Recompositions de classes et clivages politiques au sein des espaces urbains
p. 189-200
Texte intégral
1Au cours des trois dernières décennies, le prisme des classes sociales a été fortement marginalisé dans les débats politiques et scientifiques. Alors que ce prisme dominait les sciences sociales quand la classe ouvrière disposait d’une capacité à faire entendre sa voix dans le champ du débat et de la représentation politique, sa marginalisation depuis les années 1980 consacre en quelque sorte une défaite historique du prolétariat. La classe ouvrière a subi depuis lors une forte segmentation interne, entre travailleurs stables et précarisés notamment, qui a lourdement pesé sur le maintien des solidarités traditionnelles dans un contexte de menace permanente sur l’emploi et de chômage de masse. Loin d’un hypothétique resserrement des positions sociales ou d’une « moyennisation » généralisée, d’intenses recompositions de classes sont à l’œuvre dans les sociétés capitalistes développées, dont le recul des effectifs du prolétariat industriel, une perte de conscience collective de la classe ouvrière et l’affaiblissement (ou la réorientation) des structures qui défendaient ses intérêts – partis de gauche et syndicats (Beaud, Pialoux, 1999).
2De même, dans le débat urbain, Henri Lefebvre considérait, à la fin des années 1960, que le prolétariat serait l’agent de la réalisation de la société urbaine par sa lutte pour le « droit à la ville ». Aujourd’hui, ce sont les classes salariées intermédiaires, auréolées du titre de « classes créatives », que les lectures dominantes sur la ville élèvent au rang d’agent historique du devenir urbain, garantes des performances économiques comme de la cohésion sociale ou du dynamisme culturel des villes. Ces classes salariées intermédiaires, quantitativement en croissance, sont pourtant aussi traversées par des démarcations internes, eu égard à leurs trajectoires professionnelles, leurs modes de vie ou leurs visions du monde – y compris leurs comportements politiques. Notre contribution cherche à éclairer ces démarcations au sein de ces classes dites « moyennes » en partant de l’hypothèse que ces clivages s’expriment aussi par des appropriations contrastées de l’espace urbain.
3Après un bref retour théorique sur les clivages qui traversent les classes intermédiaires, nous développons une double approche empirique de leurs appropriations différenciées de l’espace urbain, sur le cas de Bruxelles. D’une part, nous analysons la géographie d’une catégorie-témoin : les candidats aux élections. Si la plupart des candidats peuvent être comptés parmi les classes intermédiaires, le croisement de leur affiliation partisane et de leur localisation résidentielle à l’échelle des quartiers révèle des clivages nets et signifiants. D’autre part, nous explorons l’idée que ces clivages spatiaux et partisans recoupent aussi des projets politiques contrastés sur la ville, c’est-à-dire des manières différentes d’envisager le rôle d’agent historique prêté aux classes intermédiaires. En définitive, c’est à une interrogation sur la reconfiguration de rapports de domination dans la production de l’espace urbain que mène ce double éclairage empirique.
Un bref retour théorique sur la question des « classes moyennes »
4Au même titre que la classe ouvrière, on observe des restructurations importantes au sein de l’ensemble communément nommé « classes moyennes ». Nous parlerons de classes salariées intermédiaires, un groupe large et aux limites incertaines se situant entre la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, et le prolétariat, salariés de l’industrie et des services affectés aux tâches d’exécution (Van Hamme, 2012). L’incertitude sur la limite supérieure de ces classes intermédiaires tient à la frontière de plus en plus floue entre le salariat moyen/supérieur et les détenteurs du capital (Wright, 2005). En effet, la grande bourgeoisie est de plus en plus souvent salariée au sein des grandes entreprises tandis que les salariés supérieurs sont souvent détenteurs d’un capital important, notamment de l’entreprise pour laquelle ils travaillent. L’incertitude sur la limite inférieure renvoie, elle, à la nature des tâches et à l’autonomie des différentes professions. Certes, les classes salariées intermédiaires peuvent être définies par leur autonomie et la qualification de leur travail, et comprennent donc les professions dont la nature ne se résume pas à de simples tâches d’exécution. Toutefois, le capitalisme est marqué par un double mouvement qui rend incertaine cette limite entre classes intermédiaires et salariés d’exécution des services. D’une part, la concentration du capital et la mécanisation rendent nécessaire le développement de tâches plus techniques et/ou de contrôle et une qualification croissante du travail. D’autre part, la standardisation des tâches dans le secteur tertiaire a pour résultat de déqualifier de fait de larges pans du travail intellectuel (Vakaloulis, 2001).
