Déplacer, discipliner, guider la population rurale ? Les « regroupements », une politique de peuplement pendant la guerre d’indépendance algérienne
p. 87-104
Texte intégral
1La politique de « regroupement » des populations menée par l’État colonial pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) relève à de multiples égards d’une « politique de peuplement ». La mesure repose en effet sur une représentation de l’Algérie au prisme de la distribution spatiale de ses populations rurales, à l’habitat majoritairement épars. Dans les premières années du conflit, la déportation et le « regroupement » de ces populations dans des camps deviennent des instruments privilégiés par l’armée française pour faire face à ce qu’elle conçoit comme la « guerre révolutionnaire » du Front de libération national (FLN). Cette politique impliquait d’extraire les Algériens de leurs villages et de détruire ceux-ci, afin de supprimer tout support logistique aux maquis nationalistes. Michel Cornaton1 estime ainsi que sur une population rurale s’élevant à huit millions d’individus, deux millions quatre cent milles Algériens auraient été regroupés dans ces camps, sans compter les nombreux réfugiés (un million huit cent mille) qui fuirent les violences de la guerre pour s’installer dans les périphéries urbaines. Ainsi, près de 50 % de la population rurale aurait subi un déplacement forcé. Un certain nombre de ces camps resteront en place après l’indépendance.
2Si, sur le long terme, ces « regroupements » contribuent à une large redistribution du peuplement, ils ont surtout pour effet immédiat de précariser un nombre sans cesse croissant de familles rurales déracinées2. En 1959, la révélation de cette situation3 incite le gouvernement à lancer le programme des Mille villages, censé transformer une mesure militaire en une politique de redistribution rationnelle du peuplement. Il s’agit dès lors de transformer la société et l’économie rurale pour produire de « nouveaux villages », symboles de « l’Algérie nouvelle » qui doit permettre de préserver la souveraineté française sur la colonie.
3L’institutionnalisation de cette pratique contribue ainsi à la formation d’un double cadre d’action. Oscillant entre « guerre révolutionnaire » et « Algérie nouvelle », ou combinant les deux perspectives, ce cadre influence en retour les pratiques liées à l’encadrement des camps. En étudiant successivement ces deux aspects, nous chercherons à montrer que le regroupement comme politique de peuplement est caractéristique d’une gouvernementalité d’exception, instaurée afin de mieux contrôler et guider cette population algérienne, que les acteurs de l’État colonial considèrent à la fois comme le moyen et l’enjeu de leur lutte contre le FLN, mais aussi l’objectif à atteindre pour préserver la souveraineté française en Algérie.
L’institutionnalisation d’une politique de peuplement : le regroupement, de la « guerre révolutionnaire » à « l’Algérie nouvelle » ?
4Le 1er novembre 1954, une série d’actions armées menées par le FLN marque le départ chronologique de cette guerre qui mènera à l’indépendance algérienne. Ces actions sont plus soutenues dans les Aurès, vaste région montagneuse où les insurgés reçoivent dans les jours qui suivent le soutien croissant de la population rurale. C’est également ici que la réaction de l’État colonial s’avère la plus violente. À Batna, chef-lieu des Aurès, les autorités locales décident de faire évacuer les montagnes de leurs populations, pour mieux pouvoir les bombarder. Le 22 novembre, un tract lâché sur les Aurès ordonne aux habitants des douars4 de quitter leurs villages pour se replier sur les « zones de sécurité » situées en plaine5. Les responsables de l’État colonial sont loin de penser aux conséquences de ce choix sur le long terme : il s’agit pour eux de rétablir l’ordre par l’adoption d’une mesure certes exceptionnelle, mais temporaire. Rétrospectivement, ce choix apparaît comme l’un de ceux qui marquèrent le plus fondamentalement l’histoire du conflit, tant il pose les bases informelles d’un principe d’action qui sera massivement utilisé pour lutter contre le FLN : la création de zones interdites à toute circulation et présence humaines, suivie du déplacement et du regroupement des populations rurales dans des camps. De 1955 à 1957, le regroupement tend à s’institutionnaliser au fur et à mesure que la pratique se répand dans la conduite des opérations militaires locales. Oscillant entre enjeux de la « guerre révolutionnaire » et création d’une « Algérie nouvelle », ce processus d’institutionnalisation enferme la pratique dans des contradictions structurelles qui scanderont toute l’histoire des regroupements.
5En 1955, les Aurès sont le théâtre d’expérimentation d’une politique qui sera appliquée par la suite à l’ensemble du territoire algérien, la pacification. En mai, le gouverneur général Soustelle a créé le Commandement civil et militaire des Aurès-Nementchas (CCMAN), qu’il confie au général Parlange. Ce vétéran de la première guerre mondiale, fort d’une longue carrière au sein des Affaires indigènes (AI) du Maroc6, partage avec Soustelle une même conception de l’action, selon laquelle la sous-administration de l’Algérie est la cause de ses maux actuels. La faiblesse du maillage administratif laisserait en effet le champ libre au FLN dans sa quête du soutien populaire, et gênerait également la recherche du renseignement nécessaire aux opérations militaires. Déjà, en mars, plusieurs officiers des AI du Maroc ont été envoyés dans l’Aurès à la demande du Commandement, pour se rapprocher des populations rurales et contribuer au renseignement. Le pouvoir central, en quête d’une solution, s’engouffre dans la brèche. Dès la fin de l’année 1955, la formule est institutionnalisée par la création des Sections administratives spécialisées (SAS), dont le réseau couvrira le territoire algérien à partir de 1959. Confiées aux officiers des Affaires algériennes (AA), les missions des SAS se diversifient. Sans jamais délaisser l’activité militaire, leur rôle comprendra également l’exercice des responsabilités administratives, sociales, éducatives et économiques locales, sans oublier la surveillance et le contrôle du corps social7.
