement, surtout si elles ne sont pas de son fait49. »
20Les agents de l’administration judiciaire déconcentrée contribuent ainsi au réveil en douceur de l’autorité préfectorale en matière de logement des personnes défavorisées. Sous l’influence du juge, les agents de l’État local peuvent même être inspirés de retourner l’arme du droit contre les bailleurs : la chef de bureau logement des Yvelines a menacé plusieurs d’entre eux de saisir la HALDE50 suite aux refus d’accueillir certains ménages d’origine africaine sur le contingent préfectoral51. La menace d’une condamnation du juge administratif favorise ainsi l’activation de certains pouvoirs du préfet, dont il faisait jusqu’alors peu usage. On sort progressivement d’une situation dans laquelle la non-application du droit de réservation préfectoral – qui s’élève à 30 % du parc social – n’est jamais sanctionnée, tandis que là où sa gestion a été déléguée à des EPCI, ceux-ci respectent rarement les objectifs de logement des plus démunis. L’application du DALO contribue dès lors à réactiver certaines filières de « droit commun », telles que les accords collectifs départementaux entre le préfet et les bailleurs sociaux, qui fixent les objectifs annuels d’accueil des « personnes défavorisées52 ». Certains ménages prioritaires cumulent en effet ce classement avec celui des procédures préexistantes au DALO. Peu après l’entrée en vigueur de la loi, la fédération des organismes HLM d’Île-de-France a d’ailleurs envoyé un courrier aux préfets de la région pour assimiler les accords collectifs et l’obligation de relogements des « prioritaires » DALO53. Si cette requête a été rejetée par le préfet, un objectif de taux de « prioritaires » parmi les ménages logés dans le cadre des accords collectifs a été fixé à 80 % à Paris en 2011. Ce taux reste limité à 39 % sur l’ensemble du territoire, mais l’administration centrale encourage vivement son augmentation. La forte médiatisation des procès administratifs place les agents de l’État local « sous le feu des projecteurs54 » et les pousse à faire montre de volontarisme dans la lutte contre les « dysfonctionnements » locaux du logement des personnes défavorisées. Ce regain d’autorité est d’ailleurs bien pris en compte par les agents des collectivités territoriales :
« On assiste à un retour aux manettes de l’État déjà bien amorcé ! […] Ils se sont dit que les choses étaient allées trop loin, qu’il y avait trop de pression sur les épaules des collectivités territoriales et qu’il était temps de recadrer un peu tout ça55 ! »
21Des élus de communes populaires critiquent un droit qui « remet en cause le travail de terrain des collectivités territoriales » et leurs « stratégies fines de peuplement56 ». Si certains agents territoriaux instrumentalisent ce retour de l’État pour convaincre leurs élus d’accueillir des ménages modestes57, d’autres se révèlent plus critiques, comparant le DALO à « l’arrivée d’un éléphant dans un magasin de porcelaine58 ». Le ministre Apparu regrette en retour que seul un tiers des bailleurs sociaux d’Île-de-France ait signé avec l’État pour des relogements hors ZUS59. Ainsi, les réticences des édiles locaux au relogement des ménages prioritaires, au nom de la préservation de la mixité sociale dont ils se font les garants, semblent contribuer paradoxalement à aggraver les effets de ségrégation socio-spatiale du DALO.
Des résistances des bailleurs fondées sur l’invocation de la mixité sociale
22Le DALO s’apparente à un droit à la médiation des intérêts des ménages modestes par les agents de l’État local, auprès des bailleurs sociaux récalcitrants à les accueillir, plutôt qu’à un véritable droit au logement. L’incertitude juridique ne disparaît pas pour autant des négociations au sein des commissions d’attribution de logement HLM, qui restent « un espace de négociation qui autorise la gestion des conflits de compétence, dans le secret et le flou60 ». Face à la menace de voir le préfet user de son droit de substitution, les bailleurs sociaux n’ont pas renoncé à défendre certains objectifs de peuplement au sein de leur parc. Des pratiques dites de « prévention » sont maintenues à l’égard de populations perçues comme « à risques ». Des courriers adressés aux agents de l’État local, ou de simples notes, témoignent par exemple des résistances de certains bailleurs à accueillir des femmes célibataires avec des enfants adolescents pour le « premier peuplement » d’un immeuble d’habitat social61. D’ordinaire, ceux-ci se contentent néanmoins d’arguer du manque de ressources économiques pour refuser un relogement.
