Conclusion. Variations d'échelles et continuités partielles
p. 471-476
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Index géographique : France
Texte intégral
1Au terme de cette étude, nous avons distingué trois régimes de savoirs qui se succèdent à l'observatoire de Toulouse entre 1734 et 1908.
2Le premier couvre le xviiie siècle et se caractérise par des logiques individuelles. La science aristocratique s'impose comme la seule possible en province. Les astronomes garonnais désireux d'être reconnus déchiffrent les règles de l'économie savante alors dominante, et soulignent en permanence leur souscription à un ensemble de valeurs qui vont de l'ascétisme à la précision, de l'auto-contrainte à la modestie, et de l'éthique du doute à la circonspection dans les jugements. Le respect de ces normes de comportement permet d'accéder à la communauté scientifique, d'y être considéré et estimé. Les observateurs toulousains n'ont pas d'autres moyens que de développer des stratégies personnelles pour se distinguer. Malgré un contexte académique puissant, les savants garonnais finissent par construire leurs propres observatoires et étendent eux-mêmes leurs réseaux de sociabilité. Sur la scène aristocratique locale, cette logique individuelle est largement renforcée. L'élite aristocratique toulousaine s'est resserrée au siècle des Lumières. Les critères d'accès à la haute société comprennent à la fois la grande fortune, le goût pour l'art, l'appartenance à la franc-maçonnerie, mais également l'intérêt pour les activités scientifiques. Dans cet environnement particulièrement concurrentiel, la pratique régulière de l'astronomie constitue un moyen de s'illustrer et de se singulariser.
3Ce régime de savoirs centré sur une science aristocratique et des logiques individuelles de distinction fait la part belle aux observateurs. Parmi tous les éléments qui forgent l'espace savant, les astronomes sont particulièrement prégnants. Les acteurs s'impliquent dans l'économie technique et dans l'édition de leurs résultats. Ils façonnent eux-mêmes leur identité d'observateur, en tenant compte des valeurs de la communauté scientifique et en incarnant l'espace savant.
4Après la Révolution française, et jusqu'à la chute du Second Empire, les logiques individuelles s'effacent et laissent la place à des logiques collectives. L'ordre politique qui émerge avec l'Empire napoléonien impose un quadrillage serré de l'espace savant. Normes et inspections, surveillances et contrôles, toutes les formes d'une bureaucratisation de l'activité scientifique investissent l'observatoire de Toulouse. Une discipline générale, semblable à celle décrite par Michel Foucault pour les prisons, organise la circulation des astronomes, l'achat des instruments et la régularité de la pratique. L'espace savant, désormais saisi comme un lieu politique, intègre un organigramme administratif général et devient un élément parmi d'autres, dans une structure étatique totalement contrôlée. La professionnalisation de l'astronomie transforme la figure de l'observateur. Des carrières se font jour, des liens noués au cours des études se poursuivent plus tard et se muent en relations de travail. Dans ce contexte général, la dialectique Paris-province joue en faveur de Toulouse. La municipalité est l'institution politique de référence et décline localement le dispositif panoptique que l'État met en place à l'échelle de la Nation. Les pratiques savantes s'orientent vers une plus grande spécialisation dans les objets d'étude. Les sciences du globe font leur apparition dans le corpus des savoirs produits. L'appropriation de méthodes développées à Paris signale la circulation particulièrement fluide des techniques d'observation, malgré la faiblesse des réseaux de sociabilité développés par les astronomes toulousains dans la première partie du xixe siècle. Le lieu consacré à la science des astres restait, au xviiie siècle, un objet de distinction, érigé au sommet de la maison, en plein cœur de la ville. Seuls des témoins de confiance pouvaient y pénétrer pour valider les résultats. Au début du xixe siècle, l'observatoire quitte le centre urbain pour s'installer en bordure de la ville, loin du tumulte. La nouvelle architecture du bâtiment sépare l'espace d'observation de celui de la vie quotidienne. Le public bourgeois est invité, dans une zone parfaitement délimitée, à assister aux leçons d'astronomie dispensées par le directeur. C'est donc une nouvelle géographie des lieux qui organise l'espace savant, en s'appuyant sur la logique collective d'une gestion de la recherche.