6L’idée d’une politique de regroupement émerge dès le mois de juin 1955. S’inspirant du repli des douars en novembre 1954, Parlange envisage de le généraliser dans l’Aurès en septembre 1955, avant d’abandonner l’idée au début de l’année 1956 – les crédits demandés pour les deux premiers camps, T’Kout et M’Chounèche, ne lui ont pas été accordés. Pourtant, il considère le regroupement comme l’un des meilleurs moyens pour affaiblir le FLN et, surtout, pour « renforcer le contact » avec la population rurale, l’objet de sa mission dans les Aurès8. Le contexte est ici décisif : le CCMAN est confronté à une importante baisse de ses effectifs, fait qui gêne le développement du réseau SAS, dont les postes supposent le maintien à proximité d’une unité militaire. Pour Parlange, le regroupement semble être une alternative valable à l’impossible multiplication des SAS. À défaut de pouvoir rapprocher l’administration des administrés, il s’agira de rapprocher les administrés de l’administration. C’est à la fin de l’été 1956 que l’idée d’une politique d’ensemble ressurgit, suite à une série de « regroupements volontaires9 » à Khenchela, l’une des communes de l’Aurès. Parlange y voit l’occasion de mettre en œuvre sa conception du regroupement : créer des « centres viables » qui permettront, par la protection militaire et l’assurance d’une existence matérielle basique (logement, emploi), de détourner les Algériens du FLN10. Il y voit l’opportunité de réclamer des crédits pour parvenir à ce but. Ces « centres viables » devraient selon lui devenir des centres d’attraction et, avec le temps, inciter les populations rurales de toute la commune à se regrouper d’elles-mêmes près des postes militaires11. Mais dans le même temps, le général Vanuxem, son adjoint militaire, ancien de la guerre d’Indochine séduit à son arrivée dans les Aurès par le principe du regroupement, tente de convaincre son supérieur de mettre en œuvre une politique plus massive, afin de porter un coup décisif et brutal au mouvement nationaliste. Ce qu’il finit par faire, profitant de l’absence de Parlange au début de l’année 1957. À son retour, le chef du CCMAN se montre particulièrement critique sur les décisions de son subordonné, dont il considère qu’elles ont ruiné sa propre politique12.
7L’opposition entre les deux hommes est symptomatique d’un moment où le champ étatique connaît d’importants changements en Algérie, avec l’arrivée des officiers d’Indochine et la montée en puissance de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) dans les cercles de réflexion et de décision militaires13. Ces militaires – théoriciens comme praticiens –, sont convaincus que les principes de la « guerre révolutionnaire » guident la guérilla nationaliste algérienne – et qu’il convient de se situer par rapport à ces principes, attribués au leader chinois Mao-Tsé-Toung. La victoire de la « guerre révolutionnaire » reposant sur l’adhésion de la population civile, les doctrinaires français vont faire de la population le milieu à contrôler, à organiser, et à guider. Dans cette perspective, le peuplement (entendu comme distribution spatiale de cette population) devient clairement un moyen à utiliser pour contrer la « guerre révolutionnaire ». Pour venir à bout du FLN, il convient de saper le soutien que la population est susceptible de lui apporter, en la regroupant et en la plaçant sous le contrôle permanent de l’armée14. L’année voit le développement de la pratique dans cette perspective, principalement du fait de la diffusion de cette perception du conflit qui, du reste, ne concerne pas que les militaires.
8Maurice Papon, Inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire (Igame), la plus haute autorité civile territoriale, est l’un des civils le plus tôt convertis à la « guerre révolutionnaire15 » – et l’un de ceux qui se fait rapidement le défenseur du regroupement pour combattre le FLN. Il incite ses subordonnés civils et militaires à le mettre en pratique dans les principaux théâtres opérationnels du Constantinois, soit la zone couvrant Djidjelli, Collo, El Milia et Philippeville (premier semestre), puis sur la frontière tunisienne (deuxième semestre). Même chose dans l’Ouest algérien, où l’Igame Pierre Lambert lance dès le second semestre d’importants regroupements16.
9À cette date, la pratique, fortement répandue, n’a toujours pas fait l’objet d’une directive d’ensemble. De telles instructions apparaissent pourtant à la fin de l’année 1957, institutionnalisant le regroupement dans le langage de la « guerre révolutionnaire ». En septembre, une directive de la région de Constantine définit ainsi l’objectif de la mesure : « Supprimer le support fourni aux hors-la-loi par une population dispersée et, en même temps, arracher cette population, enjeu de la guerre révolutionnaire, à l’emprise rebelle17. » En octobre, le général Salan, commandant en chef, reprend la même idée afin de définir un cadre homogène pour l’ensemble de l’armée :
« [L]’objectif principal des rebelles a toujours été d’obtenir l’adhésion totale de la population […]. Ôter à la subversion ce support, c’est l’asphyxier à plus ou moins longue échéance. Le regroupement des populations à proximité des postes militaires ou dans des zones protégées paraît donc devoir être un procédé hautement valable18. »
10Trois semaines plus tard, la circulaire adoptée par le ministre résidant, Robert Lacoste, ne remet pas en cause ce principe, semblant même le considérer comme acquis19.
11Pourtant, l’existence même de ces directives incite à s’interroger sur l’intention des acteurs qui les ont conçues. Tous sont plus ou moins acquis à l’idée de la « guerre révolutionnaire », et semblent concevoir le regroupement comme un moyen efficace à lui opposer. Pourtant, tous ne s’accordent pas sur la hiérarchie des enjeux, d’autant plus lorsqu’ils constatent les premiers effets sociaux du regroupement. Après une phase de mise en œuvre impulsée par la séduction intellectuelle du principe, mais le plus souvent non planifiée, suit l’arrivée massive des regroupés et le problème de leur prise en charge qui surgit sur l’agenda des autorités civiles.
12L’institutionnalisation de la doctrine du regroupement est l’un des faits majeurs de ces textes. Mais ceux-ci ont surtout pour objectif de rechercher des solutions préventives aux nombreux problèmes posés par la mesure, des solutions qui permettent la poursuite des opérations sans impliquer leurs effets structurels (i. e. la précarisation des ruraux). En 1956, cette recherche débouche sur la production d’un cadre normatif qui changera peu jusqu’à la fin de la guerre. Dès janvier, dans les Aurès, Parlange avait précisé quelques normes à respecter afin d’éviter les effets imprévus constatés à T’Kout et M’Chounèche – et que l’on retrouvera dans la plupart des camps créés au cours de cette période 1957-1959 : paupérisation des regroupés suite à l’éloignement de leurs terres de culture, perte de leurs réserves céréalières, amenuisement progressif de leurs troupeaux, dépendance à l’égard de l’administration et des officiers de SAS, existence matérielle précaire dans des tentes ou dans des « gourbis améliorés », crises sanitaires et médicales qui favorisent une forte mortalité, notamment infantile. Le regroupement constitue un ensemble de faits sociaux problématiques que l’administration locale peine à résoudre. L’allocation de secours en nature reste la solution la plus courante, de même que la construction d’un habitat souvent sommaire. Les camps s’installent dans la durée et leur nombre augmente, complexifiant la tâche d’une administration qui n’a pas les ressources pour suivre.
