Le programme des mitzpim (1978-2008) : de la « judaïsation de la Galilée » au « développement de la Galilée »
p. 105-123
Texte intégral
1Ce chapitre prend pour objet une politique d’implantation menée par les autorités étatiques israéliennes en Galilée à la fin des années 1970 et qui avait pour nom le « programme des mitzpim ». Ce programme a vu la création, sur le haut des collines galiléennes, d’une trentaine de petits villages résidentiels juifs (appelés mitzpim). Trois décennies plus tard, les mitzpim sont devenus de cossus villages rurbains. Ils accueillent en moyenne une centaine de familles, recrutées au sein de la portion la plus éduquée de la classe moyenne juive-israélienne.
2Les politiques d’implantation ont, historiquement, été au cœur du projet sioniste de construction stato-nationale. Au début du XXe siècle, les leaders sionistes leur prêtaient tout d’abord une vertu identitaire. Les implantations rurales avaient vocation à faire émerger le « Juif nouveau », un paysan-soldat fort et productif, en tout point opposé au Juif diasporique. Ce projet social était par ailleurs indissociable d’un projet territorial : l’appropriation et la mise en valeur1 de la Terre d’Israël devaient permettre de construire l’assise territoriale du nouvel État. Alors que la population juive installée en Palestine était très largement urbaine, les premiers mouvements sionistes ont mis en place des politiques territoriales visant à implanter les immigrants juifs dans l’hinterland. Cette politique territoriale a donné naissance aux premières implantations agricoles (les mochavot à la fin du XIXe, puis, au début XXe, les formes plus collectivistes que sont les kibboutzim et mochavim). Cette politique de peuplement s’est intensifiée durant le mandat britannique. Alors que les sionistes avaient jusqu’alors principalement cherché à s’implanter dans des « vacuums démographiques », ils ont, à partir des années 1930, commencé à prendre position au cœur d’espaces plus densément peuplés de Palestiniens2. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’espace contrôlé par la population juive restait cependant limité et la balance démographique était toujours favorable à la population palestinienne. Les déplacements de population qui ont accompagné le conflit de 1948 ont fondamentalement modifié cette situation : les Palestiniens sont devenus minoritaires au sein d’une entité politique, l’État d’Israël, qui s’étendait sur 78 % de la Palestine mandataire. Au sein de cette nouvelle entité, la Galilée (cf. figure 1) a été et demeure le principal bassin de peuplement des « Arabes israéliens3 » : elle abrite environ la moitié de cette population. Par ailleurs, au sein de cette région, les Palestiniens ont toujours été majoritaires. Le programme des mitzpim renvoie donc au traitement territorial – mais aussi plus largement politique – de la question arabe israélienne, c’est-à-dire de la présence, au sein de l’État d’Israël, de Palestiniens dotés de la citoyenneté. Á ce titre, le programme des mitzpim peut ainsi être a priori dissocié de la question, médiatiquement plus centrale, des territoires occupés, c’est à dire de la création d’un État palestinien au sein des territoires occupés par Israël suite au conflit de 1967. Ces territoires ont également fait l’objet de politiques d’implantation : c’est d’ailleurs à leur seul propos qu’on évoque, dans la terminologie couramment utilisée en France, la création de « colonies ». Ces dernières ne sont cependant pas sans présenter, avec les mitzpim galiléens, certaines analogies – des analogies qui, nous aurons l’occasion de le voir, sont au cœur des controverses associées à l’interprétation du programme des mitzpim.
3Dans une tentative de conceptualisation des Settlers States, Tovi Fenster et Oren Yiftachel qualifient de frontière interne (internal frontier) les zones où se déploie une politique d’appropriation des ressources territoriales indigènes par une population migrante. Vis-à-vis de la population indigène, cette appropriation peut s’accompagner d’une politique de génocide ou de déportation, d’une politique de ségrégation, ou encore d’un certain degré de mixité4.
4Pour penser la place que prend le programme des mitzpim dans cette typologie, il convient de mettre en évidence la présence de logiques diverses et parfois contradictoires. La forme la plus radicale des politiques de peuplement est celle qui conduit à l’expulsion ou à la déportation d’une population. On peut estimer que cette logique a été à l’œuvre durant la guerre de 1948 (le fait de savoir si le départ des Palestiniens faisait suite à une politique coordonnée au plus haut niveau est encore l’objet d’âpres discussions historiographiques5). Depuis lors, bien que le thème du transfert réapparaisse périodiquement dans le champ politique israélien, les politiques de peuplement israéliennes n’ont pas donné lieu à des déplacements massifs de la population palestinienne. Si on envisage la politique de ségrégation, on peut noter que la logique de séparation est, en milieu rural, extrêmement présente. Les politiques d’implantation israélienne ont toujours eu vocation à créer des points de peuplement ethniquement homogènes : au même titre que les « colonies juives », les mitzpim sont des implantations où les Arabes ne sont pas acceptés. Les autorités ont ainsi promu la séparation entre populations juives et arabes. Cependant, à une échelle régionale, ces implantations ont également contribué à créer de la mixité dans des espaces initialement homogènes d’un point de vue ethnique. En implantant des Juifs en Galilée ou en Cisjordanie, les politiques israéliennes ont accru la mixité ethnique de ces zones.
5S’appuyant sur Henri Lefebvre6, Oren Yiftachel estime que les configurations spatiales révèlent la structure de domination sociale. Constatant la prégnance de la logique de ségrégation ethnique, il en déduit l’existence d’une structure sociale ethnocratique7. Dans ce chapitre, nous essaierons de dépasser cette lecture spatiale et de montrer comment une même réalité géographique peut donner lieu à des interprétations concurrentielles et, de là, à des pratiques divergentes. En l’occurrence, il s’agira de montrer comment le programme des mitzpim a pu être pensé de différentes manières selon les acteurs et les époques, mais aussi comment ces différentes appréhensions ont pu contribuer à modifier sa nature.