5Le troisième régime de savoirs, dont nous avons pu repérer l'impression dans les différentes dimensions constituant l'observatoire, repose, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, sur un ordre politique républicain et une logique productiviste des pratiques scientifiques. La IIIe République, qui s'instaure au milieu des années 1870, organise l'astronomie française selon un plan général et coordonné. Les différents observatoires, créés ou relancés, sont structurés par les mêmes décrets et soumis aux mêmes exigences. Hiérarchies et promotions fondent désormais des carrières d'astronomes déclinées entre Paris et la province. La municipalité toulousaine s'efface devant la puissance financière d'un État plus que jamais Prométhéen. Le corpus instrumental s'uniformise dans tous les observatoires. La République impose, jusque dans les détails, son projet scientifique. Parallèlement, les pratiques astronomiques sont régies par un ordre économique exigeant des observateurs rendement et efficacité. L'industrie savante transforme l'observatoire en usine livrant des compilations de chiffres et des moissons de données. De la manipulation des instruments à la publication des résultats, l'ensemble des opérations menées par les astronomes toulousains s'ordonne autour d'un impératif productiviste.
6Notre étude permet d'éclairer la manière dont s'imposent les régimes de savoirs. Nous avons notamment montré comment les acteurs locaux s'approprient les nouveaux principes directeurs de la science et les reconfigurent en tenant compte du contexte politique et scientifique toulousain. Certaines dimensions de l'espace savant ne sont pas modifiées par le seul jeu du régime de savoirs émergeant. Elles sont également modelées par les édiles et les savants de la cité garonnaise.
7Ainsi, les objectifs d'une pratique observationnelle destinée à la seule modification des tables astronomiques subsistent dans les discours des observateurs bien après la Révolution. Les savants garonnais se spécialisent sur un objet d'étude précis, mais continuent d'entretenir le rêve d'une astronomie uniquement destinée à corriger les éphémérides et à lisser les tracées des planètes.
8Toujours dans la première partie du xixe siècle, le passage d'une astronomie aristocratique à une astronomie fonctionnarisée suscite de nombreuses réactions de la part des acteurs. Héritiers d'une tradition savante qui place l'observateur au centre de toutes les stratégies et qui célèbre la distinction personnelle, les premiers directeurs de l'établissement scientifique après la Révolution, n'acceptent pas les exigences d'une surveillance panoptique. Les stratégies individuelles des observateurs et la recomposition du paysage politique toulousain, souvent en opposition avec les mouvements parisiens, permettent l'émergence d'un mode de gestion garonnais de l'espace savant. Ce dernier, sans s'écarter des exigences nationales, s'impose malgré tout comme un système local spécifique.
9De la même manière, le principe organisateur de la science qui se met en après la Révolution s'appuie, notamment sous l'impulsion d'Arago, sur un élan vulgarisateur très puissant. À Toulouse, Frédéric Petit instaure un cours public d'astronomie qui n'a rien de populaire. Destiné aux « gens du monde », il permet au directeur de l'établissement savant garonnais d'affirmer son appartenance à l'élite locale.
10Dans les années 1870, la prise en main de l'observatoire par le régime républicain illustre une nouvelle fois les formes de compromis que peut prendre l'irruption d'un principe directeur de la science dans la cité toulousaine. Une difficile bataille entre la municipalité et l'État s'organise au creux des lignes budgétaires. La capacité financière des autorités parisiennes circonscrit, en une dizaine d'années, l'influence des instances locales que des ressources plus limitées laissent impuissantes. Toutefois, Benjamin Baillaud profite de l'intérêt de la ville pour financer l'édition des Annales de l'observatoire garonnais.
11L'apparition d'un nouveau régime de savoirs ne s'effectue pas nécessairement sur un mode coercitif. Le changement d'un principe directeur de la science est aussi l'occasion pour les acteurs locaux de développer leurs propres projets en lien ou en opposition avec les exigences de ce mode d'être des pratiques savantes. En ce sens les différents protagonistes toulousains, qu'ils soient politiques ou scientifiques, ne peuvent être vus comme des acteurs prisonniers de leur sort, contraints d'accepter ou de résister à des mutations extérieures. Ils leur arrivent au contraire de s'approprier les changements en cours, de reformuler les termes et les perspectives du nouveau régime de savoirs en fonction de leurs propres intérêts. Toute la gamme des réponses possibles aux principes organisateurs en place ne doit être lue au travers du couple classique approbation/opposition. Depuis Toulouse les évolutions globales sont déchiffrées à partir des situations locales et elles sont parfois interprétées comme des opportunités pour développer des stratégies politiques ou scientifiques alternatives. Bien sûr, globalement le régime de savoirs émergeant s'impose à toutes les dimensions de l'espace savant. Mais les variations d'échelles1 entre un mode d'être général des pratiques scientifiques et son usage dans la cité garonnaise dessinent à chaque fois un régime de savoirs spécifique à Toulouse.