23En théorie, il peut aussi être fait appel à un bailleur privé, dans le cadre de dispositif d’intermédiation locative avec des associations d’insertion, mais cette solution de relogement des bénéficiaires du DALO s’avère en réalité fort peu utilisée. La loi MOLLE de 200962 impose en outre d’attribuer 25 % des réservations des financeurs du 1 % Logement aux ménages prioritaires, au grand dam des organismes collecteurs, dont un dirigeant dénonce en entretien le « mauvais coup à l’encontre des classes moyennes63 », dans la mesure où le relogement de prioritaires DALO sur leurs réservations s’effectuerait au détriment de ces dernières. L’objectif imposé par cette disposition légale s’avère cependant difficilement réalisable. Les loyers des appartements concernés sont en effet plus élevés et, si la loi DALO n’impose pas, en apparence, de conditions de ressources autres que le non-dépassement des plafonds HLM pour en bénéficier, il faut cependant que les ménages relogés puissent faire face au versement du loyer. Attribuer ces logements « plus haut de gamme » que ceux du contingent préfectoral s’avère donc fort peu aisé, bien qu’un agent de l’État local affirme que cela peut faire l’objet de négociation aboutie :
« On commence à y arriver même si leurs loyers sont plus élevés […]. On essaye de s’arranger sur un immeuble, ça peut être partagé64 [avec la désignation de ménages plus aisés]. »
24Aussi, les agents de l’État local en charge du relogement des ménages prioritaires s’avèrent le plus souvent contraints de mobiliser le contingent préfectoral. La majorité des logements dont les loyers sont les moins onéreux sont gérés par les offices publics HLM, qui prennent logiquement en charge la grande majorité des propositions de relogement aux prioritaires DALO (73 %). S’ils sont généralement spécialisés dans l’accueil des ménages dits « du bas du panier65 », leur parc accueille une proportion de ménages DALO encore supérieure au nombre de réservations du contingent préfectoral traditionnellement affectées aux populations défavorisées. Or la plus grande partie du parc de ces offices est localisée en ZUS, comme c’est le cas de 76 % des logements de CUS Habitat, le principal office public strasbourgeois. Ce qui ne l’empêche pas d’être de loin le bailleur le plus souvent désigné pour accueillir des ménages DALO. Des appartements sont ainsi souvent proposés dans des quartiers particulièrement paupérisés, comme la maille Catherine de Hautepierre-Cronenbourg ou Neuhof-cités, dont le revenu moyen par habitant est de plus de 60 % inférieur au revenu médian de la CUS. Les offices publics accueillent aussi la plus grande partie des 17 % de « prioritaires » dont la candidature est refusée par un bailleur social privé ou une société d’économie mixte, tandis que l’inverse est rarissime, ce qui illustre bien le phénomène de clientélisation des bailleurs sociaux66.
25Dans les zones où le marché locatif est le plus tendu, comme à Paris, les bailleurs ont en revanche bien compris qu’ils peuvent refuser des bénéficiaires du DALO, en attendant qu’on leur en propose d’autres aux revenus plus élevés, la source de « prioritaires » étant intarissable car leur nombre est plus de trois fois supérieur à celui des logements sociaux disponibles :
« La raison affichée des refus, c’est les ressources insuffisantes. À ce moment-là, on fait les vérifications sur le locataire proposé. Mais à la limite, ce n’est pas si grave. On en a des centaines d’autres à proposer, et ça ils le savent67 ! »
26Cette pioche parmi les ménages proposés par la préfecture contribue à exclure les plus démunis du relogement. Là où la situation est moins tendue, comme dans les grandes agglomérations de province, le flux de ménages DALO est mieux pris en charge par les bailleurs sociaux, mais une hiérarchie s’installe en fonction de la « qualité » des demandeurs, dont certains apparaissent de fait plus « prioritaires » que d’autres.