6Pour ce faire, nous avons choisi de travailler non seulement sur les logiques bureaucratiques et politiques ayant présidé à l’élaboration du programme des mitzpim, mais également, dans une veine plus ethnographique, sur les motivations individuelles des habitants de ces nouvelles implantations. Cette recherche s’appuie donc à la fois sur un travail dans les archives de l’Agence juive (l’institution au cœur de cette politique), sur des entretiens avec les personnages ayant joué un rôle clé dans l’élaboration et la mise en œuvre du programme des mitzpim mais aussi sur des entretiens avec des habitants et responsables locaux de ces implantations8.
7D’un point de vue géopolitique, la création de ces implantations avait pour objectif de renforcer la présence juive dans une région majoritairement peuplée d’Arabes israéliens. Les concepteurs de ce programme initié par l’Agence juive ont de leur côté mis en avant la nécessité de prévenir l’appropriation illégale des terres étatiques par la population arabe. Le programme des mitzpim a ainsi été présenté comme une politique de « judaïsation de la Galilée ». Cependant, en se penchant sur les trois dernières décennies, il est possible de mettre en évidence une évolution du discours institutionnel sur ces implantations rurales. Créées dans le cadre d’une politique de peuplement explicitement présentée comme ethno-nationale (la judaïsation de la Galilée), elles ont par la suite fait l’objet d’un discours normalisé, évoquant une nécessité banale en matière d’aménagement territorial : le développement et le renforcement d’un espace périphérique. Au-delà de cette approche assez discursive, il conviendra également de déplacer la focale sur les populations implantées : les habitants des mitzpim. Cette analyse aura pour but de montrer dans quelle mesure ces habitants se sont, ou non, faits les agents d’une politique de peuplement ethnique, dans quelle mesure ils ont agi en « judaïsateurs ». Pour ce faire, il faudra interroger tout à la fois leur rapport aux différents discours proposés par les institutions en charge des politiques d’implantation, mais aussi la portée de leurs pratiques.
8Dans un premier temps, nous reviendrons donc sur le slogan de « judaïsation de la Galilée ». Il s’agira de sonder les différents objectifs territoriaux et géopolitiques (explicites ou implicites) qu’il recouvre, mais également comment les populations appelées à intégrer les mitzpim se sont positionnées à son égard. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur la rhétorique de « développement de la Galilée ». Apparue dans les années 1990, cette dernière substitue à la dimension ethnique une justification socio-économique. Les planificateurs israéliens insistent désormais sur la nécessité d’attirer dans les mitzpim galiléens une population de « qualité » susceptible de dynamiser économiquement la Région Nord. Ce référentiel va apporter une lisibilité et une légitimité à la politique de sélection des nouveaux arrivants menée au sein d’implantations désireuses de croître démographiquement, sans remettre en cause leur identité sociale.
La « judaïsation de la Galilée » : mise en mots, invisibilisation et reformulation d’une politique de peuplement ethnique
Discours professionnels et académiques autour du programme des mitzpim
9Le slogan de « judaïsation de la Galilée » recouvre deux discours, correspondant à deux objectifs du programme des mitzpim. Le premier discours est le discours officiel, produit par les concepteurs du programme à la fin des années 1970. Il présente le programme des mitzpim comme une politique destinée à protéger les terres étatiques d’une appropriation arabe. Ce discours, volontiers contorsionné, assume la dimension ethnique du programme des mitzpim. Ce dernier est alors présenté comme destiné à contrer localement l’expansion territoriale des villages arabes. Le second discours, plus géopolitique, renvoie à la question de la souveraineté israélienne en Galilée. Cet objectif n’a pas été explicité sur le moment par les concepteurs du programme, mais seulement quelques années plus tard par ses commentateurs autorisés. Il constituait donc le pan moins avouable de cette politique de peuplement.
Le discours officiel : protéger les terres étatiques d’une appropriation arabe
10Si le programme des mitzpim n’a pas été ouvertement présenté comme une politique de renforcement de la souveraineté juive-israélienne en Galilée, les concepteurs ont plutôt mis en avant le fait que ce programme se devait de contrer l’appropriation de terres étatiques par une population « non-juive ». Cet objectif, dont les attendus sont explicitement ethniques, a été présenté comme le cœur du programme des mitzpim : un programme censé prévenir l’utilisation illégale des terres étatiques par les citoyens arabes israéliens de Galilée.
11Les documents de l’Agence juive présentant le programme des mitzpim le justifient comme une réponse à la menace que font peser les Arabes israéliens sur les terres étatiques. Ainsi, Raanan Weitz, dans un document daté de septembre 1978 qui sera par la suite considéré comme le document référence, tant au sein de l’Agence juive9 que chez les commentateurs10, expose-t-il les risques de voir les terres étatiques de Galilée être appropriées par les « populations non juives11 ». Alors légalement propriétaires de près de 32 % des terres de Galilée, les Arabes israéliens étaient selon lui sur le point d’étendre leur « influence » (hashpaa – un mot qu’il utilise lui-même entre guillemets, lui préférant par la suite celui d’appropriation – nitfasim) à quelque 27 % supplémentaires. Ces 27 % de l’espace galiléen menacé étaient constitués de terres étatiques non utilisées et situées à proximité de zones peuplées par des Arabes israéliens.
12Dans le projet de Raanan Weitz, le groupe très réduit de pionniers juifs appelé à s’installer dans les mitzpim se devait donc d’être le gardien des terres étatiques. Il était prévu qu’ils consacrent une bonne partie de leur temps à cette lutte d’influence territoriale. Le document Weitz explique ainsi que les habitants des mitzpim devront choisir une activité professionnelle susceptible de contribuer à la surveillance des terres, comme la clôture ou l’afforestation. Il avait même été prévu un budget pour mettre des jumelles à disposition des habitants des mitzpim12. Il est à noter que le terme de mitzpe est un substantif formé sur la racine du verbe litspot, qui signifie « observer ». En langage touristique, le mitzpe est ainsi un « point d’observation du panorama » ; en langage militaire, il s’agit plutôt d’une « tour de garde ».
