Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Une société s’inscrit nécessairement dans un espace. Le terme même doit être précisé, comme dans L’espace français ou dans Espaces, jeux et enjeux1. C’est que l’espace n’existe pas en soi, mais est travaillé par une société donnée, dans un temps donné. Le mot espace est utilisé de façon polysémique par plusieurs disciplines. Aussi faut-il préciser le cadre dans lequel nous entendons aborder cette question. Pour traiter du rapport entre société et espace, l’histoire de l’aménagement constitue une porte d’entrée possible. Cela ne conduit pas à une simple histoire des formes du cadre spatial, ou à un inventaire historique des modalités de l’occupation de l’espace, mais plutôt à une réflexion sur cette dimension essentielle par laquelle une société pense son environnement proche, et se pense dans cet espace.
2L’aménagement fait le paysage tout en organisant l’espace. Les rapports entre ces termes doivent être analysés pour saisir le processus au sein duquel ils se conjuguent. Il n’y a pas de pensée globalisante de l’aménagement du territoire à proprement dit au xixe siècle, même si des éléments de réflexion existent à travers les réalisations et les dossiers techniques. Les débats, suscités par les modalités et les objectifs de ces travaux, fournissent des matériaux d’ordre économique, culturel et social, montrant que le cadre spatial s’appréhende de façon complexe. L’analyse a été menée au niveau national, sur la construction du territoire, sur le rôle de l’État et des ingénieurs, et sur les incidences économiques de ces travaux. Changer d’échelle et s’interroger sur la signification de l’aménagement pour une société locale nécessite de se situer à la frontière de plusieurs champs d’étude. Certaines approches posent la question de l’organisation de l’espace, comme l’histoire des transports, à la fois histoire économique et technique. Un renouvellement d’approche de la question portuaire au xixe siècle s’accompagne de l’interrogation sur l’identité des villes portuaires par rapport à l’espace maritime et terrestre. L’appréhension de l’espace évolue alors, sous l’effet des évolutions techniques, économiques et politiques. Cela entraîne une réflexion sur les mécanismes, qui produisent une organisation de l’espace, et sur les différents réseaux qui se mettent en place2. L’historien peut éclairer la dynamique des processus de production de l’espace, en travaillant sur leurs temporalités.
3La recherche n’a pas ici l’ambition de reconstituer le palimpseste des paysages estuariens. Le renouvellement de l’approche socio-écologique permet, pourtant, d’accorder une place de choix à l’estuaire, comme milieu de vie et comme lieu privilégié des établissements humains. Au xixe siècle, la dimension écologique s’amorce, avec les recherches sur les sables et les formations végétales, les ingénieurs apportant aussi leur contribution à cette connaissance du milieu. C’est au cours de cette période que l’aménagement change de nature en changeant d’échelle, en même temps qu’il glisse de l’idée de corriger les désordres de la nature à celle de corriger les désordres engendrés par le progrès dans la nature3. Sortant du cadre du jardin, où ils reproduisaient leur conception de la nature et du monde, les hommes du xixe siècle s’approprient résolument la dimension spatiale de multiples façons, que ce soit à travers les différents types de réseaux, les travaux fluviaux et maritimes, la reconstitution des terrains de montagne, voire même les parcs nationaux créés à partir de 1914.
4Or, les historiens ont longtemps pensé les rapports entre l’espace et le temps, en termes de « déterminisme » du milieu ou au contraire de son « possibilisme ». L’étendue géographique peut être aussi considérée comme un « socle géographique puissant », quasi immuable. F. Braudel en fait une dimension temporelle, en utilisant le concept de temps géographique qui s’inscrit dans la longue durée4. Les historiens travaillent aujourd’hui sur l’historicité des formes d’organisation spatiale, car l’organisation multiple du territoire correspond à un ordre complexe du temps. Le sens n’en apparaît véritablement qu’en faisant une place aux représentations de l’espace, qui sous-tendent les pratiques5. L’espace, produit par la société, se forme et se déforme. Le considérer moins dans sa très longue durée, que comme un cadre social, amène à s’interroger sur les liens entre la société et son environnement proche. C’est cela que nous prenons comme objet historique, en postulant que ces liens sont multiples et émergent dans un contexte précis6. C’est pourquoi il paraît indispensable de s’interroger sur la perception que les hommes, désirant cet aménagement, et ceux qui le réalisent, pouvaient avoir de leur cadre spatial.