Les logiques sociales de la répartition spatiale des relogements
27La répartition socio-spatiale des ménages prioritaires DALO s’effectue à l’encontre des objectifs de mixité sociale des politiques de rénovation urbaine. Les propositions de relogement ou d’hébergement ont partie liée avec les caractéristiques des bénéficiaires du DALO. Celles-ci affectent en retour leur réception de ces offres, ce qui vient accentuer la concentration des plus modestes dans les « quartiers sensibles ».
Logiques des propositions de trajectoires résidentielles
28Dans les départements fortement urbanisés, les objectifs en matière de droit au logement et de rénovation urbaine sont difficiles à concilier. Le maire UMP de Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines, critique la mise en œuvre d’un dispositif « qui vient en “rajouter une couche” et qui ne va en rien ajouter à la mixité, bien au contraire. […] On va donc ajouter des pauvres là où il y a des pauvres ». Son voisin de Mantes-la-Jolie s’en prend quant à lui à « une politique qui impose des arbitrages avec la réalisation de projets engagés68 ». La concentration des ménages les plus modestes est cependant de mieux en mieux anticipée, ou du moins évaluée et formulée par les pouvoirs publics. En témoignent la mise à jour de statistiques sur le taux de relogement en ZUS des « prioritaires » DALO, et une circulaire ministérielle de septembre 2008, ordonnant aux préfets de ne pas dépasser les 30 %. En février 2012, une députée socialiste, ancienne chargée de mission dans un organisme de logement social, accuse cependant le ministre de ne pas faire respecter cette consigne :
« Depuis 2007, tous les ministres chargés du logement nous ont assuré qu’ils demanderaient aux préfets de ne plus attribuer de logements DALO ni dans les ZUS ni dans les quartiers ANRU. Mais le constat est bien différent : les préfets continuent quotidiennement à attribuer des logements DALO dans ces zones sensibles. La conséquence, vous la connaissez : c’est le renforcement des ghettos urbains, tout à fait contraire aux objectifs du premier PNRU69. »
29En effet, les logements disponibles dans les départements où se concentrent les recours DALO sont majoritairement situés dans les ZUS, ou dans les autres quartiers du Contrat urbain de cohésion sociale (CUCS). À cet égard, la communauté urbaine de Strasbourg, qui accueille plus de 88 % des recours devant les commissions de médiation DALO du Bas-Rhin, a fait l’objet d’une enquête poussée, quant à la répartition spatiale des offres de logement aux ménages prioritaires. Une représentation cartographique des logements proposés aux ménages « prioritaires » sur le territoire de la CUS caractérisé par un marquage des zones ciblées par les politiques de la ville (zones urbaines sensibles et autres quartiers ciblés par le Contrat urbain de cohésion sociale) montre qu’une grande majorité des propositions sont localisées dans des zones ciblées par les politiques de la ville : 37 % d’entre elles se situent en ZUS, et 24,5 % dans les autres quartiers du CUCS (voir figure 1). Certes, ces derniers ne sont pas comptabilisés dans les calculs liés à l’objectif de réduction des « risques », mais ils sont eux aussi visés par des politiques de peuplement qui voient la mise en œuvre du DALO compromettre leurs objectifs.