5De plus, on ne peut négliger l’existence, parfois ancienne, de démarcations sociales et idéologiques internes aux classes intermédiaires. D’une part, on peut distinguer les salariés d’encadrement des salariés intermédiaires senso strictu, clivage qui apparaît dès le début du XXe siècle aux États-Unis, plus tard en Europe occidentale (Duménil, Lévy, 1998). Les premiers ont des intérêts intimement liés à ceux de l’entreprise, notamment parce qu’ils bénéficient de redistributions de plus-value à travers les salaires et le développement de l’actionnariat salarié. Ce clivage est donc vertical ou hiérarchique par rapport aux moyens de production. D’autre part, à partir des années 1980, émerge un clivage de plus en plus prégnant entre salariés du public (y compris les professions socioculturelles, de l’artiste à l’enseignant) et salariés du privé (Boy, Mayer, 1997). Ce clivage public/privé, au contraire du premier, est horizontal, non hiérarchique : l’opposition porte ici sur la nature du propriétaire des moyens de production. D’un point de vue théorique, il ne peut donc pas être assimilé à un clivage de classe ; en pratique néanmoins, il définit des groupes d’intérêt différemment positionnés voire en conflit, sur les questions du rôle de l’État dans l’économie et de ses fonctions de redistribution sociale en particulier (Wright, 2005). Enfin, de nouvelles recompositions émergent du fait de la déqualification du travail de fractions importantes des classes salariées intellectuelles à travers les processus de taylorisation du tertiaire.
6Ces clivages internes aux classes salariées intermédiaires se traduisent par des comportements politiques différenciés. Par exemple, les classes intermédiaires du public ou issues des professions socio-culturelles ont un ancrage plus marqué à gauche. Toutefois, ce positionnement progressiste se fait sur une base idéologique différente du vote de gauche de la classe salariée d’exécution, privilégiant les questions d’ouverture au monde, culturelles ou écologiques, aux enjeux matériels traditionnels au cœur du clivage Capital/Travail (Kriesi, 1998). Ainsi, à l’opposition socio-économique traditionnelle entre la droite et la gauche se superpose une opposition culturelle entre la « nouvelle gauche » et la « droite autoritaire » (Flanagan, 1987).
Les classes intermédiaires dans la ville : l’inscription spatiale différenciée des candidats aux élections régionales à Bruxelles
7Au-delà de leur expression politique, les clivages traversant les classes salariées intermédiaires se traduisent-ils aussi par des appropriations contrastées de l’espace urbain ? Traiter empiriquement cette interrogation requiert de pouvoir croiser appartenance à une fraction de classe, positionnement politique et localisation à une échelle fine. Les candidats aux élections composent une catégorie pour laquelle il est possible de croiser ces informations. Elle nous servira ici d’indicateur.
8Ce choix est d’abord dicté par des contingences pragmatiques. En Belgique, nous ne disposons pas d’enquête approfondie permettant d’à la fois situer socialement les personnes, de les inscrire dans l’espace urbain et de les caractériser politiquement. Il n’existe pas non plus de possibilité d’obtenir les résultats électoraux au niveau des bureaux de vote, contrairement à de nombreux pays. La seule échelle à laquelle ces données sont disponibles est celle des communes, un niveau bien trop grossier pour permettre de croiser la géographie électorale avec la réalité socio-économique des quartiers. Cependant, la catégorie des candidats aux élections présente un intérêt spécifique pour notre analyse dès lors que l’on pose l’hypothèse que les candidats sont politiquement représentatifs des fractions de classes auxquelles ils appartiennent (Van Hamme, 2012). Selon Bourdieu (1984), en effet, « l’opinion publique n’existe pas », seule importe l’opinion des « minorités actives » impliquées dans les décisions politiques. Les candidats aux élections figurent parmi ces minorités actives. De ce fait, les cibler dans l’analyse peut mieux rendre compte de lignes de démarcations ou de recompositions politiques des classes que des études portant sur l’ensemble de la population.
9En pratique, nous avons construit une base de données pour l’ensemble des candidats bruxellois qui se sont présentés aux élections régionales de 2004 et 2009 et aux élections fédérales de 2007. Pour chacun d’eux, nous avons réuni les données suivantes : affiliation partisane, âge, adresse de résidence (géocodée à l’échelle des quartiers), profession (recodée en classe sociale selon la classification EGP1), secteur (public ou privé) et statut professionnels (salarié ou indépendant), et type d’activité (actif, chômeur, pensionné, etc.). Cet ensemble totalise 1 366 candidats (1 521 si l’on ajoute les candidats pour lesquels la profession est inconnue), sans doublons.