13Pour les responsables civils, mais aussi militaires locaux, tel Parlange, ce décalage entre la croissance des regroupements et les capacités administratives à les prendre en charge peut en retour compliquer les projets à long terme de l’État colonial, en rapprochent définitivement les Algériens du FLN. Persuadés que l’opinion de la population n’est pas définitivement gagnée à la cause nationaliste, et qu’elle ne peut même que tendre à s’ajuster face aux actions sociales, éducatives ou économiques, Parlange et nombre de ses subordonnés20 considèrent qu’un regroupement planifié peut produire un effet politique inverse : favoriser « l’adhésion » des Algériens à la cause française.
14Début 1957, une « note d’orientation » institutionnalise la doctrine et la pratique, tout en cherchant à rationaliser la solution avancée par Parlange. Selon cette note, le regroupement ne saurait se résoudre désormais à la création de centres temporaires et exceptionnels. Il s’agit de créer des « centres viables » qui permettront aux regroupés de vivre correctement et, à terme, de mieux vivre. Elle impose ainsi la distinction entre deux regroupements. Si les premiers sont « temporaires », les autres doivent être « définitifs ». Les premiers concernent « une opération réellement placée sous le signe de la sécurité, tout autre considération passant au second plan », lorsque les seconds impliquent « une implantation rationnelle commandée par une évolution21… »
15On peut toutefois se poser la question des motivations réelles des acteurs impliqués : croient-ils au projet qu’ils proposent, ou cherchent-ils à justifier des opérations militaires en mettant en avant un vague projet d’ingénierie sociale ? Rétrospectivement, il est clair que cette directive a surtout servi les objectifs du commandement local, ceux de Vanuxem, qui mit en avant l’intérêt à long terme des « centres viables » pour plaider, auprès d’Alger, le regroupement des populations de Khenchela22. Et il est notable que la diffusion de cette directive suivra toujours celle de la pratique avec un certain retard. Partout, une même pratique (le regroupement sans aucune planification) produit les mêmes effets (le déracinement des ruraux et ses conséquences socio-économiques), incitant les autorités responsables (Papon, Salan, Lacoste) à proposer la distinction entre provisoire et définitif comme moyen de régler les crises nées du regroupement.
16En septembre 1957, Maurice Papon met ainsi en avant l’intérêt des « centres viables » contre la « guerre révolutionnaire » : « Regrouper [l]es populations aboutit à créer des forces. Capter ces forces, c’est gagner la population, autrement dit gagner la lutte. » Or, le seul moyen de « capturer ces forces », ce sont ces « centres viables » qui, « grâce à une concentration des moyens, doivent amener la population musulmane à un niveau de vie amélioré23 ». La mobilisation de cet argument (le développement rural) vise à convaincre le ministre résidant, Robert Lacoste, de lui octroyer de nouveaux crédits. Dans l’un de ses rapports, Papon décrit la politique de regroupement et la réforme communale comme les deux leviers devant permettre de mener « l’action politique24 ». La mobilisation de l’argument n’est pas anodine : Lacoste a fait de cette réforme le pilier de « l’Algérie nouvelle », cette formule qui fonctionne comme un leitmotiv tout au long du conflit et défend l’idée qu’une série de réformes structurelles permettra – en transformant la situation sociale, économique, et politique des Algériens25 – de conserver l’Algérie française26. La circulaire de Robert Lacoste semble intégrer le regroupement à cette idée d’une « Algérie nouvelle » : la création des « centres viables », dont la réalisation est confiée au commissariat à la Reconstruction27, est ainsi présentée comme un instrument devant concrétiser la réforme communale28. Mais les motivations de Lacoste et des responsables de l’administration centrale ne sont pas sans ambiguïtés. Alger doit faire face à une demande croissante de crédits pour les regroupements. Or, dans les semaines qui suivent la diffusion de ce texte, le commissaire à la Reconstruction, Louis Gas, est envoyé par le ministre résidant pour tempérer les ardeurs des autorités territoriales en matière de regroupements : seuls les « centres viables » faisant l’objet d’une étude préparatoire suffisante seront pris en charge par le commissariat, institution dont les ressources financières sont limitées ; les camps provisoires, eux, seront à la charge des autorités locales. La décision heurte les responsables civils et militaires qui pensent que le regroupement doit se calquer sur les rythmes de la « guerre révolutionnaire », non sur ceux de la Reconstruction29.
17Toutefois, Alger ne parvient pas à s’imposer. Sur le terrain, l’armée domine. Jusqu’en 1959, le rythme de la création des camps ne cesse de s’accélérer, surtout après le mois de mai 1958 qui voit la nomination du général Salan en remplacement de Robert Lacoste – et alors que les préfets et sous-préfets sont remplacés par les généraux commandants de zones et de secteurs. Au cours de cette période (fin 1957-début 1959), le regroupement comme problème social ne cesse de s’aggraver. S’il reste jusqu’en 1959 une affaire « interne », la fuite dans la presse métropolitaine du rapport officieux de Michel Rocard, alors stagiaire de l’ENA et qui se montre particulièrement critique sur les regroupements, contribue à faire de ces derniers un véritable problème public inscrit sur l’agenda officiel du délégué général Paul Delouvrier, qui remplace Raoul Salan après l’élection de Charles de Gaulle à la présidence30.
18Paul Delouvrier, afin de couper court au scandale, lance l’idée d’un programme de développement rural qu’il nomme Mille villages. Sur ce point, il suit les conseils d’un haut-fonctionnaire algérois, inspecteur de l’administration, qui considère que le regroupement
« est non pas seulement une technique politico-militaire, mais encore une occasion exceptionnelle, et peut-être unique, d’extraire une population de son milieu traditionnel pour la transplanter dans un monde différent, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter pour elle sur les plans économique et social, donc humain31 ».