30Derrière un phénomène prégnant de concentration des ménages prioritaires dans les quartiers sensibles et l’étiquette homogénéisante qui leur est accolée, affleure toutefois la diversité de leurs caractéristiques sociales. Cette dernière coïncide avec la pluralité de leur habitat d’origine, et influe sur les solutions de relogement ou d’hébergement proposées. On sait notamment que le niveau de vie de 70,2 % des requérants DALO se situe sous le seuil de pauvreté (77 % dans le Bas-Rhin, où comme dans les autres départements de province, les ménages sont plus pauvres qu’en région Île-de-France), mais que des revenus économiques majoritairement bas masquent de fortes disparités en termes de composition familiale, d’âge et d’activité professionnelle. Les personnes seules, par exemple, comptent un taux d’inactifs particulièrement fort (62 %). Nombre d’entre eux sont retraités, ou perçoivent une allocation handicap, et ils bénéficient souvent d’une offre de logement dans un foyer, faute d’autonomie suffisante ou de logement social disponible adapté. À l’inverse, les couples avec un maximum de trois enfants disposent souvent de ressources supérieures au reste des requérants. Constitués d’une majorité de Français, ces ménages comportent généralement un ou deux actifs, qui occupent des emplois souvent précaires et peu qualifiés, mais dont les revenus – ajoutés aux prestations familiales – les rendent comparativement plus solvables que les autres bénéficiaires du DALO :
« On se rend compte qu’on a une bonne partie des ménages DALO qui correspondent au profil du demandeur de logement social lambda. On n’a pas toujours affaire à des cas sociaux… Il y a pas mal de familles avec des gens qui ont un emploi, ça reste des revenus modestes, mais ils gagnent correctement leur vie […]. Certains sont même relogés avant la décision de la commission de médiation70. »
31Or, ces ménages bénéficient des offres de logements les plus attractives du parc social, qui se situent parfois en dehors des quartiers les plus populaires, en centre-ville, ou dans des zones périphériques dont le revenu moyen se rapproche ou dépasse légèrement la médiane de l’agglomération. Ils proviennent d’ailleurs moins souvent de logements situés dans les quartiers du CUCS (22,5 %) que les grands ménages de 6 individus et plus (31,7 %). Au contraire, ces derniers sont généralement dirigés vers des appartements caractérisés par un turnover supérieur, souvent peu onéreux, et en capacité d’accueillir des familles nombreuses, qui se situent le plus souvent en ZUS. Si l’offre d’action publique diffère donc en fonction des propriétés des ménages, elle fait également l’objet d’une réception socialement contrastée.
Des logiques de réception de l’offre qui amplifient la concentration des pauvres
32Les propriétés sociales des bénéficiaires du DALO conditionnent leur acceptation ou leur refus de relogement. Les aspirations de mobilité résidentielle des familles sont en effet socialement fondées, l’attitude face à l’offre de logement devant être évaluée à l’aune de leurs conditions d’existence présentes et anticipées. Certaines peuvent se révéler déçues, quand bien même les ménages concernés sont hébergés chez un tiers ou occupent un appartement insalubre. C’est notamment le cas de 44,6 % des familles de la CUS originaires d’espace autres que les quartiers ciblés par les politiques de la ville, qui refusent leur relogement au sein de ces derniers. En effet, les ménages prioritaires refusent d’autant plus massivement les logements proposés, qu’ils résident eux-mêmes dans des quartiers moins stigmatisés. Dans une lettre venant à l’appui d’un recours gracieux, suite à la perte du statut de « prioritaire » liée à un refus de logement, une mère de famille raconte par exemple sa visite d’un appartement d’un grand ensemble d’une ZUS strasbourgeoise. Elle insiste sur « les boîtes aux lettres brûlées dans la cage d’escalier », et conclut son courrier en affirmant qu’« il est impossible d’élever des enfants dans un quartier pareil71 ». À Paris, une femme de ménage, récemment divorcée, qui vit avec ses deux enfants dans un studio de 15 m2 du 12e arrondissement, se justifie de ne pas accepter de solutions de relogement dans Bobigny, manifestant son « sentiment de dégoût » des quartiers de grands ensembles d’habitat social72 : « Avant j’étais à Saint-Denis, mais moi je ne retournerai pas là-bas, j’ai vécu des mauvaises expériences73. » Elle anticipe le refus de son relogement dans d’autres communes de Seine-Saint-Denis pourtant moins populaires, ses arguments dépassant le cadre de l’habitat : « Moi, je veux que mes enfants, ils aillent dans une bonne école, un bon collège… et moi, j’ai pas les moyens de les mettre à l’école privée74. »
33Des motifs autres que la réputation du quartier peuvent cependant être invoqués, notamment par les personnes âgées, lorsqu’elles se voient offrir un relogement dans un autre quartier que celui où elles résident parfois depuis des dizaines d’années : aussi « mal logées » soient-elles, dans des chambres de bonne au 7e étage ou des appartements humides et mal chauffés, elles souhaitent d’abord conserver leurs habitudes quotidiennes. Ainsi, les refus d’offre de logement dans les quartiers du CUCS de ménages prioritaires qui n’y résident pas, sont plus nombreux que ceux des ménages qui y résident déjà (44 % contre 28 %). Les couples avec moins de trois enfants, dont on a vu que les revenus sont supérieurs à la moyenne des ménages DALO, refusent aussi plus souvent un logement dans les zones d’intervention des politiques de la ville. La répulsion que suscitent certaines cités d’habitat social chez les familles prioritaires les moins défavorisées apparaît comme le reflet inversé d’une valorisation de la coexistence avec les habitants des catégories populaires et immigrées chez certains ménages de classes moyennes supérieures75. L’acceptation d’un logement dans des zones échappant à tout processus de gentrification tend dès lors à devenir l’apanage des plus démunis.