10Le tableau 1 croise l’appartenance de classe et l’affiliation politique2 des candidats aux élections. Tous partis confondus, le profil social des candidats est assez proche de celui de la population active bruxelloise. En revanche, les quatre principales familles politiques, d’où sont issus 85 des 89 élus au parlement régional, recrutent très majoritairement parmi les catégories supérieures, salariées ou professions libérales, tandis que les ouvriers y sont très sous-représentés. Au sein de ces familles politiques, les partis écologistes et socialistes se distinguent des partis libéraux et sociaux-chrétiens par une plus forte présence de salariés moyens et supérieurs, alors que les seconds recrutent davantage parmi les indépendants et les professions libérales. De surcroît, cette distinction entre les principales familles politiques, de gauche et de droite, se retrouve si l’on considère la part des salariés du public parmi les candidats : les socialistes et les écologistes ont une plus forte proportion de leurs candidats travaillant dans le secteur public que les libéraux et les sociaux-chrétiens.
11Les autres mouvances, peu ou pas représentées aux assemblées, ont un profil parfois nettement plus populaire. C’est le cas, en particulier, de l’extrême droite francophone et des partis musulmans. L’extrême gauche compte proportionnellement davantage d’ouvriers parmi ses candidats que les grands partis, mais moins que les partis précités.
Tableau 1 : Profil social des candidats bruxellois aux élections régionales (2004, 2009) et nationales (2007) selon leur affiliation politique.

Notes :
Écart significatif à * 10 % ; ** 5 % ; *** 1 % (test khi2)
(a) Libéraux = MR, FDF, VLD ; Socialistes = PS, SPa ; Ecologistes = Ecolo, Groen !, Vélorution ; Sociaux-Chrétiens = CDH, CDF, CD&V ; Extrême-droite flamande = Vlaams Belang ; Nationalistes flamands = NVA ; Extrême gauche = PC, Cap D’ Orazio, PTB-PvdA.
(b) Les professionnels du politique sont exclus de ces classifications.
(c) Nombre d’élus au parlement régional bruxellois, législature en cours (2009-2014). Ce nombre ne représente pas les rapports de force politiques exacts, les partis flamands étant assurés d’un quota de 17 sièges (sur 89). Ceci explique l’existence d’une représentation de l’extrême droite flamande en l’absence d’élus d’extrême droite francophone.
(d) Indépendants et professions libérales.
Source : Van Hamme, 2012.
12Les grandes familles politiques s’opposent donc selon des clivages sociopolitiques attendus : indépendants à droite vs salariés à gauche, salariés du public davantage à gauche. Pour autant, le croisement entre appartenance de classe (déterminée selon la profession) et positionnement politique (mesuré par l’attachement partisan) ne permet pas de montrer des démarcations très nettes au sein des classes salariées intermédiaires. Autrement dit, les appartenances professionnelles, au degré de finesse où nous les avons, ne permettent pas vraiment de distinguer, au sein des classes salariées intermédiaires, celles qui s’orientent à droite ou à gauche, voire à l’extrême gauche. Il n’est guère évident, sur cette seule base, d’éclairer les recompositions idéologiques des classes salariées parce que l’on se heurte à la double difficulté des classifications sociales trop grossières et du recrutement relativement homogène des principaux partis au sein des classes intermédiaires.
13L’analyse de l’inscription spatiale des différents groupes politiques permet d’en dire davantage sur ces clivages internes aux classes intermédiaires, même s’il faudra rester très prudent dans l’interprétation de la seule localisation des candidats (Van Hamme, Marissal, 2008). Dans le tableau 2, nous avons réparti les candidats en fonction du revenu moyen des quartiers où ils résident (cinq classes). La distinction est ici très nette entre partis sociaux-chrétiens et libéraux, qui comptent d’autant moins de candidats que les quartiers sont pauvres, et les partis socialistes et écologistes, présents dans les quartiers moyens mais aussi les plus pauvres. L’extrême gauche et les partis musulmans ont en revanche d’autant moins de candidats que le niveau socio-économique des quartiers s’élève. Quant à l’extrême droite, elle recrute ses candidats essentiellement dans les quartiers moyens et inférieurs.