L’objectif géopolitique de renforcement de la souveraineté israélienne : de l’inavoué devenu avouable
13Si les concepteurs du programme des mitzpim ont explicitement mis en avant la nécessité de protéger les terres étatiques d’une appropriation par des « non-juifs » (i. e. par des citoyens arabes israéliens), ils n’ont pas évoqué la question de la souveraineté israélienne en Galilée et les attendus plus géopolitiques de la judaïsation de la Galilée. Ces derniers ont cependant été précisés dès le début des années 1980 dans les publications de (très autorisés) commentateurs académiques, qui se sont fait fort de dévoiler un « objectif inavoué ». Cependant, trente ans après les faits, les concepteurs du programme des mitzpim (aujourd’hui retraités) ne rechignent plus à le présenter en entretien.
14En 1987, Baruch Kipnis a tenté de cerner le contenu de « l’idéologie géopolitique sioniste » à laquelle il attribue les politiques d’implantation13. Il la décrit comme étant pluridimensionnelle et note que, suivant les périodes, elle met en avant certaines dimensions plutôt que d’autres. Baruch Kipnis distingue ainsi trois principes qu’il qualifie d’« idéologies géopolitiques juives ». Il précise que ces principes doivent être perçus comme un tout cohérent, puisque « tous orientés vers un même objectif, la création d’un foyer national pour le peuple juif sur la terre d’Israël » : (a) Les implantations assurent le contrôle sur l’espace territorial national et sur ses ressources (terre et eau), elles constituent également un élément essentiel de la sécurité nationale, (b) les Juifs doivent constituer la communauté majoritaire sur l’ensemble de l’espace territorial national, (c) à l’intérieur du territoire contrôlé par la communauté juive, territoire dont l’étendue a évolué avec le temps, il n’y a de place que pour un seul territoire national, un territoire juif. Kipnis associe ensuite à chacune des « idéologies » présentées ci-dessus un « objectif ». Les trois objectifs qu’il propose sont ainsi : (a) le déploiement spatial, (b) la balance démographique, (c) l’isolement territorial (enclave) et la dépendance institutionnelle.
15Comme l’explique Baruch Kipnis, c’est le troisième principe qui est le plus prégnant dans les politiques territoriales développées en Israël et dans les territoires occupés, depuis 1967. Selon ce principe, sur le territoire contrôlé par la communauté juive, la présence arabe n’est tolérée que dans la mesure où elle ne donne lieu à aucune revendication d’autonomie (un « territoire national » non juif). Pour éviter un tel cas de figure, les politiques territoriales sionistes doivent recourir à « l’isolement territorial » de la population arabe (la création d’« enclaves ») et assurer la « dépendance institutionnelle » de ces populations. Ainsi, avec ce troisième principe, Baruch Kipnis cherche à exprimer la crainte que constitue, pour l’idéologie territoriale sioniste, la sécession – ou dans une moindre mesure, l’autonomisation – d’un territoire arabe sur la terre d’Israël. Dans cette optique, les politiques d’implantation sionistes ou israéliennes n’ont pas tant pour vocation de judaïser un territoire que de prévenir sa « palestinisation » en isolant et morcelant les espaces non juifs. Dans leurs études respectives sur le programme des mitzpim, Arnon Soffer et Avraham Dor estiment qu’il est possible de retrouver, dans le programme des mitzpim, une visée similaire14. Sans étayer leur propos, ils expliquent que prévenir une revendication d’autonomie arabe en Galilée constituait l’« objectif inavoué » de cette politique.
16Trente ans après, les acteurs impliqués dans l’élaboration du programme des mitzpim ont volontiers explicité cet objectif inavoué. Lors de l’entretien que nous avons réalisé avec Amos Harpaz15, celui-ci a, dès les premiers instants, insisté sur le fait que, dans le plan de partition adopté par l’assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947, il était prévu que la Galilée soit intégrée à l’État arabe appelé à voir le jour en Palestine. Harpaz a ainsi tenu à rappeler qu’en 1978, la Galilée était encore fort peu israélienne, son rattachement n’ayant alors que trente ans. Cette région n’était à l’époque qu’une périphérie peu intégrée. Avec une certaine exagération, Matti Droublass, ancien directeur du département de l’Agence juive, abondait également dans ce sens :
« [En 1978] Les Arabes […] ne connaissaient pas l’Agence juive, ils ne savaient pas ce qu’était l’État d’Israël. Ils prenaient la Galilée pour une région qui leur appartenait16. »
17En phase avec les commentateurs agréés du programme des mitzpim, les concepteurs de ce programme replacent ainsi aujourd’hui leur action dans un contexte historique où l’éveil d’une revendication nationaliste palestinienne en Galilée nécessitait une politique à même de briser la cohérence territoriale d’une éventuelle région autonome dans cet espace.
Les habitants des mitzpim : des agents peu en phase avec la rhétorique de judaïsation
18Contrairement aux colonies qui voyaient le jour, au même moment, dans les territoires occupés, les implantations juives de Galilée ont attiré une classe moyenne urbaine, laïque et ashkénaze. Politiquement proches de la gauche sioniste, ces implantés se sont révélés hostiles aux rhétoriques ethniques alors développées par le gouvernement et l’Agence juive. Depuis la fin des années 1970, ces rhétoriques, proches de celles en vigueur dans les territoires occupés, renvoient en effet à la droite, à son idéologie nationaliste flirtant avec le fondamentalisme religieux et à son expansionnisme territorial. Soucieux de ne pas être assimilés à des colons juifs dont ils se sentaient, politiquement, aux antipodes, les habitants des mitzpim ont mis en avant des pratiques et un discours peu en phase avec la dimension ethnique du programme.