12Le déploiement d'un régime de savoirs est, selon les dimensions de l'espace savant affectées, parfois très rapide ou au contraire plus lent. Il peut ne s'imposer qu'en se modifiant lui-même. Notre étude permet d'éclairer ces périodes charnières pendant lesquelles un principe organisateur de la science apparaît et un autre tente d'envelopper l'observatoire. Nous l'avons vu, ces modes d'être de la pratique savante ne sont pas reconfigurés au même rythme, ni avec la même force par les acteurs locaux aux multiples dimensions de l'établissement astronomique. L'espace savant n'est pas transformé ex abrupto et on ne peut parler de rupture nette et franche pour passer d'un régime de savoirs à un autre.
13Tous les éléments de l'observatoire ne sont pas immédiatement modifiés par le nouveau principe organisateur de la science et certains maintiennent, pour un temps, des aspects du régime précédent. On peut considérer ces subsistances temporaires comme des continuités partielles. Dans un récent essai sur la Sociologie de l'imprévisible, Michel Grossetti souligne que « l'estimation des continuités est le problème majeur lorsqu'on construit des histoires, le risque étant toujours de les surestimer ou les sous-estimer2 ». La longue durée permet de mesurer la persistance de ces continuités.
14L'observatoire de Toulouse est pris dans les différents principes organisateurs de la science qui se succèdent, mais n'y est pas complètement réductible. Les régimes de savoirs décrivent des équilibres à grande échelle. Localement des singularités persistent. Les acteurs sont pris entre cette influence d'un régime de savoirs à l'œuvre et des spécificités propres à Toulouse. C'est dans cette tension entre les mouvements d'ensemble et les particularités garonnaises que l'on repère les continuités partielles. Certains astronomes font la transition d'une période à une autre. Ils parviennent donc, en déployant des stratégies adaptées ou en contournant les exigences du nouveau régime de savoirs qui se met en place, à tisser une trame, à faire subsister, dans leurs formes précédentes, des dimensions de l'espace savant.
15L'observatoire comme objet historique qui émerge au terme de cet ouvrage est donc bien différent de celui décrit par les différents astronomes qui l'ont habité et qui y ont travaillé. Les savants garonnais n'ont de cesse, dans leurs discours, de souligner la permanence de l'espace savant et la solidité des liens qui les unit aux époques antérieures.
16Nous avons vu comment, au début du xixe siècle, l'observatoire de François Garipuy devient un mythe collectif. L'architecture du bâtiment, mais aussi l'arsenal instrumental et les pratiques observationnelles du savant garonnais font l'objet d'un culte, célébré aussi bien par le pouvoir politique local que par les astronomes eux-mêmes. Le souvenir d'un âge d'or mythifié maintient l'illusion d'une continuité dans l'excellence que la Révolution n'aurait pas entamée. Le déplacement imposé en 1838 par François Arago et Frédéric Petit constitue une coupure symbolique, détachant l'établissement de ses racines historiques. Coupé de son substrat originel, le lieu de science adhère aux nouvelles formes d'organisation scientifique qui avaient contaminé la plupart des autres dimensions de l'espace savant. Les astronomes et les édiles toulousains ont produit, au début du xixe siècle, une hagiographie figée de l'observatoire garonnais, afin de conjurer sa dissolution dans les flots d'un changement de régime particulièrement rapide et brutal.
17L'argument historique est moins souvent emprunté après 1870. La distance progressive avec les instances municipales et le renforcement de la présence étatique, limitent la portée d'un recours au passé. Toutefois, ce type de tactique n'est pas totalement absent des discours produits par les astronomes de la fin du xixe siècle.