Tableau 2 : Répartition des candidats selon les quartiers classés par niveau de revenu moyen à Bruxelles, en % – écart significatif à * 10 % ; ** 5 % ; *** 1 % (test khi2).

Source : Van Hamme, 2012.
14En complément, le tableau 3 croise la répartition spatiale des candidats avec une typologie synthétique de l’espace bruxellois qui tient compte à la fois de la structure spatiale concentrique de la ville, des niveaux socio-économiques des quartiers et de la présence ou non de marques de gentrification. Il en ressort à nouveau des contrastes importants entre les principaux partis. Ce n’est pas seulement le niveau socio-économique des quartiers qui distingue l’ancrage spatial des partis de gauche de ceux du centre ou de la droite de l’échiquier politique à Bruxelles, mais aussi la forte présence des candidats de gauche dans les quartiers centraux moins pauvres ou en voie de gentrification. En revanche, candidats socialistes et écologistes ne sont pas davantage présents dans les quartiers centraux pauvres. Notons aussi la plus nette présence des socialistes dans les quartiers moyens de la seconde couronne, à l’ouest et au nord-est de la ville. Enfin, sans surprise, les libéraux et, dans une moindre mesure, les sociaux-chrétiens, recrutent fortement dans les quartiers bourgeois du sud-est de la ville.
Tableau 3 : Répartition des candidats selon une typologie des quartiers bruxellois, en % – écart significatif à * 10 % ; ** 5 % ; *** 1 % (test khi²).

Source : Van Hamme, 2012.
15Les géographies des candidats des autres groupes politiques sont aussi contrastées. L’extrême droite recrute très majoritairement dans les quartiers intermédiaires. Une partie de ceux-ci est peuplée de classes moyennes inférieures, souvent âgées, confrontées à l’installation de populations d’origine étrangère quittant les quartiers centraux les plus déshérités ou en voie de gentrification. L’extrême gauche a une géographie cantonnée aux quartiers centraux, avec une présence forte quoique non exclusive dans les quartiers les plus pauvres. Enfin, les partis musulmans recrutent essentiellement dans les quartiers pauvres du centre ainsi que dans les quartiers intermédiaires.
16En somme, des contrastes géographiques forts ressortent de ce croisement entre positionnement politique et inscription spatiale des candidats. L’espace agit ici comme un révélateur de démarcations difficilement appréhensibles à travers des indicateurs socio-professionnels. En particulier, un net contraste spatial apparaît entre des fractions potentiellement progressistes des classes salariées intermédiaires positionnées à gauche et des fractions positionnées à droite : les premières investissent les quartiers centraux tandis que les secondes se retrouvent essentiellement dans les quartiers bourgeois, signes d’un rapport différent à la ville.
Classes intermédiaires et projet de ville : divergences autour de la « revitalisation urbaine » à Bruxelles
17Les clivages repérés au sein des classes intermédiaires eu égard à leur affiliation partisane et à leur inscription spatiale (lieu de résidence) dans la ville recoupent-ils des démarcations signifiantes dans le champ de l’action publique sur la ville ? C’est à cette question que s’attelle cette troisième partie. Notre analyse est centrée sur une question politique particulière – la rénovation urbaine. Cette question est particulièrement importante dans une ville comme Bruxelles où les quartiers centraux anciens sont les espaces où réside la plus grande part des classes populaires.
18Les politiques de rénovation urbaine ont pris, à Bruxelles, un tour et une ampleur renouvelés au début des années 1990, au moment où l’essentiel des compétences en matière d’action publique sur le territoire était transféré de l’échelle nationale à l’échelle régionale de gouvernement – la Région de Bruxelles-Capitale, créée en 1989. Depuis lors, un référentiel dit de « revitalisation des quartiers » prédomine (Van Criekingen, 2013). Il est structuré autour d’un principe cardinal d’accroissement de l’attractivité résidentielle de la ville à destination des « classes moyennes », auxquelles il s’agit d’offrir une alternative à l’établissement résidentiel en zone périurbaine, en Flandre ou en Wallonie. C’est en termes de « retour en ville des classes moyennes » qu’il est le plus communément exprimé, et sous la forme d’une association non-problématisée à un double horizon de « mixité » et « d’intégration » sociales.