D’introuvables gardiens : la faible implication des agents de la politique de judaïsation de la Galilée dans la protection des terres nationales
19Comme l’ont observé Sofer et Finkel, les intentions affichées par les promoteurs du programme des mitzpim en matière de protection des terres nationales n’ont guère été suivies d’effet sur le terrain. Si l’Agence juive décrivait, dans ses documents, les nouveaux pionniers galiléens comme des gardiens des terres nationales, force est de constater que les efforts mis en œuvre par ces gardiens pour réaliser cette ambition sont demeurés très restreints. Lors de l’entretien que nous avons réalisé avec lui, Amos Harpaz nous avait expliqué comment, à la fin des années 1970, l’Agence juive avait incité ses « pionniers » à se lancer dans l’élevage extensif :
« Nous avons alors créé une autorité d’élevage extensif (reshut Mireh). C’est une administration statutaire dans laquelle sont associés le ministère de l’Agriculture et l’Agence juive. Elle loue des terres à l’Autorité foncière israélienne et met ces terres [étatiques] à disposition des éleveurs de bétail, bovin ou caprin. L’idée, c’est que s’il y a un mitzpe, avec un couple qui veut s’engager dans ce business – il y en avait un par exemple à Kamon, je ne sais pas s’ils le font toujours – nous l’aidons à obtenir des terrains, nous payons le loyer et nous l’aidons économiquement à clôturer le terrain. Et alors il s’avère qu’une famille peut être responsable de plusieurs milliers de dunam autour du mitzpe, et peut ainsi empêcher que ce terrain ne soit saisi par un Ahmed [A.H. utilise ici un nom arabe fictif] éleveur de chèvres bédouin de Kamane [le village bédouin voisin de Kamon]. »
20Les élevages créés dans les mitzpim avec le soutien de l’Agence juive ne sont aujourd’hui plus guère qu’un lointain souvenir. D’ailleurs, les deux cas cités par Amos Harpaz – Kamon et Abirim – n’existent plus, comme nous l’expliqua une des fondatrices de l’implantation à Kamon :
« L’Agence juive tenait absolument à ce qu’au moins deux familles se lancent dans l’élevage de chèvres – pour concurrencer les Bédouins qui utilisaient alors la colline comme espace de pâture. Ils ont acheté le cheptel, ils ont tout financé. Ça n’a même pas tenu deux ans. [Elle sourit] Il faut croire que les Juifs ne sont pas très doués pour ça17. »
21Le manque de motivation des habitants des mitzpim à s’investir dans la protection des terres nationales est donc apparu très rapidement.
Manipulation, contestation et reformulation du slogan de judaïsation de la Galilée
22En écho à ce manque d’engagement dans la protection des terres nationales, les habitants des nouveaux villages galiléens n’ont eu de cesse d’exprimer leur malaise à l’égard de la dimension ethnique du programme des mitzpim.
23Dans une étude quantitative réalisée en 1995 dans 7 implantations appartenant au conseil régional de Misgav (Youvalim, Tsourit, Koranit, Yaad, Manof, Gilon et Touval), Oren Yiftachel et Naomi Carmon ont demandé aux habitants des nouveaux villages galiléens leur « principale motivation » pour s’installer dans leur village de résidence. Les enquêtés devaient alors choisir une des cinq propositions. Les résultats furent les suivants :
- accéder à un espace environnemental et résidentiel de qualité : 41 % ;
- vivre dans un village communautaire (yichouv kehilati) : 28 % ;
- obtenir une maison avec jardin : 15 % ;
- judaïser la Galilée : 5,3 % ;
- réaliser une plus-value immobilière : 1,5 % ;
- trouver un meilleur emploi : 0 %.
24Plus de dix ans plus tard, nous avons retrouvé dans les entretiens que nous avons menés un discours dans lequel les motivations définies en termes de « qualité de vie18 » éclipsaient toute motivation politique. « Nous ne sommes pas venus pour judaïser la Galilée mais pour la qualité de vie » est une phrase qui est revenue dans la quasi-totalité des entretiens que nous avons réalisés. Elle était prononcée de manière presque automatique dès lors que nous évoquions la « judaïsation de la Galilée ».
25Pour ne pas se sentir en porte-à-faux avec leur approche égalitariste de la citoyenneté, certains de mes interlocuteurs ont ainsi prétendu ne pas avoir été conscients du caractère « problématique » des implantations qu’ils rejoignaient.
26O. G., une habitante d’Atsmon qui s’occupe notamment d’un groupe de lecture judéo-arabe, nous expliquait ainsi :
O. G. – Je ne savais pas pour tous ces problèmes de terre. Quand nous sommes arrivés ici, j’étais très naïve.
P. R. – Vous n’aviez pas entendu parler du programme de judaïsation de la Galilée ?
O. G. – Non, je ne pense pas. À l’époque, à la fin des années 1980, si vous ne vous y intéressiez pas, vous pouviez passer à côté. Et puis j’étais très naïve.
27Lorsque nous l’avons interrogée sur la manière dont elle percevait le programme de « judaïsation de la Galilée », S. Z., une immigrante sud-africaine, a également choisi de mettre en avant son ignorance :
« Nous étions innocents. Notre groupe voulait venir vivre en Israël, mais nous n’avions aucune connexion avec ce programme jusqu’à ce que nous arrivions ici. Nous n’avons entendu parler de la judaïsation de la Galilée qu’après être arrivés ici. »
28Comme en français, l’adjectif anglais innocent19 peut tout aussi bien renvoyer à la non-culpabilité qu’à une certaine naïveté. Ici, il est plus certainement utilisé dans le sens d’« ignorant ». Cependant, le choix du terme, tout comme le ton très véhément avec lequel il a été employé, n’est pas anodin et tend à montrer combien le programme de « judaïsation de la Galilée » a aujourd’hui mauvaise presse.
29Les habitants des nouveaux villages galiléens se révèlent également fort enclins à reconstruire, a posteriori, la signification politique du nouveau programme galiléen. M. R., le principal artisan de la fondation de l’implantation religieuse de Moreshet, nous expliquait ainsi en quoi la distribution démographique israélienne n’est pas optimale :
« Les gens s’entassent sur la plaine côtière, dans un espace pollué où l’été est intenable. Alors que dans l’arrière-pays, il y a cet espace beaucoup plus vivable et beaucoup plus respirable. […] C’est sur les collines qu’il faut s’installer, c’est évident. Et c’était la logique du programme des mitzpim. »
30Les nouveaux pionniers galiléens reconstruisent ainsi la rationalité d’une politique contribuant à déplacer des populations d’une plaine côtière « étouffante » vers un hinterland plus « aéré ». Ce faisant, ils attribuent à cette politique une logique reflétant leurs propres aspirations en matière de qualité de vie. Ils reconstruisent ainsi a posteriori une politique d’aménagement territorial qui n’aurait pas eu vocation à judaïser la Galilée, mais à rationaliser la répartition démographique israélienne.