34Ainsi, les familles les plus nombreuses, les plus modestes et les plus souvent étrangères, se résignent plus fréquemment aux offres de logement qui leur sont proposées, lorsqu’elles se situent en ZUS. Parmi les « grands ménages » prioritaires strasbourgeois, on relève un taux de refus de logement inférieur (28,6 % contre 36 % de l’ensemble l’échantillon). Or, 57,6 % sont issus d’Afrique subsaharienne ou d’Europe de l’Est. Une majorité d’entre eux subsiste avec moins de 500 euros de revenus mensuels par unité de consommation76, contre seulement 32,7 % de l’ensemble des « prioritaires » DALO, ce qui contribue indéniablement à accentuer la concentration de la pauvreté dans les « quartiers sensibles ».
Conclusion
35Les difficultés posées par la répartition des ménages prioritaires contribuent finalement à renforcer la spécialisation des territoires77. Leur concentration dans les espaces visés par les politiques de rénovation urbaine concourt néanmoins à justifier le ciblage de ces derniers. La gestion, ou plutôt la digestion des contradictions entre droit au logement et mixité sociale, participe finalement du renforcement d’une « spatialisation de la question sociale78 ».
36En mobilisant la figure de l’« usager-créancier », qui concilie droit et management79, l’introduction d’une possibilité de recours à la justice administrative interroge plus largement les conditions de rencontre entre l’offre et de la demande d’action publique. On peut toutefois se demander quelle demande sociale suppose ici d’être satisfaite, dans la mesure où elle se trouve largement construite et retraduite par les usages du droit. La demande de logement social de ceux qui ne parviennent pas à faire valoir leur droit, comme c’est souvent le cas des plus démunis, est en effet délégitimée. En outre, les ménages « prioritaires » sélectionnés par les commissions d’attribution de logements sociaux refusent souvent l’offre proposée. La perte du statut de « prioritaire » les exclut alors eux aussi de l’évaluation des besoins d’amélioration de l’accès au marché immobilier locatif, désormais indexés sur le taux de relogement des ménages « prioritaires80 », qui baisse en proportion de l’accumulation des retards de relogement et des condamnations de l’État. Ces dernières n’ont d’ailleurs pas l’« effet levier » escompté par les premiers défenseurs du projet. Originellement supposé contribuer à relancer la production de logements sociaux par le financement de fonds d’aménagement urbain régionaux, le montant des astreintes a été transféré à un fond d’accompagnement social pour les ménages « prioritaires » n’ayant pas encore été logés81. La mise en œuvre d’une obligation de résultat sans moyens supplémentaires entérine donc le déclin d’une conception universaliste du logement social, au profit d’une attribution ciblée vers les familles les plus modestes. Une conception résiduelle du rôle du parc social prend finalement corps à travers l’application localisée d’un dispositif au contenu juridique fort.