5A. Corbin ou P. Joutard ont montré l’importance d’une recherche sur les attitudes et les désirs pour donner une signification réelle au rivage ou à la montagne7. L’histoire de ces espaces ne relève pas toujours du temps long et immobile ; ce que nous cherchons à comprendre, c’est justement ce qui trouble la surface de l’eau et déforme l’image du fond8. Faire l’histoire de cette image trouble et voir en quoi elle agit sur l’organisation même du paysage, voilà notre projet. L’utilisation du mot paysage renvoie au sujet qui perçoit l’arrangement des éléments qui composent le paysage. L’usage que nous en faisons garde un côté global, tout en intégrant la dimension esthétique, présente même à travers un acte technique d’aménagement9. En nous interrogeant sur l’articulation des pratiques et des sensibilités, il s’agit d’en étudier le côté opératoire, et pour cela, il faut saisir la dimension sociale de cet aménagement.
6Les premières lectures dans les fonds techniques des dossiers des Ponts et Chaussées ont montré que l’histoire de la Basse-Loire est, à la fois, une histoire économique et une histoire technique, avec leurs réalités bien défi nies. Les dossiers gardent aussi la trace d’une dimension imaginaire, technique et spatiale, à la fois chez les ingénieurs et chez leurs interlocuteurs. L’histoire du canal et de la Loire doit donc se comprendre dans cette double dimension, pour comprendre dans quelle mesure le regard fait aussi le territoire estuarien, et quelle est la place de la technique dans la constitution d’un nouveau rapport entre les hommes du xixe siècle et leur environnement. Le canal maritime témoigne de la dimension concrète, marque tangible – « dure » – du paysage élaboré par des hommes. Notre travail porte sur l’articulation qui peut exister entre l’imaginaire et le réel. Il faut comprendre quelles représentations accompagnent les pratiques techniques et dans quel contexte, avec toutes ses variables, l’aménagement peut se concevoir et se réaliser. L’étude doit porter sur la pratique représentative, sur ses auteurs, sur ses mobiles ainsi que sur ses effets.
7Les fleuves sont considérés comme des acteurs de l’histoire et de la géographie de la France. En faire l’histoire consiste souvent à évoquer leurs caractéristiques géographiques, avant de les analyser comme des facteurs de civilisation et des instruments de développement économique. Or, la Loire maritime peine souvent à s’inscrire dans une histoire générale de la Loire10. De plus, l’estuaire est privé d’une forte individualité comme paysage. Même si le paysage peut être « lu comme une page d’économie politique » dès le xviiie siècle, l’estuaire de la Loire n’apparaît que tardivement comme un paysage industriel, vers la fin du xixe siècle11. Si le littoral ou la montagne sont des lieux qui, à un moment donné, deviennent attractifs, les milieux humides et les marais autour des fleuves, ces espaces bas, restent longtemps des milieux répulsifs. En décalage avec ces deux milieux, le changement de sensibilité à l’égard des zones humides vient en partie de l’aménagement, qui valorise l’espace sur le plan économique. Une certaine forme de la pratique touristique intègre dans la seconde moitié du siècle des éléments d’aménagement et de vie économique. Or, le rôle joué par l’aménagement dans la construction du paysage et l’ampleur des débats conduisent à imaginer une approche qui permette de rendre compte de l’articulation entre une géographie imaginaire, qui relève d’une histoire culturelle, et une transformation très concrète du paysage.