19Sur le fond toutefois, Mille villages présente peu d’innovations, les « centres viables » ont seulement pris un nouveau nom. De plus, si l’équipe de Delouvrier procède à des ajustements marginaux (création de groupes itinérants pour évaluer l’avenir des regroupements, réforme du financement des programmes d’aménagement ruraux), il faut attendre la création de l’Inspection générale des regroupements de population (IGRP) en novembre 1959, pour que le programme soit doté d’une doctrine et d’un projet à long terme. L’IGRP est alors chargée de suivre, de surveiller et d’amender la politique de regroupement. À sa tête, Delouvrier nomme le général Parlange qui peut alors imposer la conception qu’il défend, en vain, depuis 1957 :
« Hormis certains regroupements temporaires imposés par les besoins opérationnels et considérés par l’autorité militaire comme le moyen le plus efficace de lutte contre les rebelles, le regroupement n’est concevable que dans la perspective d’une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled32 »,
20écrit-il dans la directive officielle qui fixe la doctrine Mille villages en avril 1960.
21Mais le regroupement est devenu, entre 1957 et 1959, une véritable habitude opérationnelle pour les militaires. Si Delouvrier avait tenté de le limiter en imposant son autorisation comme préalable à toute nouvelle création33, ses consignes ne furent globalement pas respectées au cours de l’année 1959, marquée par les premières opérations du plan Challe34. Ces opérations se poursuivent tout au long de l’année 1960 – période à laquelle la pratique du regroupement atteint même son paroxysme. En deux ans, plus d’un million d’Algériens seront ainsi regroupés dans plus de mille nouveaux camps. Fin 1960, les inspecteurs de l’IGRP peuvent mesurer les distorsions entre l’ampleur du projet, les moyens mis à leur disposition et les effets du plan Challe. Leurs rapports se font critiques, et l’un d’entre eux dénoncera même les « conditions concentrationnaires » dans lesquelles vivent les réfugiés de Petite-Kabylie, finissant même par proposer un plan général de « dégroupement35 ». Quelques semaines plus tard, Alger substituera ce principe à celui de la création des nouveaux villages planifiés pour 1961, mettant ainsi un terme à la croissance ininterrompue des regroupements depuis 195636.
22De 1957 à 1961, il existe donc une politique de regroupement, qui semble vouloir contribuer à la production de l’« Algérie nouvelle » par la création de « centres viables », puis de « nouveaux villages ». Mais il faut comprendre ce terme comme un champ des possibles, dans lequel s’ajustent, selon leurs intérêts ou idées propres, les attitudes des acteurs impliqués dans la conduite de l’action publique ou des opérations militaires en Algérie. Sans nier qu’il s’agisse d’un projet auquel certains adhèrent sincèrement, le « nouveau village » reste aussi une justification socio-économique pour demander des crédits afin de mieux poursuivre le déplacement des ruraux à des fins uniquement stratégiques, comme il peut également être un argument aux mains du pouvoir central pour tempérer, par pragmatisme budgétaire, les ardeurs des autorités territoriales. Mais cette institutionnalisation du regroupement, qui contribua à produire – pour les raisons que l’on vient de voir – un double cadre cognitif et normatif, n’en eut pas moins pour effet retour d’influencer les pratiques des acteurs de l’État chargés d’encadrer les camps. Ces derniers deviennent le lieu où s’exerce une gouvernementalité d’exception, celle des SAS qui doivent surveiller, discipliner, conduire la population.
Les pratiques d’une administration d’exception : surveiller, discipliner et guider
23Le terme de centre fut choisi pendant les premières années de la guerre pour décrire l’institution dans laquelle étaient regroupés les ruraux algériens. Ce choix tend sans doute à éviter l’amalgame avec les camps de la Seconde guerre mondiale, dont le souvenir est vif pour la plupart des acteurs engagés en Algérie. Étymologiquement pourtant, le terme désigne bien le processus à l’œuvre dans le regroupement : la concentration spatiale d’une population, alors placée dans une institution qui, par ses composantes matérielles, offre souvent l’allure du camp décrit par Joel Kotek et Pierre Rigoulot. La mesure s’intègre dans la typologie de l’espace concentrationnaire établie par ces derniers, tant elle relève d’une volonté d’isoler, « à titre préventif, une partie du corps social, c’est-à-dire des individus ou groupes d’individus, jugés suspects, sinon nuisibles37 ». Par sa fonction même, il faut donc saisir le regroupement comme un dispositif de pouvoir visant à établir une gestion politique de l’espace et de la population, dans un contexte marqué par l’adoption de mesures exceptionnelles38. Le regroupement participe dans son intention d’une même logique d’exception39, puisqu’il vise à suspendre l’existence normale des Algériens, d’une manière pensée comme temporaire au départ, et qui tend le plus souvent à s’inscrire dans la durée. Les zones interdites, les SAS et le quadrillage militaire, comme les regroupements, participent tous d’un même dispositif de pouvoir : les premières établissent un zonage sécuritaire de l’espace public, les seconds quadrillent le territoire pour renforcer l’infrastructure administrative et militaire, les derniers assignent spatialement la population, enjeu de l’action publique.
24On retrouve dans le dispositif d’enfermement les éléments matériels constitutifs du camp, outre la contrainte imposée à la mobilité qui fait du regroupement, avec la torture physique40, l’un des points culminants des atteintes aux libertés individuelles pendant la guerre d’indépendance41. Si les quelques 2.000 camps ne permettent pas de dresser un portrait unique du regroupement42, le barbelé, ce symbole de la « modernité concentrationnaire43 » entoure la grande majorité des camps et agit, ici comme ailleurs, en outil paradigmatique d’une gestion politique de l’espace. De même, la présence non systématique mais récurrente de tours de garde ou de miradors témoigne d’un agencement matériel dont l’objectif reste la surveillance de la population regroupée et de ses possibles activités en direction de l’extérieur – soit le soutien qu’elle peut toujours apporter au FLN44.
25L’agencement des habitations dans le camp a souvent été décrit comme l’un des éléments clés de ce dispositif de surveillance. Pourtant, on constate une grande diversité dans la disposition des maisons, des rues et des bâtiments selon les cas. Les déplacements de populations non organisés par l’autorité aboutissent généralement à l’agglomération de familles près des villages existants, que l’asile soit trouvé auprès de parents ou par la construction d’un habitat sommaire. Par ailleurs, lorsque les regroupements concentrent un nombre important d’individus, l’agencement spatial peut également tendre à la production de véritables bidonvilles ruraux, même lorsque l’armée organise le déplacement. Tous les camps sont loin, alors, de ressembler à cette institution panoptique décrite par Bourdieu et Sayad, cette centuriation45 de l’espace où les rues rectilignes imposent un ordre spatial pour une discipline sociale. Mais il est clair que ce modèle domine tous les camps aménagés par l’autorité, que ce soit avant l’arrivée des populations ou après. Les regroupements ainsi créés, loin de ressembler aux villages traditionnels, se calquent sur le modèle des cités de recasement alors en vogue en Algérie46. Faut-il voir dans ce choix une obsession de l’ordre et une volonté de produire un espace propice à la surveillance sociale, ou bien la conséquence d’un raisonnement pragmatique qui, dans l’urgence, privilégie les solutions à faible coût et les modèles préexistants ? Rues rectilignes et habitat standardisé sont certes les solutions les plus simples et les plus accessibles pour les SAS, dont les ressources sont limitées. Mais ces éléments sont également les plus efficaces pour assurer les tâches qui leur sont confiées. L’agencement de l’habitat contribue donc aussi à assurer la surveillance du corps social47.
