Conclusion de la troisième partie
Administrer l'espace savant : l'ordre économique et l'ordre politique
p. 467-469
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Le régime de savoirs dominant la vie scientifique française après 1870, se fonde sur deux logiques qui travaillent parallèlement l'observatoire de Toulouse et modifient chacun de ses composants.
2La première est l'introduction des modes de production industrielle au sein de l'espace savant garonnais. Ce mouvement est notamment initié par George B. Airy à Greenwich. Robert Smith remarque que l'astronome britannique « redifined how the Observatory went about its work and revolutionized it as a workplace for astronomy222 ». De manière générale, après 1870, toutes les structures de recherche sont affectées par l'irruption d'un ordre économique nouveau. Dominique Pestre souligne que dans les laboratoires, « revisités par la seconde révolution industrielle et ses modes d'apprentissage, de nouvelles normes d'efficacité pratique s'imposent, et les réseaux dans lesquels le travail prend sens se transforment profondément ». Dans le même temps, les pratiques scientifiques et l'idéal rationaliste investissent les usines et les bureaux, et prennent place dans l'univers industriel223.
3La deuxième logique qui domine l'activité savante dans la dernière partie du xixe siècle, est une mutation globale de l'État-nation. David Edgerton évoque une nationalisation des sciences224. Ces dernières sont, dans un contexte de compétition internationale, un axe majeur de développement et deviennent donc une priorité pour la plupart des pays occidentaux. En France, l'émergence d'un régime républicain soucieux de contrôler le secteur scientifique amplifie encore ce mouvement de fond et définit avec précision une politique de recherche en ce qui concerne l'astronomie.
4L'ordre économique et l'ordre politique remodèlent en profondeur l'observatoire de Toulouse après 1870. Ils inventent un régime de savoirs forgé par le pouvoir républicain et soumis aux impératifs industriels.
5Le redéploiement de l'astronomie française, calqué sur un projet antérieur d'Urbain Le Verrier, étend le réseau des observatoires français. Un dispositif législatif précis et dense crée un corps d'astronomes, uniformise les carrières et tente d'imposer un principe méritocratique. La place prépondérante laissée aux directeurs impose surtout un autoritarisme hiérarchique.
6Parallèlement à cette offensive de l'État républicain, l'influence de la municipalité toulousaine décroît peu à peu, la ville ne pouvant poursuivre une compétition financière avec le ministère de l'Instruction Publique. Le système de contrôle et de surveillance, placé sous la tutelle de la puissance publique, veille à la bonne marche de l'ensemble des observatoires français.
7La topographie de l'espace savant est totalement remaniée. L'économie technique produit des instruments de grande taille qui sont disséminés autour du bâtiment et abrités par des coupoles. La protection de l'observatoire contre un environnement urbain qui gagne du terrain se poursuit sous la IIIe République. Les conditions d'observation deviennent à Toulouse de plus en plus contraignantes. L'espace savant se projette donc loin de la ville, au sommet du Pic-du-Midi.
8Les pratiques astronomiques subissent d'importantes mutations. La logique économique s'y déploie avec force. Benjamin Baillaud se plaît à décrire son observatoire comme une usine. Les membres de l'équipe qui l'entoure ont chacun un rôle précis. Les observateurs les moins qualifiés sont cantonnés aux tâches qui ne nécessitent pas un savoir-faire particulier. La scission entre science et technique est beaucoup plus franche après 1870. Les astronomes conçoivent encore des modifications, mais laissent les constructeurs et les mécaniciens rénover les outils scientifiques.
9La production, l'efficacité et le rendement sont les maîtres mots de la pratique astronomique garonnaise dans les premières années de la IIIe République. Les observateurs doivent impérativement faire montre de leur zèle et soulignent sans cesse leur capacité à récolter d'importantes quantités de données. Cette logique économique laisse peu de place aux expérimentations et aux essais. Seules les campagnes magnétiques et la photographie parviennent, en marge, à s'inscrire dans l'ordre des pratiques savantes développées à l'observatoire de Toulouse.
10Le projet international de cartographie céleste, initié par le contre-amiral Mouchez, illustre, à l'échelle internationale, cette domination du modèle industriel. Le travail est divisé entre les différents établissements astronomiques qui répartissent ensuite les tâches entre le repérage des astres, la prise des clichés et les calculs de repérage. Cette dernière activité est confiée, à Toulouse, au bureau des dames. Pour la première fois des femmes travaillent pour l'observatoire garonnais. Toutefois, elles n'accèdent pas aux coupoles et sont cantonnées aux opérations algébriques.
11Les réseaux de sociabilité qui lient l'institution garonnaise aux autres organismes scientifiques de province oscillent entre une concurrence acharnée et une solidarité destinée à faire contrepoids à l'hégémonie parisienne.
12L'étude de la vie quotidienne au sein de l'observatoire toulousain nous a permis de cerner le contrôle social des individus qui s'exercent notamment à travers la gestion du temps libre et du temps de travail. L'accueil de la population garonnaise souhaitant visiter le bâtiment savant est lui aussi encadré par un puissant dispositif de surveillance.
13L'observatoire en tant qu'espace savant, se transforme donc à nouveau avec la IIIe République et devient un point dans une cartographie savante à l'échelle de la France. L'ordre politique républicain et l'ordre économique capitaliste qui dessinent les contours de la pratique astronomique à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle œuvrent parallèlement dans le sens d'une uniformisation des carrières, des méthodes, des objets de recherche et des réseaux de relation. L'observatoire de Toulouse est un espace administratif qui tend à être indifférencié dans un système scientifique centralisé.
14Toutefois, et comme pour la période précédente, l'émergence d'un régime de savoirs qui se met en place après 1870 ne doit pas être interprétée comme une transformation massive et uniforme de tous les éléments constitutant l'espace savant. À Toulouse, le poids de la municipalité reste particulièrement important dans la gestion de l'espace savant et fournit un modèle alternatif à la toute puissance d'un État omniscient sur les questions scientifiques. De même, dans les pratiques savantes, le règne du chiffre ne peut occulter la vitalité des études magnétiques qui, dans la cité garonnaise, s'effectuent en marge des exigences productivistes.
15En somme, l'émergence d'un nouvel ordre politique et économique, à la fin du xixe siècle, s'accompagne d'une reformulation locale de ses principes directeurs qui dessinent un régime des savoirs propre à Toulouse.
Notes de bas de page
222 Robert W. Smith, « A national observatory transformed : Greenwich in the nineteenth century », Journal for the History of Astronomy, vol. 22, part. 1, n° 67, février 1991, p. 18.
223 D. Pestre, op. cit., p. 53.
224 David Edgerton, « Science in the United kingdom : a Study in the Nationalization of Science », in John Krige, D. Pestre (eds.), Science in the Twentieth Century, Amsterdam : Harwood academic Publishers, 1997, p. 759-776.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008