31Cette reconstruction du sens du programme des mitzpim doit être mise en perspective avec l’évolution du discours institutionnel sur les implantations juives de Galilée.
Le développement de la Galilée : de l’invisibilisation des logiques ethniques
32En trente ans, le discours sur la Galilée est passé d’une rhétorique de judaïsation à une rhétorique de développement. Là où la judaïsation de la Galilée faisait référence à une politique de peuplement ethnique, le développement de la Galilée évoque lui une politique de peuplement social ou (plus exactement) « classiste ». Derrière l’expression de développement de la Galilée, les autorités en charge de l’administration territoriale promeuvent en effet l’implantation dans les petites communautés rurales d’une « population forte » (okhloussia hazaka) ou d’une « population de qualité » (okhloussia eikhoutit) à même de dynamiser économiquement et ainsi de « renforcer » (lehazek) cette région périphérique.
33Contrairement à la rhétorique de judaïsation de la Galilée, le discours sur le développement et le renforcement de la Galilée a trouvé écho auprès des habitants des nouvelles implantations galiléennes. Depuis le milieu des années 1990, ces implantations se sont en effet lancées dans une politique de croissance démographique fondée sur l’attraction d’une « population de qualité ». Les habitants des villages communautaires galiléens ont ainsi trouvé dans la rhétorique de développement un référentiel susceptible de faire écho à leur demande d’entre-soi social. Cependant, parce que les contours de cette « population de qualité » peinent à être étendus au-delà du secteur juif-israélien, logique de développement et logique de judaïsation se rejoignent pour promouvoir le principe d’une implantation juive inaccessible aux populations arabes.
Attirer des « populations de qualité » : convergence entre discours institutionnel et pratique des habitants
34Pour coopter leurs semblables et maintenir une situation d’entre-soi, les implantations galiléennes disposent d’un puissant instrument : le comité d’acceptation. Ce comité est un groupe élu par les habitants d’une implantation donnée et qui a pour fonction d’étudier les dossiers des familles souhaitant intégrer le village. Il est ainsi chargé de se prononcer sur la « compatibilité sociale » des candidats à l’implantation20. Grâce à son droit de veto, le comité d’acceptation peut ainsi s’assurer de la « qualité » des familles invitées à rejoindre le village.
La sélection par l’argent
35Depuis 2002, parmi les critères selon lesquels les comités d’acceptation sont légalement autorisés à juger de la recevabilité d’une candidature, figure la capacité financière du candidat. Dans les faits, ce point ne donne quasiment jamais lieu à contentieux. En matière de capacité financière, le principe de l’auto-sélection joue à plein : les candidats ne tentent leur chance que dans les implantations qui sont financièrement à leur portée. Si, dans les années 1980, le terrain et la maison étaient souvent offerts par l’Agence juive – ou cédés à bas prix – ce n’est plus aujourd’hui le cas. Les seules aides dont peuvent aujourd’hui bénéficier les candidats concernent l’achat du terrain et se révèlent limitées. K.O., chargée du développement des villages du conseil régional de Misgav, nous expliquait ainsi :
« Aujourd’hui, les gens payent le terrain. Ils le payent même très cher. Nous sommes en zone de développement prioritaire B, ce qui veut dire que l’État ne prend en charge que 49 % du prix du terrain. Et le prix du terrain, lui, est proposé par l’Autorité foncière israélienne. Il a considérablement augmenté ces dernières années. »
36À cela s’ajoute le coût de la viabilisation du terrain, souvent élevé étant donnée la topographie des nouveaux quartiers, en général construits à flanc de colline. « Au final, il faut souvent compter 50 000 dollars, voire, dans certains villages 100 000 dollars avant même d’avoir posé la première pierre », nous précisait K. O.. Le prix de la maison n’est pas toujours compressible. En effet, si certaines implantations recourent au Build yourself (bneh beitkha), la plupart d’entre elles choisissent de recourir à un promoteur vendant des maisons clés en main. Celui-ci laisse généralement le choix entre un nombre limité de modèles (dgamim), dont les moins onéreux sont souvent proches des 200 000 dollars21. D. B., un temps chargé du comité d’acceptation de Yaad, nous expliquait ainsi :
« Le comité […] a débattu. Nous étions conscients que pour apporter une certaine diversité sociale, il fallait laisser la possibilité de construire de petites maisons sur de petits terrains. Mais ce n’est pas joli. Ca fait trop banlieusard. Du coup, ce n’est pas ce qui a été décidé. Et ce n’est jamais ce qui est décidé dans la région. En fait, on interdit l’accès aux familles de la petite classe moyenne. Seules les plus riches peuvent acheter ici22. »
37Sous couvert de protéger l’esthétique rurale de leurs villages, en maintenant une densité d’occupation aussi faible que possible, les comités d’intégration des villages contribuent donc à renforcer une sélection par l’argent des nouveaux membres. Comme nous l’avons vu dans les propos de D. B., les habitants des villages communautaires galiléens admettent parfois avoir conscience du biais social induit par leurs choix. Barukh Rozen, le vice-président du conseil régional de Misgav, nous révélait ainsi que certains villages appréciaient d’être des villages chers :
« Pour nous [le conseil régional de Misgav], la cherté des villages pose problème. Parce qu’on a du mal à faire venir des jeunes. Mais je parlais l’autre jour à quelqu’un de Tel Al [village du conseil régional de Misgav] de la concurrence que leur font les villages plus au nord [à proximité de la frontière libanaise] qui sont situés en zone de développement prioritaire [la zone A]. Là-bas [en zone A], les terrains sont vendus beaucoup moins cher23. Il m’a dit : “Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas fâché d’être seulement en zone B. Là-bas, parce qu’ils sont moins chers, ils doivent accueillir un public que je n’aimerais pas avoir dans mon village. C’est une répartition qui me convient bien24.” »
38La majeure partie des études consacrées à la ségrégation sociale dans les Gated Communities érige cette sélection par l’argent en élément moteur. Même lorsqu’est constatée une très forte homogénéité en termes de capital culturel (diplôme ou catégorie socioprofessionnelle), celle-ci est volontiers perçue comme la conséquence d’une sélection par le capital économique. Les remarques d’Eric Maurin, dans Le ghetto français, font sur ce point exception à la règle. L’auteur y note que « le degré de concentration des personnes les mieux diplômées est plus intense encore que le degré de personnes les mieux rémunérées. […] Le principe fondamental de la ségrégation territoriale n’est pas tant la richesse actuelle des familles, que les attributs les plus durables et les plus identitaires de cette richesse : ceux qui permettent de se projeter dans l’avenir, qui confèrent une forme de statut25 ». Dans le cas des villages communautaires galiléens, le travail des comités d’acceptation nous conduit également à remettre en cause cette primauté accordée au capital économique. Le capital culturel ne peut, ici, être assimilé à une variable incidente.