26Espace créé et organisé pour surveiller la population, le regroupement relève de ces institutions qualifiées de « disciplinaires » par Foucault48. Il s’agit bien de gérer la répartition des corps individuels dans l’espace, de les rendre visibles, mais aussi de discipliner le corps social et le groupe dans son ensemble à travers les pratiques et comportements de ses membres. En ce sens, l’ensemble du camp fonctionne comme une institution dont l’objectif et les moyens mis en œuvre – humains, matériels et organisationnels – ont pour fonction de discipliner la population enfermée, c’est-à-dire notamment l’empêcher de soutenir le FLN et l’inciter à adopter une attitude jugée conforme aux attentes des représentants de l’État.
27Le recensement et la tenue de fichiers individuels, de même que l’organisation de la population par la désignation de responsables, trouvent dans le regroupement un terrain d’application des plus favorables. Des règles organisent le déplacement des individus dans et hors de l’espace du camp, avec là encore de fortes variations locales. On trouve toutefois un ensemble de règles récurrentes, dont l’exemple suivant est représentatif : l’emplacement du camp doit toujours se situer à proximité de l’autorité, afin d’en assurer la surveillance permanente, notamment de nuit, par l’usage de projecteurs ; il doit être entouré d’un réseau de barbelés « comportant le minimum d’ouvertures qui doivent être obstruées la nuit » ; chaque matin, « aussitôt le lever du soleil », et chaque soir, « tous les hommes sont rassemblées et il est procédé à leur appel », et aucun ne peut quitter le regroupement sans l’autorisation du responsable de poste. À Saint-Charles, l’autorité militaire autorise les regroupés qui le peuvent à exercer partiellement certaines activités économiques à l’extérieur, celles-ci étant fortement contrôlées puisque « les hommes se rendant aux travaux agricoles sont nommément désignés et ne peuvent emporter que les vivres qui leur sont strictement indispensables pour la journée. Ils sont fouillés au départ et au retour49 ».
28La régulation de la mobilité intérieure ou extérieure pose la question de la surveillance des comportements. Les SAS doivent intervenir et s’assurer que les regroupés adoptent une attitude conforme à leurs attentes. Comme la plupart, l’officier de la SAS des Zardézas évalue mensuellement la situation des camps au regard de cette attitude : « Population calme et très bien en main » (juillet 1959), « population toujours calme et disciplinée » (août), « population extérieurement calme et disciplinée » (septembre), etc. Dans leurs rapports périodiques, le « moral » de la population sert ainsi de baromètre pour évaluer sa discipline, et l’action à entreprendre. Il s’agit surtout de décourager la population, de l’empêcher ou de la faire renoncer à apporter son soutien aux maquis de l’ALN et, partant, à lui dicter ce que doit être sa conduite, ses choix politiques, en l’obligeant – par la force si besoin – à adopter une attitude jugée convenable à l’égard de l’officier de SAS, représentant de l’État colonial. C’est ce qu’illustre l’exemple de la SAS de Catinat (El Milia), où existent trois camps. L’officier compare dans ses rapports le moral respectif de leurs populations. Le premier camp, plus ancien, lui semble « discipliné » et acquis à la cause française. Le second, plus hostile, est composé majoritairement de femmes dont les maris, fils ou frères, sont au maquis. Le dernier occupe une situation médiane, entre « neutralisme » et « position antifrançaise ». L’étude des rapports montre qu’il ajuste son action dans chacun des camps à sa perception de l’attitude des populations. Début 1960, il applique dans le troisième des méthodes particulièrement contraignantes, afin de forcer la population à collaborer avec lui :
« Cloisonnement vers l’extérieur, blâme publique et nominatif des éléments hostiles, nommer des responsables de toute sorte et rendre la tâche impossible à ces derniers, faire tourner la fureur publique contre eux et [provoquer] par là une cristallisation de plusieurs éléments homogènes, ensuite choix de l’élément le plus vigoureux et le travailler50. »
29Observant un changement d’attitude, il envisage de « recaser » la population à proximité de ses terres originelles, sous surveillance de l’armée, puisqu’elle lui apparaît alors suffisamment « disciplinée ». Lorsqu’en juin, il tire le bilan de son action, la conclusion est éloquente : si dans le premier et le troisième camp la « victoire » est acquise, dans le second, l’attitude de la population lui semble toujours trop hostile. Après avoir utilisé « la méthode de persuasion douce et “humanitaire” », il constate que le résultat est « lamentable », et décide de mettre en œuvre les mesures qu’il a utilisées dans les autres camps, en coupant la population de l’extérieur : « [A] lors nous les traitons dorénavant à la manière des [habitants du premier et du deuxième camp], les premiers résultats positifs ne se sont pas fait attendre. »
30L’exemple, bien sûr, reste relatif : tous les officiers n’utilisent pas de telles méthodes pour gérer leur relation avec la population regroupée. Mais il ne faut pas perdre de vue ce qui, dans ce conflit, caractérise pour les acteurs de la pacification l’objet même de leur présence et de leurs actes en Algérie : s’assurer la collaboration et la conciliation de la population, dont ils estiment que les aspirations politiques sont réversibles, que ce soit par la force ou par l’exercice de tâches civiles (nourrir, loger, soigner, éduquer). Outre la surveillance, la discipline du corps social informe ces tâches, qui doivent également aider le SAS à conduire et à gouverner la population. La question de l’aménagement des regroupements et de la production de « nouveaux villages » en témoigne.