Notes de bas de page
1 Selon la loi dite DALO du 25 mars 2007, les ménages éligibles sont de nationalité française ou disposent d’un titre de séjour en cours de validité et répondent aux conditions d’accès à un logement social. La situation d’un ménage est reconnue « prioritaire » si elle correspond à un ou plusieurs des 6 critères suivants : 1. être sans domicile. 2. être menacé d’expulsion sans relogement, hébergé dans une structure d’hébergement ou une résidence hôtelière à vocation sociale de façon continue depuis plus de 6 mois ou logé temporairement dans un logement de transition depuis plus de 18 mois. 3. être logé dans des locaux impropres à l’habitation ou présentant un caractère insalubre. 4. être logé dans un logement ne présentant pas d’éléments d’équipement et de confort exigés (absence de chauffage, d’eau potable, etc…) à condition d’avoir à sa charge au moins un enfant mineur ou une personne handicapée ou de présenter soi-même un handicap. 5. être logé dans un logement présentant une surface habitable au plus égale à 16 m2 pour un ménage sans enfant ou 2 personnes, augmentée de 9 m2 par personne en plus, dans la limite de 70 m2 pour 8 personnes et plus, à condition d’avoir à sa charge au moins un enfant mineur, une personne handicapée ou de présenter soi-même un handicap. 6. être demandeur d’un logement social depuis un délai anormalement long (qui varie d’un département à l’autre) sans avoir reçu de proposition adaptée.
2 Le droit au logement est inscrit dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, et le Conseil constitutionnel considère, dans sa décision du 19 janvier 1995, que « la possibilité de disposer d’un logement décent est un objectif à valeur constitutionnelle ».
3 5e rapport du comité de suivi de la mise en œuvre du DALO, 2012.
4 À la fin de l’année 2010, Paris concentre 64 % des ménages dont la situation est « prioritaire et urgente », mais qui n’ont toujours pas bénéficié d’une offre de logement, alors que le département parisien ne représente que 19 % du total des recours sur le territoire national. Voir le 5e rapport du comité de suivi de la mise en œuvre du DALO, « Monsieur le président de la République, faisons enfin appliquer la loi Dalo ! », 2011.
5 Voir Houard N., Droit au logement et mixité sociale. Les contradictions du logement social, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Politiques », 2009 ou Driant J.-C., « Le droit au logement opposable. Un révélateur des contradictions du logement social », Études foncières, no 134, 2008, p. 5-7.
6 Ballain R., Jaillet M-C., « La mise en oeuvre des politiques locales de l’habitat, entre régulation du marché et action sociale », dans Segaud M., Bonvalet C., Brun J. (dir.), Logement et habitat : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1998, p. 256-263.
7 De Swaan A., Sous l’aile protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995.
8 Doutreligne P., « Genèse du droit au logement opposable », Informations sociales, vol. 1, no 157, 2010, p. 104-112.
9 Réponse aux questions du ministre Jean-Louis Borloo devant l’Assemblée nationale, 10 février 2007.
10 Gaxie D., Luttes d’institutions. Enjeux et contradictions de l’administration territoriale, Paris, L’Harmattan, coll. « Logique Juridiques », 1997.
11 Alain Juppé, conseil municipal de Bordeaux, 26 septembre 2011.
12 Fadela Amara, audition par la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, 9 septembre 2010.
13 Kirszbaum T., « Rénovation urbaine, une mixité très peu sociale », Projet, no 307, 2008, p. 30-37.
14 Voir Clerval A., Fleury A., « Politiques urbaines et gentrification. Une analyse critique à partir du cas de Paris », L’Espace Politique, no 8, vol. 2, 2009.
15 Voir les travaux de Christine Lelévrier en ce sens : Lelévrier C., « La mixité dans la rénovation urbaine : dispersion ou re-concentration », Espaces et sociétés, no 140-141, 2010, p. 59-74.
16 Weaver R. K., Ending Welfare as We Know It, Washington, Brookings Institution Press, 2000.
17 Michel H., Willemez L., « Le monde du travail comme jugement et représentation. Les conseillers prud’hommes en audience », Actes de la recherche en sciences sociales, no 178, 2009, p. 50-61.