L’argent ne suffit pas : la sélection par le capital culturel
39Si les habitants des villages communautaires ne maîtrisent que très partiellement la hausse du prix de l’immobilier qui contribue à interdire l’accès à leurs villages aux familles dotées d’un revenu modeste, ils sont beaucoup plus directement impliqués dans le mécanisme qui contribue à écarter les familles peu dotées en capital culturel.
40Alors que les Gated Communities américaines sont généralement ouvertes à l’ensemble des individus ou familles ayant les moyens d’y devenir propriétaires, celles-ci doivent encore, dans le cas des implantations rurales israéliennes, passer l’obstacle que constituent les comités d’acceptation. Les « nouveaux riches », ceux dont le capital culturel n’est pas à la hauteur du capital économique, ne sont pas bien reçus. A., un jeune jardinier spécialisé dans la création de parterres et habitant du kibboutz Ramat Rachel (en proche banlieue de Jérusalem), m’expliquait ainsi :
« On sent la différence entre les quartiers créés par le kibboutz et les autres. Là où il y a une sélection, ce sont des gens qui ont beaucoup de goût, des gens qui ont une conscience écologique, qui privilégient les plantes de la région. […] J’ai aussi travaillé dans un nouveau quartier du grand Jérusalem [quartier développé sans comité d’acceptation]. Là, les maisons sont aussi chères, les gens payent cash, en dollars, mais ils n’ont aucune culture : il y a beaucoup de Russes qui parlent à peine l’hébreu et qui te demandent des trucs moches : des fontaines, des plantes en plastique. Ils ont les moyens de se payer de supers maisons, mais c’est tout, derrière, ça ne suit pas. »
41Dans les comités d’acceptation, la cooptation des « gens bien » ne se fait ainsi pas tant sur des critères économiques (le marché, à travers le prix des maisons, réalise efficacement cette première sélection) que sur des critères renvoyant à la possession d’une capital culturel. Les comités d’acceptation privilégient les segments de la classe moyenne les mieux dotés en capital culturel. D. N., un habitant du village de Rakefet très critique des comités d’acceptation, résumait ainsi le filtrage réalisé par ces comités :
« [Nos comités bloquent] tous ceux qui ne sont pas passés par l’université et ne parlent pas un bel hébreu. C’est ça qu’ils font et c’est sur ça qu’il faut qu’on s’interroge. Pouvons-nous continuer à exiger de notre voisin qu’il ait lu Agnon26 ? »
42Cette dernière citation met en lumière une critique de la politique sociale de peuplement telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée dans les implantations galiléennes. Il convient cependant de noter que, dans les villages, les pratiques de ségrégation sociale sont en règle générale moins débattues que celles relevant de la ségrégation ethnique. Si l’idée d’une implantation juive interdite aux Arabes peut créer une certaine émotion, la dénonciation d’un village réservé à la classe moyenne supérieure diplômée n’est guère porteuse. Il est même assez savoureux d’observer que les militants les plus en vue dans la dénonciation d’une « politique d’implantation raciste » pratiquent ouvertement la ségrégation sociale27 (voire ethnique) dès lors qu’il est question de la population juive-israélienne. R. M., membre d’une organisation militant pour l’intégration de familles arabes dans les villages juifs de Galilée nous avait ainsi expliqué que sa décision d’intégrer un mitzpe était liée à la difficile cohabitation avec « les Russes » :
« Nous habitions dans le centre d’Haïfa. Lorsque les Russes sont arrivés, le quartier a beaucoup changé. Le matin, on devait enjamber des gens qui étaient tombés ivres morts sur le trottoir pendant la nuit. Nous ne voulions pas que nos enfants grandissent dans ces conditions-là. Nous avons pensé que le temps était venu de déménager, de quitter la ville. »
Le critère ethnique comme gage de qualité sociale et la convergence entre « judaïsation » et « développement »
43Depuis le milieu des années 1990, les comités d’acceptation ont été vertement critiqués par diverses organisations militant en faveur de l’égalité citoyenne ou pour les droits des Arabes israéliens. Ces comités ont ainsi été présentés comme des barrières ethniques destinées à maintenir les Arabes israéliens à l’écart de ces villages. De fait, les candidatures arabes dans les villages communautaires ont, jusqu’à aujourd’hui, été systématiquement refusées par les comités d’acceptation.
44Si on considère le capital économique et culturel des candidats arabes, on peut voir dans ces refus une entorse au principe de développement : au nom de la judaïsation, les villages communautaires galiléens rejettent des candidats de qualité susceptibles de contribuer au développement régional.
45Cependant, pour justifier ces refus, les habitants évitent généralement d’invoquer la logique de judaïsation et essayent de montrer en quoi leur décision est compatible avec la logique de développement. Ils expliquent ainsi agir au nom de la crainte du précédent.