31Politique d’assistance dans les premières années de la guerre, l’action administrative au sein des camps est ensuite pensée et présentée comme le moyen de transformer l’ensemble du milieu rural : amélioration de l’habitat, infrastructure moderne des villages (rues, places, système d’alimentation des eaux et d’évacuation des eaux usées), amélioration de la production agricole, développement d’activités économiques alternatives, mise en place de la vie politique locale, etc. Le regroupement permet de concentrer ces actions, de devenir l’un de ces lieux où s’exerce le pouvoir administratif, celui de la police qui consacre par ses domaines d’intervention la « modernité administrative » : « [L]’objectif de la police, c’est […] le contrôle et la prise en charge de l’activité des hommes en tant que cette activité constitue un élément différentiel dans le développement des forces de l’État51. »
32Pour comprendre l’institutionnalisation de cette fonction et le fait qu’elle soit confiée aux SAS, il faut mentionner la conviction – dominante dans le champ étatique – que les paysans algériens constituent une population sous-administrée et délaissée par l’État, et que la guerre fournit l’occasion de remédier à ce fait (tout en en faisant une nécessité pour assurer le maintien de la souveraineté française sur l’Algérie52). Certes, ces officiers n’ont pas attendu la formulation du programme Mille villages pour prendre en charge les besoins et les activités des populations regroupées. Plus qu’une projection sur le long terme, il s’agit d’abord de changer la situation présente, qu’elle relève d’une crise plus ancienne ou qu’elle soit née de la guerre, mais à laquelle ils sont directement confrontés. La distribution de nourriture et de vêtements, l’organisation des soins ou d’un suivi médical basique, l’ouverture de classes scolaires ou la construction d’habitations, l’ouverture de chantiers de travail afin de fournir un salaire à des individus privés de leurs moyens d’existence traditionnels, sont autant d’activités qui visent d’abord à endiguer une situation critique jugée inacceptable sur le plan éthique et/ou dangereuse sur le plan politique.
33Dans ce contexte, l’enjeu général du conflit rend difficilement séparable l’action sociale, économique et éducative, de la lutte contre le FLN. Elles forment un tout, et même si celui-ci n’est pas toujours consciemment revendiqué, l’action des SAS, ultime avatar d’un paternalisme colonial, vise également à favoriser l’adhésion des individus à la cause française. Il en va de même pour l’amélioration des camps et la création des villages. Passée la gestion de l’urgence, certains projets d’ingénierie sociale sont ainsi mis en pratique par les officiers de SAS, dont la plupart tentent de mettre à profit les ressources financières que le programme Mille villages dégage. La majorité de ces officiers partage la manière de voir de l’IGRP53, à l’exemple des officiers des SAS de Philippeville où, en février 1960, 109.447 individus vivent dans 52 camps54. Ces officiers, chargés d’évaluer l’avenir de ces regroupements selon leurs possibilités de développement économique, répondent que cette politique aura contribué à la création de 41 nouveaux villages et qu’elle devrait entraîner l’installation définitive d’environ 84,16 % de la population concernée55. Au-delà des limites d’une telle évaluation, ces questionnaires montrent bien que les officiers de SAS partagent l’idée que le regroupement est un acquis dont l’administration doit tirer profit : tout retour à l’habitat dispersé est en effet perçu comme problématique, comme le résume l’officier d’Oued Mouger, lorsqu’il affirme, au sujet d’un possible dégroupement, qu’« [i] l ne faudra pas laisser [la population] se disperser (sic) comme auparavant si nous voulons conserver le contact avec eux et les administrer correctement, mais les grouper en un point qui leur donnera à tous le maximum de facilités pour vivre, point qui pourra devenir un village56 ».
34Cette idée de mettre à profit la situation présente pour transformer la situation passée explique en grande partie l’investissement de ces officiers dans l’équipement des camps. Les différentes domaines de cette action s’inscrivent dans la gouvernementalité biopolitique mise en lumière par Foucault : dans tous les cas, les officiers doivent rechercher l’amélioration de l’hygiène, la prévention des épidémies, l’aide médiale, et la scolarisation primaire ; dans le cas d’une installation définitive, l’action doit s’orienter vers la transformation de l’habitat, le développement de l’infrastructure, les travaux d’hydraulique, l’assainissement des centres et leur équipement socio-administratif. La réalisation de ces projets reste bien sûr très inégale, mais lorsque ces officiers font le propre bilan de leurs activités, ils montrent à quel point ils envisagent leur action comme une contribution à l’amélioration de la situation des regroupés, mais aussi comme un moyen pour changer leurs habitudes et leur imposer un style de vie jugé meilleur57. Pour l’officier de la SAS d’El Mouger, « [s]ur le plan social, il faut donner au plus vite leurs visages d’avenir aux nouveaux villages et inculquer cet esprit à la Masse Musulmane », et, dans cette perspective, « [l]e but de la SAS a été […] de fixer la population en l’habituant à ce nouveau genre de vie pour elle58 ». L’idée, présente dans nombre de rapports, sous-tend qu’une telle transformation est susceptible d’apporter un mieux-être aux populations regroupées. Pour l’officier de Gastu, la création du « nouveau village » de Makassa va dans ce sens et « [l] es efforts de discipline et d’organisation qui modifient quelque peu les habitudes ancestrales sont aisément supportés par l’apport d’un mieux-être59 ». Pour celui de Béni-Béchir,
« [les mechtas] étaient disséminées dans la commune et [ce fait] rendait impossible toute possibilité de progrès quelconque […]. Après la construction prévue du village en dur, on peut [le] considérer comme définitif, la population hésitante au début reconnaît tous les avantages et les facilités que ce genre de vie lui apporte60 ».
35Cette amélioration du quotidien apparaît aussi lorsque les officiers de SAS étudient l’aménagement du système économique local. Que ce soit à travers l’extension des cultures, la modernisation agricole, le développement industriel, l’alignement sur le modèle culturel de l’économie occidentale est recherché. L’officier de la SAS de La Robertsau propose de développer l’industrie et la transformation des produits agricoles, « perspective intéressantes » et qui pourraient être « le point de départ pour d’autres implantations artisanales et semi-industrielles61 ». Là encore, le développement économique doit favoriser l’amélioration des conditions de vie, comme en témoigne le projet de création du village des Platanes, intégré à Mille villages, et qui consiste à créer un centre « essentiellement touristique », économie profitable aux regroupés, « [auxquels] l’afflux des étrangers doit procurer davantage de bien-être62 ».