8Nous faisons l’hypothèse que c’est en dépassant la spécificité de chaque démarche, que nous pouvons réellement poser la problématique de l’estuaire. Analyser un tel espace relève de trois niveaux d’interprétation, qu’il faut articuler à un échelon d’analyse privilégié. L’estuaire, cet espace entre deux mondes, mi-fluvial, mi-maritime, relève d’une constitution historique, prise entre des jeux économiques et sociaux. En même temps, les acteurs de l’aménagement s’inscrivent dans un climat culturel. Mais l’estuaire ne prend son sens qu’en intégrant cette dimension, car son aménagement pose explicitement le problème du rapport entre un espace rêvé et un espace vécu. La Loire maritime n’est pas seulement l’axe de navigation entre la mer et Nantes, c’est aussi un rêve de territoire face à Saint-Nazaire. Si nous nous situons entre l’histoire culturelle et l’histoire technique, pour comprendre comment le paysage se façonne, les jeux des acteurs constituent le troisième niveau d’interprétation. Or la substitution d’enjeux territoriaux à des enjeux économiques entraîne non seulement des idées contradictoires, que nous prenons en compte pour dessiner la configuration mentale propice à l’aménagement, mais aussi des rapports de force. Examiner la complexité de cette question et la validité de l’hypothèse passe par une réflexion sur l’échelle d’analyse.
9Le choix d’une histoire à grande échelle s’est aussi imposé, parce qu’elle permet de prendre en compte la diversité des acteurs dans leurs interrelations. À la diversité des idées et des pratiques répond celle des individus, car les acteurs de cette prise de conscience de l’espace ne sont pas limités à ceux qui décident et exécutent le canal maritime. Elle implique en effet un ensemble d’individus qui, bien qu’appartenant à des univers distincts, peuvent dans certaines circonstances, s’unir pour faire aboutir l’acte d’aménagement. Nous devrons donc nous poser la question de la détermination de ces groupes, et celle des modalités d’intervention dans l’aménagement. Les rapports des ingénieurs avec la société locale ont surtout été étudiés d’un point de vue sociologique et juridique. Ces analyses conduisent à la mise en évidence d’un système politico-administratif, qui règle le rapport entre le pouvoir global et le pouvoir local12. Considérer la construction de l’espace autrement que comme un processus relevant d’un tel système, rend la dimension locale essentielle : la constitution de cette relation à l’espace y prend son sens. Il s’agit de comprendre la place que peut occuper l’ingénieur dans une telle analyse localisée, et quel rôle il a pu jouer dans cette construction de la relation sociale à l’espace.
10Les travaux d’A. Picon et d’H. Vérin ont placé les ingénieurs au cœur de leur interrogation sur l’évolution d’une pensée technique, et ils ont permis de faire l’histoire sociale d’une profession en train d’émerger13. L’ingénieur acquiert ainsi sa place à partir du moment où le territoire national se constitue. Notre interrogation porte sur la pertinence de cette place au moment où se construisent de nouveaux territoires, cette fois au niveau local, et alors que la définition de l’ingénieur tend à s’élargir. Cette histoire des ingénieurs intègre partiellement le questionnement de Y. Le Marec sur « le jeu des intérêts professionnels et des relations avec les pouvoirs locaux dans le processus d’intégration aux élites d’une fraction de la société nantaise14 ».
11Ainsi, aucune de ces différentes approches, technique, économique, culturelle, sociale, ne peut à elle seule répondre à l’interrogation sur le sens à donner à l’aménagement au xixe siècle. Elles s’articulent à l’échelon local15. Le choix d’une échelle autorise les interactions sociales complexes16. Mais il nous semble que l’échelon local ne doit pas être considéré comme autonome par rapport aux échelons supérieurs, parce que la pensée de la localité n’est pas indépendante de celle du centre17. Cette interrogation sur les échelles se trouve donc au cœur de notre questionnement. La démarche se veut empirique, en multipliant les points de vue et en variant les échelles. Il ne s’agit pas de faire une géographie rétrospective ou une analyse paysagère, pas plus que d’étudier un phénomène économique. Il s’agit de découvrir si cet échelon est pertinent dans la pensée des contemporains et efficace pour l’action d’aménagement. L’aménagement peut apparaître comme un acte par lequel une société construirait ainsi son territoire. Ce choix conduit à porter une plus grande attention à ce que signifient les différents projets et réflexions qui émanent de personnalités diverses sans lien avec le monde technique, et à toutes ces possibilités présentes. Ces points de vue ne sont pas ceux de catégories sociales toutes faites, mais d’abord d’individus. Aussi, pour donner son sens à l’acte d’aménagement, nous devons replacer l’idée d’aménager l’environnement proche dans un contexte né d’un ensemble de pratiques de découverte et d’évolution des idées sur l’identité maritime. Cela passe aussi par une interrogation sur les enjeux de cette construction de l’espace ou du territoire, dans toutes ses manifestations. Par la réflexion sur ce qui donne sens à l’espace aménagé par des hommes, notre travail se situe donc entre une histoire prenant en compte la dimension culturelle d’un acte technique concret, et un jeu d’échelles.