18Lorsque le Bureau central météorologique détache administrativement la météorologie du champ de compétences des observateurs toulousains, Benjamin Baillaud n'hésite pas à rappeler que le travail qu'il dirige sur l'analyse du climat, s'inscrit dans la continuité des recherches menées par Frédéric Petit depuis 1839. Le directeur de l'observatoire feint d'ignorer que le lieu de référence a été déplacé, que les méthodes d'enregistrement des données ont évolué et se sont mécanisées. Il n'existe aucun lien objectif entre les mesures de Frédéric Petit et celles compilées après 1872, mais la fiction d'une continuité dans les relevées atmosphériques permet au directeur de l'établissement astronomique de justifier son programme de recherche et de minimiser les démarches prédatrices du Bureau central météorologique.
19La conférence de Benjamin Baillaud devant l'Association Pyrénéenne en avril 1889, souligne davantage encore la tentation des astronomes toulousains à reconstruire une histoire lisse et continue de leur établissement. L'exposé de Baillaud brosse un tableau chronologique haut en couleurs, dans lequel les différentes périodes s'enchaînent sans heurts et sans ruptures. Ainsi, la succession de Daguin, après sa démission en 1870, laisse simplement une place « vacante3 » à la tête de l'observatoire de Toulouse. L'instauration d'un nouveau régime et les incertitudes d'une géographie savante totalement refondue n'ont guère de place dans cette évolution historique dont l'établissement astronomique en 1889 constitue l'achèvement parfait et inégalable. Les diaprures de ce récit téléologique dissimulent les fractures politiques, les changements de pratiques savantes et les interruptions complètes de l'activité scientifique.
20L'observatoire de Toulouse secrète sa propre mémoire et se construit en objet patrimonial. Les astronomes gomment les ruptures et effacent les déchirures. Ils instaurent l'espace savant dans la projection historique de sa permanence. En écrivant une histoire de l'observatoire sans aucunes ruptures, les astronomes toulousains font exister une trame continue.
21La décomposition de l'observatoire en multiples dimensions et l'examen des régimes de savoirs successifs nous ont permis de travailler autrement la chronologie. Les continuités partielles, d'une époque à une autre, sont le résultat de jeux d'échelles particulièrement complexes. Elles ne tissent pas de fil continu qui irait de la tour des remparts à l'institution scientifique républicaine que quitte Baillaud en 1908. En revanche, elles signalent, dans les grands mouvements des régimes de savoirs, la volonté persistance des acteurs locaux de conférer à l'observatoire une identité toulousaine spécifique.
Notes de bas de page
1 Nous empruntons à Jacques Revel sa définitions des variations d'échelles : « Faire varier la focale de l'objectif, ce n'est pas seulement agrandir (ou diminuer) la taille de l'objet dans le viseur, c'est en modifier la forme et la trame. Ou, pour recourir à un autre système de références, jouer sur les échelles de représentation en cartographie ne revient pas à représenter une réalité constante en plus grand ou en plus petit, mais à transformer le contenu de la représentation (c'est à dire le choix de ce qui représentable). » Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », in J. Revel (dir.), Jeux d'échelle, Paris : Gallimard-Le Seuil, 1999, Hautes études, p. 19. Voir également l'analyse éclairante que fournit Jacques Revel du jeu des acteurs dans la variation des contextes locaux et globaux dans l'ouvrage de Giovanni Levi, Le Pouvoir au village : J. Revel, « L'histoire au ras du sol », présentation de l'ouvrage de G. Levi, Le pouvoir au village. Histoire d'un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, Paris : Gallimard, 1989, p. i-xxxiii et plus particulièrement p. xxiv.
2 Michel Grossetti, Sociologie de l'imprévisible. Dynamique de l'activité et des formes sociales, Paris : Presses universitaires de France, 2004, Sociologie d'aujourd'hui, p. 195.
3 B. Baillaud, « Notice sur le développement successif des études astronomiques à Toulouse », art. cité, p. 468. Le travail historique de Guillaume Bigourdan sur l'observatoire de Toulouse s'inscrit dans la même lignée que celle de Baillaud (G. Bigourdan, « Histoire de l'astronomie à Toulouse. De l'origine à la fondation de l'observatoire actuel », art. cité, p. A1-A25).
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