La crainte du précédent
46Dans le comité de rencontre de Lotem (village du conseil régional de Misgav), lorsque s’était posée la question de l’intégration de la famille (arabe) T., l’idée du « précédent » avait été au centre des débats :
« Le problème, que nous a exposé le président du comité, était que si on acceptait cette famille, il serait impossible de s’opposer à d’autres candidats arabes. Si l’année d’après, son frère, ou son oncle avait voulu acheter un terrain, sur quelle base aurions-nous pu le refuser ? C’est ce qu’il a expliqué et une majorité s’est ralliée à son opinion. On a voté et la proposition a été refusée par trois voix contre deux28. »
47Comme le laisse apparaître cette dernière citation, dans les villages communautaires, la dynamique qu’est susceptible de créer l’intégration d’une famille arabe est volontiers associée au mode d’organisation – perçu comme « tribal » – des sociétés arabes. Alors que nous l’interrogions sur l’hypothèse de l’intégration d’une famille arabe à Hararit, N.L. avait réagi ainsi :
« Une [seule] famille arabe dans un village communautaire ? Ca ne peut pas exister. Une famille arabe ne peut pas vivre isolée. Elle doit vivre au milieu de sa hamoula [terme arabe qui désigne la famille élargie]. […] Si un jour un Arabe vient vivre ici, ses frères et ses cousins viendront aussi et en quelques années il y aura plus d’Arabes que de Juifs dans le village29. »
48Supposer ainsi que les Arabes israéliens sont nécessairement inféodés à un groupe familial dont ils ne peuvent s’émanciper constitue un préjugé culturaliste. Les deux familles arabes désireuses d’intégrer les villages communautaires galiléens que nous avons rencontrées (familles Z. et famille H.) vivent, de fait, aujourd’hui dans la ville (très majoritairement juive) de Karmiel et semblent très bien s’accommoder du fait que leurs parents ne logent pas dans le même immeuble. Plus encore, leur préférence pour les agglomérations juives relève en grande partie d’une volonté de s’émanciper de ce carcan familial. En l’espèce, étant donné la grande spécificité des candidats arabes dont il est ici question, la crainte du précédent invoqué apparaît peu fondée. Confronté aux candidatures arabes, le discours « classiste » sur le développement de la Galilée laisse dès lors réapparaître la logique de ségrégation ethnique qui était au cœur du discours sur la judaïsation de la Galilée.
La persistance d’une frontière ethnique
49Il aurait été concevable que les comités d’acceptation reconnaissent la proximité sociale des candidats arabes auxquels ils sont confrontés. Les habitants qui ont été en contact avec eux n’ont pas manqué de souligner qu’il s’agissait de « gens très bien » – un code qu’ils réservent généralement aux candidats disposant des capitaux nécessaires et (d’habitude) suffisants pour intégrer un village. En parlant de la famille Z., Barukh Rozen avait ainsi évoqué des jeunes « gens très bien » ayant « toutes les qualités pour vivre ici ». Si on excepte leur appartenance ethnique, Ahmed Z. et sa femme Fatina avaient de fait un profil qui les rendait « socialement compatibles ». Tous deux diplômés du département d’architecture de Betsalel, l’école d’art la plus sélective du pays, ils sont promis à un brillant avenir dans la profession. Fatina Z. nous a par ailleurs confié que les parents de son mari, Ahmed, étaient « objectivement riches » et qu’ils avaient offert de leur prêter de l’argent pour mener à bien leur projet immobilier. À Lotem, F. B. s’était indignée de la décision négative du comité de rencontre à l’égard de la candidature de la famille T. :
« C’était des gens très gentils, avec de bons métiers, leurs enfants avaient été au jardin d’enfants ici, puis à l’école à Maale Tsvia. Beaucoup de gens les connaissaient et les appréciaient30. »
50Doctorant en sciences sociales et fonctionnaire au ministère de l’Environnement, Hussein T. et sa femme (salariée d’une ONG écologiste) étaient connus et appréciés à Lotem, un village où nombre d’habitants sont engagés dans la défense de l’environnement. Leurs enfants avaient par ailleurs fréquenté le jardin d’enfants de l’implantation, ce qui leur avait permis de nouer des liens avec les parents d’élèves. Comme les Z., ils ont donc été rejetés sur la seule base de leur appartenance ethnique. Ces cas laissent ainsi apparaître, au delà du discours sur le développement de la Galilée, la persistance d’une logique de ségrégation ethnique.
Conclusion
51En tant que pierre angulaire du projet sioniste, les politiques de judaïsation ont longtemps été pensées comme faisant l’objet d’un consensus. Depuis la fin des années 1970 et l’accélération de la colonisation des territoires occupés, l’image des politiques d’implantation s’est cependant trouvée quelque peu écornée. En Israël comme dans les territoires occupés, les politiques territoriales les plus évidemment discriminantes ont dès lors commencé à faire l’objet de critiques. Ce sont ces critiques qui ont conduit à une reformulation (le « développement de la Galilée ») destinée à rendre moins visible la dimension ethno-nationale des politiques de peuplement menées à l’intérieur de l’État d’Israël.
52Ce glissement de sens, qui a pu donner lieu à certaines évolutions en matière de pratiques, rappelle la nécessité de ne pas s’en tenir à une analyse strictement géographique des politiques de peuplement. Sans tomber dans le travers d’une approche purement cognitiviste, il est nécessaire d’intégrer à l’analyse le sens que les acteurs prêtent à ces politiques. Ce faisant, il convient de ne pas s’en tenir aux seuls responsables administratifs et politiques.
53En matière de politiques de peuplement, les discours et pratiques des « populations implantées » – les acteurs appelés, sur le terrain, à mettre en œuvre ces politiques – doivent également être explorés.
Notes de bas de page
1 Deux processus que l’hébreu désigne sous le terme de geoula, la « rédemption ».
2 Pour une présentation de ces différentes phases historiques, on renverra à Alain Dieckhoff. Cf. Dieckhoff A., Les espaces d’Israël : Essai sur la stratégie territoriale israélienne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989.
3 C’est ainsi qu’on qualifie en Israël les Palestiniens qui se sont vus octroyer la citoyenneté israélienne au lendemain du conflit de 1948.
4 Yiftachel O., Fenster T., Frontier Development and Indigeneous Peoples, Oxford, Pergamon, 1997.
5 Voir notamment Morris B., The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited, New York, Cambridge University Press, 2004. À comparer avec la thèse défendue par Ilan Pappe dans Pappe I., The Ethnic Cleansing of Palestine, Oxford, Oneworld Publications Limited, 2007.
6 Lefebvre H., The Production of Space, traduit du français en 1991 par Nicholson-Smith D., Basil Blackwell, 1991 – publié en français, en 1974 : La production de l’espace, Paris, Anthropos.