18 C’est le cas de trois des quatre départements étudiés, et de la grande majorité des départements à dominance urbaine, qui incluent une agglomération.
19 Entretien avec le président de la commission de médiation DALO de Paris.
20 En 2012, les taux de décisions favorables sont en effet de 31,6 % dans les Yvelines contre 45,6 % à Paris. Voir le 6e rapport du comité de suivi de la mise en œuvre du DALO, « Rappel à la loi », 2012.
21 Entretien avec un membre de la commission de médiation DALO du Bas-Rhin.
22 Les représentants de l’État et des associations sont en moyenne 2,3 fois plus nombreux que ceux des bailleurs et des élus locaux à siéger aux réunions. Ce quotient passe à 3,4 pour les séances plénières.
23 Entretien avec un représentant des bailleurs de la commission de médiation DALO du Bas-Rhin.
24 Lascoumes P., Le Bourhis J.-P., « Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures », Politix, no 42, 1996, p. 37-66.
25 C’est ce qui émerge d’une conversation informelle entre agents de l’État local et d’une collectivité territoriale à la fin d’une réunion de commission de médiation. Voir, plus largement, les commentaires abondants suscités par la note de la fondation Terra Nova, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », 2011.
26 Mattina C., « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille (1970-1990) », Politix, no 67, 2004, p. 129-155.
27 Kirszbaum T., « Rénovation urbaine, une mixité très peu sociale », Projet, no 307, 2008, p. 30-37.
28 Conversation informelle avec une représentante des bailleurs, à la pause déjeuner d’une réunion de la commission des Yvelines.
29 J’applique ici une expression habituellement employée pour caractériser l’allocation de biens publics – plutôt que de statuts – à distribuer avec parcimonie. Voir Bobbit P., Calabresi G., Tragic Choices, New York, Norton & Company, 1978.
30 Article R. 441-14-1 du Code de la construction et de l’habitation.
31 Entretien avec un représentant des associations d’insertion des personnes défavorisées du Bas-Rhin, qui siège dans la commission du principal office public HLM strasbourgeois.
32 Formulaire établi par arrêté ministériel en septembre 2009.
33 Lascoumes P., L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris, La Découverte, 1994.
34 Entretien avec une responsable des politiques d’insertion de la communauté urbaine de Strasbourg.
35 Issue du latinisme « pater familias », l’expression « bon père de famille », souvent reprise par les commissaires les plus juridiquement compétents, signifie « prudent et diligent, attentif, soucieux des biens et/ou des intérêts qui lui sont confiés comme s’il s’agissait des siens propres », d’après le dictionnaire juridique en ligne [http://www.lexinter.net/JF/b.htm], consulté le 3 novembre 2012.
36 Extrait de débats d’une réunion de la commission de médiation DALO du Bas-Rhin.
37 Serre D., Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Paris, Raisons d’Agir, 2009.
38 Extrait d’observation d’une réunion de la commission de médiation DALO des Yvelines.
39 Extrait du courrier d’accompagnement d’un recours gracieux auprès de la commission de médiation DALO du Bas-Rhin.
40 Extrait d’une réunion de la commission de médiation départementale DALO des Yvelines.
41 Entretien avec l’adjointe au chef de mission DALO de la préfecture de Paris.
42 Spire A., « L’application du droit des étrangers en préfecture », Politix, vol. 24, no 69, 2005, p. 11-37.
43 Le contingent préfectoral correspond au pourcentage de logements des organismes sociaux dont l’État est réservataire.
44 Assises du « Logement d’abord », discours d’ouverture de Benoist Apparu, secrétaire d’État chargé du Logement, Orléans, 4 octobre 2011.
45 Loi no 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.
46 Israël L., L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Contestation », 2009.
47 Bertrand L., « “Bonne foi” et insertion par le logement. L’individualisation des politiques sociales et la prévention des expulsions locatives », Lien social et Politiques, no 63, 2010, p. 121-132.