12Notre hypothèse est qu’un tel acte d’aménagement repose sur une prise de conscience de cet espace proche, et procède d’une démarche d’appropriation. Son étude passe par une démarche factuelle, dans les deux premiers chapitres, pour comprendre de quelle façon se pose le problème d’aménagement. Il relève alors d’une histoire géographique, économique et technique, dont il s’agit d’articuler les éléments. L’acte d’aménagement, par ses racines et ses conséquences, s’inscrit dans un contexte aux multiples variables. La configuration mentale, dessinée par les sensibilités et les pratiques qui font de l’estuaire un objet pensable et visible, ainsi que par les débats, constitue un fait historique, analysé dans les deux chapitres suivants. L’interrogation sur la construction des représentations qui accompagnent les pratiques techniques conduit à analyser la place des élites dans le processus de transformation. Parce que la représentation de l’estuaire est un enjeu de pouvoirs, nous nous attacherons dans les derniers chapitres à ces multiples rapports de force à travers lesquels la question de l’espace à aménager produit des recompositions au sein de la société. Un ultime chapitre tentera de nouer ensemble ces éléments divers et de comprendre comment ils se sont combinés à un moment donné pour donner du sens à ce que l’on appelle dorénavant la Basse-Loire.
Notes de bas de page
1 Revel J. (dir.), L’espace français, Seuil, 1989, p. 28. Lepetit B. et Bourdelais P., « Histoire et espace » in Auriac F. et Brunet R. (dir.), Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard, 1986 p. 15-25.
2 Lepetit B., Chemins de terre et voies d’eau. Réseaux de transports et organisation de l’espace 1740-1840, Paris, EHESS, 1983.
3 Robic M.-C. (dir.), Du milieu à l’environnement, Paris, Economica, 1992.
4 Braudel F., La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, éd. 1979, préface.
5 Ozouf-Marignier M.-V., La formation des départements : la représentation du territoire français à la fin du xviiie siècle, Paris, EHESS, 1989.
6 Roncayolo M., « Histoire et géographie : les fondements d’une complémentarité », Annales ESC, 1989, n° 6, p. 1427-1434.
7 Corbin A., Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris, Champs Flammarion, 1988, p. 321-322 ; Joutard P., L’invention du Mont-Blanc, Paris, Gallimard, 1986.
8 Vidal de la Blache P., Tableau de la géographie de la France, (1903), Paris, La Table Ronde, 1994, p. 547 : à propos des révolutions économiques, il estime qu’« au bout d’un moment, l’image du fond se dessine de nouveau ».
9 Berque A., Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, p. 5 : « le paysage ne réside ni seulement dans l’objet, ni seulement dans le sujet, mais dans l’interaction complexe de ces deux termes ».
10 Une histoire de la Loire, Paris, Ramsey, coll. Des fleuves et des hommes, 1986.
11 Lepetit B., « Voyages en France », in Marcel O., Composer le Paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1989, p. 126.
12 Voir : Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963.
13 Picon A., L’invention de l’ingénieur moderne, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 1992 ; Vérin H., La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
14 Le Marec Y., Le temps des capacités Du savoir au pouvoir. Les diplômés à Nantes sous la monarchie censitaire, thèse dact., 1997, p. 11. Voir aussi : Shinn T., « Des corps de l’État au secteur industriel : genèse de la profession d’ingénieur, 1750-1920 » Revue française de sociologie, XIX, 1978, p. 39.
15 Marié M., « Penser son territoire ; pour une épistémologie de l’espace local », in Auriac F. et Brunet R., op. cit., p. 141-158.
16 Sur ce choix d’une échelle d’observation, voir : Lepetit B. et Revel J., « L’expérimentation contre l’arbitraire », AESC, 1992, n° 1, p. 264 ; Revel J., Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 1996.
17 Roncayolo M., « L’aménagement du territoire xviiie-xxe siècle », in Burguière A. et Revel J., Histoire de la France. L’espace français, Paris, Seuil, 1989, t.1, p. 524.
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