36De cette mesure de contrainte qui a produit une situation souvent précaire, de ce regroupement qui, pour les SAS, révèle plus qu’il ne créé un problème public, beaucoup envisagent de faire une solution : le « village », symbole de la modernisation et du développement du monde rural, de « l’Algérie nouvelle » enfin concrétisée. Mais il y a souvent loin des intentions à leurs réalisations, et le bilan des Mille villages reste très mitigé. Les causes en sont nombreuses : inadaptation des moyens et des ressources mobilisées pour un si vaste projet d’ingénierie sociale ; lenteur des travaux ou difficultés à les réaliser dans un contexte de guerre, d’autant plus sur une si courte durée (1959-1960) ; instrumentalisation du projet à des fins de propagande ou pour justifier une action qui reste, jusqu’en 1961, essentiellement militaire.
37Nonobstant les villages modèles présentés à la presse, Mille villages a permis d’améliorer les conditions de vie d’une infime partie de ces centaines de milliers de regroupés, déjà déplacés au début de l’année 1959. Et encore, il faut prendre en compte les effets des opérations du plan Challe, qui double en deux ans les besoins primaires auxquels l’administration doit faire face, sans pour autant que les moyens de celles-ci n’augmentent proportionnellement. Mille villages est un projet condamné avant même d’être lancé, comme en témoignent les rapports critiques de ses défenseurs les plus enthousiastes – et la décision, un peu plus d’un an après la création de l’IGRP, d’officialiser une politique de dégroupement. Présentée comme la continuation logique du regroupement, elle fut surtout pour l’autorité civile le moyen de rappeler l’armée à l’ordre et de mettre un terme à une politique qui ne fut jamais contrôlée. Une politique qui, sur les plans financiers, politiques et symboliques, était vue comme d’autant plus coûteuse que l’évolution du conflit, à partir de 1961, laissait peu de doutes sur l’avenir et lui faisait perdre sons sens premier.
Conclusion
38Le camp de regroupement est l’un des dispositifs de pouvoir d’une gouvernementalité d’exception, où le peuplement – i. e. la répartition spatiale de la population – est à la fois un moyen pour lutter contre le FLN et un but à atteindre. Variable dans le temps, cette politique devait officiellement permettre une intervention double sur la société rurale : maintenir l’ordre établi tout en assurant la prise en charge du destin biologique (médecine, hygiène, assainissement) et sociétal (scolarisation, habitat, équipement) de la population rurale. Si le but premier des regroupements fut militaire, on ne saurait donc le réduire à la mise en place d’un dispositif de pouvoir visant à assurer le maintien de l’ordre sans occulter l’un de ses aspects fondamentaux. Pour nombre d’acteurs, notamment pour ceux chargés de son encadrement, la modification de la répartition spatiale fournissait une occasion unique de transformer le milieu rural et les paysans algériens. Reconnaître ces motivations ne consiste pas à nuancer l’histoire du regroupement ou sa violence originelle par la mise en avant d’une politique de développement – qui elle même relève d’une forme particulière de violence, tant le développement en question est pensé comme un mieux qu’il s’agit d’imposer à l’autre. Il s’agit plutôt de dégager une compréhension plus fine des pratiques d’encadrement de ces camps et de mieux saisir en quoi cette politique de peuplement, dans un contexte où la population est considérée comme l’enjeu fondamental du conflit qui structure la société coloniale, relève d’une gouvernemenalité sécuritaire et biopolitique spécifique, mais aussi d’une ultime tentative pour tenter de contrôler et refonder l’ordre social/colonial algérien, afin de préserver la souveraineté française.
Notes de bas de page
1 Cf. Cornaton M., Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Les éditions ouvrières, 1967.
2 Bourdieu P., Sayad A., Le déracinement. La crise de l’agriculture en Algérie, Paris, Les éditions de Minuit, 1964.
3 Après la fuite dans la presse du rapport de Michel Rocard : Rocard M., Rapport sur les camps de regroupements et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, Mille et une nuits, 2003.
4 Le douar, fractionnement des tribus, est une division administrative imposée par l’autorité coloniale au XIXe siècle (Nouschi A., Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919, Paris, PUF, 1961, p. 305-321).
5 ANOM/6SAS-49, ELA de Khenchela, tract lancé sur les Aurès, novembre 1954.
6 Sur ces officiers AI : Rivet D., Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), tome II, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 45 et suivantes.
7 Mathias G., Les sections administratives spécialisées. Entre idéal et réalité, Paris, L’Harmattan, 1998.
8 ANOM/93-139, CCMAN, Directives politiques no 2, janvier 1956.
9 Le terme fut souvent utilisé par les militaires pour décrire des regroupements « spontanés » (ce qui signifie seulement que le déplacement n’est pas organisé, ni mis en œuvre par l’armée, et qu’il semble résulter alors d’une décision des villageois), qualifiés de « volontaires » par l’armée afin de les connoter politiquement, l’idée étant que la population, lasse des violences de l’armée comme du FLN (mais surtout du FLN), chercherait ainsi la protection de l’armée. Si de tels regroupements ont pu se produire, ils restent le plus souvent liés à la création d’une zone interdite et aux violences qui s’y exercent. Ici, l’étude des rapports de SAS montre que la décision des villageois découle d’une série de sanctions collectives prises à leur encontre par l’armée.
10 ANOM/6SAS-49, ELA de Khenchela, compte-rendus des réunions de commissions mixtes.
11 ANOM/932-115, CCMAN, lettre à l’Igame, septembre 1956.
12 ANOM/6SAS-49, préfecture de Batna, lettre à l’Igame, 18 août 1957.
13 Leroux D., « La “doctrine de la guerre révolutionnaire” : théories et pratiques », dans Bouchène A., Peyroulou J.-P., Siari-Tengour O., Thenault S. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2012, p. 526-532.
14 La métaphore de « l’eau et du poisson » (selon laquelle « si le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau, il faut retirer l’eau pour l’asphyxier », le regroupement étant le moyen pour « retirer l’eau »), est restée comme la formule symbolique censée caractériser les manières de voir de ces officiers. Elle fut toutefois peu utilisée telle quelle en pratique pour désigner la méthode du regroupement.
15 House J., Mac Master N., Paris, 1961. Les Algériens, la terreur d’État, et la mémoire, Paris, Taillandier, 2008.
16 CARA/Tiaret-B30, région d’Oran, compte-rendu de la réunion sur les regroupements, décembre 1957.
17 ANOM/12CAB-86, région de Constantine, Instructions relatives aux regroupements, septembre 1957.
18 SHD/1H-2030, Xe région militaire, directive no 654/SC/RM. 10. S, octobre 1957.
19 ANOM/13CAB-56, ministère de l’Algérie, circulaire no 388/DGAP/Sp, novembre 1957.
20 Tel le colonel Lanusse, attaché à l’État-Major de Parlange, qui écrit que « cette masse de Français Musulmans peut actuellement, presque indifféremment, fournir aux rebelles une aide sincère pouvant devenir très efficace ou construire très sincèrement avec nous une nouvelle et solide Algérie Française, morceau solide d’une grande communauté française. Cette masse est ainsi actuellement disponible. » Lanusse, « Action psychologique, action politique », deuxième édition, Aurès-Nementcha, octobre 1956.