48 Entretien avec un magistrat du tribunal administratif de Strasbourg.
49 Entretien avec une greffière du tribunal administratif de Versailles.
50 Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.
51 Entretien avec un chef de bureau logement de la préfecture des Yvelines.
52 Sur ce point, voir aussi Desage F., « La ségrégation par omission ? », Géographie, économie, société, vol. 14, no 2, 2012, p. 197-226.
53 Courrier de Stéphane Dambrine, président de l’AORIF, document accessible sur [www.aorif.org].
54 Entretien avec un chef de bureau logement de la préfecture de Paris.
55 Entretien avec un responsable du pôle logement du conseil général du Bas-Rhin.
56 Intervention de François Puponni, député-maire de Sarcelles, Assemblée nationale, 9 février 2009.
57 Desage F., « La ségrégation par omission ? », art. cit.
58 Jean-Luc Laurent, vice-président de la région Île-de-France chargé du logement, La Tribune, 2007.
59 Réponse du ministre aux questions des parlementaires, débat sur le logement, Assemblée nationale, 16 février 2012.
60 Tissot S., « Une discrimination “informelle” ? Usage de la notion de mixité sociale dans la gestion des attributions de logement social », Actes de la recherche en sciences sociales, no 159, 2005, p. 55-69.
61 Matériaux consultés dans le cadre d’une observation ethnographique au service relogement d’une administration déconcentrée.
62 Loi no 2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion.
63 Entretien avec le directeur des études de l’Union des entreprises et des salariés pour le logement.
64 Entretien avec un agent de la DRIHL.
65 Entretien avec un responsable du service Habitat de la CUS.
66 Sala Pala V., « La politique du logement social au risque du client ? Attributions de logements sociaux, construction sociale des clients et discriminations ethniques en France et en Grande-Bretagne », Politiques et management public, vol. 24, no 3, 2006, p. 77-92.
67 Entretien avec une chargée de mission de la direction régionale et interdépartementale de l’Hébergement et du Logement.
68 Entretien avec Dominique Braye, sénateur des Yvelines, président de la communauté d’agglomération de Mantes-la-Jolie, l’Agence nationale de l’habitation et du comité d’orientation du Plan Urbanisme Construction Architecture. Il fut aussi le rapporteur de la loi DALO.
69 Question au ministre de Jacqueline Maquet, députée du Pas-de-Calais, débat sur le logement, Assemblée nationale, 16 février 2012.
70 Entretien avec un responsable d’une association régionale de bailleurs sociaux.
71 Lettre de recours gracieux présentée et discutée en réunion de commission DALO, Strasbourg, mai 2009.
72 Damer S., Hartsome L., « Habitat et réputation. Peur et sentiment de dégoût dans les logements sociaux de Glasgow », Déviance et société, vol. 15, no 3, 1991, p. 293-299.
73 Observation participante à la permanence d’accompagnement juridique de la FAP.
74 Idem.
75 Bidou-Zachariasen C., Poltorak J.-F., « Le “travail” de gentrification : les transformations sociologiques d’un quartier parisien populaire », Espaces et sociétés, no 132-133, 2008, p. 107-124.
76 Selon le mode de calcul de l’INSEE, qui suppose de diviser le revenu global du ménage par 1 pour le premier adulte + 0,5 par autre adulte et enfant de plus de 14 ans + 0,3 par enfant de moins de 14 ans.
77 Desage F., « La ségrégation par omission ? », art. cit.
78 Poupeau F., Tissot S., « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, no 159, 2005, p. 4-9.
79 Warin P., « Les droits-créances aux usagers : rhapsodie de la réforme administrative », Droit et société, vol. 2, no 51-52, 2002, p. 437-455.
80 Depuis 2008, le premier objectif du programme no 135 « Développement et amélioration de l’offre de logement » des lois de finances a pour indicateur le taux de relogement des ménages prioritaires DALO, qui détermine le montant et l’allocation des aides à la pierre aux régions ou à leurs délégataires.
81 Loi no 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011.
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