19Divers dispositifs opérationnels traduisent cette option de « revitalisation », dont la requalification et la sécurisation des espaces publics, l’animation commerciale et évènementielle (Bruxelles-les-Bains sur le modèle de Paris-Plage, par exemple), des projets culturels, etc. La production de logements neufs, rénovés ou reconvertis est un autre levier d’intervention. Les faveurs octroyées par l’État, déjà à la fin du XXe siècle, aux politiques d’accès à la propriété individuelle ont légué une situation où, à Bruxelles comme dans les autres villes belges, c’est le secteur locatif privé qui loge le plus grand nombre de ménages des classes populaires, dans des conditions souvent précaires (suroccupation, vétusté, loyers trop élevés par rapport aux revenus disponibles). Ce secteur est largement dominant dans les quartiers centraux bruxellois (plus de 65 % du parc), tandis que la part du logement social n’atteint pas 8 % du parc. De plus, la production de logements sociaux3 à Bruxelles a désormais atteint un minimum historique, alors même que la demande sociale se faisait toujours plus importante. C’est sur la production de logements dits « moyens » qu’est mis l’accent depuis les années 1990. Il s’agit de logements en accession à la propriété produits dans le cadre de contrats de partenariat public-privé entre un organisme para-régional et des sociétés privées de promotion immobilière. Le montage financier de ces projets garantit à la fois la rentabilité du partenaire privé et la vente des logements à des prix inférieurs de 30 % aux prix du marché. Les candidats-acquéreurs doivent répondre à un critère de revenus annuels plafonnés, mais à un niveau bien supérieur au plafonnement d’application dans le logement social (58 966 euros contre 21 119 euros pour un candidat vivant seul). Ils sont de plus tenus à des conditions de prix maximal en cas de revente, mais cette clause disparaît après dix ans d’occupation du logement, levant toute barrière à l’accaparement du subside par le propriétaire.
20C’est très explicitement aux ménages des « classes moyennes » que ces logements s’adressent. De plus, cette politique fait l’objet d’un ciblage spatial très net, révélant une préoccupation « d’ouverture » des quartiers populaires aux classes intermédiaires. En effet, l’essentiel des 3 000 logements moyens produits depuis 1989 à Bruxelles est localisé dans les quartiers populaires centraux aussi également ciblés par les autres programmes conçus au titre de la « revitalisation » de la ville. Il n’est dès lors guère étonnant de relever que la promotion de la « mixité sociale » soit le principal axe de légitimation de cette politique.
21Cette définition politique et opérationnelle de la « revitalisation » à Bruxelles s’est imposée sur base d’un rapport de force électoral favorable aux partis de gauche, socialiste et écologiste, et au Parti socialiste en particulier4. Les partis de droite en portent une conception partiellement différente. S’ils appuient sans réserve le principe de « retour en ville des classes moyennes », une démarcation apparaît eu égard aux options à privilégier pour le mettre en œuvre. En particulier, l’opposition porte sur la destination et la localisation des logements moyens. Pour les partis de droite, plutôt que de veiller à « ouvrir » les quartiers populaires, ce programme devrait soutenir les jeunes ménages issus des « beaux quartiers » désireux d’y prolonger leur parcours résidentiel autonome, projet rendu difficile par l’embourgeoisement accru de ces quartiers – notamment du fait de la demande de ménages aisés employés dans les fonctions internationales qui ont leur siège à Bruxelles. Ainsi, selon deux parlementaires de droite francophone (MR/FDF), auteur d’un rapport au titre évocateur (« Comment maintenir et attirer les classes moyennes à Bruxelles ? »),
« [la] Région doit impérativement faire de gros investissements pour offrir… un environnement qui convient aux familles. Ce n’est pas seulement nécessaire pour retenir les classes moyennes à Bruxelles mais c’est aussi indispensable pour les attirer et les ancrer dans notre Région afin qu’elles puissent développer un projet de vie à long terme dans la capitale. Il faut accroître et diversifier l’offre de logements moyens pour permettre aux accédants de poursuivre leur parcours résidentiel à Bruxelles » (dossier de presse, juin 2012, p. 10).
22Logiquement, la préoccupation pour la « mixité » sociale est ici moins centrale.
23La politique du logement « moyen » apparaît donc être le terme d’un clivage politique entre partis recrutant chacun très majoritairement parmi les classes intermédiaires : à gauche, l’objectif d’accroissement de la « mixité sociale » dans les quartiers centraux populaires apparaît indissociable d’un autre objectif, celui de la captation des « classes moyennes » et de leur ancrage dans ces quartiers ; à droite, la priorité va à la reproduction du schéma historiquement produit de ségrégation sociale de l’espace bruxellois par le maintien des jeunes ménages familiaux dans les « beaux quartiers ». Ce clivage prolonge, dans le champ de l’action publique sur le territoire urbain, les clivages spatial (lieu de résidence) et idéologique (affiliation partisane) au sein des classes intermédiaires, mis en évidence plus haut.