21 ANOM/6SAS-49, CCMAN, note d’orientation, février 1957.
22 SHD/1H-3865, zone opérationnelle des Aurès, lettre au ministre résidant, janvier 1957.
23 Instructions relatives aux regroupements…, op. cit.
24 CARAN/AJ99-17, région de l’Est Algérien, lettre au ministre résidant, octobre 1957.
25 Pour une présentation exhaustive de ces réformes, cf. : Helsenhans H., La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Éditions Publisud, 1974.
26 Thénault S., Algérie. Des événements à la guerre, Paris, Le Cavalier bleu, 2012, p. 38.
27 Ce dernier avait été créé fin 1954 pour assurer la reconstruction d’une partie d’Orléanville, détruite après un tremblement de terre. L’Algérie d’aujourd’hui : Reconstruction et habitat, Alger, service de l’Information, 1960.
28 Circulaire no 388/DGAP, op. cit.
29 CARA/Tiaret-B30, région d’Oran, compte-rendu…, op. cit.
30 Sur cette question, voir l’édition critique du rapport de Michel Rocard, op. cit.
31 ANOM/13CAB-56, IGA, rapport no 3, août 1958, p. 5. L’avis de ce haut fonctionnaire est partagé par une partie des cadres de l’armée, notamment les officiers de SAS. Voir l’article de Joost Jongerden dans cet ouvrage, qui fournit un autre exemple historique d’une politique dont l’ambition fut d’extraire une population de son milieu pour mieux la transformer.
32 SHD/1H-2574, DGGA, directive « Regroupement de populations. Mille villages », mai 1960.
33 ANOM/14CAB-75, délégation générale, directive no 2.445/CC, 31 mars 1959.
34 Le « plan Challe » désigne une série d’opérations massives qui se déroula d’ouest en est, de 1959 à 1961.
35 ANOM/15CAB-128, IGRP, « Rapport sur les regroupements dans le Nord de Sétif », novembre 1960.
36 DGGA, instructions « Avenir des centres de regroupement. Politique à mener en matière de dégroupements de population », no 5.073/CC, SHAT 1H2574.
37 Kotek P., Rigoulot J., Le siècle des camps, Paris, Lattès, 2000.
38 Thénault S., Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Flammarion, 2005, p. 54-59.
39 Agamben G., Homo Sacer II. 1/État d’exception, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
40 Branche R., La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2005.
41 Haymann A., Les libertés publiques et la guerre d’Algérie, Paris, Pichon/Durant-Auzias, 1972, p. 200.
42 Les camps forment en effet un ensemble fort peu homogène, tant leur agencement varie en fonction du dispositif militaire préexistant, du processus de création de l’institution, des ressources dont disposent les acteurs chargés de sa surveillance, ou encore du moment choisi pour « observer » cette organisation matérielle.
43 Razac O., Histoire politique du barbelé, Paris, La Fabrique, 2000.
44 Pendant la guerre, les militaires affirmaient ainsi « protéger » la population contre le FLN (suivant en cela la logique, soulignée plus haut, des « regroupements volontaires »). L’argument doit toutefois être nuancé : il s’agit bien de surveiller une population qui, dans la plupart des cas, conserve des liens avec les maquis nationalistes.
45 Bourdieu P., Sayad A., op. cit., p. 26.
46 Descloitres R., Reverdy J.-C., Descloitre C., L’Algérie des bidonvilles. Le tiers monde dans la cité, Paris/La Haye, documents de l’EHESS, 1961.
47 En ce sens, l’architecture des regroupements est à rapprocher des instruments qui permettent, via le contrôle de l’espace, un contrôle social. Cf. Chantraine G., Desage F., Duprez D., Salle G. (dir.), Les espaces du contrôle social, Politix, no 97, avril 2012.
48 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1976.
49 SHD/1H-2030, secteur de St Charles, directive no 9 « Regroupement de populations », 3 juin 1957.
50 ANOM/8SAS-63, SAS de Catinat, rapport mensuel, mars 1960, p. 4.
51 Foucault M., Sécurité…, op. cit., p. 229-230.
52 Les points communs avec la politique de l’État turc dans les régions kurdes et ses attendus, tels que décrits par Joost Jongerden dans sa contribution à cet ouvrage, sont frappants.
53 C’est-à-dire l’idée du regroupement comme politique de modification du peuplement, nécessaire pour créer une « Algérie nouvelle ».
54 Cette population représente approximativement 58 % de la population totale de l’arrondissement.
55 Questionnaires que l’on retrouve, pour les années 1959-1960, dans les fonds : ANOM/8SAS-107/108.
56 ANOM/8SAS-130, SAS d’Oued Mouger, « Visite des regroupements », 3 juin 1959.
57 Notamment en matière d’habitat, ils estiment ainsi que le regroupement constitue une amélioration dans 22 des « villages », certains soulignant même la « modernisation » des maisons : « [L]es gourbis existant ont été améliorés, d’autres familles ont entièrement reconstruit leur maison avec des matériaux plus modernes (ciment au lieu de boue, tuiles au lieu de chaume) » ; « l’habitat traditionnel fait place petit à petit à un habitat plus confortable construit en dur », etc. ANOM/8SAS-7, respectivement : l’officier de la SAS M’Rassel, concernant les trois camps dont il a la charge, et l’officier de la SAS de Bou-Snib, concernant le camp d’Aïn Kahla.
58 ANOM/8SAS-102, SAS d’Oued Mouger, « Monographie de la SAS », sans date.
59 ANOM/8SAS-118, SAS de Gastu, « Nouveau village de Makassa », janvier 1960.
60 ANOM/8SAS-7, SAS de Béni-Béchir, Passage des consignes, juin 1961.
61 ANOM/8SAS-134, SAS de La Robertsau, « Regroupement de la population », sans date.
62 ANOM/8SAS-7, SAS de Bou-Snib/Fil Fila, Passage des consignes, mai 1961.
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