7 Yiftachel O., Ethnocracy: Land and Identity Politics in Israel/Palestine, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006.
8 Les entretiens cités dans ce chapitre font partie des 75 entretiens semi-directifs sur lesquels s’appuie ma thèse de science politique. Renno P., Le programme des mitzpim (1978-2008), logiques d’une politique d’implantation en Galilée, thèse pour le doctorat en science politique, université de Paris 1, novembre 2010.
9 Lorsque les documents ultérieurs émanant de l’Agence juive et présentant les mitzpim font référence à un document antérieur, c’est toujours ce document, intitulé « Protection des terres en Galilée, proposition de projet » qui est cité. Il en est notamment ainsi du document « Création des mitzpim en Galilée » daté du 29 octobre 1978 et signé Shimon Ravid, référence aux Archives Sionistes : classeur S15-44747).
10 Oren Yiftachel, lorsqu’il étudie les documents programmatiques produits par les institutions en charge des politiques territoriales, privilégie un corpus resserré. Il se concentre, pour chaque institution, sur seulement un ou deux plans. En ce qui concerne l’Agence juive, il cite ce seul document, qu’il nomme « Document Weitz ». Cf. Yiftachel O., Planning a Mixed Region in Israel: the Political Geography of Arab-Jewish Relations in the Galilee, Brookfield, Routledge, 1992, p. 142.
11 Il faut noter que, dans le document Weitz, Raanan Weitz emploie indifféremment les adjectifs « arabes » et « non juifs » (lo yehoudi, et non goy, qui est perçu comme péjoratif). Cependant, le premier n’est utilisé qu’une fois, Raanan Weitz semble donc lui préférer l’adjectif non juif. De fait, le langage administratif de l’époque s’abstenait généralement d’utiliser le substantif « arabe » ou l’expression « arabe israélien », et préférait parler de « non juif » (lo yehoudi) ou d’« étranger » (zar).
12 Cf. entretien avec Shimon Ravid, 7 mai 2007.
13 Kipnis B., « Geopolitical Ideologies and Regional Strategies in Israel », Tijdchrift voor Economische en Sociale Geografie (78), 1987, p. 125-138.
14 Dor A., Le programme des mitzpim en Galilée, 20 ans après, Haïfa, National Security Studies Center, 2004 ; Sofer A., Finkel R., Le programme des mitzpim en Galilée : objectifs et résultats, Rehovot, Rehovot Center of Settlement Research, 1988.
15 À la fin des années 1970, Amos Harpaz était directeur de la branche Galilée-Golan au département de l’implantation de l’Agence juive. C’et à ce titre qu’il a été impliqué dans la conception et dans la mise en œuvre du programme des mitzpim.
16 Entretien avec Matti Droublass, le 25 avril 2007.
17 Entretien avec M. M., le 28 octobre 2007.
18 L’expression eikhout haïm (qualité de vie) est aujourd’hui très largement utilisée en Israël. Assez vague, elle est susceptible de couvrir les trois réponses les plus fréquemment données à Yiftachel et Carmon et qui pointaient vers la qualité de l’environnement écologique (réponse 1), social (réponse 1 et 2) et résidentiel (réponse 1 et 3). Yiftachel O., Carmon N., « Socio-spatial Mix and interethnic Attitudes: Jewish Newcomers and Arab-Jewish Issues in the Galilee », European Planning Studies, 5 (2), 2007.
19 S. Z. a immigré en Israël en 1978 à l’âge de 33 ans. Son hébreu étant encore hésitant, elle a préféré réaliser l’entretien en anglais. Sa phrase était : « We were innocent. »
20 Depuis le milieu des années 1990, le pouvoir de ces comités d’acceptation a été critiqué par certaines organisations de défense des droits de l’homme. Ces dernières ont notamment soutenu les actions judiciaires menées par des familles refusées. Suite à ces pourvois, les procédures en vigueur ont été modifiées. Depuis août 2004, par une décision de l’Autorité foncière israélienne (la décision 1015), les comités d’acceptation sont désormais censés avoir lieu au niveau des conseils régionaux. Cependant, les villages ont habilement contourné cette nouvelle réglementation en mettant en place des comités informels – comités de rencontre (vaadat hekirout) – qui, dans la pratique, leur permettent de conserver un droit de veto sur les nouveaux arrivants.
21 L’extension du kibboutz Ginegar offrait 3 modèles dont les prix allaient de 140 à 270 000 dollars. Le secrétaire général du kibboutz nous avait expliqué qu’il avait exigé du promoteur un modèle inférieur à 150 000 dollars, qu’il savait peu courant dans la région. De fait, à Misgav, les modèles les moins chers coûtent près de 200 000 dollars. Entretien avec K. O., chargée de la croissance des villages au conseil régional de Misgav, le 11 juillet 2007.
22 Entretien mené à Yaad le 29 août 2005.
23 En zone A, les acheteurs ne paient que 13 % du prix du terrain, contre 51 % en zone B. Par ailleurs, les habitants des implantations situées en zone A bénéficient d’une réduction de 13 % de leur impôt sur le revenu plafonnée à 198 880 shekels (environ 40 000 euros). Sources tirées des sites Internet du centre d’information pour la Galilée et du ministère de l’Intérieur.
24 Entretien mené dans les locaux du conseil régional de Misgav, le 23 juillet 2007.
25 Maurin É., Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Paris, Éditions du Seuil, 2004.
26 Entretien mené le 13 août 2006 à Rakefet.
27 Les stéréotypes que les Israéliens associent aux Russes ou au Juifs orientaux sont assez caractéristiques des « défauts » prêtés aux classes populaires. En conséquence, d’un point de vue sociologique, le ressort du rejet de ces groupes peut être pensé comme social et classiste. Cependant, les acteurs en ont une approche assez ethnique. Les Orientaux de classe moyenne intégrés dans les villages communautaires sont ainsi volontiers décrits comme « achkéanizés » (mishtaknezim).
28 Entretien avec H. B., le 11 juillet 2006.
29 Entretien mené le 16 août 2006 à Hararit.
30 Entretien mené à Lotem le 26 juillet 2007.
Auteur
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