Conclusion
24Les recompositions en cours au sein des classes intermédiaires restent difficiles à saisir empiriquement. Cette contribution montre que les approcher par leur inscription dans l’espace urbain offre de réelles possibilités de dépasser ces difficultés. À Bruxelles, la géographie des candidats aux élections (avec l’hypothèse que ce groupe est représentatif des minorités actives des classes intermédiaires) fait ressortir un clivage spatial recoupant un clivage partisan : alors que les fractions « de droite » des classes intermédiaires (candidats libéraux ou conservateurs) sont surreprésentées dans les quartiers historiquement aisés, les fractions « de gauche » (candidats socialistes ou écologistes) habitent plus souvent les quartiers centraux, dont les quartiers en voie de gentrification. Ce clivage se prolonge dans le champ du projet urbain : priorité à la reproduction du schéma réservant les « beaux quartiers » aux classes intermédiaires et supérieures pour les partis de droite versus priorité à l’attractivité des quartiers populaires pour les classes intermédiaires pour les partis de gauche. L’espace urbain apparaît bien révélateur de démarcations internes aux classes intermédiaires, en termes d’inscription dans la ville comme de projet sur la ville.
25L’entrée par l’espace éclaire aussi la reconfiguration de rapports de domination dans la production de l’espace urbain. Même dans les quartiers populaires, l’assise des partis de gauche de gouvernement (43 élus) est essentiellement composée de minorités actives des classes intermédiaires. Le contraste est très net avec les partis d’extrême gauche et les partis musulmans (aucun élu) : ceux-ci recrutent à la fois bien davantage dans les quartiers populaires et comptent parmi leurs candidats une proportion bien plus importante d’ouvriers (voir tableaux 1 et 3). Ce constat permet d’appuyer l’idée d’une prise de pouvoir politique par les classes intermédiaires sur les voies et moyens des politiques urbaines, en matière de réinvestissement des quartiers populaires notamment, et l’effacement concomitant des intérêts spécifiques des classes populaires (Garnier, 2010). En témoigne l’orientation des politiques actuelles de « revitalisation » à Bruxelles, essentiellement définie par les partis de gauche, dès lors qu’elle considère moins les processus de gentrification comme un problème à endiguer que comme une solution à promouvoir, au nom de la « mixité sociale ». Une alliance entre fractions potentiellement progressistes des classes intermédiaires et classes populaires autour d’un projet alternatif de rénovation urbaine ne découle pas naturellement de la proximité spatiale de ces groupes – elle reste à construire.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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10.1017/CBO9780511488917 :Wright E. O., Class counts, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
Notes de bas de page
1 La classification EGP (Eriksson, Goldthorpe, Protocarrero) tient compte de la qualification, de l’autonomie au travail et du type de contrat. Étant donné le caractère souvent sommaire ou vague du descriptif des professions des candidats, le résultat de cette classification doit être lu avec prudence. En particulier, les différentes classes de travailleurs intellectuels des services ont été regroupées en deux groupes aux frontières incertaines.
2 En Belgique, il existe trois grandes familles politiques : libérale, socialiste et sociale-chrétienne. Depuis les années 1980, l’écologie politique et l’extrême droite (en Flandre surtout) occupent une place politique grandissante, de même que le nationalisme flamand depuis le milieu des années 2000.
3 Il s’agit de logements mis en location par un bailleur public. L’accès est réglé par un système de points de priorité. Le loyer mensuel moyen en 2011 est de 330 euros, contre 591 euros sur le marché privé.
4 Le parlement régional est issu d’un suffrage direct à la proportionnelle. L’exécutif régional est toujours un gouvernement de coalition, la loi imposant qu’il soit soutenu par une double majorité parlementaire, francophone et néerlandophone. Le PS est le seul parti ayant participé à l’ensemble des majorités gouvernementales bruxelloises depuis 1989. Un élu issu de ses rangs (M. Ch. Picqué) en a occupé la présidence de 1989 à 1999 et de 2004 à 2013. Les écologistes, eux, sont au gouvernement depuis 2004, en charge de la rénovation urbaine depuis 2009.
Auteurs
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